1La quantification d’un phénomène social est indissociable du contexte historique, politique et technique de ses modes de production (Desrosières, 2014). La mesure de l’homosexualité a, par exemple, profondément évolué en fonction du cadre d’orientation des enquêtes statistiques sur la sexualité, depuis les travaux pionniers de Kinsey et al. (1948, 1954) jusqu’aux enquêtes épidémiologiques engagées avec l’apparition du sida (Lhomond, 1997 ; Lhomond et Michaels, 2000). Les implications de ces dispositifs sur la mesure de la bisexualité n’ont en revanche jamais été abordées, même si elles ont sans doute contribué à l’invisibilisation du phénomène (Deschamps, 2002). De fait, dans les années 1990, c’est surtout l’homosexualité masculine1 alors au cœur des préoccupations sanitaires qui a motivé la production de nouvelles enquêtes statistiques sur la sexualité. Soucieuses de ne pas stigmatiser davantage une population qui risquait de subir un ostracisme lié à l’expansion du VIH, alors désigné comme « cancer gai », les équipes en charge des enquêtes ACSF, 1992 (voir Spira et al., 1993) et ACSJ, 1993 (voir Lagrange et Lhomond., 1997) se sont évertuées à étudier les « comportements » sexuels à risque plutôt que les « groupes » à risque.

2Afin d’éviter toute essentialisation de l’homosexualité (Pollak, 1988), un consensus s’établit alors dans ces enquêtes quantitatives réalisées en population générale et celles qui ont suivi2, pour étudier les sexualités à travers trois registres de l’expérience : les pratiques sexuelles, les attirances et l’identification. Cette perspective permet en outre de briser le caractère binaire de l’opposition hétéro/homo, en souscrivant au principe, qui s’est développé dans la lignée des travaux de Hirschfeld, puis de Kinsey, d’un continuum des sexualités3.

3Ce chapitre vise à décrire comment ces deux grandes orientations épistémiques, élaborées dans le contexte de lutte contre le sida, ont durablement marqué l’étude statistique des sexualités en population générale, et en particulier l’exploration quantitative des sexualités minoritaires, même si ces choix ayant abouti à la déconstruction de l’homosexualité n’ont peut-être pas permis une égale déconstruction de la bisexualité. L’enjeu n’est pas de remettre en cause l’intérêt de la trilogie « pratiques, attirances, identification » pour étudier les sexualités. Ce découpage constitue une « convention » au sens de Desrosières (2014), c’est-à-dire une étape de « qualification » nécessaire à toute quantification d’un phénomène et qui, à ce titre, est toujours arbitraire, discutable et largement discutée4. L’approche proposée ici se situe plutôt au niveau métrologique et interroge le mode d’application de cette convention : comment passer de ces concepts à un système de questions compréhensibles par le plus grand nombre ? Comment dénombrer les pratiques sexuelles avec une personne d’un sexe ou de l’autre ? Comment définir les attirances ou les identifications sexuelles sur une échelle de valeurs, etc. ? Ces opérations de « mesure » sont souvent négligées, réduites à de simples actes techniques, dictés par les impératifs méthodologiques propres aux études réalisées en population générale : reposer sur un nombre réduit de questions qui doivent être claires, concises et compréhensibles de tous et toutes. Elles supposent pourtant des opérations de calibrage, d’homogénéisation, de standardisation qui engagent aussi des choix idéologiques qui ne sont pas toujours discutés.

4Une exploration « métrologique » des questionnaires d’enquête permet donc de décrire la cohérence des choix opérés in fine, et de montrer comment les arguments d’autorité d’ordre méthodologique servent parfois d’écrans à des orientations normatives moins assumées, qui peuvent entrer en contradiction avec les attendus initiaux de l’enquête. Pour saisir ce que l’opérationnalisation d’une convention de recherche impose à l’objet étudié, il est essentiel d’étudier la manière dont les questions sont formulées, mais aussi la manière dont les réponses le sont. Il importe aussi de considérer la structure du questionnaire, l’articulation des questions entre elles et leur enchainement5.

5Cette analyse se concentre sur les enquêtes auprès des jeunes mineur·es. Comme les bisexuel·les, et même si cette catégorie d’âge est souvent la cible de paniques sanitaire ou morale (Maillochon, 2000 ; Bozon, 2012), cette population n’a pas fait l’objet d’études approfondies. La France ne compte qu’une seule enquête nationale représentative sur la sexualité des adolescent·es, l’enquête ACSJ, réalisée en 1993 et jamais reconduite depuis. Actuellement, les seules informations générales sur la sexualité des jeunes proviennent d’enquêtes épidémiologiques, multi-thématiques (voir tableaux 1 et 2 en annexe), réalisées dans les établissements de l’enseignement secondaire (Portraits d’adolescents, HBSC, EnClass, Espad) ou en population générale (Baromètres santé). Par leur histoire et la composition de leurs équipes conceptrices, ces enquêtes sont toutes héritières, de près ou de loin, des débats sur la mesure des sexualités engagées dans les années 1990 autour du dispositif ACSJ-ACSF. Ainsi, même si les principes du continuum des sexualités et de la trilogie « pratiques, attirances, identification » ne sont pas toujours énoncés comme tels dans les attendus des recherches, tous les questionnaires en gardent la marque évidente.

6Ce chapitre explore donc comment ce double postulat et la manière dont il est opérationnalisé conditionnent fortement l’exploration des bisexualités, en particulier au jeune âge. Ces enquêtes, à caractère généraliste, et marquées par un fort intérêt pour la contraception, ne peuvent certes fournir une analyse détaillée des minorités sexuelles comme le ferait une enquête ad hoc sur la sexualité6. Il ne s’agit pas ici de dénoncer tout ce qu’elles ne peuvent pas faire, mais plutôt de mettre en évidence ce qu’elles permettent, ou permettraient7 d’observer malgré tout, et dans quelles conditions, et de s’interroger finalement sur la possibilité d’étudier, dans une enquête quantitative, le continuum des sexualités. Au-delà des difficultés empiriques de réaliser un tel déplacement paradigmatique, l’approche métrologique permet aussi de mettre en évidence un certain nombre de résistances à un tel changement.

