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I. De la mesure à la quantification des minorités

2Comment étudier les personnes homo-bisexuelles et trans dans les enquêtes de sciences sociales ? Quelle proportion de la population représentent-elles ? Ont-elles des caractéristiques sociodémographiques et, plus largement, des expériences sociales qui les distinguent des personnes hétérosexuelles ? Si ces questionnements sont aujourd’hui très présents dans l’espace public, ils ont été initiés dès le milieu du xx^e siècle.

3L’enquête mise en œuvre par Alfred Kinsey aux États-Unis juste après la Seconde Guerre mondiale (Kinsey et al., 1948) constitue, à cet égard, un tournant qui ne se limite pas au comptage des personnes homo-bisexuelles. Elle s’inscrit dans une approche non pathologisante de l’homosexualité, conçue au sein d’un continuum et non comme un groupe qui serait clairement délimité. Kinsey propose en effet une échelle allant de 0 à 6, de l’hétérosexuel qui n’a jamais eu aucune expérience homosexuelle jusqu’à l’homosexuel exclusif. La production de ces données chiffrées repose donc sur une certaine conception de l’homosexualité, qui remet en cause la bicatégorisation entre hétérosexuel·les et homosexuel·les1. Elle a aussi un enjeu politique, comme en atteste la réception du rapport Kinsey, en France, dans les années 1950 (Chaperon, 2002). Les chiffres concernant l’homosexualité masculine y sont souvent jugés surestimés2 d’un point de vue scientifique, et soupçonnés d’être sous-tendus par une volonté de normalisation d’une sexualité alors largement conçue comme déviante. De manière remarquable, le traitement par Kinsey des désirs et relations sexuelles entre femmes, effectué selon les mêmes principes, ne suscite pas autant de débats. Ce qui est en question c’est, sans doute, moins la rigueur statistique que l’articulation des normes de genre et des normes de sexualité. Comme pour d’autres populations, la production de données chiffrées sur les homosexuel·les donne une existence scientifique et politique à des pratiques et à des groupes sociaux largement invisibilisés jusqu’alors. Aux États-Unis, les données chiffrées de Kinsey ont ainsi ouvert un processus de normalisation, et ont été l’une des avancées ayant permis la création d’un des premiers groupes militants homosexuels, la Mattachine Society, au début des années 19503. Elles ont favorisé la constitution d’une identité politique à partir d’une « communauté statistique » (Igo, 2007).

4En France, les premières recherches quantitatives sur l’homosexualité sont menées dans les années 1980 par les sociologues Michael Pollak et Marie-Ange Schiltz et apparaissent, rétrospectivement, comme singulières. Alors que la population des homosexuels masculins autant que les conditions de diffusion de propagation du VIH/sida sont encore mal connues, leurs enquêtes ne renseignent pas seulement les trajectoires sexuelles et les rapports au risque, mais interrogent les modes de vie et l’existence même des homosexuels en tant que groupe (Pollak et Schiltz, 1987). Ces travaux prennent également place dans un moment spécifique de l’histoire de la statistique en France où, à la demande de données chiffrées s’ajoute une exigence de réflexivité par rapport aux outils et aux catégories statistiques (Desrosières, 2014, chapitre 10). Le dispositif d’enquête élaboré par Pollak et Schiltz est original car il repose sur la constitution d’échantillons de convenance, à partir de la diffusion de questionnaires dans une revue homosexuelle ; il complète les données chiffrées par des entretiens (Pollak et Schiltz, 1991). À distance des approches médicales, mais aussi militantes, les auteur·es ont démontré la diversité des modes de vie marqués par une histoire spécifique, mettant en cause une approche réifiante de l’homosexualité qui ferait des homosexuels un groupe homogène.

