Introduction
p. 19-34
Texte intégral
I. À l’origine de cet ouvrage : une recherche au long cours
1Publié de façon posthume, l’ouvrage qui vous est ici proposé a vu le jour à l’initiative de Véronique Hertrich (1963-2019). C’est le résultat d’une histoire longue de plus de vingt-cinq ans d’enquête au Mali. En 1987, Véronique Hertrich entamait une thèse de doctorat sur les dynamiques démographiques en milieu rural malien qui donna lieu à la publication d’une monographie très complète sur sept villages bwa (Hertrich, 1996). Ces villages, situés à la frontière du Mali et du Burkina Faso, présentaient une situation emblématique du contexte démographique et socioéconomique des populations paysannes sahéliennes. Ce travail embrassait toutes les composantes démographiques de ces populations, dynamique et structure de la population, mortalité, fécondité, nuptialité, migrations, ainsi que les structures familiales, en les inscrivant dans leurs cadres sociaux et anthropologiques. Il s’appuyait sur un dispositif d’enquête très original, multipliant les sources et types de collecte, rendu possible par une longue immersion sur le terrain. Bien plus que d’être seulement l’aboutissement d’une thèse, cette enquête a été un point de départ pour des recherches nombreuses et diverses et pour la mise en place d’un observatoire de population, soutenu par l’Ined, qui a fonctionné jusqu’au début des années 2010. Au fil des années, ce programme d’enquête, qui sera ensuite appelé Slam pour « Suivi longitudinal au Mali », s’est développé autour d’un grand nombre de travaux réalisés notamment par Véronique Hertrich et Marie Lesclingand. Ce sont, d’une part, des travaux méthodologiques sur les instruments de collecte (Hertrich, 1995), sur la qualité des données dans un contexte où la datation des événements n’est pas aisée (Hertrich, 1992), sur la cohérence des réponses apportées par les hommes et les femmes concernant leur fécondité (Hertrich, 1997a), ou encore sur la mesure des migrations (Hertrich et Lesclingand, 2012b). Ce sont, d’autre part, des travaux qui couvrent de très nombreuses thématiques : la formation des couples, la nuptialité et les itinéraires matrimoniaux (Hertrich, 1997b, 2013), les structures familiales (Hertrich, 1997c), la migration, notamment des jeunes (Hertrich et Lesclingand, 2013 ; Lesclingand, 2011 ; Lesclingand et Hertrich, 2017), et les croisements entre migrations et nuptialité (Hertrich, 1999 ; Hertrich et Lesclingand, 2012b) ou entre migration et divorce (Hertrich, 2014), le passage à l’âge adulte (Hertrich et Leslingand, 2003) ou encore les affiliations et mobilités religieuses (Dasré et Hertrich, 2020). La plupart de ces travaux ont placé au centre de l’analyse les statuts, positions et trajectoires féminines et masculines, et les rapports de genre. Les apports de ces travaux ne se limitent pas à une connaissance approfondie des populations des sept villages enquêtés ; ils ont un intérêt et une valeur qui dépassent cette zone limitée, et servent de référence pour la démographie des pays d’Afrique de l’Ouest, voire au-delà.
2Ces acquis ont été précieux pour développer un nouveau « chantier » de travail et explorer une thématique qui n’avait pas encore été traitée : l’enfance et son cadre familial, sur cette même population villageoise des Bwa. Aujourd’hui, du fait de la transition démographique, les enfants représentent plus de la moitié de la population des villages de la zone d’étude, et cette classe d’âges connaît des changements majeurs, notamment en termes de survie, de scolarisation et de diversification des modèles de socialisation et de prise en charge. Mieux connaître et comprendre ces changements, rendre compte des contextes familiaux et sociaux en transition dans lesquels grandissent les enfants sont au cœur du programme DyPE1 dont cet ouvrage est le résultat. Ce programme, qui s’appuie sur les données Slam et dont Véronique Hertrich fut la cheville ouvrière, a réuni une équipe pluridisciplinaire d’une douzaine de chercheuses et chercheurs (en démographie, sociologie, anthropologie, sciences de l’information et de la communication), du Nord et du Sud, qui se sont attelés à exploiter la très grande richesse des données accumulées depuis les années 1980. Il faut aussi rappeler que le programme Slam a bénéficié depuis son début d’une coopération très fructueuse avec des collègues maliens et l’Institut de statistique du Mali, sans qui de nombreuses données n’auraient pas été accessibles. Que cet ouvrage soit ainsi l’occasion de les remercier et de rendre compte de la richesse scientifique d’une telle collaboration.
