1Le questionnaire et le protocole de collecte multimode de l’enquête Violences et rapport de genre (encadré en fin d'ouvrage) permettent de discuter la fiabilité des estimations de la proportion de personnes lesbiennes, gaies ou bisexuelles dans la population dans les enquêtes conduites par téléphone. La littérature scientifique invite en effet à la prudence quant aux estimations pouvant être produites par des dispositifs d’enquête en face-à-face ou par téléphone. Les questions sur l’orientation sexuelle suscitent souvent des réticences pouvant se traduire par de la non-réponse ou de la dissimulation (Berg et Lien, 2006), que les non-hétérosexuel∙les sont plus à même de manifester, par peur de subir des attitudes réprobatrices ou discriminatoires (Berg et Lien, 2008). Ce comportement est à rapprocher d’un biais de désirabilité sociale, par lequel les répondant∙es donnent des réponses peu sincères, ou des réponses jugées plus acceptables socialement (De Leeuw, 2008). Il est bien connu dans le domaine de la consommation de drogues (Baruffol, Verger et al., 2001 ; Beck et Peretti-Watel, 2001 ; Beck, Guignard et al. ,2014), de la sexualité (Erens, Burkill et al., 2014 ; Legleye, Charrance et al., 2015) et de la violence (Razafindranovona, 2016). Les déclarations de relations avec une personne du même sexe semblent ainsi plus fréquentes dans les enquêtes menées sur Internet auprès de panels non probabilistes (Legleye, Charrance et al., 2015 ; Burkill, Copas et al., 2016). Néanmoins, de telles approches exposent à des biais de sélection de la population répondante et à des erreurs de mesure importantes (Cornesse et al., 2020). Pour pallier ce problème, il est possible de demander aux individus interrogés par téléphone dans les enquêtes aléatoires, de compléter un questionnaire sur Internet, bien que la méthode ne soit pas courante et expose à un risque d’abandon lors du changement de mode1 (Legleye et Charrance, 2021).

2En plus du mode de collecte recourant à un·e enquêteur·trice, il faut envisager le fait que le sexe de la personne qui réalise la passation du questionnaire peut également avoir un effet sur les réponses. Par exemple, il est plus facile de signaler les pratiques minoritaires ou féministes lorsque les questions sont posées par une femme (Huddy, Billig et al., 1997), tandis que les rapports sur les comportements sexuels des hommes et des femmes (Wilson, Brown et al., 2002) ou certains types de violences sexuelles (Dailey et Claus, 2001) sont aussi plus faciles à déclarer à des femmes. L’enquête CSF a également montré que les femmes ont des représentations moins hostiles aux comportements sexuels minoritaires que les hommes (Bajos et Beltzer, 2008). La littérature à ce sujet est peu abondante, mais il y a ainsi de bonnes raisons de penser qu’il soit plus facile de déclarer une identification sexuelle minoritaire au téléphone à une femme qu’à un homme, parce que le sexe de l’enquêteur·trice est immédiatement identifié par l’interlocuteur·trice (Davis, Couper et al., 2010).

3Ce chapitre examine la fiabilité de l’estimation de la taille de la population LGB en France dans l’enquête Virage. Plus précisément, l’objectif est de mesurer les effets du sexe de l’enquêteur·trice et du mode de passation sur la déclaration de l’identification homo-bisexuelle : est-ce que cette identification est sous-déclarée lorsque l’enquêteur est un homme ? Est-ce que sa déclaration est moins fréquente au téléphone qu’en ligne ? Répondre à ces questions permet de porter un regard critique sur les enquêtes téléphoniques consacrées à la santé sexuelle, mais aussi de fournir une nouvelle estimation de la taille de la population LGB chez les 20-69 ans.

