Chapitre 3
La dynamique du réseau familial dans l’enfance. Une approche généalogique et longitudinale
p. 89-116
Texte intégral
1Pour un enfant, grandir en milieu rural africain subsaharien c’est, en général, faire l’expérience d’un univers familial étendu composé de très nombreux parents. La connaissance des systèmes familiaux africains et de leur complexité est surtout redevable aux travaux anthropologiques qui ont décrit les règles de parenté, les règles de pouvoir entre les sexes et les générations, les rites de passage, l’organisation résidentielle, etc. (Dozon, 1986). Les relations interindividuelles sont régies par des règles subtiles et complexes qui s’inscrivent dans une pluralité de groupes d’appartenance (groupe domestique, lignage, clan, etc.) ou de catégories de parenté (filiation, parenté classificatoire, etc.). Selon le système dominant, patrilinéaire, matrilinéaire ou encore bilatéral, le rôle des membres de la parenté à l’égard des enfants varie. À cela s’ajoutent des situations conjugales comme la polygamie, ou des règles de solidarité familiale, qui contribuent à la diversité des arrangements familiaux et à la multiplication des adultes au contact des enfants. Une autre caractéristique attestée des familles africaines concerne la délégation possible des rôles parentaux à d’autres membres de la parenté, notamment par la pratique du confiage (Goody, 1978 ; Isiugo-Abanihe, 1994). Les parents ne sont pas seuls mobilisés dans la prise en charge des enfants, par exemple de leur santé (Adams et al., 2002 ; Ellis et al., 2013), la parenté élargie est mise à contribution et a des devoirs à cet égard. Le groupe familial et la communauté d’appartenance jouent un rôle socialisateur central pour les enfants (Fellous, 1981).
2Les travaux anthropologiques rendent compte des formes plurielles et fluctuantes des arrangements familiaux et de la place des enfants en leur sein mais, menés sur des populations circonscrites, ils n’ont pas vocation à produire de résultats quantifiés de ces observations.
3On se tourne alors vers les travaux démographiques qui présentent l’avantage de disposer de sources, comme les recensements de population et surtout les enquêtes statistiques au niveau national, en particulier les Enquêtes démographiques et de santé (EDS), dont l’intérêt est d’offrir de grands échantillons et de pouvoir produire des résultats représentatifs à large échelle. Si l’analyse de la famille et de l’enfance n’est pas leur objectif principal, les questionnaires contiennent toujours des informations qui leur sont relatives. Toutefois, et la critique est déjà ancienne, ces enquêtes réduisent le plus souvent la famille à l’unité résidentielle (le ménage) et les relations familiales aux liens entre la personne qui dirige le ménage et chacune des personnes présentes dans le ménage (van de Walle, 2006). Aussi, les travaux basés sur ces sources abordent-ils toujours la famille par le prisme du ménage et se limitent, pour la plupart, à mesurer la présence et l’état matrimonial du père et de la mère des enfants qui vivent dans le ménage, ainsi que les structures familiales qui en découlent (ménage nucléaire, monoparental, monogame ou polygame). Cette approche par le ménage, qui a certes un avantage opérationnel, met en outre l’accent sur la famille biologique – l’enfant, ses frères et sœurs et ses parents –, et sur les liens familiaux ancrés dans la corésidence2. Pourtant de nombreux travaux ont montré que la cellule résidentielle est loin de rendre compte des frontières de la famille et que sa pertinence analytique est discutable (Desai, 1992 ; Gastellu, 1980 ; Madhavan et al., 2017 ; Pilon et Vignikin, 2006 ; Randall et al., 2011). Ce faisant, les formes complexes des unités familiales sont mal repérées quand bien même elles représentent une situation fréquente en Afrique (Kriel et al., 2014), donnant alors une vision tronquée et nucléarisée de la famille, qui entre en contradiction avec les descriptions anthropologiques (voir le chapitre 2).
4En outre, dans les enquêtes statistiques, le mode de recueil habituel des membres du ménage empêche de déterminer précisément le lien qui unit chaque individu du ménage avec les autres personnes qui l’entourent, hormis le chef ou la cheffe du ménage. Cette approche invisibilise partiellement la nature des relations intrafamiliales, et en particulier les liens des enfants aux autres membres du ménage. Du point de vue des enfants, c’est donc une représentation qui donne un poids particulièrement important à la présence ou à l’absence des parents biologiques et qui néglige les autres membres susceptibles de jouer un rôle particulier dans leur prise en charge.
5Une autre difficulté posée par les données d’enquêtes classiques ou de recensement pour étudier la famille est leur approche strictement transversale. Si les enquêtes recueillent des données rétrospectives sur la fécondité ou la santé, elles ne renseignent pas sur l’évolution de la composition des ménages au cours du temps. Aussi est-il impossible, à partir de ces données, de reconstituer la dynamique des unités familiales et d’identifier la pluralité des personnes qui entourent l’enfant aux différents moments de son existence. Or, compte tenu de la dynamique démographique, des migrations, de l’instabilité conjugale et des pratiques résidentielles, les structures familiales sont susceptibles de se recomposer tout au long de l’enfance et au-delà, comme les travaux sur les parcours de vie (life course perspective) l’ont pleinement montré (Elder, 1987). Par conséquent, les données d’enquête informent sur la composition du ménage à la date de la collecte, mais il faut avoir à l’esprit que les familles ainsi observées sont le produit d’une dynamique temporelle passée, sensible à la migration, à l’instabilité matrimoniale et à la mortalité. Seulement, c’est un point aveugle de ces enquêtes à peu d’exceptions près. Rares sont les enquêtes longitudinales qui disposent d’informations sur la composition familiale et son évolution à mesure que l’enfant grandit (Gaydosh, 2015 ; Madhavan et Brooks, 2015 ; Marteleto et al., 2016). Un phénomène commun ressort de ces travaux : une fraction très importante d’enfants a vécu, mais ne vit plus avec la mère, et surtout avec le père, dès l’âge de 10 ans. Les enquêtes sur des populations africaines qui ont tenté d’aller plus loin pour tenir compte de la présence au cours de l’enfance d’autres membres de la parenté sont exceptionnelles.
6L’ambition de réconcilier les approches démographique et anthropologique n’est pas nouvelle (Caldwell et Caldwell, 1987 ; Caldwell et al., 1988 ; Greenhalgh, 1995 ; Kertzer et Fricke, 1997), et c’est dans cette perspective que nous nous plaçons ; mais les travaux empiriques restent peu nombreux, faute de collecte de données appropriées. Madhavan et ses collègues proposent un outil original, le Kinship Support Tree, pour aller au-delà de l’enregistrement de la parenté corésidente en localisant la parenté non coresidente et les soutiens que les membres de la parenté proche ou éloignée peuvent procurer aux enfants (Madhavan et al., 2017). Toujours avec la préoccupation de cerner au mieux l’entourage familial des enfants, Madhavan et Brooks (2015) utilisent les données du site de surveillance démographique d’Agincourt en Afrique du Sud et celles d’une enquête ad hoc, pour ajouter une dimension longitudinale à leur analyse des arrangements familiaux, leur permettant de distinguer les configurations les plus stables des moins stables. Bien que l’échantillon soit très réduit, ce qui limite la portée des résultats, les autrices montrent que la configuration qui apparaît la plus stable pour les enfants est celle où la mère est présente, ainsi que des membres de la parenté maternelle.
7Ce chapitre tire profit des données Slam (voir le chapitre 1) qui combinent une enquête longitudinale quantitative et des données généalogiques, pour dépasser les limites respectives des approches anthropologiques et démographiques dans l’étude du réseau de parenté durant l’enfance. Que gagne-t-on à élargir le point de vue en identifiant l’ensemble du réseau de parenté présent dans l’unité familiale des enfants ? Quelle figure de la famille apparaît dès lors que l’on étend le spectre de la parenté prise en considération ? Quels sont les parents qui entourent les enfants, celles et ceux qui restent à leurs côtés pendant plusieurs années ou, au contraire, avec qui le contact est le plus éphémère ?
8Afin de répondre à ces questions, il s’agit dans ce chapitre : 1) d’objectiver et de mesurer la complexité des configurations familiales au sein desquelles grandissent les enfants, en tenant compte de la morphologie de leur groupe domestique et de sa composition en termes de parenté ; 2) d’examiner la dynamique du réseau de parenté et son (in)stabilité selon le type de relation de parenté ; 3) de discuter la place des parents biologiques et de la famille nucléaire dans l’environnement familial des enfants.
I. Données et démarche d’analyse
9Définir les frontières de la famille est un exercice difficile. Cette question, déjà complexe dans le contexte occidental pourtant marqué par la forte nucléarisation de la famille (Bonvalet et Lelièvre, 2012), est encore plus problématique dans le contexte de l’Afrique subsaharienne, ce qui nous conduit à envisager d’autres manières de définir l’unité familiale. Dans la population des Bwa, c’est le groupe domestique, la zun, qui s’avère être l’unité familiale la plus pertinente du point de vue de l’organisation sociale et de la socialisation enfantine3. C’est à partir de cette unité d’observation que sont conduites les analyses qui suivent.
1. Données
a. L’enquête renouvelée
10Le dispositif d’enquête4 consiste en une succession de recensements exhaustifs de la population. À chaque nouveau passage, les données recueillies au passage précédent sont actualisées et complétées. Cinq vagues de collecte locales ont eu lieu : 1988, 1994, 1999, 2004 et 2009. Les données de ces recensements successifs sont appariées de manière à suivre le devenir de chaque individu enquêté au moins une fois pendant cette période de vingt-deux ans. Outre cet enregistrement individuel, un enregistrement exhaustif des zun et de leurs membres est également réalisé. Afin d’associer chaque individu à une zun, le questionnaire comporte la question suivante : « Actuellement, tu manges et tu travailles avec qui, qui est ton zunso ? ». Dès lors, on connaît les naissances, les décès et les migrations au sein des zun d’un recensement à l’autre, et également les segmentations, fusions et disparitions de zun. Ces données offrent donc la possibilité de suivre dans le temps simultanément le devenir de chaque individu et celui de la composition de chacune des zun.
b. Les diagrammes de parenté
11Réussir à identifier les différents types de relations de parenté de l’enfant avec les membres de sa zun nécessite de faire appel à des données généalogiques. Celles-ci ont été collectées et des diagrammes de parenté ont été réalisés et mis à jour à chacune des vagues de collecte. Cette base de données contient, pour chaque individu, les identifiants de ses parents et de son ou ses conjoint·es, ce qui permet l’identification précise des relations de parenté entre tous les individus apparentés présents dans une zun, et ceci à chacune des vagues d’enquête5. La construction de ces données généalogiques passe par l’établissement de chaîne de parenté via les individus faisant le lien entre un·e enfant (ego) et un autre individu (alter) de sa zun. Outre les liens directs (ego et son père, ego et sa mère), on peut donc connaître les liens indirects, par exemple deux frères (la chaîne de parenté est établie de la façon suivante ego → père → enfant du père). On peut dès lors différencier deux frères selon qu’ils sont les enfants du même père et de la même mère, de ceux n’ayant que le père ou la mère en commun. De même, des relations de parenté plus éloignées pourront être retracées6 (cf. annexe).
12Il est possible d’identifier tous les liens existants entre tous les individus en présence, dès lors qu’ils sont repérables par une chaîne de parenté. Cette possibilité est très rare dans les enquêtes statistiques. Dans les enquêtes EDS et les recensements, les relations de parenté sont prédéterminées et relient chaque individu du ménage à un·e chef·fe de ménage7. Les enfants qui ne sont pas directement reliés à cette personne ou à son/sa conjoint·e (fils/fille ou petit-fils/petite-fille) sont souvent réunis dans une catégorie hétérogène (« autre », « confié »).
2. Méthode d’analyse
13Les données de l’enquête renouvelée permettent de déterminer pour chaque enfant, ici considéré de 0 à 12 ans, et à chaque recensement, ses caractéristiques individuelles et la composition de sa zun d’appartenance, c’est-à-dire son environnement familial. Couplées à l’enquête renouvelée, les données généalogiques permettent ensuite de déterminer l’ensemble des relations qui le relient aux autres membres de sa zun, et de calculer un nombre moyen de relations pour chaque type de personne apparentée au sein de sa zun. Compte tenu du très grand nombre de ces types, nous construisons des catégories agrégées afin de simplifier l’information, tout en conservant l’essentiel de sa richesse, et nous estimons la distribution des enfants selon ces catégories de personnes apparentées.
14Enfin, grâce aux données longitudinales, nous mesurons la dynamique familiale autour des enfants à deux recensements successifs au sein des zun. Pour ce faire, on suit les enfants âgé·es de 0 à 5 ans à un recensement (à date t) jusqu’au recensement suivant (à date t+5) à l’âge de 6 à 11 ans. On compare la population présente dans la zun de l’enfant aux deux dates, de manière à identifier tous les individus qui ont émigré/immigré, sont nés/décédés ou ont changé de zun, au cours de la période quinquennale. Ceci nous conduit d’abord à mesurer les variations naturelle (naissances, décès) et migratoire (entrées, sorties) de la composition de la zun des enfants entre deux recensements, puis à estimer la probabilité que les catégories des personnes avec un lien de parenté présentes à une date t, le soient toujours cinq ans plus tard. Enfin, on mesure la stabilité des relations, à savoir les personnes apparentées à l’enfant présentes à deux recensements successifs, de façon à identifier les classes de parents les plus stables et les plus instables.
15Cette méthodologie a néanmoins une limite. Suivre des enfants sur une période de cinq ans nécessite de sélectionner les enfants observé·es simultanément à deux dates successives de collecte (1988-1994, 1994-1999, 1999-2004 ou 2004-2009). Sont donc exclus de l’analyse les enfants décédé·es, ayant migré ou dont les données n’ont pu être actualisées sur la période intercensitaire8, soit au total 20 % des enfants. Le taux de suivi est donc élevé (80 %), mais les résultats devraient tout de même conduire à une surestimation de la stabilité de l’environnement familial des enfants. En effet, il est probable que les enfants ayant migré ont davantage connu une modification de leur environnement familial que les enfants sédentaires.
16Entre 1988 et 2009, nous n’observons pas de changements majeurs dans la structure des zun comprenant des enfants de 0 à 12 ans (voir tableau A1 en annexe)9. Nous avons donc agrégé les données des cinq vagues de recensements dans l’ensemble des analyses, que ce soit pour les nalyses transversales ou longitudinales, de sorte que tous les couples de périodes t à t+5 sont agrégées.
II. Résultats
1. Un environnement familial large et complexe
17Dans les villages bwa de la zone étudiée, les unités familiales dans lesquelles grandissent les enfants sont souvent de taille importante. Sur la période étudiée (1988-2009), un·e enfant de moins de 13 ans appartient à une zun de 14,5 personnes en moyenne (y compris l’enfant), avec une médiane de 10,4 personnes. Un·e enfant sur 5 est dans une zun de très grande taille (plus de 20 personnes) et moins de 10 % sont dans des zun d’au plus 5 personnes (tableau 1). Nombreux sont les adultes dans la zun (43,3 % des enfants vivent avec au moins 5 adultes, soit des personnes non célibataires) mais aussi d’autres enfants (51,4 % vivent avec au moins 5 autres enfants). La zun est aussi de structure complexe. La moitié des enfants vivent dans une unité polynucléaire (au moins deux hommes mariés), 4 sur 10 dans une unité où au moins un homme est polygame, et enfin les deux tiers dans une unité composée de trois ou quatre générations. Et si la majorité des enfants de 12 ans vivent encore avec l’un ou l’autre de ses deux parents (plus souvent la mère que le père), 1 sur 4 n’a pas ses deux parents dans sa zun à cet âge-là.
18Au bout du compte, cette brève description montre que les enfants sont socialisés dans des univers denses et complexes, avec de nombreux autres enfants du fait d’une fécondité encore élevée, et de nombreux adultes au-delà de leurs propres parents.
Tableau 1. Proportion d’enfants (0-12 ans) selon la taille et la composition de leur zun (%)

