1Les recherches sur la mesure statistique des minorités de genre et de sexualité reposent souvent sur un principe d’inclusion, indissociablement méthodologique et politique, qui amène à critiquer les données existantes et proposer de « bonnes pratiques ». Ces dernières ont pour but de prévenir l’invisibilisation dans les enquêtes ou l’exclusion des questionnements scientifiques de populations déjà stigmatisées. Si l’inclusion est un enjeu important, les réflexions sur l’objectivation et les catégorisations proposées dans ce recueil ouvrent d’autres questions. On peut en identifier trois, transversales aux chapitres : la place des enquêtes statistiques dans l’émergence des minorités de genre et de sexualité ; les manières dont celles-ci sont appréhendées et en partie façonnées par les enquêtes quantitatives et qualitatives ; ce qu’elles nous apprennent des évolutions mais aussi des limites des systèmes de catégorisations du genre et de la sexualité. Il s’agit donc dans cette postface, de manière réflexive, de tirer quelques leçons, mais aussi d’expliciter certains enjeux qui ne sont qu’esquissés dans cet ouvrage.

I. Façonner des groupes et saisir des possibles

2Dans un texte publié en 1983, l’historien John D’Emilio pose la question de l’émergence des identités sexuelles modernes. Il présente une approche historiciste de l’homosexualité, en défendant l’idée que l’apparition d’individus se définissant, pour une part, par leur désir sexuel pour des personnes de même sexe, et organisant une partie de leur vie autour de ce désir, est récente. Pour lui, ce sont certains aspects associés au capitalisme, et plus précisément la formation d’un « système du travail libre », qui détache les individus du cercle familial ; l’urbanisation et les mobilités géographiques qui favorisent l’anonymat et élargissent l’espace des rencontres ; le déclin de la famille élargie comme structure de production pour devenir un lieu de régulation des liens affectifs resserré sur le couple et, plus récemment, la déconnection entre sexualité et reproduction, qui ont indirectement permis le développement d’une subculture homosexuelle1.

3D’Emilio considère que cette approche historiciste, aujourd’hui dominante dans les recherches historiques sur les homosexualités, a des conséquences sur la manière dont les chercheur·es conçoivent les minorités sexuelles : non pas comme une population qui a toujours existé et dont la visibilité est liée à la tolérance sociale à son égard, mais comme un groupe qui invente des modes de vie spécifiques et comme une possibilité d’existence pour de plus en plus de personnes. Dans un passage remarquable, l’historien souligne que la question n’est pas seulement celle du dénombrement des homosexuel·les, mais aussi celle des évolutions démographiques de l’homosexualité :

« J’ai affirmé que l’identité et les communautés lesbiennes et gaies étaient des créations historiques, résultats d’un processus de développement capitaliste qui s’est étendu sur de nombreuses générations. Un corollaire de cet argument est que nous ne sommes pas une minorité sociale fixe, constituée à tout jamais d’un certain pourcentage de la population. Nous sommes plus nombreux qu’il y a cent ans, plus nombreux qu’il y a quarante ans. Et il se pourrait très bien qu’il y ait à l’avenir plus de gays et de lesbiennes » (D’Emilio, 2022, p. 1652).

4Si les données chiffrées sur les homosexuel·les étaient à l’époque embryonnaires, les recherches récentes évoquées en introduction semblent confirmer l’hypothèse de l’historien : il y a une augmentation des attirances pour les personnes de même sexe, des pratiques et des identifications homosexuelles, mais aussi, alors que le texte de D’Emilio porte uniquement sur les gays et les lesbiennes, une diversification des minorités sexuelles et de genre. Celles-ci se font et se défont, ce qui pose non seulement la question de leurs droits – comme l’implique l’approche en termes d’inclusion – mais de leurs possibilités d’existence.