I. L’enquête Virage : un protocole multimode

4L’enquête principale Virage a été menée au téléphone à partir d’un échantillon issu d’une génération aléatoire de numéros de téléphones fixes et mobiles. En cas de réticence à répondre au téléphone (manque de temps, raisons de sécurité personnelle, expression d’un sentiment de gêne), la personne sélectionnée était invitée à répondre en ligne. Cette option a été uniquement proposée à l’issue de la phase de sélection de la personne à interroger, c’est-à-dire avant le début du questionnaire proprement dit, et donc de l’administration de toute question sensible (sur la violence ou l’identification sexuelle). La personne recevait alors un courrier postal ou un SMS adressé personnellement et devait remplir le questionnaire en ligne dans sa totalité. Au total, 2 390 personnes ont été invitées à répondre en ligne, et 634 questionnaires ont été recueillis sur Internet (inclus dans les 27 268 questionnaires remplis retenus). Au cours du questionnaire, 7,5 % des personnes sélectionnées ont abandonné (7 % pour la partie téléphonique, 25 % pour la partie en ligne). La durée moyenne de l’administration du questionnaire était de 1 heure 06, quel que soit le mode de collecte.

5Comme le montre le rapport de collecte de l’enquête Virage (Charrance, Hamel et Legleye, 2020), 70 % des abandons ont eu lieu lors du module sociodémographique : les questions sur l’identification sexuelle, à la toute fin de ce module, n’étaient que marginalement concernées. Les autres abandons se sont produits lors des questions sur les violences, les personnes déclarant des violences étant plus susceptibles de quitter le questionnaire. Ce processus général a conduit à une sous-représentation des victimes de violence dans l’enquête, mais le lien avec l’orientation sexuelle est moins évident.

II. Méthodologie

6L’indicateur de sexualité homo-bisexuelle étudié dans cette analyse est fondé sur la question concernant l’identification : « Actuellement, diriez-vous que vous êtes hétérosexuel, homosexuel ou bisexuel ? ». Cette question a été posée uniquement aux personnes qui avaient indiqué qu’elles s’étaient senties attirées par une personne du même sexe ou qu’elles avaient eu des pratiques sexuelles avec une personne du même sexe. Cet indicateur LGB ne contient aucune modalité « autre ». Il ferme le module, mais le questionnaire intégrait aussi des détails sur le sentiment d’attirance sexuelle et sur les expériences sexuelles (âge auquel attirances et expériences se sont produites, sexe et âge du protagoniste) et le fait de se percevoir plus ou moins masculin ou féminine. La non-réponse à l’indicateur LGB est donc le produit de la non-réponse à deux ou trois questions (selon la situation). Il faut également rappeler que l’indicateur LGB étudié ici ne reflète qu’une partie des identifications sexuelles pouvant être questionnées dans les enquêtes (par exemple l’asexualité n’est pas explicitement questionnée). Il présente une autre limite : il agrège des situations et des identifications hétérogènes (par exemple l’auto-identification comme bisexuel·le et homosexuel·le sans précision sur la contribution de chacun de ces groupes à l’ensemble « LGB »). Par ailleurs, il ne préjuge en rien de l’identification de genre des personnes. Nous avons cependant fait le choix, dans le cadre de cette étude, de considérer les LGB comme une population, en écartant la question de son hétérogénéité. Nous avons également construit un indicateur de violences qui agrège des situations et des formes différentes de violences. Même si l’un des intérêts de Virage est de distinguer finement les espaces, les types et les gravités des violences subies, nous avons plutôt fait l’hypothèse que toute forme de violence subie pouvait influencer la déclaration de la sexualité.

7Dans cette étude, le fait d’avoir subi des violences (V) a été décrit à l’aide de quatre indicateurs synthétiques ordonnés (en termes de nombre d’événements au cours des douze mois précédents (voir tableau 1) portant sur les 4 catégories de violences : physique, psychologique, sexuelle et psychologique de nature sexuelle (connotation sexuelle). L’approche ne permet donc pas ici de relier la sous-déclaration à certains types de violences car celles-ci sont agrégées dans un indicateur synthétique.