3En 2011, au tout début du programme DyPE, alors qu’une nouvelle collecte de données était engagée dans les villages, le Mali a connu des troubles politiques graves, qui ont empêché qu’elle soit menée à terme. Depuis lors, aucune trêve n’aura permis de retour sur le terrain. Soumise à une situation politique instable, cette région de l’Afrique n’est plus guère couverte par les recherches en sciences sociales (on notera toutefois une Enquête démographique et de santé en 2018 et le recensement de la population en 2022). Cet ouvrage comble, à sa mesure, le manque de nouvelles connaissances sur ces populations en pleine transition démographique.
II. Le contexte démographique, social et familial de l’enfance
4L’évolution des rapports à l’enfant est une dimension de la transition démographique qui a été bien documentée dans les pays occidentaux, mais qui reste peu étudiée en Afrique. Pourtant le contexte actuel, local et international, encourage à s’intéresser à la question et à développer de nouvelles hypothèses et grilles de lecture sur les évolutions démographiques et familiales.
5Les programmes internationaux pour le développement des pays du Sud réservent une place importante à l’amélioration du statut de l’enfant, et des progrès incontestables en faveur des enfants (santé, scolarisation) ont eu lieu. Mais ce mouvement a aussi connu des revers avec, notamment en Afrique subsaharienne, des évolutions plus lentes qu’escomptées et, parfois, la production d’effets pervers quand les progrès se sont accompagnés d’un accroissement des inégalités ou d’une offre de services (scolaire, sanitaire, etc.) de moindre qualité. Ainsi, comme de nombreux pays de la région, le Mali affiche une mortalité dans l’enfance encore très élevée (1 enfant sur 8 décède avant l’âge de 5 ans au début des années 2010 et 1 sur 10 aujourd’hui, UN IGME, 2013 et 2021) et une scolarisation primaire qui est loin d’être généralisée, avec un taux net de scolarisation autour de 60 % dans la décennie 20102.
1. Une diversité de personnes engagées dans la prise en charge des enfants
6L’analyse des freins à l’amélioration de la situation des enfants est dominée par une approche en termes d’offre et de demande (par exemple, de soins ou scolaire), qui met l’accent sur les moyens à déployer au détriment de la compréhension des facteurs jouant sur la demande. La complexité du jeu social est, elle aussi, sous-estimée, avec la conception d’un cadre décisionnel simple, où les individus sont bien identifiés et agissent en fonction d’une rationalité servant leurs intérêts personnels. Les parents et leurs comportements à l’égard de leurs enfants apparaissent ainsi au cœur des problématiques et des programmes d’action visant la promotion de l’enfant. Cette approche centrée sur les rapports entre parents et enfants est pourtant insuffisante pour identifier et traduire, en termes opérationnels, les résistances et les blocages auxquels se heurtent les programmes d’action. Elle ne saisit en effet qu’une partie des interactions qui se jouent autour de l’enfant, en particulier en Afrique subsaharienne où les rapports à l’enfant sont institutionnellement construits de façon à freiner, sinon éviter leur privatisation au sein d’une relation parent(s)/enfant.
7En premier lieu, les arrangements matrimoniaux en Afrique subsaharienne fonctionnent le plus souvent comme de puissants freins au rapprochement conjugal (Antoine, 2002 ; Barbieri et Hertrich, 2005 ; Hertrich et Locoh, 1999 ; Locoh, 2002 ; Meillassoux, 1975) : mariage arrangé par les familles, polygamie, mise en union précoce des filles, écarts d’âge élevés entre conjoints, lévirat, divorce fréquent et remariage rapide sont autant de facteurs qui entravent la constitution d’une communauté d’intérêts du couple favorable au développement d’un projet autonome autour de l’enfant. La même tendance se retrouve au niveau de l’organisation économique, résidentielle et des modes de filiation et d’héritage. « Tout est fait » pour réduire le couple à une unité de reproduction biologique : l’effacement du couple, en tant qu’unité de décision, y apparaît comme un véritable choix de société jusqu’à une période récente (Caldwell, 1982 ; Lesthaeghe, 1980, 1989 ; Ryder, 1983). Plus récemment, en particulier en milieu urbain, de nouveaux arrangements conjugaux émergent qui donnent plus de place à l’autonomisation et l’intégration du couple (Calvès et al., 2018).