5Non dépourvue d’enjeu politique – Michael Pollak envisage la connaissance comme « un instrument de libération devant déboucher sur une action en faveur des groupes étudiés » (Schiltz et Pierret, 2008) – cette approche pose les jalons d’une sociologie des minorités bien plus large que l’analyse des spécificités d’un groupe particulier. L’homosexualité peut, dès lors, être abordée comme un révélateur des évolutions de la conjugalité et de la sexualité, voire comme une avant-garde de certaines évolutions démographiques (Bozon, 2008), ou un exemple des manières dont un groupe stigmatisé s’organise et réagit à une crise de santé publique.

6À partir des années 1990, les populations enquêtées s’étendent progressivement aux lesbiennes et aux bisexuel·les, et les grandes enquêtes sur la sexualité ACSF4 et CSF apportent des données nouvelles sur les trajectoires et les vulnérabilités des minorités sexuelles (Messiah et Mouret Fourme, 1993 ; Bajos et Beltzer, 2008). Les instruments créant une visibilité de ces groupes se répandent au-delà des grandes enquêtes sur les comportements sexuels5 et des enquêtes ad hoc, que celles-ci reposent sur des questionnaires ou des entretiens. Ce foisonnement suscite des questionnements méthodologiques et épistémologiques inédits et concerne les sciences sociales dans leur ensemble. Les minorités sexuelles et de genre font partie, comme les usagers de drogue, les travailleur·ses du sexe ou les sans domicile fixe, des « populations difficiles à joindre » qui questionnent les designs d’enquête plus routiniers (Marpsat et Razafindrastsina, 2010).

7Dans ce contexte caractérisé par l’émergence d’indicateurs permettant de distinguer les minorités sexuelles (l’attirance, les pratiques sexuelles, l’identification), plusieurs travaux questionnent les conceptions de la sexualité diffusées par les enquêtes (Giami, 1993) ou les catégories sexuelles qu’elles mobilisent (Lhomond, 1997 ; Lhomond et Michaels, 2000). Ils contribuent à déplacer la question de la mesure à celle de la quantification, c’est-à-dire « la transformation de mots en nombres » (Desrosières, 2008, p. 7), la distinction invitant à mettre la focale sur l’étude de conventions, de négociations et de compromis entre différents acteurs et institutions, d’inscriptions, de codages et de calculs qui permettent et aboutissent à la mise en chiffres. Dès la fin des années 1970, Foucault démontre dans son analyse des technologies de pouvoir que l’émergence de la statistique est liée à l’apparition, au xviii^e siècle, d’un art de gouverner qui porte sur les populations, leur régulation et leur accroissement (Foucault, 2004). L’objectivation des régularités et des lois permet le contrôle des populations par les gouvernants et ouvre, pour les gouverné·es et les sciences sociales, une critique de ces usages.

8La perspective de la quantification, qui constitue aujourd’hui un champ de recherche à part entière (Henneguelle et Jatteau, 2021), ne se réduit pas à la critique politique des chiffres ou aux liens de la statistique avec le pouvoir. Plus généralement, elle permet d’aborder cinq problématiques (Espeland et Stevens, 2008) :

• les différentes manières dont on utilise les nombres, ou la place des données chiffrées dans la fabrique des entités sociales ;

• les différentes manières dont on utilise les nombres, ou la place des données chiffrées dans la fabrique des entités sociales ;

• la commensuration, c’est-à-dire la manière d’aborder des entités distinctes à partir d’une métrique commune qui transforme des différences en quantités ;

• les effets des opérations de mesure sur les entités mesurées, en particulier les groupes et les individus qui réagissent aux manières dont ils et elles sont catégorisé·es, ou se situent par rapport à des données conçues comme des normes ;

• les effets d’autorité des nombres et notamment les manières dont ils appuient des politiques publiques, l’effet de réalité occultant souvent les processus de fabrication de ces données chiffrées ;

• le niveau esthétique de la mise en forme des résultats et la présentation des données chiffrées, permettant en particulier leur circulation et leur communication dans l’espace public.