2. La diversité des relations de parenté de l’enfant dans sa zun
a. Les types de relation
19À partir des données généalogiques, nous avons établi, pour chaque enfant, l’ensemble des liens de parenté entretenus avec chacun des membres de sa zun. Pour l’ensemble des enfants de 0 à 12 ans observés au cours de la période 1988-2009, le nombre total de relations de parenté identifiées s’élève à 114 776, regroupées dans 443 types de relations10. Certaines relations sont très fréquentes quand d’autres ne sont observées qu’une seule fois. Les 10 types de relations les plus fréquents représentent à eux seuls 63 % du total des relations (tableau 2), il s’agit en premier lieu des frères, des sœurs et des mères. À l’autre extrémité de la distribution, 182 types de relations sont représentés au plus trois fois. Il s’agit là le plus souvent de relations généalogiques éloignées faisant intervenir un grand nombre d’individus dans le chemin de parenté. Elles sont de natures très diverses. On y trouve par exemple des enfants reliés par un arrière-grand-père en commun et non par leurs grands-pères respectifs, ou d’autres relations beaucoup plus complexes. Dans l’ensemble, la diversité des relations généalogiques est telle qu’il est très difficile d’en donner un aperçu synthétique. Les données portant sur la répartition des 40 types de relations les plus fréquentes figurent en annexe (tableau A2).
Tableau 2. Distribution des dix premiers types de relations de parenté de l’enfant aux membres de sa zun, 1988-2009