8Le profil sociodémographique de la personne interrogée (SD) était abordé à partir de cinq variables : le sexe, l’âge, le niveau d’instruction, la catégorie sociale, le type de ménage et la région de résidence. L’équipement téléphonique (T) utilisé est décrit par le type de connexion (fixe, mobile ou Internet) et la présence du numéro dans le registre téléphonique. Les paradonnées concernant l’enquêteur·rice (I) qui a procédé à la sélection des répondants au sein du ménage (et qui a finalement administré le questionnaire) étaient les suivantes : sexe, âge, niveau d’instruction et expérience professionnelle.

9Enfin, les paradonnées décrivant les efforts déployés pour joindre un ménage ou un individu étaient : le nombre total d’appels, de refus (ménage ou individu) et de « raccroches » (le ou la correspondant·e a terminé l’appel). Lorsque le questionnaire a été administré en ligne, l’information liée à l’enquêteur·rice (le ou la dernière si plusieurs) était utilisée.

10Les comparaisons des distributions d’une variable donnée dans les échantillons téléphoniques et Internet ont été effectuées en utilisant des différences standardisées (Austin et Stuart, 2015) calculées. Le principe est de rapporter l’écart (en points de pourcentage ou en moyenne) à l’estimation de l’imprécision des pourcentages ou moyennes calculées dans chacun des sous-échantillons. Cela permet d’apprécier à quel point la distribution d’une variable est proche dans les deux sous-échantillons sans opérer de test statistique.

11L’estimation causale de l’effet du mode de collecte M sur l’identification LGB a été effectuée en utilisant trois méthodes. D’une part, suivant une stratégie de modélisation directe de l’identification LGB avec le contrôle de tous les « back-door paths2 » (Pearl, 2009) ; c’est-à-dire, par une méthode de régression multivariée classique contrôlant l’ensemble des facteurs de confusion identifiés et mesurés dans le questionnaire de l’enquête (des variables connues pour affecter le choix du mode et la valeur de l’indicateur LGB). D’autre part, suivant une méthode de repondération qui impose d’abord de rendre comparables (selon les facteurs de confusion mesurés) les sous-échantillons de répondant·es (Internet et téléphone) à l’aide d’une repondération, puis d’opérer une comparaison des proportions de LGB. La troisième méthode dérive des deux premières : on utilise simultanément la repondération et une régression (Jonsson Funk, Westreich et al., 2011 ; Imbens et Rubin, 2015 ; Morgan et Winship, 2015). Les trois méthodes doivent donner des résultats très proches si les hypothèses et les modèles sont corrects et permettre, en théorie, de calculer l’effet moyen de réponse en ligne plutôt que par téléphone (quel que soit le mode de réponse). Recourir aux trois méthodes qui reposent sur des hypothèses légèrement différentes permet d’apprécier la robustesse des résultats. Dans une dernière étape, nous avons utilisé le modèle causal tiré de l’estimation directe pour prédire la probabilité contrefactuelle qu’un·e répondant·e au téléphone aurait à déclarer une identification LGB s’il ou elle avait répondu en ligne, en intervenant sur le mode M pour lui imposer la valeur « Internet » et, éventuellement, sur le sexe de l’enquêteur·rice pour lui imposer la valeur « femme ». La probabilité moyenne donne la proportion souhaitée.