I. Pratiques, attirances et identifications bisexuelles des jeunes

7Face à la difficulté de dire la sexualité, les questionnaires proposés en population générale décrivent les comportements sexuels de manière très factuelle. Les termes associés à la sexualité ne sont pas univoques pour autant et peuvent être compris de différentes manières, notamment en fonction de l’âge et du degré d’expérience. Le choix des termes employés est donc particulièrement délicat lorsqu’on étudie une population adolescente et que l’on cherche à éviter tout présupposé implicite sur la « bonne » entrée dans l’(hétéro)sexualité.

1. Qu’est-ce qu’un rapport (homo-hétéro-bi)sexuel ?

8L’ACSJ avait pour but de déconstruire la notion de « rapport sexuel » généralement assimilé à une pénétration vaginale. Mais cette boîte noire ne permet pas de saisir la diversité des modes d’entrée dans la sexualité, en particulier lorsqu’ils s’éloignent de ce modèle hétérosexuel. L’un des principaux enjeux du questionnaire était de pouvoir appréhender la variété des scripts de l’initiation sexuelle sans imposer de hiérarchie entre les pratiques, ou d’enchaînement chronologique a priori ; et aussi d’offrir un meilleur enregistrement du sexe des partenaires. Après une série de questions sur le fait de savoir si les jeunes étaient déjà « sorti·es au sens amoureux » avec des personnes au cours de l’année et s’ils avaient déjà embrassé quelqu’un « sur la bouche avec la langue », le questionnaire leur demandait s’ils avaient déjà eu un rapport sexuel. Si c’était le cas, ils pouvaient alors préciser les actes déjà expérimentés8 et le sexe de leur partenaire lors de la première et de la dernière fois.

1. Vous vous êtes caressé mutuellement le corps
2. Vous avez caressé le sexe de votre partenaire
3. Votre partenaire vous a caressé le sexe avec la main
4. Vous avez caressé le sexe de votre partenaire avec la bouche
5. Votre partenaire vous a caressé le sexe avec la bouche
6. (hommes) Votre sexe a pénétré dans le sexe de votre partenaire
7. (hommes) Votre sexe a pénétré dans l’anus de votre partenaire
8. (hommes et femmes) Le sexe de votre partenaire a pénétré dans votre anus.

9Tout en s’attachant à déconstruire le sens commun, l’enquête ACSJ a montré qu’au début des années 1990 (Lagrange et Lhomond, 1997), le premier rapport sexuel correspondait majoritairement à des pratiques pénétratives, généralement génitales et, plus rarement, anales. La plupart des enquêtes quantitatives font désormais l’économie d’une telle déconstruction, même si la généralisation des « prélis », et la question de leur inclusion ou non dans le terme « rapport sexuel » (Amsellem-Mainguy et Vuattoux, 2018), justifierait que l’on questionne de nouveau le concept. Jusqu’en 2005, les Baromètres santé demandaient aux enquêté·es qui ont eu des rapports sexuels de préciser « s’il y a eu pénétration ».

10Les enquêtes auprès des jeunes sont moins explicites et accompagnent généralement le terme d’une euphémisation qui le lie à l’amour, comme dans les enquêtes Portraits d’adolescents : « Au cours de votre vie avez-vous eu des rapports sexuels ? (faire l’amour) » ou encore HBSC (2010, 2014) et EnClass 2018  : « As-tu déjà eu des rapports sexuels (on dit aussi “faire l’amour, “coucher avec quelqu’un”) ? ». Ce complément ne permet pas de décrire précisément les actes sexuels pratiqués, mais il autorise sans doute une meilleure intégration de types de rapports qui s’éloignent du modèle hétérosexuel dominant.

11En dehors de l’ACSJ, les efforts des questionnaires pour situer l’événement majeur que constituerait le premier rapport sexuel au sein d’un ensemble plus large d’expériences affectives ou érotiques, sont constants, mais limités. Suivant les années, les Baromètres santé explorent l’existence d’une relation en cours sous des termes différents : petit·e ami·e (1997, 2000, 2005), relation amoureuse stable (2010), copain·copine (2016). Les enquêtes auprès des adolescent·es abordent, quant à elles, d’autres pratiques du parcours de séduction. En 2013, Portraits d’adolescents pose les questions suivantes : « Au cours de votre vie… Avez-vous été amoureux·se ? » et « Avez-vous dragué ? » ; HBSC 2010 demande « As-tu déjà embrassé ton (ta) petit(e) ami(e) ? », HBSC 2014 « Es-tu déjà sorti·e avec quelqu’un » ? et EnClass 2018, rien de tout cela. Peu d’informations sont donc disponibles pour décrire l’initiation sexuelle des jeunes dans sa diversité, du point de vue des pratiques et des partenaires.