8Dès lors, ce modèle de conjugalité encore prégnant en milieu rural est constitutif des formes d’organisation autour de l’enfant. La circulation des enfants, confié·es pour des durées plus ou moins longues à des adultes autres que leurs parents (Bledsoe, 1994 ; Goody, 1982 ; Isiugo-Abanihe, 1994 ; Jonckers, 1997 ; Lallemand, 1993), mais aussi la participation des couples à des unités économiques familiales étendues, limitent les potentialités d’investissement personnalisé sur l’enfant : d’un côté, ces arrangements manifestent au quotidien que la socialisation de l’enfant n’est pas seulement l’affaire de ses parents ; de l’autre, ils freinent la perception du coût des enfants par leurs parents et donc les arbitrages d’ordre économique autour du nombre de naissances. Cette prise en charge élargie peut être interprétée comme un mode de gestion collectif des aléas démographiques et économiques, permettant de contenir socialement les conséquences matérielles et psychologiques d’une mortalité élevée ou d’une dégradation des conditions de vie, pour les enfants mais aussi pour les adultes.
9Ces facteurs façonnent des structures de socialisation complexes et concourent à « diluer » les responsabilités à l’égard de l’enfant dans un réseau relationnel à géométrie variable. Dans ces conditions, l’encadrement de l’enfant, les décisions le concernant et les enjeux autour de sa personne sont susceptibles de relever de personnes et de logiques plurielles.
10Saisir cette complexité sociale est un enjeu de connaissance essentiel et indispensable pour élaborer des politiques publiques efficaces en matière de santé, de scolarisation, de travail des enfants. Dans cette perspective, de nouveaux outils sont également nécessaires pour mettre au jour, notamment d’un point de vue quantitatif, le réseau relationnel des enfants et son rôle dans leur devenir.
2. Des évolutions majeures du rapport à l’enfant dans la société et au sein des familles
11Plusieurs éléments indiquent que l’on se situe à une période charnière en termes de changements familiaux, permettant une observation presque « en temps réel » de l’évolution des rapports à l’enfant.
12Premièrement, la progression de la transition démographique, principalement la diminution de la mortalité, modifie le poids démographique des enfants et redéfinit la taille et la composition de leur famille. Avec une mortalité en baisse depuis cinquante ans mais une fécondité encore supérieure à cinq enfants par femme, le compteur démographique affiche aujourd’hui des maximums historiques en termes de pression démographique et de poids démographique des enfants (la moitié de la population malienne avait moins de 15 ans en 2022). Ces évolutions favorables en termes de survie et d’investissement sur l’enfant ont des implications et sont facteurs de tension sur les structures familiales et communautaires, ainsi que sur les modes de prise en charge des enfants.
13Deuxièmement, le développement récent de la scolarisation et la visibilité croissante des politiques publiques, associés au contexte de démocratisation et de décentralisation nationale des vingt dernières années, définissent une conjoncture où s’affirment de nouveaux acteurs et actrices, ainsi que de nouvelles préoccupations autour de l’enfant, notamment dans les cadres juridiques, les politiques publiques et les programmes de développement.
14Troisièmement, la privatisation des relations interindividuelles, perceptible dans d’autres registres de la vie familiale, notamment la formation des couples, appuie l’hypothèse d’une évolution des rapports à l’enfant, notamment dans la construction des relations parentales.
III. Interroger la place des enfants dans la dynamique familiale en milieu rural malien
15L’ouvrage est consacré à la dynamique familiale et à la place qu’y occupent les enfants en milieu rural sahélien, un contexte que l’on caractérise souvent par son enclavement, la lenteur de ses évolutions et sa résistance au changement. Il se démarque ainsi des problématiques classiques qui associent le changement social aux dynamiques urbaines (Amadou Sanni et al., 2009 ; Antoine et al., 1998 ; Marie, 1997). Ce choix s’explique à la fois par le poids majoritaire de la population rurale en Afrique subsaharienne et par la nécessité de se distancier d’une comparaison entre milieu urbain et milieu rural pour saisir les dynamiques rurales. En se focalisant sur un site particulier, celui de sept villages situés dans le Sud-Est du Mali, on se donne les moyens d’examiner « à la loupe » des évolutions qui ne sont pas perceptibles à l’échelle nationale, mais dont la portée est certainement plus générale.
1. Présentation de l’ouvrage3
16L’ouvrage se structure autour d’une triple problématique. Il s’agit d’abord de s’interroger sur les facteurs de l’évolution de l’environnement relationnel des enfants face à la progression de la transition démographique. Puis de comprendre les nouveaux comportements à l’égard des enfants et leurs conditions de diffusion, notamment du point de vue des configurations familiales. Enfin, l’enfance et la parentalité sont questionnées en privilégiant l’analyse des cadres normatifs et l’approche subjective des situations vécues.