b. La classification des relations
20Pour traiter cette information très hétérogène, plusieurs classifications des relations de parenté liant l’enfant aux membres de sa zun ont été construites. Les travaux anthropologiques ont montré qu’il n’y a pas une seule règle pour classer les différentes relations de parents, et que cela dépend des systèmes d’organisation sociale (Radcliff-Brown et Forde, 1950). Nos données nous permettent de construire trois classifications adaptées à l’organisation sociale des Bwa. La première porte sur la distinction entre les relations de parenté constitutives d’une unité nucléaire autour de l’enfant versus non nucléaires ; la deuxième classe les relations de parenté en fonction du rang généalogique de l’enfant ; la troisième distingue les relations de parenté paternelles et maternelles relativement à l’enfant.
21La première classification met en avant les relations de parenté les mieux identifiées par les données d’enquêtes et de recensements, soit les relations formant le noyau nucléaire (voir le chapitre 2 et la discussion sur la catégorie « ménage » des recensements). Elle nous permet d’évaluer l’importance de cette configuration dans une unité familiale comme la zun. Ce noyau nucléaire est ici subdivisé en deux sous catégories : le noyau nucléaire dit « strict », qui inclut le père et la mère d’ego ainsi que ses frères et sœurs de mêmes pères et mères, et le noyau nucléaire dit « élargi », qui inclut les demi-frères et demi-sœurs, ainsi que les secondes épouses ou coépouses des pères, et les nouveaux époux des mères (cas très rares). Compte tenu de l’instabilité matrimoniale et de la polygamie, cette distinction s’impose. S’ajoute une catégorie qui réunit les autres parents qui ne font pas partie de ce noyau, et enfin un groupe de relations « autres liens » qui correspond à des liens qui n’ont pas pu être qualifiés (chaîne de parenté complexe) ou à des personnes sans lien de parenté avec l’enfant.
22La deuxième classification est fondée sur la parenté classificatoire. Elle distingue les membres de la zun en fonction du rang générationnel de l’enfant. Ce système de parenté de type « hawaïen », selon la terminologie anthropologique (Ghasarian, 1996), correspond au système classificatoire de la population boo11 et à la plupart des populations de la région où chaque rang générationnel correspond à une même classe de parents. La génération et le sexe sont des propriétés déterminantes dans la définition des statuts individuels, des hiérarchies, et des comportements attendus de chacun·e. Ainsi, on appelle respectivement les frères du père et les sœurs de la mère, l’équivalent de « père » et « mère ». Entre des personnes d’une même génération, un individu utilisera les termes génériques « sœur » ou « frère » si elles sont de sexe opposé, mais parlera d’un·e « aîné·e » (ou d’un·e « cadet·te ») si elles sont de même sexe et plus âgées (ou plus jeunes). En d’autres termes, tout individu du même rang généalogique que ego (frères/sœurs, cousins/cousines) est assimilé à un frère ou à une sœur, tout individu du même rang généalogique que le père ou la mère d’ego (par exemple, frère du père) est assimilé à la classe des parents. Ces règles s’appliquent pour toutes les personnes apparentées, même lorsque le degré de parenté est éloigné. Avec ce système classificatoire, chacune connaît aisément sa position, ses droits et ses devoirs à l’égard de chaque individu de sa parenté. Les relations intergénérationnelles sont très fréquentes et comptent dans la socialisation enfantine. En particulier, les grands-mères peuvent jouer un rôle important dans la prise en charge des enfants, cela a notamment été bien documenté dans les pays lourdement touchés par l’épidémie de VIH-sida, mais c’est également vrai dans d’autres contextes. Une étude réalisée en 2006-2007 en milieu rural malien montrait que les femmes aînées présentes dans le ménage jouaient un rôle actif en cas de maladie des enfants (Ellis et al., 2013), de même en milieu rural éthiopien (Gibson et Mace, 2005). Repérer ces liens dans l’entourage familial des enfants est donc important, et mieux encore quand on peut distinguer s’il s’agit d’une grand-mère paternelle ou maternelle, des études montrant que la présence de l’une ou l’autre branche auprès des enfants n’aurait pas le même effet sur leur survie (Sear et al., 2002 ; Sear et Mace, 2008).
23La dernière classification distingue les relations paternelles (chaîne de parenté ne passant que par le père), maternelles (chaîne de parenté ne passant que par la mère) et bilatérales (passant simultanément par le père et la mère). Dans les sociétés patrilinéaires, telle que celle étudiée, la distinction entre relations paternelle et maternelle est importante et structure les rapports sociaux au sein des groupes de parenté (en matière matrimoniale, de responsabilités, etc.). Si les membres de la parenté maternelle n’ont pas de statut officiel dans l’organisation politique ou dans les décisions, ils jouent, en revanche, un rôle important à l’égard des enfants, notamment dans les relations affectives avec l’enfant ou pour apaiser de possibles tensions dans le lignage paternel. Les enfants sont généralement bien accueilli·es dans le lignage maternel, où leurs droits informels ont peu de limites. Cette classification de la parenté selon la branche maternelle ou paternelle est rarement considérée dans les enquêtes statistiques (Madhavan et Brooks, 2015 ; Madhavan et Townsend, 2007 ; Sear et al., 2002 ; Sear et Mace, 2008) quand bien même les travaux anthropologiques ont largement décrit le rôle central de chacune de ces branches (selon que la société est patrilinéaire ou matrilinéaire) dans la prise en charge des enfants, par exemple en cas de séparation des parents ou bien concernant le rôle actif de l’oncle paternel/maternel.
24La figure 1 présente la distribution des relations de parenté entre l’enfant (ego) et les membres de sa zun en fonction des trois classifications. Pour chacune, on détermine la répartition des personnes en présence pour un enfant « moyen », parmi les 13,5 personnes qui constituent en moyenne son entourage dans sa zun.
25En mettant la focale sur le noyau nucléaire (classification no 1), on confirme que les relations de parenté qu’il inclut sont minoritaires dans l’environnement familial de l’enfant. En moyenne pour un enfant, la cellule nucléaire stricte représente 30 % de l’ensemble de ses relations avec les membres de sa zun. Autrement dit, moins d’un tiers des relations de l’enfant au sein de sa zun, relèvent de liens de filiation directe (père/mère) et de liens adelphiques consanguins (frères et sœurs de mêmes parents). Toutefois, 40 % des enfants vivent dans une zun où le noyau nucléaire strict compose la majorité (au moins 50 %) des relations de parenté (figure 2). Le noyau nucléaire élargi représente en moyenne 10 % des relations, principalement avec des demi-frères et sœurs. Finalement, cette première classification met en évidence que la plus grande partie des relations de parenté (60 %) concerne des individus qui ne sont ni les pères et mères ni des frères et sœurs de mêmes parents.
Figure 1. Distribution des relations de parenté de l’enfant avec les membres de sa zun, selon trois classifications, 1988-2009