12Pour décrire l’initiation sexuelle comme un éventail de possibles, le questionnaire ACSJ recueillait le sexe du partenaire pour chaque premier et dernier acte sexuel déclaré. Cependant, toutes les questions des pratiques n’ont pas été parfaitement symétrisées et interrogeaient différemment les expériences des garçons et des filles, en particulier lorsque celles-ci étaient en relation avec d’autres filles. Les questions 6 et 7 ont été rédigées de telle manière que les expériences pénétratives étaient toujours associées à un sexe masculin. Ces formulations empêchaient d’enregistrer pour une femme la possibilité d’être pénétrée par une femme ou de pénétrer quiconque. Ce ne sont pas ici les relations avec des personnes de même sexe qui semblent poser problème puisqu’elles sont interrogées pour les hommes, mais bien la possibilité qu’une femme se trouve dans une posture active de pénétration (sur d’autres femmes, mais aussi sur des hommes). On peut faire l’hypothèse que ce choix a été motivé par souci d’économie générale du questionnaire (ces pratiques seraient rares) et conforté par le fait qu’elles représenteraient un moindre danger sanitaire de diffusion des infections sexuellement transmissibles (IST). Toutes les enquêtes réalisées auprès des adultes à la même époque (ACSF), ou plus récemment (CSF et l’enquête Virage), ont adopté la même logique, quelles que soient leurs orientations scientifiques et leurs contraintes méthodologiques. La manière de penser les types de pénétration des corps témoigne donc de la vigueur des normes sexistes qui s’ajoutent aux normes hétérosexuelles. Cet inégal traitement des femmes et des hommes dans les questionnaires peut conduire à minimiser les pratiques sexuelles entre femmes.

2. Le sexe des partenaires : une donnée souvent manquante

13Au faible éventail de pratiques sexuelles étudiées s’ajoute un problème majeur : repérer la diversité des sexualités. Aucune enquête n’assure un protocole systématique et rigoureux de collecte du sexe des partenaires9 des différentes relations ou pratiques sexuelles questionnées. Le Baromètre santé Jeunes de 1997 demande le sexe du premier partenaire sexuel, mais pas les deux baromètres suivants (2000 et 2005), qui abordent pourtant le contenu du rapport (pénétration ou non). Ces enquêtes épidémiologiques n’ont certes pas vocation à étudier dans le détail les sexualités minoritaires, mais leur intérêt pour la prévention des IST et des grossesses non désirées justifierait la présence de cette information, sans laquelle les prévalences de contraception réalisées s’avèrent inexactes. Il faut attendre le tournant des années 2010 pour que le sexe du premier partenaire s’inscrive de manière systématique dans le dispositif des Baromètres santé.

14Les enquêtes à destination des jeunes ne sont pas plus rigoureuses. Le dispositif quadri annuel HBSC, qui existe en France depuis 1994, aborde la question pour la première fois en 2010. La collecte de cette information n’est d’ailleurs jamais acquise : dans son dernier exercice en 2018, l’enquête EnClass n’interroge plus le sexe du premier partenaire sexuel mais conserve, malgré la taille limitée du questionnaire, la question sur son âge (comme la plupart des enquêtes au demeurant). La présence quasi systématique de cette dernière information (alors qu’elle ne fait l’objet d’aucune publication) montre que l’exigence de parcimonie du questionnaire n’explique pas tout. La collecte de l’information concernant le sexe du partenaire ne semble pas aller de soi, contrairement à celle de l’âge, laissant apparaître la puissance des représentations hétéronormées dans la conception des questionnaires.

15La nécessité de renseigner le sexe du premier partenaire sexuel n’étant pas encore acquise, il n’est pas étonnant que pour d’autres relations affectives, indispensables pour décrire les formes d’initiation sexuelle non majoritaire, le sexe des partenaires soit ignoré. L’enquête Portraits d’adolescents pose la question sur le sexe du partenaire lors du premier rapport, mais pas sur celui des personnes draguées ; HBSC 2010 ignore le sexe du (ou de la) petit(e) ami(e) actuel(le) et de la première personne embrassée ; au contraire, HBSC 2014 recueille le sexe des personnes dont on a été amoureux·se, avec qui l’on est sorti·e et avec qui l’on a couché la première fois, mais pas la dernière. La possibilité même qu’il ou elle soit de même sexe semble d’autant moins envisagée que le questionnaire enchaîne systématiquement sur des questions relatives à la contraception. Aucun Baromètre santé ne collecte le sexe des partenaires de relations amoureuses ou affectives au moment de l’enquête, à l’exception de l’exercice 2000. Pourquoi cette initiative n’a-t-elle pas été reconduite les années suivantes ? Pourquoi le Baromètre 2016 néglige-t-il de demander le sexe de l’actuel·le petit·e ami·e alors qu’il requiert son âge, mais aussi des notions beaucoup plus floues comme la durée de la relation, le contenu des échanges, etc. (soit un total de 7 questions) ? Dans cet exemple édifiant, comme dans tous les précédents, il est manifeste que les contraintes méthodologiques de parcimonie du questionnaire ne peuvent être à l’origine de ces absences. Même si les enquêtes à vocation sanitaire ont été les premières en France à s’interroger sur la possibilité de relations avec des personnes de même sexe, l’absence de systématicité de la collecte du sexe des partenaires témoigne de la prégnance des normes hétérosexuelles dont elles restent fortement empreintes.

3. Attirances et identifications : des dimensions encore négligées

16Depuis leur apparition dans les enquêtes ACSJ et ACSF des années 1990, la question des attirances sexuelles s’est imposée dans les grandes enquêtes sur la sexualité et sur les violences en population générale. Leur greffe dans les enquêtes de santé publique est plus tardive. Les Baromètres santé n’intègrent ce questionnement qu’en 2016 alors que la série des Baromètres a été initiée en 1992. De même, le dispositif HBSC l’incorpore seulement en 2014 : « Es-tu attiré/e par ? les filles/les garçons/je n’ai jamais été attiré/e par personne (modalités non exclusives) », faisant écho à Portraits d’adolescents qui, en 2013, demande : « Par qui êtes-vous attiré(e) ? les filles/les garçons/les deux/personne (modalités exclusives) ? ». Même si l’intérêt de ce questionnement semble largement reconnu, sa légitimité n’est pourtant jamais acquise : les attirances disparaissent en effet du questionnaire EnClass auprès des lycéen·nes, en 2018.