17Après un premier chapitre de contextualisation du terrain et de présentation des données, l’ouvrage se déploie en onze chapitres organisés en trois parties. Plusieurs chapitres sont des republications – et pour certains des traductions –, remaniées d’articles et de chapitre d’ouvrages parus en français ou en anglais dans des revues ou ouvrages internationaux.
18La richesse des résultats présentés dans cet ouvrage est particulièrement redevable à un dispositif d’enquête original exposé au chapitre 1, qui présente également la population d’étude, par Véronique Hertrich, Amandine Stéphan, Olivia Samuel et Marie Lesclingand. Ce dispositif fonctionne comme un observatoire de population et présente plusieurs atouts : a) une collecte de données sur le temps long (un quart de siècle) et sur une même population ; b) l’exhaustivité des données de base à l’échelle des sept villages étudiés tout au long de la période et ce faisant, sans distorsion de l’« échantillon » avec le temps ; c) la mobilisation de sources variées (recensements nationaux et enquête renouvelée – recensement local –, enquêtes biographiques, données généalogiques, entretiens biographiques, etc.) pour les confronter, améliorer la qualité des données, et pour diversifier les types d’analyse ; d) une observation prospective (cinq passages : 1987, 1994, 1999, 2004 et 2009) réalisée à plusieurs niveaux d’observation pour étudier des événements et des comportements selon la situation initiale des individus et de leur environnement familial, puis tout au long de leur vie. Ces modalités particulières du dispositif d’enquête permettent notamment de dépasser les approches les plus communes en coupe transversale et enrichissent la compréhension des transformations sociales et démographiques, à l’échelle des groupes familiaux et des individus qui les composent. Les deux premières parties de l’ouvrage s’appuient sur ce dispositif d’enquête. La troisième mobilise un matériau très différent qui permet d’éclairer sous un autre jour les relations parents/enfants et les représentations de l’enfance, dont une partie est tirée des données Slam (un corpus de prénoms des personnes résidant dans les villages) et une autre provient de récits de fiction sous forme de contes enregistrés et radiodiffusés dans les villages de la région d’étude.
2. Auprès de qui les enfants grandissent-ils ?
19Les chapitres 2, 3 et 4 abordent l’entourage familial du point de vue de l’enfant, et précisément les personnes qui partagent avec elle ou lui la même unité familiale. Avant toute exploration se pose la question de l’unité d’observation la plus pertinente pour décrire cet entourage et comprendre les dynamiques familiales dans lesquelles s’inscrivent parents et enfants. L’unité classiquement retenue dans les travaux démographiques est le ménage, mais dans quelle mesure les « ménages », tels que les recensements nationaux les définissent et les enregistrent, permettent-ils de décrire avec précision et fidèlement l’entourage familial des enfants en milieu rural africain ? S’appuyant sur une littérature critique de cette catégorie, c’est la question soulevée au chapitre 2 par Véronique Hertrich, Pascaline Feuillet, Olivia Samuel, Assa Doumbia Gakou et Aurélien Dasré. D’autres espaces de vie, alternatifs au « ménage », peuvent constituer de (bons) descripteurs de la composition de l’unité familiale des enfants et s’avérer plus fiables pour un enregistrement exhaustif des personnes composant cette unité. Il en est ainsi du groupe domestique, dit zun dans la langue locale, où se partagent les ressources économiques, ou encore de l’unité résidentielle (le logement) qui est l’espace où l’on dort et où se réalisent diverses interactions quotidiennes. L’analyse conduite à partir de l’appariement des données individuelles des recensements nationaux et locaux réalisés lors des collectes dans les villages, permet de superposer ces trois approches, trois « photographies » de la réalité familiale pour une même population : celle des « ménages », celle des groupes domestiques et celle des unités résidentielles. La confrontation de ces trois unités d’observation donne lieu à des descriptions contrastées de l’environnement familial des enfants ; les unités familiales définies par les groupes domestiques sont, dans le contexte des populations bwa étudiées ici, les plus pertinentes pour rendre compte de l’espace de prise en charge et de socialisation de l’enfant, et des relations familiales qui s’y déploient. Plutôt que de traduire la complexité des espaces de vie des individus, les statistiques sur les « ménages » en transmettent, en revanche une représentation normalisée et simplifiée, construite autour de la famille nucléaire. Des pratiques et configurations familiales fréquentes mais qui s’éloignent du modèle nucléaire (non-cohabitation entre enfants et parents, arrangements résidentiels particuliers à l’adolescence) sont largement invisibles dans les statistiques censitaires, et les individus en marge du modèle nucléaire (enfants confié·es par exemple) ont un plus grand risque d’être omis.