12Il peut paraître surprenant de ne pas avoir étudié en détail le mécanisme de non-réponse qui affecte l’indicateur LGB, défini à partir d’une question consécutive à une série d’autres questions sur les expériences sexuelles et les attirances envers le même sexe. Modéliser son mécanisme est possible (toutes choses égales par ailleurs, le taux de non-réponse est plus élevé parmi les femmes, croît avec l’âge et décroît avec le niveau de diplôme ainsi qu’avec les déclarations de violences subies…). Toutefois, cela ne fournit pas les motivations individuelles ni l’identification réelle : il est possible de ne pas répondre par gêne, indépendamment de son identification sexuelle ou, au contraire, par volonté de la dissimuler. Or, c’est de l’intégralité des réponses individuelles dont il faudrait disposer pour estimer les biais de déclarations suivant le sexe de l’enquêteur·rice ou le mode de collecte. Et il reste statistiquement délicat et moralement douteux de les imputer. Il demeure possible de repondérer les questionnaires des répondant·es pour tenir compte du mécanisme de non-réponse. Néanmoins, comme l’imputation et la repondération s’appuient sur les variables prises en compte dans les travaux, « toutes choses égales par ailleurs », présentés ici, il est raisonnable de considérer que la modélisation des étapes de non-réponse ne changerait sans doute que peu les résultats (mais pourrait conduire à une très légère réestimation à la hausse si la dissimulation était le motif majoritaire de non-réponse). L’intérêt de ce chapitre est également d’analyser en détail de possibles biais moins intuitifs et moins discutés dans la littérature.

13Les calculs ont été effectués sur SAS V.9.4. En raison de la structure hiérarchique des données (les questionnaires ne sont pas indépendants les uns des autres dans la mesure où ils ont été administrés par un nombre réduits d’enquêteurs·rices) nous avons utilisé soit des modèles logistiques multivariables classiques, soit des modèles logistiques multiniveaux, suivant que le coefficient de corrélation intra-classe (ICC) était supérieur à 0,1 ou non, pour obtenir des intervalles de confiance sans biais.

Tableau 1. Description des répondants LGB et non LGB (moyennes et différences standardisées d)

14Dans l’enquête, la proportion (pondérée) de non-réponse à la question concernant l’identification sexuelle (LGB) s’élevait à 8,9 %, et était plus élevée chez les femmes que chez les hommes (10,3 % versus 7,3 %). Étonnamment, il y avait aussi beaucoup de non-réponses en ligne, puisque 19,6 % des 634 répondant·es en ligne avaient un indicateur LGB manquant, comparativement à 9,1 % dans le sondage téléphonique (p<0,001). Par la suite, nous considèrerons la variable LGB comme dichotomique (oui/non), assimilant les non-réponses à une identification hétérosexuelle. La proportion pondérée globale d’individus LGB peut être estimée à 1,61 % (1,48 % chez les femmes et 1,74 % chez les hommes), avec des disparités importantes selon le mode de passation : 3,31 % en ligne contre 1,57 % dans l’échantillon téléphonique (p<0,001). Par ailleurs, les personnes se déclarant LGB ont signalé nettement plus de violences que les autres (tableau 1) et cet effet demeure dans les analyses multivariées contrôlant les variables sociodémographiques, comme le montre le bilan de collecte de l’enquête Virage, ce qui confirme que les LGB sont plus exposé·es à la violence que les non-LGB (Dick, 2009 ; Beck, Firdion et al., 2014 ; Guasp, Gammon et al., 2013).

III. Une sous-déclaration de l’identification LGB si l’entretien est conduit par un homme ?

15Des 27 268 questionnaires remplis, 26 634 l’ont été par téléphone. Parmi eux, 431 seulement ont été administrés par une personne dont l’identité, l’âge, le sexe, le niveau d’instruction et l’expérience professionnelle n’étaient pas connus. Parmi les autres, 1 190 ont été administrés par trois enquêteur·trices ou plus, 2 914 par deux enquêteur·trices et 22 108 (83 %) par un seul. Dans cette section, nous avons limité l’analyse à cette dernière série de 22 108 questionnaires (soit 9 495 hommes, dont 221 gays et bisexuels, et 12 613 femmes, dont 17  lesbiennes et bisexuelles). Dans ce sous-échantillon, les questionnaires ont été administrés par 109 enquêteur·trices, dont 42 hommes (39 %) ; 34 % des répondant·es ont été interviewé·es par des hommes (n = 7 527).