5En abordant la question du nombre, D’Emilio ne pose pas celle de la place des statistiques dans le façonnement des minorités sexuelles. Partant non de l’histoire de l’homosexualité mais de celle de la statistique, c’est cette place qu’identifie Ian Hacking à partir des années 1980 : l’émergence des identités sexuelles modernes n’est pas seulement liée au capitalisme, mais aussi au développement de savoirs sur celles-ci, et notamment aux « statistiques de la déviance » – le crime ou les perversions en particulier, qui fleurissent au xix^e siècle. La statistique est alors conçue comme un instrument politique de contrôle des populations lié à l’émergence de l’État moderne, instrument qui a des effets ontologiques : les classifications statistiques, diffusées à travers les publications savantes, mais aussi dans la culture populaire contribuent à donner aux groupes dénombrés une existence sociale plus ou moins stabilisée ; les catégorisations à l’œuvre ont des effets sur les individus classifiés, ce que Hacking appelle leur « effet de boucle ». Établir le caractère régulier et plus ou moins ordinaire de groupes socialement considérés comme déviants leur permet notamment de revendiquer une certaine normalité. Mais cela pose également la question des possibilités d’existence au-delà de petits groupes : « ce que nous sommes n’est pas seulement ce que nous avons fait et ferons, mais aussi ce que nous aurions pu faire et ferons peut-être. Le façonnement des gens change l’espace des possibles de la personne » (Hacking, 2002, p. 107, traduction des auteurs). Comme John D’Emilio, Ian Hacking souligne que la quantification des minorités sexuelles porte non seulement sur les individus qui revendiquent une telle appartenance, mais sur ceux qui auraient pu le faire ou la revendiqueront dans le futur. L’objectivation statistique saisit ainsi des capacités des individus à s’engager dans tel ou tel parcours, à avoir telle ou telle pratique, ce qui suppose, comme l’avait montré la sociologie de la déviance dès les années 1960, une subculture minoritaire, dont les bars ou les espaces de rencontres (Broqua, 2011). L’objectivation statistique suppose aussi des possibilités de se décrire, des catégories plus ou moins stabilisées qui peuvent circuler dans l’espace social. La quantification est elle-même prise dans des effets de boucle.

6Ce que la statistique contribue ici à façonner, ce sont des groupes minoritaires. La question des rapports entre minorités et majorité, et celle de la situation historique des minorités sexuelles a été posée dès les années 1980 par Michael Pollak, qui les considérait comme des avant-gardes ou des révélateurs de processus sociaux susceptibles d’affecter l’ensemble de la société ; et dans une perspective plus éthique par Michel Foucault, pour qui les gays pouvaient constituer une occasion historique d’invention de nouveaux modes relationnels (Bozon, 2008). Il y a en effet plusieurs manières d’envisager les rapports entre minorités et majorité, bien explicitées par Gilles Deleuze et Félix Guattari à la même période : «·la minorité, c’est le devenir de tout le monde, son devenir potentiel pour autant qu’il dévie du modèle. Il y a un “fait” majoritaire, mais c’est le fait analytique de Personne, qui s’oppose au fait minoritaire de tout le monde. C’est pourquoi nous devons distinguer : le majoritaire comme système homogène et constant, les minorités comme sous-systèmes, et le minoritaire comme devenir potentiel et créé, créatif » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 133-134). Si l’objectivation statistique des devenirs minoritaires est une question ouverte, la distinction permet de penser les manières dont les groupes minoritaires affectent l’espace des possibles sexués et sexuels de la population dans son ensemble ou les systèmes de catégorisation de genre et de sexualité. En résumé, la question des conditions de possibilités de l’émergence des minorités de genre et de sexualité est aussi celle des conditions de diffusion des potentiels minoritaires.

II. Vulnérabilité, minorités, modes de vie : les principes des regroupements

7Si les minorités de genre et de sexualité, tout en étant surexposé·es à différentes formes de discrimination et de stigmatisation, ne sont plus « déviant·es » pour la plupart des sociologues et des démographes, mais plutôt des populations dont il faut améliorer l’inclusion dans les enquêtes, la question des principes de regroupement reste entière. Les pratiques de catégorisations dans les enquêtes coexistent avec d’autres pratiques de catégorisations, plus ou moins collectives, plus ou moins militantes. Les minorités de genre et de sexualité ont donc une existence historique, il y a également dans une même période plusieurs manières de les délimiter. Les enquêtes saisissent et mettent en œuvre ces principes de regroupement (Schiltz, 2005) – les chapitres de Florence Maillochon, de Michal Raz et d’Emmanuel Beaubatie en sont un exemple.