20Partant de ce premier acquis, les chapitres suivants fondent leurs analyses sur les zun dans lesquelles les enfants vivent. Dans le chapitre 3, Aurélien Dasré, Olivia Samuel et Véronique Hertrich s’attachent à décrire la composition de ces groupes domestiques au cours du temps, ainsi que leur dynamique, c’est-à-dire leur recomposition au cours de la vie de l’enfant. Des données généalogiques, complémentaires aux données plus classiques des recensements locaux, leur permettent d’identifier précisément les liens de parenté, même lointains, de chaque enfant avec chacun des membres de son groupe domestique. Le couplage de ces données donne également la possibilité de comprendre comment – et avec quelle intensité – l’entourage de l’enfant se transforme au cours du temps, d’identifier les composantes démographiques de ces changements (naissances, décès, migrations) et de repérer les personnes apparentées les plus stables auprès de l’enfant, etc. La richesse des données généalogiques, très rarement produites par les enquêtes démographiques, offre de nombreuses possibilités d’analyses fouillées sur la composition des familles. Les résultats montrent que les enfants grandissent dans des configurations familiales larges et complexes, majoritairement polynucléaires. Ce modèle familial est resté robuste, sans évolution notable au cours des vingt dernières années. Cependant, les analyses longitudinales indiquent que cette stabilité ne se retrouve pas à l’échelle individuelle. Les enfants grandissent dans des configurations familiales et relationnelles qui se transforment continûment, tant dans leur taille que dans leur composition. Généralement ignorées, bien que quelques travaux récents en rendent compte (Madhavan et Brooks, 2015 ; Reynolds et Cakouros, 2022), la flexibilité et l’instabilité de l’environnement relationnel des enfants ressortent comme des composantes majeures de l’expérience individuelle et du modèle de socialisation.
21Au chapitre 4, Aurélien Dasré et Bruno Masquelier tirent aussi parti de ces données généalogiques pour décrire le réseau de parenté constitué des personnes apparentées à ego (un enfant) et le confronter au réseau attendu sur la base de la dynamique démographique, à partir de techniques de micro-simulations. Les auteurs partent du constat que la transition démographique en cours dans les pays d’Afrique subsaharienne a pour conséquence d’élargir le réseau de parenté des enfants, car la baisse de la mortalité n’a pas encore été accompagnée par une réduction comparable de la fécondité. Cette augmentation du nombre de personnes apparentées ne se répercute toutefois pas mécaniquement sur l’environnement immédiat des enfants. Les flux migratoires et les mécanismes de reconfiguration des unités de résidence familiale peuvent contrebalancer l’impact démographique du recul de la mortalité. L’articulation entre la « parenté potentielle » liée à la dynamique démographique et la « parenté observée » autour des enfants est difficile à appréhender à partir de données d’enquêtes classiques ou de recensements. Les données Slam permettent de le faire en confrontant l’étendue du réseau de parenté potentiel des enfants estimée via un modèle de microsimulations aux données observées, à savoir l’ensemble des individus apparentés à chaque enfant au sein de son groupe domestique. Les auteurs expliquent les mécanismes qui conduisent à un écart significatif entre ces deux approches des réseaux de parenté au cours du temps. En effet, malgré une extension très importante du réseau de parenté « potentiel » des enfants portée par la baisse de la mortalité, le réseau effectivement présent autour d’eux reste stable dans sa taille et sa composition. L’impact de la transition démographique sur l’entourage familial des enfants semble contrebalancé par deux phénomènes : les scissions des unités familiales et une intensification des migrations.
3. L’environnement familial influence-t-il les comportements à l’égard de l’enfant ?
22Les chapitres 5 à 8 croisent l’analyse des structures familiales avec celle de la situation des enfants et les comportements à leur égard. L’examen de ces structures s’avère nécessaire dans des sociétés fortement communautaires où l’individu est soumis à des normes collectives puissantes et à un contrôle social étroit et où, par conséquent, les déterminants individuels des événements sociodémographiques ont une portée explicative limitée et méritent d’être réinsérés dans le cadre plus large de l’environnement familial et des relations sociales qui s’y construisent. Quatre dimensions de la vie et du devenir des enfants entre la naissance et la préadolescence ont été retenues : la déclaration de la naissance à l’état civil, le risque de mortalité, la scolarisation et la mobilité géographique.