17L’identification sexuelle des adolescent·es est encore plus mal documentée puisqu’elle n’est jamais saisie dans les enquêtes auprès des jeunes et n’apparaît que tardivement dans les enquêtes épidémiologiques en population générale. Il faut aussi attendre 2016 pour que le Baromètre santé demande pour la première fois « Aujourd’hui, vous vous définissez comme ? hétérosexuel·le/homosexuel·le/bisexuel·le10». Cette tripartition a le mérite d’échapper à la bicatégorisation classique (homo/hétéro) et de reconnaître une identification bisexuelle en soi. Même si cette modalité de réponse n’est pas explicitement proposée, le questionnaire prévoit aussi la possibilité de se définir autrement que par sa sexualité, ce qui constitue aussi une revendication de plus en plus courante (Coleman-Fountain, 2014). Il n’est pas certain que la possibilité de s’identifier à travers ces trois possibilités majeures satisfasse pleinement les revendications des jeunes qui interrogent ces catégories classiques et en mobilisent d’autres (pansexuel·les, queer…) (Trachman et Lejbowicz, 2018a), mais il faut reconnaître ce premier pas pour dénombrer les personnes qui s’identifient comme bisexuelles.

18Au cours des trente dernières années, une seule enquête (Baromètre santé, 2016) fournit donc simultanément des informations sur les pratiques, les attirances et l’identification sexuelles des jeunes mineur·es permettant de dresser un portrait des différentes formes de bisexualité. Hélas, la logique des filtres du questionnaire ne permet pas une étude de toutes les configurations possibles, à l’instar des travaux effectués sur l’ACSF (Messiah et Mouret-Fourme, 1993) ou sur l’enquête Virage (Trachman et Lejbowicz, 2018b ; chapitre 12 du présent ouvrage). En outre, l’ordre des questions-filtres montre les résistances à penser les sexualités sans hiérarchie. Le Baromètre santé 2016 interroge l’attirance sexuelle d’une part, et l’identification sexuelle d’autre part (quel que soit le sexe des partenaires préalablement déclarés), mais toutes les configurations entre attirances et identifications ne sont pas envisagées. L’identification sexuelle n’est questionnée que si l’on déclare préalablement une forme d’attirance, même faible, pour des personnes de même sexe ou si l’on a eu un partenaire de même sexe. Ainsi, les personnes qui déclarent des pratiques ou une attirance avec des personnes exclusivement de sexe opposé ou exclusivement de même sexe ne sont pas traitées de la même manière. Les premières ne seront pas interrogées sur leur identification sexuelle alors que les secondes le seront. Ce choix de filtre est particulièrement dommageable pour des jeunes encore au début de leur vie sexuelle, où les contraintes à l’hétérosexualité peuvent justifier qu’ils ou elles n’aient déclaré que des expériences hétérosexuelles ne correspondant pas à leurs attirances ou à leur identification homo- ou bisexuelle. Il risque donc de biaiser le nombre de personnes qui s’autodéfinissent comme bisexuelles (ou hétéro- ou homo- au demeurant), alors même que c’est le seul dispositif qui envisage de les comptabiliser. On ne peut faire que des conjectures sur l’origine de ce filtre : choix motivé ou simple négligence dans un questionnaire déjà long et complexe ? Classiquement, les filtres servent à une meilleure compréhension du questionnaire et à une réduction de son temps de passation. Mais dans ce cas, ce type de bénéfices ne semble pas évident, notamment au regard de la perte d’informations induite, en particulier, par la prise en compte de situations complexes, floues et changeantes que l’on peut supposer caractéristiques des parcours adolescents. Plus qu’un choix totalement maîtrisé, il est probable que l’usage non systématique de ce filtre laisse entrevoir une forme d’hétéronormativité implicite puisque l’hétérosexualité est la seule orientation et identification à ne pas être questionnée comme les autres.

II. La construction (a)temporelle de la bisexualité

19Dans une conception non essentialiste des catégories, il est généralement admis que les pratiques, les attirances et les identités sexuelles peuvent varier au cours du temps (Pollak, 1981). Cependant, étudier les biographies individuelles à partir d’une enquête quantitative, qui plus est transversale, n’est pas une tâche aisée.

1. L’inégal traitement temporel des « pratiques, attirances et identification »

20Pour étudier un phénomène dans le temps, les enquêtes quantitatives procèdent généralement par zoom rétrospectif sur un ou plusieurs événements (qui laisse nécessairement certains moments dans l’ombre) ou par bilan (qui permet de couvrir une large période, mais souvent au détriment de certains détails pertinents). Dans ces nécessaires arbitrages, chaque élément de la trilogie « pratiques, attirances, identité » ne fait pas l’objet du même traitement biographique.

21Les pratiques se prêtent à une plus large palette de collecte d’informations temporelles. L’exploration des « premier » et « dernier » rapports sexuels s’est imposée dans la plupart des enquêtes sur la sexualité en population générale (ACSF, CSF notamment), puis dans les enquêtes épidémiologiques. Ces zooms laissent nécessairement inexplorés certains moments de l’initiation ou de la vie sexuelle. En particulier, cette procédure ne permet pas de saisir les expériences inhabituelles ou qui diffèrent de la première ou de la dernière. Si les parcours entièrement hétérosexuels, ou entièrement homosexuels, sont bien approchés par cette méthode, les parcours bisexuels sont mécaniquement sous-estimés, d’où l’intérêt de procéder aussi par bilan (sur le nombre de partenaires sexuels de chaque sexe par exemple).