16Sur la base de la différence standardisée (calculée à partir des données non pondérées), les 42 enquêteur·trices avaient tendance à être plus jeunes, à avoir moins d’expérience professionnelle, mais étaient surtout moins instruits que les 67 enquêtrices. Ces facteurs ont été ajustés pour fournir une estimation non biaisée de l’effet causal du sexe de l’enquêteur·trice dans une analyse multivariée. Cependant, une analyse causale peut être utile pour sélectionner les facteurs de confusion pertinents. En effet, on peut suspecter deux effets de sélection des personnes sélectionnées pour l’enquête. Le sexe de l’enquêteur·trice appelant pourrait ainsi influer sur sa volonté de participer à l’enquête ou bien sur celle de révéler son orientation non hétérosexuelle. De même, les violences éventuellement subies par l’enquêté·e pourraient lui faire préférer un enquêteur·trice d’un sexe particulier.

17Le diagramme causal est présenté figure 1. Nous nous intéressons ici à l’effet global du sexe de l’enquêteur·trice sur le rapport d’une identification LGB. Les directions de la plupart des flèches sont évidentes. En particulier, nous posons que le sexe de l’enquêteur·trice et ses autres caractéristiques influenceront à la fois la déclaration de violences et l’identification non hétérosexuelle. Cependant, le lien entre la déclaration de violences et l’identification sexuelle doit être discuté. Existe-t-il une relation de sens opposée ou bien y a-t-il co-influence ? Nos résultats suggèrent une tendance (non significative au seuil classique de 5 %) à sous-estimer l’identification LGB (oui/non ou non-réponse) lorsque le questionnaire est passé par un homme. Un modèle multivarié contrôlant les caractéristiques de l’enquêteur·trice (hormis son sexe), les caractéristiques sociodémographiques de l’enquêté·e, son équipement téléphonique et les déclarations de violences subies, montre que les enquêteurs ont tendance à recueillir moins d’identifications LGB que les enquêtrices, mais la tendance n’est pas significative, y compris après un contrôle par les caractéristiques sociodémographiques de la personne qui répond et les caractéristiques de l’enquêteur·trice3. Dans les deux cas, l’effet total du sexe de l’enquêteur·trice n’est donc pas significatif, bien qu’il soit compatible avec une légère réduction de la déclaration d’une identification sexuelle LGB lorsque la passation est menée par un homme plutôt que par une femme.

Figure 1. Diagramme causal de l’effet du sexe de l’enquêteur·trice sur la déclaration d’une orientation sexuelle LGB

III. Une sous-déclaration de l’identification LGB par téléphone ?

18Le test de l’existence d’une sous-déclaration d’une identification LGB par téléphone a été effectué à l’aide de la méthode d’estimation directe et de la méthode doublement robuste. Dans les deux méthodes, le point délicat tient au lien que l’on postule entre les violences déclarées et l’orientation sexuelle d’une part, et entre ces deux variables et le choix du mode de passation de l’autre. L’invitation à répondre sur Internet est proposée tôt dans le questionnaire, avant les interrogations sur l’orientation sexuelle et celles sur les violences subies. En principe, les violences subies et l’orientation sexuelle ne devraient donc pas conduire à préférer un mode de réponse plutôt que l’autre. Néanmoins, il n’est pas possible d’écarter totalement l’hypothèse suivant laquelle les habitudes prises par les personnes concernées dans leurs interactions sociales (souhait de se préserver de remarques ou jugements désagréables ou discriminatoires, notamment en étant insincère sur leur expérience de victimation ou leur orientation sexuelle) pourraient les amener à privilégier le mode internet auto-administré plutôt que le téléphone.

19Plusieurs modèles ont donc été calculés en considérant différentes hypothèses relatives aux liens entre ces variables. En suivant la méthode d’estimation directe de Pearl, on observe un effet du mode de passation dans le sens d’une préférence pour l’auto-administré par Internet, mais la différence est négligeable si l’on contrôle par les déclarations de violences subies4.