23L’objectif premier est d’évaluer l’influence de l’environnement familial de l’enfant sur son devenir : dans un contexte culturel et socioéconomique homogène comme celui de la zone étudiée, certaines configurations familiales sont-elles plus ou moins favorables à l’enfant ? Par exemple, un enfant est-il désavantagé en termes de scolarisation ou de survie s’il appartient à un groupe domestique comptant de nombreux autres enfants (effet de concurrence ou de dispersion des ressources), ou bien, si l’un de ses parents est absent ? Les données Slam sont particulièrement pertinentes pour ce type d’analyse, contrairement aux données des enquêtes rétrospectives, en particulier dans des contextes où les structures familiales sont complexes et où la mobilité des enfants est fréquente. En effet, dans les enquêtes à un seul passage, les caractéristiques de l’enfant et la composition de son unité familiale ne sont connues qu’à la date de l’enquête et donc postérieurement au moment de l’événement étudié, ici l’enregistrement à l’état civil, le décès, la scolarisation ou la migration. Les données prospectives du programme Slam permettent, elles, de relier le contexte familial à la période de survenue des évènements étudiés.
24Le deuxième objectif est d’examiner comment se diffusent les progrès récents en faveur des enfants : au bénéfice du plus grand nombre ou bien avec des différences croissantes entre les familles ? Depuis les années 1990, les changements démographiques (baisse de la mortalité, augmentation des migrations) et sociaux (hausse de la scolarisation, amélioration de l’enregistrement à l’état civil) ont été considérables et amènent à s’interroger sur leur diffusion. Les nouveaux comportements à l’égard de l’enfant progressent-ils au même rythme dans toutes les familles quel que soit leur niveau socioéconomique, leur structure de parenté, leur organisation interne, etc., ou s’accompagnent-ils d’inégalités croissantes ?
25Alors que le recours à l’état civil pour déclarer la naissance d’un enfant était quasiment inexistant jusqu’aux années 1980 dans cette population rurale, plus de la moitié des enfants disposent d’un acte de naissance trente ans plus tard. Cette évolution est à mettre en lien avec le développement de la couverture administrative et les besoins de documents d’état civil pour des démarches, en particulier l’inscription à l’école. Dans ce contexte, Véronique Hertrich et Catherine Rollet examinent, au chapitre 5, les variations familiales et de genre du recours à l’état civil, en appariant les données individuelles du recensement général de la population qui enregistre le fait de disposer ou non d’un acte de naissance, et les données Slam sur les configurations familiales des groupes domestiques, les zun. Après une période de sous-déclaration significative des fillettes, les autrices mettent en évidence une résorption des écarts entre les sexes. Ce phénomène de convergence n’est pas spécifique à l’enregistrement des naissances et s’observe également pour la scolarisation et les migrations, phénomènes examinés dans les chapitres suivants. Les structures familiales n’expliquent pas les différentiels de déclaration, au contraire de certaines caractéristiques sociales (scolarité) ou culturelles (religion chrétienne), ce que les autrices interprètent comme l’effet d’« une ouverture vers des systèmes de valeurs et des projets dépassant le cadre local » (p. 153) et le signe d’un investissement sur les enfants.
26Au chapitre 6, Olivia Samuel et Véronique Hertrich examinent les transformations et les déterminants familiaux de la mortalité des enfants entre 0 et 5 ans. Celle-ci a diminué de façon très significative depuis les années 1960, passant de 400 ‰ à 150 ‰ en 2009. Les autrices utilisent plusieurs types de variables pour tester l’effet des structures familiales sur les risques de décès au cours du temps et repérer des différentiels de mortalité : la morphologie du groupe domestique, la disponibilité de ressources familiales pour s’occuper de l’enfant, ses liens de parenté avec les autres membres de sa zun et la présence de ses parents. Les analyses montrent que la transition sanitaire ne s’accompagne pas de différenciation ou d’inégalités de la mortalité entre les enfants en fonction des contextes familiaux au sein des villages. C’est probablement en partie lié aux stratégies nationales de santé infantile qui prennent la forme de programmes de masse, comme les campagnes de vaccination. Mais il faut souligner l’importance de la régulation sociale organisée à l’échelle villageoise, via des normes qui limitent les risques de traitements inégalitaires et qui en amortissent les conséquences pour la survie des enfants.