Source : Slam (Suivi longitudinal au Mali)/données généalogiques et enquête renouvelée, 1988-2009.
26Dans la deuxième classification, ce sont les relations situées au même rang généalogique que l’enfant (G0) qui dominent (figure 1, 45 %). En termes de distribution, 60 % des enfants vivent dans une zun où les collatéraux représentent la majorité (au moins 50 %) des relations de parenté (figure 2). Les conditions démographiques de forte fécondité et de baisse importante de la mortalité infanto-juvénile (voir chapitre 6), associées à la polygamie, l’expliquent aisément. Le rang généalogique des pères et mères biologiques des enfants (G1) pèse aussi beaucoup (30 %), car l’organisation en patrilignage induit la présence de collatéraux du père (frère(s) et épouse(s) du frère principalement) au sein des zun. Le rang des grands-parents (G2) compte pour 6 % des relations. Il pèse relativement peu car d’une part, la quantité de grands-parents est limitée à 4 et, d’autre part, la mortalité affecte particulièrement ce groupe. En revanche, environ la moitié des enfants ont, dans leurs relations au sein de la zun, des grands-parents classificatoires (figure 2). Plus résiduelle, la génération G1, qui représente des « enfants » classificatoires, reflète l’écart d’âge important qu’il peut exister entre collatéraux : ego, bien qu’âgé de 12 ans au plus, peut avoir des « neveux » ou « nièces ».
27Ces résultats ne varient pas, quels que soient la date d’enquête et le sexe des enfants. En revanche, avec l’âge, la part des enfants ayant des relations avec des personnes apparentées de même rang augmente du fait des naissances de frères, sœurs et cousin·es, et celle de rang supérieur diminue du fait de la mortalité des adultes.
28La troisième classification concernant la parenté maternelle et paternelle montre qu’en moyenne pour un·e enfant, la parenté du côté paternel représente la moitié des liens au sein de sa zun, la parenté bilatérale représente 45 % des types de liens et la parenté maternelle est résiduelle (moins de 5 %)12. La parenté paternelle est donc centrale dans l’environnement des enfants : 70 % des enfants ont au moins une relation de parenté paternelle (hors noyau nucléaire strict) contre 14 % pour les relations maternelles (figure 2).
29L’identification précise des relations de parenté de l’enfant avec son entourage familial permet de faire varier les points de vue. Ici, les trois classifications proposées mettent l’accent soit sur la parenté nucléaire, soit sur la parenté classificatoire, soit sur la parenté latérale. Chacune objective des formes d’organisation familiale autour de l’enfant et rend compte de la diversité de celles-ci. Il en ressort à la fois le poids important mais non majoritaire des liens de parenté les plus proches, et le poids très massif des relations de même rang générationnel et des parents de la lignée paternelle. Ce sont donc ces parents-là qui composent principalement l’espace de socialisation des enfants. L’unité domestique est également composée de personnes avec lesquelles les liens de parenté n’ont pu être établis (« autres liens »). Cette catégorie correspond en moyenne à 10 % des liens de parenté des enfants dans leur zun. La distribution de cette catégorie parmi les enfants est très polarisée (figure 2) : 65 % des enfants résident dans une zun où ces relations sont absentes, mais un dixième des enfants réside dans une zun où ce type de relation représente 20 % des relations. Cette expérience relationnelle est donc très variable d’une zun à l’autre.
Figure 2. Distribution de la fréquence des types de relations de parenté de l’enfant avec les membres de sa zun