Tableau 2. Caractéristiques des personnes invitées à répondre sur Internet, répondant sur Internet et au téléphone (moyennes et différences standardisées d)

20Avant d’estimer l’effet par les méthodes mobilisant la repondération, on peut décrire les personnes qui ont été invitées en ligne et celles qui ont effectivement répondu en ligne. Cette analyse a été limitée aux 22 108 répondant·es téléphoniques sélectionné·es dans la section précédente (y compris 397 LGB), auxquels ont été ajoutés les 625 répondant·es en ligne sélectionné·es par un seul enquêteur aux caractéristiques connues (y compris 21 LGB). Ces derniers faisaient partie des 2 369 personnes invitées à répondre en ligne par un·e seul enquêteur·trice (sur un total de 2 390 dans l’échantillon global).

21Le tableau 2 montre que les personnes invitées en ligne sont plus jeunes, que leur numéro de téléphone est plus souvent un numéro de mobile ou associé à une connexion Internet de type « box », qu’elles ont moins souvent refusé de répondre ou raccroché et qu’un nombre plus réduit de tentatives d’appels a été nécessaire pour les interroger. Les enquêteur·trices qui les ont invitées étaient plus souvent des hommes, plus jeunes, avec un niveau d’éducation plus faible et moins d’expérience professionnelle. Contrairement aux répondant·es par téléphone, les répondant·es sur Internet (tableaux 2 et 3) sont plus souvent des hommes jeunes, moins susceptibles d’avoir refusé l’enquête (avant la sélection et l’invitation à répondre en ligne) et plus faciles à joindre. Ils appartiennent aussi plus souvent aux catégories des cadres et des professions intermédiaires, sont moins susceptibles d’être sans emploi, et sont plus qualifiés, plus enclins à vivre avec un·e partenaire et sans enfants et moins souvent seuls ou composant une famille monoparentale. Ils sont, enfin, plus nombreux à déclarer avoir subi des violences psychologiques mais moins nombreux à déclarer des violences physiques. Les différences standardisées apparaissent acceptables la plupart du temps (d<0,1). Les variables disponibles lors de l’invitation à répondre en ligne sont le sexe et l’âge de la personne sélectionnée, ses caractéristiques téléphoniques (T) et les caractéristiques de l’enquêteur·trice (I). Elles informent a priori assez peu sur la vraie propension à répondre en ligne, car cette dernière est notamment susceptible d’être influencée par le statut de victime, comme le montre la figure 2.

Figure 2. Diagramme causal de l’effet du mode de collecte sur la déclaration d’une orientation sexuelle LGB

22Une modélisation multivariée incluant toutes les variables a priori non affectées par le mode de collecte (I, SD, T et éventuellement V) est nécessaire pour estimer le score de propension. Un premier modèle prend en compte les violences, mais pas le second. Nous avons ensuite calculé les pondérations correspondantes aux différentes hypothèses de liens entre violence et orientation sexuelle et vérifié que les distributions ainsi pondérées des deux échantillons de répondant·es Internet et téléphone étaient bien améliorées (tableau 3).

Tableau 3. Caractéristiques des répondants Internet et téléphone (moyennes et différences standardisées d)

23Les estimations bivariées pondérées de l’effet de la réponse sur Internet plutôt qu’au téléphone sur la déclaration d’une orientation LGB, sont toutes supérieures à 1. Pour les estimations doublement robustes, seules celles qui tiennent compte de la violence ne sont pas statistiquement significatives, bien qu’elles soient largement compatibles avec des effets positifs importants5. Au vu de ces différentes modélisations, il apparaît très probable que l’interrogation téléphonique sous-estime grandement la déclaration d’une identification sexuelle LGB.