8L’acronyme « LGBT » tient aujourd’hui une place particulière dans ce façonnement, que ce soit dans le monde militant ou scientifique. Au niveau politique, ce sigle repose sur un principe d’inclusion à partir de situations minoritaires du point de vue du genre et de la sexualité, ce qui tend à élargir progressivement la catégorie, et finalement à la maintenir ouverte (« LGBTQIA+ ») : l’objectif est de faire masse. Les recherches sociodémographiques peuvent porter sur l’un ou l’autre de ces groupes, mais elles sont souvent également rassemblées sous la bannière des LGBTQI. Elles sont dans la grande majorité des recherches abordées sous l’angle de leur vulnérabilité en termes de santé ou de droits, en particulier en Amérique du Nord (Meyer et Northridge, 2007 ; Baumle, 2013), même si des recherches sur d’autres thèmes existent, comme nous l’avons vu en introduction.

9Comme dans d’autres domaines (Giami, 2015), dans les recherches sur les minorités, la santé sexuelle est à la fois un principe de regroupement et de légitimation, qui saisit des vulnérabilités bien réelles mais qui n’est qu’une manière parmi d’autres de façonner ces groupes. Comme l’illustrent Annie Velter et ses collègues, les enjeux de santé renvoient aussi à des différences de modes de vie, qui déterminent les stratégies d’enquête pertinentes. Les catégories de la santé publique peuvent également se diffuser à travers des dispositifs d’intervention et de prévention en occultant la diversité des contextes culturels, comme le montrent Joseph Larmarange et Christophe Broqua. La question de la spécificité des modes de vie, en termes de pratiques conjugales et amoureuses, et de sociabilité, est aujourd’hui une question centrale : l’approche en termes de santé sexuelle tend également à fonctionner comme un opérateur de spécification. Or, comme le montrent les chapitres de Colin Giraud, Gaëlle Meslay et Wilfried Rault, il est nécessaire de se donner les moyens de saisir cette spécificité sans faire de celle-ci un postulat de départ. Les minorités de genre et de sexualité ne sont pas nécessairement des avant-gardes inventives, elles ne sont pas des « minorités sociales fixes » comme le notait D’Emilio, ni des minorités structurellement distinctes de la majorité.

10S’interroger sur le façonnement des minorités et les principes de regroupement permet également de considérer que le principe d’inclusion ne doit pas occulter l’hétérogénéité interne aux minorités. Ainsi E. Beaubatie distingue, au sein des personnes trans, des groupes qui ne se différencient pas uniquement et forcément selon le parcours de transition ; Tania Lejbowicz montre que la catégorie de bisexualité occulte des configurations sexuelles différenciées ; G. Meslay met en évidence une multiplicité de parcours conjugaux chez les homo-bisexuel·les. Là encore, il est nécessaire de disposer des informations nécessaires pour saisir cette diversité. Ce recueil peut passer par une approche ethnographique ou par récit de soi, sans doute plus apte à saisir les formes les moins stabilisées ou les plus incertaines de la vie sociale, ainsi les réactions des individus à la manière dont ils peuvent être catégorisés, comme le montrent Michael Stambolis-Ruhstorfer et T. Lejbowicz.