22Les attirances et l’identification, qui sont peu développées dans les questionnaires, sont traitées de manière radicalement différente. L’identité est généralement saisie dans l’instant présent, comme si le seul résultat actuel importait, plutôt que les hésitations ou les bifurcations. Dans le Baromètre santé 2016, on retrouve la question « Aujourd’hui, vous définissez-vous comme… » comme pour les précédentes enquêtes sur la sexualité des adultes en France. Au contraire, les attirances sont interrogées sur un temps long (« Au cours de la vie ») et peuvent donc intégrer une part d’hésitations ou de préférences qui ne sont peut-être plus d’actualité. Les analyses qui souhaiteraient croiser deux ou trois dimensions de la trilogie « pratiques, attirances, identification » devraient donc faire attention à ce que les éventuelles dissociations observées ne soient pas simplement un artefact de la non-synchronicité des questions posées.

2. Le bilan comptable des partenaires, un nécessaire outil de visibilisation des bisexualités ?

23Le bilan, c’est-à-dire la somme d’expériences au cours d’une période, est un outil de collecte particulièrement utile pour les pratiques rares lorsque leur description systématique n’est pas possible et que les zooms risquent de n’en offrir qu’une vision tronquée. Il est fréquemment utilisé pour enregistrer les attirances ou les expériences sexuelles minoritaires. Développé durant les « années sida » pour enregistrer de façon exhaustive toutes les expériences homosexuelles, cet outil permet aussi de rendre visible la bisexualité si on la définit a minima comme le cumul de partenaires des deux sexes. Le bilan rétrospectif s’avère indispensable dans un cadre d’enquête qui n’envisage pas la possibilité de relations multiples ou de relations simultanées11. L’ACSJ est la seule enquête qui explore l’enchaînement, mais aussi la concomitance des premières relations amoureuses et sexuelles des jeunes (Levinson, 2001). Son dispositif offre en effet la possibilité d’enregistrer des relations simultanées, notamment avec des personnes des deux sexes. Dans les autres enquêtes, la bisexualité n’apparaît que comme une reconstruction de relations séquentielles avec des partenaires de chaque sexe. En reposant implicitement sur la norme monogamique, les questionnaires négligent vraisemblablement une dimension importante de la bisexualité qui, d’après Yoshino (2000), est un des facteurs de son invisibilisation.

24La construction de la bisexualité comme somme d’un bilan de partenaires homo- et hétérosexuel‧les a des incidences majeures sur sa mesure. Alors qu’il suffit d’avoir un·e partenaire de même sexe pour pouvoir qualifier sa pratique d’homosexuelle, il faut avoir au moins deux partenaires pour entrer éventuellement dans la catégorie des pratiques bisexuelles. Ce truisme implique que l’expérience bisexuelle requiert du temps (ou des relations simultanées), ce qui peut la rendre difficile à saisir pour les populations les plus jeunes, dont on n’observe que le début de l’histoire sexuelle. L’enregistrement du nombre de partenaires des deux sexes « au cours de la vie », qui s’est imposé comme un indicateur classique des enquêtes sur la sexualité s’est, au demeurant, peu diffusé dans les enquêtes auprès des jeunes. Seules les enquêtes ACSJ, Espad12 et le Baromètre santé 201613 la posent. L’ACSJ demande également le nombre de partenaires des deux sexes sur d’autres périodes de référence (cinq dernières années, douze derniers mois et quatre dernières semaines), ce qui permet d’évaluer le caractère continu ou ponctuel des expériences sexuelles avec des personnes d’un sexe, de l’autre ou des deux. Le Baromètre santé 2016 est la seule enquête généraliste qui évalue le nombre de partenaires sexuels des adolescent·es « au cours de la vie », mais aussi « des douze derniers mois », permettant de renouveler les observations des différents types d’initiation sexuelle réalisées par l’ACSJ au début des années 1990. Ce type d’informations est particulièrement intéressant pour étudier les « carrières sexuelles », et notamment le poids des normes hétérosexuelles dans les parcours différenciés.

3. La cohérence imposée des parcours

25Alors que les enquêtes épidémiologiques font preuve d’une certaine résistance à l’enregistrement systématique du sexe de chacun·e des partenaires, la plupart d’entre elles intègrent cependant un bilan des expériences avec les personnes des deux sexes. C’est la formulation la plus inclusive et la plus neutre possible qui est généralement choisie. Plutôt que de comptabiliser le nombre de « partenaires sexuel·les » et les qualifier ensuite (toujours des hommes/toujours des femmes, plus souvent des hommes, plus souvent des femmes) comme le fait le Baromètre santé 2005, les enquêté·es sont interrogé·es sur le nombre de femmes et le nombre d’hommes avec qui ils ou elles ont eu des rapports sexuels ou d’autres expériences. L’ACSJ avait testé, pour la première fois auprès des jeunes, ce double bilan censé banaliser la déclaration des relations homosexuelles en évitant de les qualifier comme telle : on parle « d’hommes » et de « femmes » et non pas de « partenaires de même sexe » ou « de sexe opposé ». Alors que cette technique s’est diffusée comme un moyen simple et efficace de favoriser la parole, son utilité réelle doit être reconsidérée au regard de la position qu’elle occupe au sein du questionnaire et du choix des modalités de réponse, qui peuvent entraîner des effets contre-productifs sur leur collecte.