9Cet ouvrage ne prétend pas traiter toutes ces questions, mais il en examine plusieurs avec, pour point de départ, un essor récent des enquêtes en France concernant les minorités de genre et de sexualité, et les évolutions démographiques qui affectent ces dernières. Les recherches menées dans les années 1980 et 1990 ont été marquées par les enjeux de santé dans le contexte du sida (Pollak et Schiltz, 1987 ; Calvez, Schiltz et Souteyrand, 1996 ; de Busscher, Proth et Mendès-Leite, 2000 ; Pinell, 2002 ; Broqua, 2002 ; Gaissad, 2009 ; Girard et Doré, 2018), et ont souvent privilégié les gays et leurs modes de vie (Schiltz, 1997 ; Proth, 2002 ; Le Talec, 2008). Dans un contexte de reconnaissance légale du couple de même sexe, des travaux se sont ensuite penchés sur la conjugalité (Adam, 1999 ; Rault, 2009 ; Costechareire, 2008 ; Chetcuti, 2010 ; Courduriès, 2011), la parentalité et la parenté des personnes homosexuelles (Descoutures, 2010 ; Courduriès et Fine, 2016), peu investies jusqu’alors et mises au jour de façon inédite par les débats publics sur la reconnaissance du couple de même sexe, à partir de la fin des années 1990. Ces thématiques ont été renouvelées depuis grâce à l’apparition de nouvelles sources, en particulier statistiques, comme les données d’état civil ou de grandes enquêtes internationales (respectivement Meslay, 2020 ; Marteau, 2019), ou encore des enquêtes en ligne réalisées auprès de volontaires (Gross et Courduriès, 2015).

10Les recherches sur les minorités de genre et de sexualité ont aussi été élargies à d’autres minorités que les homosexuel·les et à des thématiques plus diversifiées, prolongeant certains travaux précurseurs (Deschamps, 2002). Les travaux réalisés ont permis d’apporter des connaissances sur différents aspects des modes de vie des homo-bisexuel·les tels que leurs comportements politiques (Prearo, 2014 ; Durand, 2020), les rapports à l’espace (Giraud, 2012 ; Blidon et Guérin-Pace, 2013 ; Rault, 2016), aux services publics (Collectif, 2022) et une focalisation sur les bisexuel·les (Trachman et Lejbowicz, 2018). D’autres recherches se sont attachées à rendre compte de parcours de vie, en combinant données d’enquêtes et entretiens permettant de restituer la diversité des parcours des femmes non hétérosexuelles (Lejbowicz, 2022) et des expériences des personnes trans (Giami, Beaubatie et Le Bail, 2011 ; Hérault, 2014 ; Beaubatie, 2021). Dans un contexte sanitaire fortement transformé par l’apparition des antirétroviraux dans les années 1990 et l’essor de traitements prophylactiques, des recherches sur les minorités sexuelles et la santé sexuelle ont renouvelé celles conduites dans les années 1980 et 1990 (Girard, 2013 ; Chetcuti et al., 2013 ; Méthy et al., 2017).

11Encouragées socialement par une plus grande visibilité (Fassin, 2005) et dans un contexte scientifique moins réfractaire à leur étude6, des approches empiriques novatrices voient ainsi le jour7.

II. Augmentation et diversification : les évolutions démographiques récentes des minorités de genre et de sexualité

12Outre les avancées des recherches, les minorités de genre et de sexualité connaissent actuellement des évolutions démographiques notables dont on peut signaler quelques tendances. Les enquêtes réalisées dans les années 1990 et 2000 dans les pays du Nord, aboutissaient à des estimations de personnes s’identifiant comme gaies et lesbiennes, entre 1 % et un peu plus de 2 %. Il semble y avoir une augmentation depuis le début des années 2010, qui peut être liée à un nombre de plus en plus important d’individus, à un effet d’une plus grande acceptation, et donc de dicibilité des homo-bisexualités ou à une amélioration des outils de mesure, ces hypothèses n’étant pas exclusives. Surtout, les données disponibles permettent de distinguer les gays des lesbiennes, les homosexuel·les des bisexuel·les et ainsi d’établir que ce dernier groupe, longtemps invisibilisé dans les recherches, est aussi nombreux que le premier et que leur nombre semble être en augmentation, en particulier chez les femmes. Dans des enquêtes récentes, les lesbiennes constitueraient environ 3 % de la population, et les bisexuelles 4 % (Carpenter, 2013 ; Gates, 2022).