11Dans ce travail de catégorisation, le genre tient sans doute une place centrale : il n’est pas seulement une variable qui permet de distinguer des groupes, mais un rapport social qui détermine les parcours des minorités. Le chapitre de Mathieu Trachman suggère qu’au-delà de leurs spécificités en termes d’appartenance sociale par rapport aux hétérosexuel·les, les minorités sexuelles se distinguent bien du point de vue de leur positionnement de genre. Les configurations sexuelles identifiées par T. Lejbowicz se comprennent aussi par les contraintes de la socialisation sexuelle féminine ; les parcours trans décrits par E. Beaubatie sont pris dans une conception binaire du genre. L’un des enjeux actuels réside sans doute dans le fait d’articuler le poids du genre comme rapport social qui différencie et hiérarchise le masculin et le féminin, avec une approche non binaire du genre qui prenne en compte, à la fois, les variations de genre au sein des groupes de sexe et les manières dont les autres appartenances sociales définissent des féminités et des masculinités spécifiques. Si les minorités de genre et de sexualité constituent des cas privilégiés pour renouveler l’approche du genre, elles peuvent aussi fournir des indicateurs qui concernent d’autres segments de la population.

12L’ouvrage montre finalement que, de la même manière qu’il n’y a pas de « vrais chiffres » sur ces populations, il n’y a pas un seul bon critère de regroupement. Toute catégorie suppose des opérations de mise en équivalence, de schématisation et de simplification, qui écartent un ensemble de traits et font de certaines propriétés plus ou moins partagées des opérateurs de regroupement. La question est celle de la pertinence de cette catégorie pour les questions de recherche. L’interrogation sur les principes de regroupement ne peut faire l’économie d’une réflexion sur les opérations de cadrage que suppose toute enquête. Peu souvent explicitées dans les enquêtes statistiques, les expériences et les appartenances sociales des chercheur·ses expliquent sans doute, pour une part, leurs intérêts et leurs désintérêts pour tel ou tel objet de recherche. La coopération de Michael Pollak et Marie-Ange Schiltz dans la mise en place des Enquêtes Presse Gay en est un exemple : se sentir concerné·e par le sujet (Schiltz, 2010) permet la constitution d’expériences sociales en objets de recherche.

13Les enquêtes peuvent avoir des biais hétéronormatifs, comme le montrent F. Maillochon et W. Rault, ou accorder un privilège aux monosexualités, qui ont pour objet de désir un seul sexe, mais ce n’est pas le seul : les contextes culturels et nationaux ont également leur importance, comme le montrent M. Stambolis-Ruhstorfer, J. Larmarange et C. Broqua. L’appartenance territoriale a sans doute joué un rôle dans la focalisation sur les homosexualités urbaines, et plus précisément l’idée d’un lien entre migration vers la ville et homosexualité, comme en atteste C. Giraud. Enfin ces cadrages ne dépendent pas seulement de la volonté des chercheur·es, mais des opérations d’enquête elles-mêmes – la petite taille des effectifs, les appartenances de celles et ceux qui les interrogent, comme en attestent Stéphane Legleye et Géraldine Charrance. Si la statistique est une institution liée à l’émergence de l’État, qui peut être à la fois un outil de contrôle et de visibilité ; c’est aussi une pratique scientifique qui a des contraintes internes lui permettant d’établir des chiffres robustes. Il ne s’agit pas seulement d’expliciter des biais plus ou moins conscients, mais des limites qui tiennent à la fois aux dispositifs d’enquêtes (ces limites ne sont pas les mêmes dans un échantillon de convenance et dans un échantillon probabiliste, dans une enquête en population générale ou « communautaire ») et aux caractéristiques des groupes étudiés (leur taille, leur diversité interne, le caractère plus ou moins stable et partagé de leurs pratiques, par exemple).