26Le fait de définir ses attirances sexuelles et de qualifier ses expériences vécues avant d’être interrogé·e sur le nombre de partenaires hommes et femmes peut, par souci de cohérence interne, créer un effet de halo : les freins ou résistances à déclarer des attirances homosexuelles contaminent alors le décompte final de partenaires et risquent de minimiser le nombre de relations avec des personnes de même sexe. Le Baromètre santé 2016 s’expose à cet effet d’entonnoir en interrogeant les attirances et l’auto-identification, avant de dénombrer les différents types de partenaires. Cette enquête filtre en outre le sexe des partenaires au « cours des douze derniers mois » sur le sexe des partenaires déclaré·es « au cours de la vie ». Cette procédure permet de réduire le nombre de questions importunes, mais limite également les possibilités de recueillir les relations récentes, notamment sans importance ou de courte durée, qui ne figureront peut-être pas dans le bilan sexuel d’une vie. Dans la mesure où la manière de compter ses partenaires est très sensible au contexte d’enquête, à l’expérience sexuelle et au sexe (Maillochon, 2001), il est particulièrement important d’avoir l’approche la moins filtrée possible pour saisir toutes les relations des plus jeunes et éviter notamment la sous-déclaration de partenaires de même sexe.

27L’ordre de présentation du sexe des partenaires a aussi son importance dans l’évaluation de leur nombre. Par contrainte technique, les enquêtes par auto-questionnaire sur papier fixaient nécessairement les réponses aux questions de pratiques ou d’attirances suivant un ordre intangible : le questionnaire ACSF interroge tout le monde sur le nombre de femmes, puis le nombre d’hommes avec qui les jeunes ont eu des rapports sexuels ; à la question des attirances, Portraits d’adolescents propose dans l’ordre (les filles, les garçons, les deux, personne). Avec l’apparition du système CATI/PI, ces contraintes disparaissent. Les Baromètres santé sont entièrement rédigés de manière relative en fonction du sexe de la personne enquêtée et proposent systématiquement en premier les partenaires de sexe opposé. En rappelant l’implicite hétérosexuel des réponses, l’innovation technologique des systèmes d’administration des questionnaires ne semble pas avoir spécialement renouvelé la mesure des sexualités minoritaires. En choisissant ce questionnement hétéronormé, plutôt qu’une interrogation aléatoire permise par le système CATI, l’enquête se prive d’évaluer clairement le biais de mesure lié à l’ordre d’apparition des modalités de réponse (personnes de même sexe versus de sexe différent).

III. Un continuum des sexualités ? Mythes et réalités statistiques des synthèses et bilans

28La synthèse des attirances sexuelles ou le bilan comptable des partenaires « au cours de la vie » se sont largement imposés dans les enquêtes quantitatives comme des moyens simples de sortir de la binarité homo/hétéro, en assurant la représentation d’une forme de continuum des sexualités et une meilleure visibilité des sexualités minoritaires. Plusieurs travaux récents (Rault et Régnier-Loilier, 2019 ; Rault et Lambert, 2019) se sont penchés sur l’intérêt de se concentrer sur les seuls partenaires sexuels, laissant dans l’ombre les relations platoniques, conjugales, etc. La manière d’effectuer ce décompte fait moins débat, comme si cette opération cognitive n’était pas, elle aussi, une construction sociale et politique qui façonne le phénomène qu’elle prétend révéler. Plusieurs questions se posent sur la façon de réaliser une synthèse ou un bilan de ses activités ou de ses sentiments. Qui en prend la responsabilité (la personne interrogée ou l’analyste ?) et avec quelles procédures ? Le bilan doit-il être qualitatif ou quantitatif ? Faut-il procéder de manière synthétique ou analytique ? Le cas échéant, quel degré de précision exiger ? Il n’y a donc aucune évidence dans la formalisation de ces bilans. L’analyse de leurs libellés montre qu’aucune échelle des attirances ou décompte de nombre de partenaires ne permet une véritable description d’un espace continu des sexualités sans recomposer des catégories binaires ou ternaires.

1. Une échelle d’attirances n’abolit pas la catégorisation sexuelle

29Depuis les travaux de Magnus Hirschfeld au début du xx^e siècle, les « attirances » sexuelles sont généralement recueillies sous forme d’échelles, permettant aux personnes de synthétiser elles-mêmes leur ressenti et de se classer de manière nuancée sur un continuum de valeurs (Lhomond, 1997). La plupart des échelles d’attirances sont définies entre deux extrêmes : une attirance unique pour les femmes versus une attirance unique pour les hommes, une formulation évitant d’opposer explicitement une sexualité majoritaire à une sexualité minoritaire même si c’est, in fine, ce à quoi elle servira. La manière d’établir les barreaux de l’échelle influence également la mesure du phénomène. Plus l’échelle est précise, moins les barreaux extrêmes sont choisis. Autrement dit, plus le nombre de modalités est important, moins le pourcentage d’attirances exclusives (homos et hétéros situées aux extrêmes) est important et plus on accroît la part d’attirances intermédiaires (qui pourront, par exemple, être requalifiées de bisexuelles). Ce simple constat rappelle que les enjeux politiques de dénombrement des minorités sexuelles – établir notamment s’il y a plus de bisexuel·les que d’homosexuel·les (Yoshino, 2000) – ne peuvent être séparés des discussions métrologiques, et réciproquement.

30L’ACSJ et le Baromètre santé 2016 énoncent 5 items de réponses comparables pour situer les attirances sexuelles :

31Au cours de votre vie, vous avez été sexuellement attiré·e…

1. Uniquement par des hommes14
2. Surtout des hommes mais aussi des femmes
3. Par des hommes et par des femmes
4. Surtout des femmes mais aussi des hommes
5. Uniquement par des femmes
6. [Ni par l’un ni par l’autre].