13Le nombre de couples de même sexe est également un indicateur très net de ces transformations démographiques. En France, il a presque doublé en moins de dix ans, passant d’un peu de moins de 0,6 % des couples cohabitants en 2011 (enquête Famille et logements, Insee, 2011) à un peu plus de 1 % en 2020 (Rault, 2023). Le nombre de couples de même sexe qui déclarent vivre avec des enfants dans le ménage a enregistré une hausse notable8. Le couple cohabitant concerne toutefois moins systématiquement les expériences des minorités sexuelles, possible signe d’une distance critique à cette forme d’organisation de la sphère privée et/ou d’un accès qui leur est plus complexe (Lau, 2012 ; Carpenter et Gates, 2008). Des recherches pour étudier ces mécanismes qui ne s’excluent pas font toujours défaut.

14Compte tenu de la diversité des indicateurs pour identifier les personnes trans, la production de données chiffrées sur cette population est particulièrement délicate (Giami, 2011) : les informations permettant d’identifier ces personnes dans les enquêtes en population générale sont rarement disponibles, les estimations de la taille de la population étant finalement très variables (Deutsch, 2016). Plusieurs enquêtes récentes montrent cependant une forte augmentation des personnes qui questionnent leur identité de genre. Une étude réalisée à partir de 12 enquêtes reposant sur des échantillons probabilistes et menées entre 2007 et 2015 aux États-Unis, conclut à une augmentation des personnes dont l’identité de genre diffère du sexe assigné à la naissance, en particulier chez les jeunes (Meerwijk et Sevelius, 2017). Les études qui reposent sur des données et des définitions médicales, et en particulier la notion de dysphorie de genre9, concluent également à une augmentation de cette population, mais aussi à sa transformation sociodémographique : si les personnes trans assignées hommes à la naissance sont toujours plus nombreuses, de plus en plus de personnes assignées femmes à la naissance s’engagent dans un parcours de transition, en particulier chez les plus jeunes (Zucker, 2017). En France, le nombre de personnes ayant bénéficié d’un soin de transition (indicateur limité mais instructif pour saisir la population trans) a fortement augmenté au cours des dernières années : 9 000 personnes étaient concernées en 2020, soit 10 fois plus qu’en 2013. Et parmi elles, on compte également de plus en plus d’hommes trans (Picard et Jutant, 2022).

15La diversification des identifications de genre et de sexualité est une autre évolution importante. Ces identifications ne reflètent pas nécessairement des pratiques nettement distinctes, mais la nomination de soi a toujours été un enjeu important chez les minorités de genre et de sexualité (Sedgwick, 2008). Cette diversification est, en outre, le fait de groupes aux caractéristiques spécifiques, et elle a des enjeux méthodologiques (Trachman et Lejbowicz, 2018). Une enquête réalisée entre 2016 et 2018 aux États-Unis, et élaborée à partir d’un échantillon probabiliste de personnes appartenant à des minorités sexuelles, conclut que 7,5 % des personnes s’identifiaient comme non-binaires, c’est-à-dire ne se reconnaissent pas dans les catégories de femme et d’homme (Wilson et Meyer, 2021). Plus récemment, l’innovation du recensement canadien de 2020, consistant à proposer à la fois une question sur le sexe « à la naissance » et une troisième catégorie de genre10, a mis en évidence que 0,33 % de la population canadienne de 18 ans et plus se dit non binaire et/ou trans, les disparités étant fortement marquées par génération. Parmi les babyboomers (né·es entre 1945 et 1965), 0,15 % sont non-binaires et/ou trans. C’est le cas de 0,85 % des 20-24 ans. Cette question sur le sexe était accompagnée d’une réponse ouverte, permettant au répondant·es de renseigner le terme qui leur correspondait le mieux11