III. Les systèmes de catégorisation et leurs points d’hérésie

14La question du genre nous l’indique : l’enjeu n’est pas seulement celui des populations et des pratiques, mais aussi celui des systèmes de catégorisation par lesquels elles se pensent et sont saisies. Les systèmes de genre et de sexualité dominants sont largement binaires et s’organisent autour d’une distinction entre féminin et masculin, hétérosexualité et homosexualité, abordés comme deux classes exclusives et largement naturalisés. Ces bicatégorisations, l’une fondée sur le sexe comme caractère biologique, l’autre sur la notion d’orientation sexuelle, ont fait l’objet de nombreux travaux dans les sciences sociales (Raz, 2021 ; Chauvin et Lerch, 2021). Ceux-ci montrent que si la bicatégorisation est dominante, des catégorisations alternatives existent au sein d’une même société ou d’une même culture ; et que l’élaboration de ces catégorisations s’opère dans différents espaces du monde social (de manière plus ou moins formalisée ou explicite, dans des disciplines scientifiques, des institutions comme le droit, dans les pratiques et les représentations des groupes sociaux et des individus en particulier). Du fait de cette diversité, qui est à la fois liée à l’héritage historique des catégorisations antérieures, dont certaines peuvent persister, et à la multiplicité des critères de distinction et de hiérarchisation, ces systèmes de catégorisation se caractérisent par une certaine instabilité : il ne faut pas nécessairement présupposer de leur cohérence – c’est l’une des pistes de recherche ouverte par Sedgwick, qui a depuis fait l’objet de nombreux travaux (Sedgwick, 2008 ; Halperin, 2002).

15De ce point de vue, les enquêtes portent à la fois sur des pratiques et des catégories – le chapitre de M. Stambolis-Ruhstorfer suggère qu’en saisissant les unes, on saisit les autres, et réciproquement ; mais une catégorie peut renvoyer à des pratiques qui ne lui semblent pas liées a priori – M. Trachman montre ainsi que les positionnements de genre s’expliquent en partie par des capitaux scolaires et des appartenances professionnelles. Les enquêtes qui reposent sur un questionnaire se distinguent des enquêtes ethnographiques par observation et entretiens : ces dernières peuvent objectiver les catégories des enquêté·es, y compris dans leur éventuelle contradiction ; tandis que la statistique suppose de mobiliser un ensemble de catégories plus ou moins limité, souvent les plus solidifiées socialement, notamment dans le droit (Héran, 1984). Cela explique pour une part l’effet d’imposition des questionnaires que peuvent ressentir certaines fractions parmi les minorités enquêtées (Trachman et Lejbowicz, 2018), et donc des postures critiques bien décrites par E. Beaubatie, qui supposent elles-mêmes une certaine position dans l’espace social. Cet effet d’imposition et ses critiques permettent également de saisir une spécificité des enquêtes statistiques, en particulier lorsqu’elles sont élaborées par des organismes publics de recherche et portent sur la population générale : en essayant de saisir des catégories, elles peuvent contribuer à les instituer, à stabiliser une existence sociale ou, au contraire, à faire porter le doute, voire à nier celle-ci.

16Les minorités de genre et de sexualité peuvent d’abord renvoyer à des systèmes de catégorisation alternatifs, à ce que Deleuze et Guattari appellent des « sous-systèmes ». Ainsi, les entretiens mobilisés par T. Lejbowicz montrent que certaines femmes qui ont des relations sexuelles avec des femmes ne s’identifient que partiellement aux catégories de la bisexualité et du lesbianisme, mais mobilisent d’autres éléments pour rendre compte de leurs trajectoires sexuelles, et notamment des aspects conjugaux ou amoureux. Dans leur chapitre, J. Larmarange et C. Broqua donnent des exemples de catégories dans lesquelles s’identifient les hommes qui ont des rapports sexuels avec des hommes, et celles-ci peuvent renvoyer non seulement au désir sexuel, mais au rôle et au genre des individus. Les systèmes binaires de catégorisation organisent sans doute, dans une large mesure, l’espace social, mais ils peuvent coexister avec d’autres systèmes. M. Trachman montre ainsi que la binarité de sexe n’exclut pas les variations du genre, y compris en population générale. La question de la diffusion de ces systèmes et sous-systèmes requiert d’autres travaux portant sur les institutions et les espaces qui jouent aujourd’hui cette fonction.