Lecture : classification 1 : 90 % des enfants vivent dans une zun où il y a au moins un membre du noyau nucléaire strict ; 40 % des enfants vivent dans une zun où les membres du noyau nucléaire strict représentent au moins 50 % de leurs relations de parenté ; 60 % vivent dans une zun où les membres sur noyau nucléaire strict comptent pour moins de la moitié des relations de parenté.
Source : Slam (Suivi longitudinal au Mali)/Données généalogiques et enquête renouvelée 1988-2009.
3. Les transformations de l’entourage des enfants d’un recensement à l’autre
30Les individus passent leurs années d’enfance entourés de nombreux enfants et adultes des deux sexes, et sont liés à eux par des relations de parenté multiples. L’approche transversale développée jusque-là ne permet pas de savoir si cet entourage est une présence permanente ou volatile pour les enfants. La complexité de l’environnement familial des enfants et la diversité des relations est-elle une expérience stable dans le temps, ou bien se double-t-elle d’une mobilité des individus ? Ce sont des expériences bien différentes. Dans le premier cas, les mêmes parents proches et éloignés, étant fixés auprès de l’enfant pendant sa jeunesse, participent ainsi à la construction de relations durables et stables dans le temps. Dans le deuxième cas, le cumul de la complexité et de la mobilité de la parenté donnera lieu à des relations plus instables, mais également à une diversité encore plus grande des relations de parenté expérimentées par l’enfant.
a. Décomposition des facteurs démographiques intervenant dans la dynamique des groupes domestiques
31Les données longitudinales permettent de mesurer l’évolution des personnes présentes dans la zun de l’enfant d’un recensement au suivant, dans un intervalle de cinq ans. Le nombre moyen d’individus dans la zun passe de 14,1 personnes en début de période d’observation (date t) à 13,6 personnes cinq ans plus tard (date t+5)13. Cette stabilité de la taille des zun masque toutefois un changement de leur composition par le jeu des naissances, décès et migrations hors ou intra-villageoises. Sur les 14,1 personnes présentes en début d’observation, 5,6 en moyenne ne sont plus là cinq ans plus tard ; en contrepartie, 5,2 personnes vont les remplacer (tableau 3).
32Dans cette population en pleine transition démographique, ce sont les naissances qui sont le facteur principal de croissance démographique des zun (3,1 naissances en moyenne). Viennent ensuite avec moins d’intensité l’immigration extra-villageoise (+ 1,5 individu) ou intra-villageoise (+ 0,6). Ces entrées sont quasiment parfaitement compensées par les sorties, aux premiers rangs desquelles les émigrations (– 2,7) et les départs vers d’autres zun du village (– 2,3)14. Ce mécanisme d’entrées/sorties alimente une très forte recomposition des zun dans un intervalle de temps relativement court.
33Finalement, si l’on cumule l’ensemble des personnes présentes autour de l’enfant sur deux recensements successifs, l’entourage de l’enfant n’aura pas été en moyenne de 14 individus, mais d’un peu plus de 19, présents soit à la première observation, soit à la suivante, soit au deux. En moyenne, seuls 44 % individus restent dans la même zun sur la période de cinq ans15. Autrement dit, pour un enfant, la majorité de son entourage familial se modifie au cours de l’intervalle intercensitaire.
34L’instabilité de l’entourage familial, entendu au sens de sa variation et non de sa vulnérabilité, concerne la très grande majorité des enfants et seuls 5 % d’entre eux ne connaissent aucun changement (hors naissances) dans la composition de leur zun entre deux dates de recensements. La moitié des enfants connaissent un renouvellement d’au moins un tiers des membres de leur zun en cinq ans, et jusqu’à 50 % de renouvellement pour 20 % d’entre eux.
Tableau 3. Décomposition du changement dans les zun entre deux recensements