IV. Réestimations des proportions de personnes LGB dans la population

24À partir des hypothèses causales précédentes, nous avons évalué la probabilité contrefactuelle de déclarer une orientation LGB qu’aurait un·e répondant·e téléphonique en cas de passation en ligne, en forçant le mode de réponse via Internet, tout en pouvant aussi tenir compte du sexe de l’enquêteur·trice, que l’on peut « contraindre » à être de sexe féminin. Elles sont calculées pour l’ensemble des répondant·es au téléphone interrogé·es par une seule personne ayant des caractéristiques valides (n = 22 108), laissant le rapport LGB des autres observations (téléphoniques et en ligne) inchangé ; pour toutes les entrevues téléphoniques, ce sont les caractéristiques du dernier intervieweur qui ont été prises en compte. Ces estimations contrefactuelles sont obtenues par G-computation en utilisant les estimations causales directes multivariées obtenues précédemment (Hernan et Robins, 2020). Le tableau 4 résume le résultat. Appliquées à tous les questionnaires collectés et en faisant l’hypothèse que tous auraient été conduits par une enquêtrice, les estimations varient entre 3 % et 3,28 %, suivant que les déclarations de violence des enquêté·es sont prises en compte dans la modélisation ou non, au lieu de 1,61 % initialement, soit une augmentation relative comprise entre 83 % et 100 %).

Tableau 4. Estimation de la proportion de personnes LGB corrigées du sexe de l’enquêteur et du mode de collecte (%)

V. Une réestimation cohérente

25La littérature suggère depuis longtemps un biais de réponse aux questions sur la sexualité selon le sexe de l’enquêteur·trice, que l’on retrouve également dans notre étude (bien que l’effet soit non significatif au seuil de 5 %) et ce, malgré les évolutions sociales récentes d’une acceptation de l’homosexualité et de la reconnaissance juridique des couples de même sexe (loi du 17 mai 2013), qui pourraient avoir contribué à supprimer cet effet. Toutefois, il faut noter que le résultat dépend sans doute autant de la taille de l’échantillon que de la question étudiée : l’enquête ACSF, première enquête téléphonique française sur la sexualité en 1992, conduite auprès de 12 000 personnes, n’avait révélé aucun effet du sexe de l’enquêteur·trice sur le fait de rapporter des relations homosexuelles au cours de la vie (Firdion et Laurent, 1998).

26L’existence d’un biais de sous-déclaration au téléphone plutôt que sur Internet dans une enquête aléatoire a déjà été observé dans d’autres pays (Burkill, Copas et al., 2016). En France, une estimation avait été menée dans l’expérimentation randomisée au sein de l’enquête Fecond en 2013 : la proportion de personnes déclarant avoir eu un·e partenaire sexuel·le du même sexe au cours des douze derniers mois s’élevait ainsi à 2,5 % dans l’échantillon Internet et à 0,4 % dans l’échantillon téléphone (Legleye et Charrance, 2021)6.

27Dans l’enquête Virage, l’estimation initiale de la proportion de LGB est très proche de celles obtenue lors de la dernière estimation de l’enquête téléphonique de 2006 : 1,3 % des femmes et 2,2 % des hommes s’étaient identifié·es comme LGB (Bajos et Beltzer, 2008). Cette stabilité au fil du temps pourrait traduire la lenteur des évolutions des attitudes dans la population. Mais elles peuvent aussi souligner le défaut du recours au téléphone pour ce type de questionnements sensibles. En effet, les ré-estimations produites ici (quelles que soient les hypothèses) sont bien plus élevées, ce qui peut soulever des inquiétudes quant à la validité des estimations initiales. Elles sont néanmoins proches des proportions de LGBT mesurées dans d’autres pays présentant des attitudes similaires à l’égard des LGBT, et caractérisés par des droits similaires, notamment ceux ayant une législation plus ou moins équivalente en matière de reconnaissance du couple de même sexe. Par exemple, aux États-Unis, la proportion varie d’une enquête à l’autre de 3,5 % (Gates, 2011) à 2,3 % (Ward, Dahlhamer et al., 2014). La différence entre ces deux dernières estimations pourrait s’expliquer par le fait que l’étude de Ward ne prévoyait que des options de réponse d’orientations sexuelles exclusives, comme dans l’enquête Virage, ce qui diminue sensiblement la prévalence mesurée et expliquerait pourquoi 1 % de l’échantillon a répondu « autre » ou refusé de préciser une orientation (Eliason et Streed, 2017). Une série de sondages téléphoniques aléatoires menés aux États-Unis par l’institut Gallup montre une légère augmentation de la proportion de personnes se déclarant comme LGB depuis 2012, de 3,5 % à 4,1 % en 2016 (Gallup, 2017).