27Parmi les changements sociodémographiques marquant des dernières décennies, il faut noter la hausse significative de la scolarisation des enfants, garçons et filles, dans les dernières décennies. C’est à la fois l’offre scolaire qui s’est développée, par la construction d’écoles en lien avec les politiques éducatives, mais aussi la demande scolaire, par une aspiration à l’éducation formelle des enfants. Au chapitre 7, Marc Pilon et Marie Lesclingand mesurent ces évolutions et s’interrogent sur les facteurs, notamment familiaux, de la scolarisation des enfants à l’école primaire. Ils cherchent en particulier à déterminer si, à mesure que la scolarisation se diffuse auprès de la population, les déterminants familiaux de la scolarisation changent. Les analyses révèlent, outre un net rattrapage de la scolarisation des filles, qui vont aujourd’hui autant à l’école primaire que les garçons, l’importance de la présence d’une école dans les villages pour s’assurer de la scolarisation des enfants. La position économique des familles et les structures familiales ne différencient pas les chances de scolarisation, toutefois des différences s’observent parmi des groupes sociaux distinctifs qui présentent une probabilité plus élevée (groupe domestique où des adultes sont déjà passés par l’école, familles chrétiennes) ou plus faible (groupes socioprofessionnels minoritaires) de scolariser leurs enfants.
28Au chapitre 8, Marie Lesclingand, Marc Pilon, Mélanie Jacquemin et Véronique Hertrich, examinent les pratiques migratoires des filles et des garçons jusqu’à 15 ans, dans différentes générations, et s’intéressent en particulier aux motifs des migrations. Il est à noter que celles-ci concernent surtout les jeunes (y compris dès l’enfance, avant 12 ans), et surtout qu’elles se sont massifiées ; rares sont les filles et les garçons n’ayant pas connu au moins une migration avant leurs 18 ans. Chez les plus jeunes, les enfants se déplacent avec leurs parents, mais aussi fréquemment sans eux, soit pour être confié·es à d’autres personnes apparentées (plutôt les filles), soit pour leur scolarisation (plutôt les garçons) ou pour travailler (phénomène ancien pour les garçons, récent mais généralisé pour les filles). Les migrations « indépendantes », autrement dit sans les parents, se sont accrues chez les enfants et les jeunes, surtout les filles. Au bout du compte, les espaces de socialisation des enfants se diversifient et une majorité connaît désormais des expériences de vie à distance des parents. Le confiage est parfois mal vécu par les enfants, mais les migrations économiques sont le plus souvent des expériences positives d’autonomisation des jeunes.
29Au terme de ces quatre chapitres, on peut conclure à une organisation familiale très favorable à des comportements peu différenciés à l’égard des enfants. Deux grilles de lecture concurrentes ont été envisagées pour comprendre comment l’environnement familial des enfants pouvait affecter les comportements à leur égard, ainsi que leur devenir. La première met l’accent sur la portée homogénéisatrice de l’organisation familiale : des unités familiales grandes et flexibles permettent de faire face aux situations de vulnérabilité individuelle, d’amortir les inégalités et les chocs économiques et familiaux grâce à une redistribution des coûts de prise en charge des individus. La seconde relativise cette vision communautaire et solidaire en soulignant les tensions présentes dans toute dynamique relationnelle, et leur traduction possible en inégalités de traitement à l’intérieur et entre des unités familiales. Les résultats présentés confortent très largement la première grille de lecture. Les indicateurs relatifs à la configuration familiale ne font apparaître que peu de différentiels significatifs de comportement à l’égard de l’enfant, suggérant que les facteurs d’inégalités sont effectivement atténués au travers des modes de régulation et d’organisation familiale. La complexité de l’environnement familial n’est pas une source d’inégalités, mais plus probablement la conséquence de pratiques de régulation des inégalités, par exemple l’accueil de parents en difficulté. Si l’adhésion à des référents externes à la culture locale (scolarisation, christianisme, etc.) compte dans l’adoption de nouveaux comportements à l’égard des enfants, cela se produit indépendamment des caractéristiques des unités familiales.