b. La dynamique des relations de parenté
35L’expérience d’un environnement relationnel dense, diversifié et sujet à une forte rotation des personnes présentes est largement partagée par les enfants. Cette instabilité au cours des premières années de vie n’a pas la même implication pour l’enfant selon les liens familiaux concernés et il convient de distinguer les relations les plus stables des plus instables. Le tableau 4 et la figure 3 indiquent l’instabilité des relations de parenté. C’est la probabilité, pour un type de relation d’être présent à t dans la zun de l’enfant et absent à t+5.
36Le risque d’instabilité est très dépendant du type de relation de parenté. On a, d’un côté, les relations les plus stables, celles des membres du noyau nucléaire strict (figure 316, classification 1), et en particulier les pères et les mères (tableau 4). Par exemple, la probabilité pour un·e enfant que sa mère présente à la date t soit absente cinq ans plus tard est de 8 % ; cette proportion n’est pas négligeable mais la plus faible parmi l’ensemble des relations (suivie de celle du père à 10 %). En revanche, l’instabilité de l’adelphie est bien plus élevée : les sœurs de mêmes père et mère ont un risque d’instabilité de 37 % ; nous revenons sur l’explication de ce phénomène un peu plus loin. On le voit, même les catégories de relations les plus stables, comme le noyau nucléaire, connaissent un fort mouvement17. Ceci est particulièrement vrai pour la parenté féminine : la probabilité pour un·e enfant que les relations de parenté féminines composant son noyau nucléaire d’appartenance ne soient plus (toutes) présentes cinq ans plus tard est de 24 % contre 17 % pour les relations masculines. Toutefois, si le noyau nucléaire est en moyenne le plus stable, il n’en reste pas moins que la moitié des enfants connaissent un changement d’au moins un quart des membres du noyau nucléaire élargi dans un intervalle quinquennal (figure 4).
Tableau 4. Proportion de personnes apparentées à l’enfant présentes en t et absentes en t+5 par type de relations de parenté

37Concernant les relations en fonction du rang générationnel (classification 2), celles issues du même rang de l’enfant sont plus instables (figures 3 et 4), ce qui s’explique par les fortes migrations des jeunes gens pour des raisons de travail (Lesclingand et al., 2016 ; Lesclingand et Hertrich, 2017), et par l’installation des filles au moment du mariage chez leur époux. Ce dernier facteur explique d’ailleurs en grande partie que la parenté féminine – sœurs ou cousines – soit globalement plus instable que les relations masculines. Seules les mères sont plus stables que les pères, et les grands-mères que les grands-pères, ce qui est dû à l’écart d’âge entre les hommes et les femmes au mariage. Les épouses, plus jeunes que les époux en moyenne, ont moins de risque de décéder sur la période intercensitaire.
38Pour les relations de parenté passant par le père ou par la mère (classification 3), on remarque que ces dernières sont un peu plus instables quand elles concernent des femmes, mais rappelons que la parenté maternelle est relativement peu présente dans les zun des enfants.
39Nous sommes donc ici bien loin de l’image d’apparente stabilité des cadres de la socialisation familiale que peuvent laisser entrevoir les mesures transversales successives des structures familiales. L’approche longitudinale des changements familiaux à l’échelle individuelle montre au contraire la grande flexibilité de l’environnement familial qui touche, à des degrés divers, toutes les personnes apparentées aux enfants.
Figure 3. Proportion de personnes apparentées à l’enfant présentes en t et absentes en t+5 par catégorie et sexe des relations de parenté

Lecture : classification 1 : 16 % des relations masculines du noyau nucléaire strict d’ego (enfant 0-12 ans) présentes en t sont absentes en t+5 ; classification 2 : 44 % des relations féminines d’ego appartenant au même rang générationnel (G0) présentes en t sont absentes en t+5 ; classification 3 : 44 % des relations masculines de ego avec un lien paternel présentes en t sont absentes en t+5. Source : Slam (Suivi longitudinal au Mali)/Données généalogiques et enquête renouvelée 1988-2009.
Figure 4. Distribution de la proportion de personnes apparentées à l’enfant présentes en t et absentes en t+5 par catégorie de relation de parenté