28

VI. Une réestimation des estimations issues d’enquêtes téléphoniques

29Les limites de cette étude sont nombreuses. Les plus évidentes sont communes à toutes les enquêtes, à savoir le faible taux de réponse à l’enquête (49 %) et la proportion d’abandons pendant l’entretien : cette dernière est relativement faible pour les répondant·es téléphoniques (7 %), mais élevée pour les personnes invitées à répondre en ligne (25 %). Bien qu’il n’y ait pas de lien clair entre le taux de réponse et le biais de non-réponse dans les enquêtes (Groves et Peytcheva, 2008), un tel biais est toujours possible. On peut en effet imaginer que, parce que les personnes LGB sont beaucoup plus exposées aux discriminations (Meyer, 1995) et à la violence que les non-LGB, elles peuvent limiter leurs interactions sociales et éviter les sollicitations téléphoniques car la violence endurée a un impact négatif sur leur confiance en soi, leur estime d’elles-mêmes et leur santé mentale (Boney-McCoy et Finkelhor, 1996 ; Legleye, Beck et al., 2010 ; Paget, Chan et al., 2016). Ce biais de non-réponse (Rubin et Little, 2002) serait impossible à évaluer et à corriger sans une connaissance externe de la population LGB telle que sa répartition dans les catégories sociodémographiques, difficiles à obtenir sans biais à travers les enquêtes actuelles ou sans de fortes hypothèses statistiques. Malgré la plausibilité de ce biais, aucune quantification n’a été trouvée dans la littérature. Dans l’enquête Virage, la proportion d’interruptions ayant suivi les questions sur l’identification sexuelle et la violence était plutôt faible (Charrance, Hamel et Legleye, 2020) ; les caractéristiques sociodémographiques et celles de la violence subie ont été prises en compte dans les analyses causales, ce qui doit fortement réduire le biais initial. De même, on peut légitimement penser que les déclarations de violences elles-mêmes peuvent être affectées par un biais de mesure lié au mode de collecte. Toutefois, l’ampleur de ce biais ne saurait dépasser la différence calculée entre les estimations avec et sans ces déclarations, soit environ 10 % de l’estimation finale (comprise entre 3 % et 3,28 %), à comparer à l’ampleur de la réestimation (qui passe de 1,61 % à plus de 3 %).

30Ces corrections ne peuvent donc prétendre à une estimation réelle de la proportion de LGB dans la population, mais seulement à une estimation plausible qu’on obtiendrait dans une enquête multimode avec génération aléatoire de numéros de téléphone, contact téléphonique puis bascule sur Internet pour les questions sensibles.

Conclusion

31Comment tirer parti de cette étude pour proposer une amélioration des futures enquêtes sur le sujet ? Une collecte en face-à-face avec la passation d’une partie du questionnaire en auto-administré sous casque, comme dans les enquêtes Cadre de vie et sécurité (Insee), uniquement sur les violences et non l’orientation sexuelle, permettrait de combiner taux de collecte élevé et choix du mode de passation optimal. La réalisation d’un échantillon de contrôle suivant cette méthode pourrait permettre, en marge d’une future enquête multimode associant le téléphone et Internet, d’une part de fournir des données et de modéliser plus sûrement les mécanismes de sélection et de non-réponse à l’œuvre dans le recours à Internet ou au téléphone, d’autre part d’estimer une proportion de LGB d’une manière solide et alternative. L’approche pourrait également permettre de mieux prendre en compte les multiples composantes de la catégorie « LGB » : les effets de passation pourraient s’exercer différemment selon l’appartenance à tel ou tel groupe.