32Cette perspective permet d’exprimer l’égalité d’attirances pour un sexe ou un autre (réponse 3), une préférence pour un sexe (2 et 4), l’exclusivité (1 et 5) et même l’absence15 d’attirances (6). Toutes les enquêtes n’adoptent pas une vision aussi nuancée. L’enquête Portraits d’adolescents, qui opte directement pour un choix ternaire (les filles/les garçons/les deux), ne mesure pas le même phénomène. On ne s’intéresse pas au fait de savoir si une attirance, pour les filles par exemple, est exclusive ou majoritaire. Dans l’ACSJ et le Baromètre santé 2016, les modalités 2 et 4 peuvent alimenter, au choix, la catégorie des attirances homosexuelles ou bisexuelles. La parité du nombre de modalités de réponses conditionne également fortement la mesure de la bisexualité, pensée généralement comme une situation intermédiaire. Les sondages d’opinion qui cherchent à binariser les positions politiques, par exemple, proposent systématiquement un nombre pair de modalités de réponses, obligeant les indécis à se prononcer, à pencher d’un côté ou de l’autre. Toutes les enquêtes sur la sexualité proposent au contraire, un nombre impair de modalités (en 3 ou 5 postes) pour qualifier l’attirance, permettant de choisir une position médiane entre les extrêmes, qui est généralement définie comme une attirance bisexuelle. L’enquête Portraits d’adolescents est la seule qui, formellement, ne présente pas l’attirance pour « les deux sexes » comme une catégorie intermédiaire entre deux pôles extrêmes, mais comme une alternative. C’est également la seule enquête qui n’impose pas implicitement l’hétérosexualité comme une évidence en la proposant comme première modalité de réponse, ce que font l’ACSJ et les Baromètres santé, rédigés différemment suivant le sexe de la personne interrogée. Quand on sait l’importance de la première modalité de réponse, on peut légitimement s’interroger sur l’intérêt de commencer par les attirances hétérosexuelles lorsque l’on cherche à faciliter l’expression des attirances homosexuelles.

33Ces différents exemples de formulation permettent de comprendre qu’une échelle n’est pas l’assurance d’une mesure juste et nuancée des attirances puisque la manière de définir ses extrémités et son nombre de barreaux conditionnent la mesure du phénomène, notamment à travers les opérations de post-codage qui seront opérées in fine. En effet, rares sont les publications qui exploitent toutes les nuances des échelles sans effectuer des simplifications grossières. Dans les études sociologiques, le continuum des attirances est généralement recomposé en trilogie (homo/bi/hetéro), avec l’épineuse question de définir où sont versées les personnes qui aiment surtout des personnes de même sexe mais aussi de sexe différent, ou l’inverse (à l’homo- ou à la bisexualité ?). Dans les analyses épidémiologiques, c’est souvent une vision binaire qui s’impose, reconstruisant ex post l’opposition entre le modèle de l’hétérosexualité exclusive et les autres sexualités, notamment pour des raisons de faibles effectifs qui justifient le recours à de tels regroupements. Le cas échéant, c’est toutefois la modalité bisexuelle qui s’efface au profit des attirances homosexuelles, jamais l’inverse. Un choix sans doute hérité de la période marquée par l’épidémie du sida, mais qui pourrait évoluer à l’avenir, au fur et à mesure que les revendications sociales et politiques pour une meilleure reconnaissance des différentes sexualités prennent le pas sur les préoccupations sanitaires. Face à cette nécessaire simplification des échelles se pose la question de la mesure la plus respectueuse du choix des personnes enquêtées. Est-il préférable de leur proposer une large échelle de préférences (sachant qu’elles ne maîtriseront pas la manière dont les analystes les re-catégoriseront), ou d’emblée leur imposer de se positionner elles-mêmes à travers un nombre réduit de catégories (qui peut ne pas correspondre à leurs attentes) ? La question se pose avec d’autant plus d’actualité que la diversité croissante des identités sexuelles revendiquées – pansexuel·le, queer… (Callis, 2014), interroge la possibilité même de placer ses attirances sexuelles sur un seul axe, uniquement défini par le sexe (codé de manière binaire) du partenaire.

2. Le nombre de partenaires : l’indicateur parfait ?

34Le nombre de partenaires hommes et femmes est un indicateur qui offre de multiples promesses d’analyse. Il permet en effet d’établir conjointement un bilan synthétique de la sexualité et de son orientation, à la fois en termes qualitatifs (y-a-t-il eu des expériences homo- ou bisexuelles ?) et quantitatifs (en quel nombre et en quelle proportion ?). S’il se livre de prime abord sous la forme de l’évidence (quoi de plus simple que de compter un, deux, trois femmes avec qui l’on a eu des rapports sexuels), il peut en réalité prendre des formes très différentes qui conditionnent la pertinence et la qualité des analyses possibles. Plusieurs formalisations s’offrent en effet pour enregistrer cette information dans un questionnaire : un dénombrement numérique continu (de 0 à l’infini) ou discontinu (par tranches de 0 à 10, de 11 à 50, plus de 50…), une approche catégorielle (que des hommes, un peu plus d’hommes que de femmes, etc.) ? Le choix d’une solution plutôt qu’une autre est le fruit d’un arbitrage entre arguments méthodologiques (facilité de compréhension pour les enquêté·es, qualité de l’estimation recueillie) et arguments scientifiques (les possibilités d’analyses statistiques ne sont pas les mêmes dans le cas de variables numériques ou catégorielles). Au-delà de ces dimensions techniques, chacune de ces possibilités renvoie à l’élaboration de constructions différentes des minorités sexuelles comme catégories d’analyse ou de synthèse, définies a priori ou a posteriori, et qui dans tous les cas, donne un poids primordial, assumé ou non, à l’analyste (en sociologie et en statistiques) plutôt qu’à la personne interrogée (comme on vient de l’évoquer à propos des échelles et de leur éventuelle reconfiguration dans les publications).