Lecture : 11 % des enfants vivent dans une zun dans laquelle 50 % des relations du noyau nucléaire sont présentes en t et absentes en t+5 ; 45 % des enfants vivent dans une zun où 50 % des relations hors du noyau nucléaire sont présentes en t et absentes en t+5.
Source : Slam (Suivi longitudinal au Mali)/Données généalogiques et enquête renouvelée 1988-2009.
III. Discussion et conclusion
40La question posée en introduction interrogeait la possibilité de réconcilier les approches anthropologiques et démographiques dans l’étude de l’environnement familial des enfants. À partir d’une étude locale couvrant une période de plus de 20 ans, auprès d’une population rurale du Sud-Est malien, un dispositif d’enquête longitudinal original a permis de développer des outils spécifiques pour saisir au plus près la réalité et la dynamique des arrangements familiaux. En premier lieu, le choix de l’unité d’observation et d’analyse s’est avéré essentiel. Plutôt que d’envisager le ménage comme la seule unité pertinente, nous avons privilégié une unité plus extensive : la zun. Celle-ci structure l’organisation sociale et économique des populations et c’est en son sein que se fait la prise en charge économique et des soins courants des enfants. Outre les données morphologiques permettant de décrire la structure des zun, et donc les types d’arrangements familiaux dans lesquels sont insérés et grandissent les enfants (présence des parents, unité polynucléaire, unité polygame, etc.), l’utilisation d’une base généalogique a ouvert de nombreuses autres perspectives en permettant d’identifier les relations de parenté entre l’enfant et tous les autres membres de sa zun. C’est là un aspect novateur pour les études statistiques de la famille. Les études longitudinales sur la famille et l’enfance sont très rares en Afrique et, à notre connaissance, aucune étude n’a examiné la dynamique familiale en identifiant la place qu’y occupent les différents types d’apparentés à l’enfant en recourant à des données généalogiques aussi précises.
41Une première approche transversale a montré à la fois la complexité fréquente des arrangements familiaux des zun, le faible poids du noyau nucléaire, ainsi que la grande quantité de personnes apparentées à l’enfant. Si le premier point est loin d’être un résultat inattendu, il n’en reste pas moins que la mesure statistique de la famille est le plus souvent conduite en donnant un poids démesurément important au noyau nucléaire du fait d’un recueil des données au niveau du ménage. Si les parents occupent une place importante auprès de l’enfant, un enfant de 12 ans sur trois ne vit déjà plus avec ses deux parents réunis. Nos résultats montrent que le noyau nucléaire ne représente qu’un cinquième des membres constituant la zun et que, par conséquent, la majorité de celle-ci est composée d’autres personnes, aux liens de parenté plus ou moins éloignés en ligne verticale et horizontale, voire sans lien de parenté. Du point de vue des relations de parenté, l’approche généalogique a permis également de rendre compte de la très grande variété des relations de parenté au sein des zun, avec un poids dominant des relations du côté paternel – en toute logique compte tenu du système patrilinéaire et patrilocal en vigueur –, ainsi que la présence marquée de collatéraux et d’ascendants. Cette diversité relationnelle, impossible à mesurer avec les données classiques qui ne mesurent que les relations à la personne qui dirige le ménage, est un marqueur des conditions de socialisation des enfants. L’enfant baigne dans un environnement aux multiples interactions au-delà des parents biologiques, tels que les frères et sœurs ainé·es, grands-parents et autres membres de la parenté, qui vont avoir à son égard des tâches éducatives, de surveillance, de soin, etc. complémentaires à celles des parents ; ainsi se construit pour l’enfant un univers relationnel sans lien exclusif aux parents biologiques et qui leur offre un réseau de relations étendu.
42Il faut souligner que nos données ne permettent pas de caractériser la nature des relations qu’entretiennent les enfants avec les différentes personnes présentes dans leur zun. La qualité et la quantité des contacts varient selon les personnes, ainsi que le temps et les ressources disponibles allouées aux enfants. Si nous ne pouvons pas décrire la nature des relations, nous pouvons néanmoins faire l’hypothèse que leur diversité dote les enfants de ressources relationnelles nombreuses qui pourront se convertir en capital social potentiellement mobilisable plus tard, quand, par exemple, une migration ou la recherche d’un emploi rendront la solidarité familiale nécessaire. Par exemple, la famille élargie est souvent un soutien à l’occasion d’une migration vers la ville (Aldous, 1962) et dans la population des Bwa, les jeunes filles qui partent travailler à Bamako peuvent compter sur ce réseau social pour trouver un emploi (Lesclingand, 2004).
43Le deuxième axe développé dans l’analyse est celui des dynamiques familiales. Les données longitudinales de l’enquête nous ont permis d’explorer les recompositions familiales au cours du temps, à la fois du point de vue des variations dans le nombre de personnes présentes autour de l’enfant, et du point de vue de la stabilité ou de l’instabilité des relations de parenté. Les résultats montrent que les structures familiales dans lesquelles grandissent les enfants sont des modes d’organisation sociale complexes qui se recomposent en permanence. La densité et l’instabilité de l’environnement familial sont des composantes centrales de l’expérience des enfants. En moyenne, si les enfants sont entourés de 14 personnes dans leur zun, et que ce chiffre varie peu dans le temps, ces 14 personnes se renouvellent pour plus de la moitié en l’espace de cinq ans. Les membres du noyau nucléaire sont les plus stables, mais cette stabilité est toute relative : le risque d’instabilité des noyaux nucléaires élargis, par exemple, atteint jusqu’à 36 % en l’espace de cinq ans. Les parents plus éloignés, nombreux autour des enfants, vont et viennent. Ce flux important de personnes consolide d’autant l’étendue du capital relationnel évoqué plus haut.
44Nos résultats fondés sur l’articulation de données démographiques et généalogiques rappellent les risques de surinterprétation possibles lorsque les données sur la famille se limitent à mesurer les personnes présentes au sein de l’unité ménage à une date donnée : cette approche, la plus commune car directement applicable à partir des enquêtes statistiques et des recensements, déforme et fige d’une certaine façon les contours de la famille en négligeant une fraction des personnes apparentées et non apparentées qui, de façon plus ou moins permanente, vivent dans une même unité économique au contact des enfants. En retour, elle peut exagérément mettre l’accent sur l’entourage le plus stable et le plus proche de l’enfant : sa famille nucléaire. Mais on l’a vu, celle-ci est loin de constituer pour les enfants le principal cadre de la socialisation familiale.
45Ce travail porte sur une population délimitée et ne prétend pas à une représentativité des familles africaines. Mais si la méthode n’est pas transposable à grande échelle et dans tous les contextes, néanmoins les données recueillies et les résultats obtenus permettent d’éclairer des contextes familiaux et de socialisation qui ne sont pas propres aux sept villages bwa étudiés. Nous souhaitons que ce travail contribue à mieux documenter les conditions de socialisation des enfants en Afrique de l’Ouest et qu’il stimule des recherches sur les familles, en tenant compte des dynamiques internes à celles-ci, afin d’aller plus loin que la photographie proposée par les données de recensement au travers du ménage et sa centration sur la famille nucléaire. Les travaux s’intéressant à l’influence de l’environnement familial sur la situation et le devenir des enfants s’exposent à de fortes limites et biais s’ils ignorent ces dynamiques.
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Annexe
Annexe
Relations de parenté d’une zun fictive