4. Quelles sont les représentations de l’enfance et des parents dans l’imaginaire collectif ?
30Les quatre derniers chapitres portent sur les cadres normatifs de l’enfance et les rôles parentaux au travers des représentations des statuts des individus et des relations familiales dans l’imaginaire collectif. Cette approche se distingue de celles développées dans le reste de l’ouvrage, tant du point de vue du matériau mobilisé que du regard porté sur l’enfant et ses parents. Ici, place est donnée à une lecture symbolique des rapports à l’enfant, du statut de celui-ci et des rôles parentaux. Pour ce faire, l’exploitation d’un corpus de contes4 et une analyse des procédures de nomination des enfants permettent d’examiner les traits saillants de la construction sociale et de la représentation des figures de la parenté construite autour de l’enfant et de sa socialisation. Ces explorations qualitatives sont aussi un moyen de rendre compte de la complexité de la fonction éducative et d’exprimer les comportements valorisés et ceux qui sont au contraire l’objet d’opprobre. Autrement dit, ces contes, qui s’adressent tant aux enfants qu’aux parents, ont une visée récréative mais aussi éducative et traduisent ce que la société attend ou réprouve de leur part.
31Au chapitre 9, Cécile Leguy s’appuie sur un corpus de noms donnés aux enfants et s’interroge sur ce qu’ils révèlent de la relation de l’enfant à ses parents. Le nom donné par la mère, le père ou d’autres membres de la parenté, raconte quelque chose, sert parfois de mémoire familiale, même si son sens n’est pas toujours explicite. Les parents peuvent aussi « instrumentaliser » le prénom afin de dévoiler ou défier une situation, voire mettre en cause l’ordre social, ce qui le charge d’une valeur performative. De façon plus générale, ils investissent la dation du prénom car celui-ci constitue un enjeu de sens fort – il s’agit en même temps de signifier (en disant) et d’agir (ou de faire agir) sur la réalité en nommant –, qui engage non seulement l’enfant, mais plus largement les relations intergénérationnelles et l’histoire familiale.
32Les chapitres 10, 11 et 12 exploitent un matériau original pour décrypter des discours sur l’enfance et les rôles parentaux. À partir d’un corpus de 39 contes (dont les résumés sont présentés en annexe) issus d’enregistrements sur le vif dans la zone de l’étude, les figures de l’enfance, de la mère et du père sont passées au crible d’une analyse fine. Ces contes qui parlent des enfants et des parents font rarement place à d’autres personnages apparentés : la parenté élargie – grands-parents, oncles ou tantes, cousins et cousines –, pourtant nombreuse dans l’entourage effectif des enfants comme le montre le chapitre 3, y est peu visible. Au chapitre 10, Cécile Leguy explore la question de la relation parent/enfant dans les contes. Leurs rôles respectifs n’y sont pas toujours ceux auxquels on peut s’attendre, notamment le rôle d’éducateur et de guide des parents ou les devoirs de respect et d’obéissance des enfants : parfois ces rôles sont brouillés, voire inversés. Car ces contes dénoncent des situations injustes, montrent que les parents peuvent faillir dans leur mission éducative alors que certains enfants s’avèrent au contraire plus raisonnables que leurs parents. En outre, alors que les mères jouent un rôle essentiel dans la prise en charge des jeunes enfants, elles sont largement invisibilisées dans les contes, comme le montrent Cécile Leguy et Joseph Tanden Diarra au chapitre 11. Peu de mères aimantes et bienveillantes sont mises en scène, alors que les mauvaises mères et la figure négative de la marâtre ou de la coépouse sont, elles, davantage représentées. En revanche, la figure paternelle, exposée par Zufo Alexis Dembélé et Joseph Tanden Diarra au chapitre 12, s’impose davantage. Mais là encore, ce sont moins les pères qui réussissent leur difficile mission éducative qui sont donnés à voir que des mauvais pères, jaloux, orgueilleux, faibles… Des situations édifiantes et des leçons de morale qui permettent de rappeler indirectement la place et le rôle que le père doit assumer.
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Notes de bas de page
1 Programme de recherche Dynamique de la parentalité et de l’enfance, financé par l’ANR, de 2012 à 2016 : https://slam.site.ined.fr/fr/DyPE/projet-anr-dype/
2 Unesco, http://uis.unesco.org/fr/country/ml
3 L’ensemble des textes ici réunis ont été rédigés en utilisant les différentes techniques de l’écriture inclusive qui permettent d’éviter l’utilisation du « masculin neutre » : le doublet (enquêtrice et enquêteur), le point médian, les termes épicènes (adelphie plutôt que fratrie) et l’accord de proximité (accord avec le genre du mot le plus proche dans la phrase). Dans ce dernier cas, il n’y a pas de faute d’accord quand il est écrit, par exemple « La qualité de l’information recueillie doit aussi à la collaboration avec des enquêteurs et enquêtrices recrutées pour les phases de collecte ».
4 La retranscription et la traduction des contes sont accessibles sur l’archive orale Pangloss : https://pangloss.cnrs.fr/corpus/Boomu?mode=pro
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