35La logique continuiste (de 0 à l’infini) se pare de nombreuses vertus. Grâce à sa précision numérique, elle se présente comme la mesure la plus « objective » et la plus neutre possible. Du point de vue descriptif, elle peut se prêter à une double interprétation, à la fois pour sa valeur cardinale et pour sa valeur différentielle. Du point de vue statistique, cette solution offre également le plus large éventail d’analyses possible (une variable numérique pouvant toujours être recodée en catégorielle, alors que l’inverse n’est pas vrai). Le format de ces variables offre une grande liberté de recodages et d’usages en fonction des recherches. Mais sous l’apparente neutralité de la mesure, c’est bien l’analyste qui imposera in fine, en fonction de critères plus ou moins explicites, ce qui sera défini comme homosexualité, hétérosexualité ou bisexualité.

36Au contraire, dans une perspective où le décompte est proposé sous forme catégorielle (que des hommes, les deux sexes…), le questionnaire confie à la personne enquêtée le soin de faire la synthèse de son orientation sexuelle. Moins précise puisqu’elle repose sur une approximation des rapports plutôt qu’un dénombrement des volumes, cette formulation est cependant plus économique en temps de passation du questionnaire. Elle accorde également un rôle plus important à la personne pour se qualifier, même si c’est bien les personnes concevant l’enquête qui détiennent, là encore, le choix des catégories imposées dans le questionnaire, comme on l’a vu dans le cas des attirances.

37Les variables catégorielles sont généralement privilégiées dans les études sociologiques qui jugent la personne interrogée plus apte à évaluer ses expériences sexuelles que ne le ferait tout analyste imposant a posteriori des seuils. Ce partage des rôles n’est toutefois pas systématique dans le cas des enquêtes portant sur les jeunes. Dans l’enquête ACSJ par exemple, deux logiques différentes sont utilisées pour recueillir le nombre de partenaires au cours de périodes variables. Les partenaires « au cours de la vie » sont recensés dans une perspective catégorielle où c’est moins le nombre de partenaires que leur sexe qui importe (pour la version féminine du questionnaire : « uniquement avec des hommes ? Avec des hommes et des femmes ? Uniquement avec des femmes ? »). Au contraire, les partenaires de chaque sexe « au cours de l’année passée » sont abordés dans une perspective continuiste et peuvent être comptés de 0 à 9 999. Cette double approche est particulièrement intéressante parce qu’elle offre deux lectures du phénomène, l’une plus synthétique et l’autre plus analytique (où la synthèse, si nécessaire, doit être opérée a posteriori par l’analyste). Dans la perspective d’affiner la connaissance des sexualités minoritaires, il aurait pu être intéressant de voir les éventuelles discordances entre une question analytique (définir un nombre) et une question synthétique (faire son bilan). Toutefois, il n’est malheureusement pas possible de croiser les deux types d’informations en raison du filtre qui conditionne la seconde question (numérique) à la première (bilan). Ce filtre, comme ceux évoqués précédemment dans le Baromètre santé 2016, reflète par ailleurs la prédominance implicite d’une définition épidémiologique de la bisexualité, établie sur un seuil arithmétique (c’est-à-dire dès que le nombre de partenaires des deux sexes est supérieur ou égal à deux).

Conclusion

38Dans les années 1990, la bisexualité était fréquemment présentée comme une étape de l’initiation sexuelle avant la stabilisation d’une identité homo_ ou hétérosexuelle. Actuellement, un plus grand nombre de jeunes revendiquent très tôt leur bisexualité et et certains la conservent (Savin-Willimas et al., 2012) sans que le phénomène puisse être véritablement mesuré . La bisexualité à l’adolescence souffre d’une double invisibilité parce que la sexualité des jeunes est peu explorée dans de grandes enquêtes quantitatives et que, le cas échéant, la bisexualité y est peu, ou mal, documentée.

39La prévention des risques du sida a permis de développer des études statistiques sur les minorités sexuelles, mais la plupart des questionnaires sur la santé des jeunes entretiennent, comme le reste de la société (Mendès-Leite, 1996 ; Deschamps, 2002), le manque de reconnaissance de la bisexualité par rapport à l’hétérosexualité, mais aussi par rapport à l’homosexualité. Les résistances s’observent au niveau de la conception des questionnaires où celle-ci est toujours pensée comme le résidu de deux formes de sexualité (l’hétérosexualité et l’homosexualité exclusives) et au niveau des publications qui passent sous silence les données disponibles ou ne les commentent pas. L’analyse interne des questionnaires permet de montrer la permanence d’implicites hétéronormés et en partie sexistes. Si l’absence de systématicité d’enregistrement du sexe des partenaires et le désintérêt pour l’identification sexuelle nuisent à la description de toutes les minorités sexuelles, d’autres implicites des questionnaires (sur la pénétration ou sur la monogamie) affectent plus spécifiquement la bisexualité. Il apparaît enfin que l’idée d’un continuum d’attirances, ou d’identification, pour échapper à la bicatégorisation homo- versus hétérosexuelle n’est peut-être pas l’outil le plus opportun pour décrire les différentes formes de bisexualité. Les problèmes sont métrologiques (multiplicité des opérationnalisations de l’échelle), mais aussi épistémologiques (peut-on penser le social de manière continue en renonçant à toute catégorisation ?).

40La quête de reconnaissance de la bisexualité et d’autres identifications sexuelles et de genre revendiquées actuellement (Callis, 2014 ; Trachman et Lejbowicz, 2018a) doit conduire à s’interroger sur la possibilité même de penser cette diversité dans un continuum réduit, dans les faits, à un seul axe défini en fonction du sexe des partenaires. Les enquêtes à venir pourraient intégrer l’éventualité de ne pas se définir nécessairement par rapport à sa sexualité, mais aussi par rapport à une binarité attendue des sexes et des genres (pour soi et ses partenaires). L’enjeu d’un tel dispositif serait une véritable gageure à réaliser en population générale16.