17On peut questionner la manière dont des catégorisations extérieures sont imposées à des groupes qui en mobilisent d’autres, et notamment par les institutions politiques et médicales qui tiennent sans doute une place centrale, comme le montrent J. Larmarange, C. Broqua et M. Raz. Mais il faut également réfléchir à la façon dont des groupes minoritaires se mobilisent pour affirmer leurs propres catégorisations : les luttes intersexes et trans en sont un exemple. Les réseaux sociaux ont sans doute une place importante dans les évolutions des espaces des possibles, sexués et sexuels, des plus jeunes, mais une approche localisée, telle que la met en œuvre C. Giraud, montre que les espaces numériques sont un élément parmi d’autres. Pour mieux saisir la diffusion des systèmes de catégorisation, les travaux qui portent sur les manières dont les groupes majoritaires appréhendent les pratiques minoritaires sont centraux – ils ne se réduisent pas à la mesure de la tolérance, mais à la place que peuvent avoir d’autres possibilités d’existence et comment celles-ci questionnent les modes de vie majoritaires, ou plus généralement accroissent la réflexivité sur le genre et la sexualité (Rault, 2016 ; Tissot, 2018).

18Les pratiques et les identifications des minorités ne renvoient pas seulement à des sous-systèmes que les recherches devraient mieux saisir, mais à ce qu’on peut appeler, en reprenant une notion proposée par Foucault, les « points d’hérésie » des systèmes de catégorisations de genre et de sexualité : non pas des catégories supplémentaires à l’intérieur d’un système, mais des points qui questionnent le système tout entier et annoncent un autre système3. La situation actuelle n’est peut-être pas uniquement celle d’une augmentation démographique des minorités de genre et de sexualité, mais d’un changement des systèmes de catégorisation, et la bisexualité en est un des exemples. Si les bisexuel·les sont difficiles à saisir dans les enquêtes, ce n’est pas seulement du fait de leur nombre ou parce que les catégories proposées dans les questionnaires ne permettent pas toujours de saisir leurs parcours. La bisexualité questionne la conception dominante de l’orientation sexuelle, qui suppose non seulement la superposition d’un désir, d’une pratique et d’une identification, mais aussi la définition de la sexualité à partir du désir pour un seul sexe. L’émergence récente d’une identification pansexuelle ne doit pas seulement être conçue comme un ajout ou une modulation de l’identification bisexuelle, même si cela peut être le cas, mais comme une évolution de l’affirmation d’un désir pour les deux sexes à celle d’un désir indépendamment du sexe et du genre. De la même manière, les personnes trans peuvent s’identifier comme « femme » ou « hommes » (« Female to Male » ou « FtM », « Male to Female » « MtF »), mais aussi rejeter la manière dont elles ont été assignées à la naissance sans pour autant affirmer une autre catégorie (« FtX », « MtX »). Les analyses de F. Maillochon, T. Lejbowicz et E. Beaubatie montrent qu’il ne s’agit pas seulement d’ajouter une modalité « bisexuel·le » ou « trans », ni même une question ouverte, mais de mieux saisir des parcours et des configurations, en récoltant des informations biographiques et en analysant la sexualité au regard d’autres éléments comme la conjugalité, l’amour, les désirs érotiques, la manière dont le genre est conçu, les processus de politisation à l’œuvre.

19Il nous semble finalement que trois questions peuvent être posées dans les recherches et les pratiques d’enquêtes à venir. Lorsque nous appréhendons les minorités de genre et de sexualité, cherchons-nous à saisir des sous-systèmes distincts d’un système dominant et/ou des points d’hérésie ? De quelles transformations ces points sont-ils porteurs, concernant le genre et la sexualité, mais aussi la conjugalité, les relations amoureuses et affectives, et plus généralement les manières dont les individus se définissent ? Jusqu’à quel point les enquêtes, notamment statistiques, peuvent-elles accompagner ces transformations ? Les recherches à venir permettront sans doute de mieux saisir des groupes minoritaires et de comprendre comment et jusqu’où ceux-ci questionnent les limites des systèmes de catégorisation actuels, révèlent et affectent les évolutions du genre et de la sexualité. Elles contribueront également, avec d’autres dispositifs et institutions, à diffuser des potentiels minoritaires.