Le diagramme généalogique ci-dessus présente les relations de parenté d’une zun fictive composée de 12 personnes. Chaque individu a 11 relations de parenté différentes au sein de cette zun, ce qui représente un total de 12 × 11 = 132 relations. Parmi celles-ci, certaines se répètent plusieurs fois. À titre d’exemple, l’individu Wathyo n’a de relation de parenté avec aucun autre membre de sa zun ; 11 des 132 relations de Wathyo vers les autres membres de la zun (et autant des membres de la zun vers Wathyo) peuvent donc être classées sous un même type : « autres liens ». Sur le même principe, il existe 7 relations d’un·e enfant vers sa mère qui seront comptabilisées comme un seul type de relation : « mère ». Néanmoins, dans ce cas, ces relations ne sont pas symétriques. Si l’on part de la mère vers les enfants, nous trouverons alors 3 relations « fils » (Dacko, Nyeni, Winima) et 4 relations « filles » (Mandu, Pune, Wesara and Sehamba). Sur les 132 relations, il n’y a donc que 34 types de relations en indifférenciant le sexe d’ego. À titre d’exemple, on considère ici qu’une relation frère vers sœur et une relation sœur vers sœur est un seul et même type de relation : « sœur ». En revanche, deux relations frère vers frère et frère vers sœurs seront considérées comme deux types de relations distincts, respectivement « frère » et « sœur ». Le tableau ci-dessous donne l’effectif des 5 types de relations les plus présentes dans cet exemple :

Une autre perspective consiste à déterminer pour un individu ego le poids que représente chacune de ces relations parmi l’ensemble des relations au sein de sa zun. Avec une approche non ego-centrée comme précédemment, les autres liens sont les plus fréquents. Ceci est logique puisque chaque personne de la zun à une relation de ce type avec Wathyo alors que tous n’y ont pas une mère, un père ou tout autre type de relation.
À l’échelle ego-centrée, le panorama est donc différent. À titre d’exemple, Winima, le fils du couple Dacko et Niana, a deux sœurs : Wesahara et Sehamba. Ces sœurs représentent 2 relations sur 11 quand les « autres liens » avec Wathyo représentent une relation sur onze. Toujours pour Winima, si l’on comptabilise le nombre de relations en fonction de la catégorisation mettant en avant les relations générationnelles (catégorie 2), on trouve la distribution suivante :

À l’échelle des relations, les « autres liens » sont donc les plus fréquents, alors qu’à l’échelle individuelle elles ne peuvent représenter que 1/11 des relations des individus.
Tableau A1. Proportion d’enfants (0-12 ans) selon la composition de leur zun, à chaque recensement (%)

Tableau A2. Distribution des 40 types de relations de parenté d’ego (de 0 à 12 ans) les plus fréquents

Tableau A3. Probabilité d’instabilité (%) par période et type de relation de parenté détaillé (classement par ordre croissant)

Tableau A4. Probabilité d’instabilité par grand type de relation de parenté, selon le sexe de l’enfant et la période (%)

Notes de bas de page
2 Comme le chapitre 2 le montre, cette corésidence n’est, dans certains cas, qu’un artifice de la collecte lié à la conception du ménage dans les recensements de population.
3 Pour une description détaillée de la population et du contexte démographique et socioéconomique de la zone d’étude, voir le chapitre 1.
4 Pour une description détaillée des données, voir le chapitre 1.
5 Cette base a été analysée à l’aide du logiciel d’analyse généalogique Puck (Program for the use and computation of kinship data) qui permet d’identifier les individus par lesquels passent les relations de parenté de deux personnes (Hamberger et al., 2009, 2010, 2014).
6 Ce processus nécessite néanmoins de poser des bornes à l’algorithme d’identification proposé par le logiciel, dans sa recherche de chemins de parenté reliant les individus les uns aux autres. Après avoir testé de façon empirique le nombre de générations à considérer, nous avons borné les chaînes de parenté passant par quatre générations maximum (dites d’ordre trois) incluant la génération d’ego, et latéralement, nous avons considéré les relations d’alliance d’ordre deux au plus.
7 Par exemple, dans le questionnaire de l’enquête EDS 2012-2013 du Mali, douze relations au chef du ménage (nous gardons ici uniquement le nom masculin pour respecter la formulation du questionnaire) sont prédéterminées : 1 : chef de ménage, 2 : femme ou mari, 3 : fils ou fille, 4 : gendre/belle-fille, 5 : petit-fils/fille, 6 : père/mère, 7 : beaux-parents, 8 : frère ou sœur, 9 : autre parent, 10 : adopté/en garde, 11 : enfant de la femme du mari, 12 : sans parent.
8 Les cas de refus ou d’absence d’informations sont très rares.
9 On note toutefois une diminution des zun avec un homme polygame (de 41 % en 1988 et 35 % en 2009).
10 Le nombre de types de relations est probablement supérieur car 12 168 relations (10,6 %) n’ont pas pu être identifiées compte tenu des limites posées dans les chaînes de relations (cf. note 6), elles sont incluses dans la catégorie « autres liens ».
11 Boo est le singulier de Bwa.
12 Cette très faible part des relations maternelle s’explique principalement par l’organisation patrilocale et patrilinéaire de cette société, mais il est également possible que ces relations soient légèrement sous-estimées du fait du « biais agnatique » du corpus généalogique : la complétude du corpus généalogique est meilleure pour les hommes que pour les femmes, car pour une partie de celles-ci originaires de villages hors de la zone d’étude (et venues s’y marier), les données généalogiques sont partielles.
13 Ce chiffre est différent de celui indiqué dans la section « Un environnement familial large et complexe » qui était de 14,5, car ici ne sont considérés que 80 % des enfants : les présent·es en t et t+5, âgés de 0 à 6 ans en t.
14 Nous entendons les départs vers d’autres zun en référence à l’enfant. Ces mouvements sont soit des individus présents dans la zun initiale de l’enfant partis fonder ou rejoindre une nouvelle zun, soit les membres de l’ancienne zun d’un·e enfant parti·e avec elle ou lui dans une nouvelle zun.
15 À la réserve près qu’une personne peut être présente aux deux dates, mais n’avoir pas été présente de façon continue tout au long de l’intervalle intercensitaire.
16 Le tableau 5 en annexe donne le détail par périodes intercensitaires. Les évolutions d’une période à l’autre sont négligeables.
17 La probabilité qu’une personne apparentée à l’enfant quitte la zun dans un intervalle de cinq ans est positivement corrélée avec la taille de la zun. La part des apparenté·es de l’enfant appartenant au noyau nucléaire strict, présente au temps t et absente en t+5, est de 16 % pour les zun de moins de six personnes et de 21 % pour celles d’au moins douze personnes. Ce phénomène est valable quel que soit le type d’apparenté·e.
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