16Du point de vue de la sexualité, l’homosexualité et la bisexualité ne sont pas les seules manières de s’identifier, comme le montre l’extension progressive du sigle « LGBTQ ». Une enquête menée en 2016-2017 auprès d’un échantillon représentatif des minorités sexuelles aux États-Unis, montre que les personnes qui s’identifient comme queer, catégorie qui implique le questionnement d’une identité stable plutôt que son affirmation, représentent un peu plus de 5 % de cette population, sont plus souvent des femmes, plus jeunes, et disposent de plus de capitaux scolaires. Les personnes queer sont plus susceptibles d’être sexuellement attirées par les personnes des deux sexes, mais aussi les personnes trans (Goldberg et al., 2020).

17Ces évolutions ne concernent pas seulement les minorités de genre et de sexualité en tant que groupe, mais l’espace des possibles sexuels, en particulier des générations les plus jeunes. Dans l’enquête française Baromètre santé 2016, 8 % des femmes et 4,9 % des hommes de 18 à 69 ans rapportent avoir déjà été attiré·es par une personne de même sexe, 5,6 % des femmes et 4,2 % des hommes ont eu au moins un rapport avec une personne de même sexe. Dix ans plus tôt, dans l’enquête CSF, les femmes étaient 6,2 % à déclarer de telles attirances et 3,9 % à déclarer un rapport, c’était le cas de 3,9 % et 4 % des hommes. En 2016, 1 % des femmes et 3,2 % des hommes de 18 à 29 ans ont eu un premier rapport sexuel avec une personne de même sexe (Bajos, Rahib et Lydié, 2018). En France, l’enquête Virage a montré qu’en 2016 près de la moitié des femmes bisexuelles avait moins de 30 ans (Trachman et Lejbowicz, 2020).

18Enfin, on peut souligner quelques spécificités des minorités de genre et de sexualité, notamment parce qu’elles soulèvent des questionnements relatifs aux techniques d’échantillonnage et aux designs d’enquête ordinaires. Il semble ainsi qu’une part non négligeable de personnes sans domicile fixe appartienne aux minorités de genre et de sexualité. Dans une enquête menée en 2018 aux États-Unis, 17 % des personnes ne s’identifiant pas comme hétérosexuelles (gaies, lesbiennes, bisexuelles ou autre) ont temporairement vécu chez des amis ou des membres de leur famille, dans un refuge ou un foyer, ou encore dans la rue, les parcs, une voiture (Wilson et al., 2020). En outre, le taux d’incarcération de ces dernières semble plus important que celui de la population générale : une autre enquête ,menée en 2011-2012 aux États-Unis, révèle que les personnes s’identifiant comme gaies, lesbiennes ou bisexuelles ou ayant eu des rapports sexuels avec une personne de même sexe, ont un taux d’incarcération trois fois plus élevé que les personnes hétérosexuelles (Meyer et al., 2017).

19Deux conclusions peuvent être tirées de ce rapide survol. Au-delà des sexualités et des identifications de genre minoritaires, les différences des trajectoires des femmes et des hommes et les différences générationnelles sont des enjeux centraux. L’une des principales limites de ces données réside dans le fait qu’elles concernent les pays du Nord et en particulier les États-Unis, et laissent dans l’ombre les variations nationales et culturelles des minorités de genre et de sexualité – ces variations ont été abordées par les anthropologues plus que par les démographes ou les sociologues (Herdt, 1996, 1997 ; Lewin et Leap, 2009). Toutes montrent cependant que les enjeux de quantification ne se réduisent pas à des questions de dénombrement ni à cerner des populations jusque-là mal saisies dans les enquêtes.

III. Accroître la réflexivité des pratiques d’enquête

20Issu d’une journée d’étude12, cet ouvrage aborde de manière originale les questions que pose l’émergence des minorités de genre et de sexualité dans les enquêtes statistiques et, plus largement, les sciences humaines et sociales d’un point de vue méthodologique. Il ne prétend pas établir un répertoire de bonnes pratiques13, même si les avantages et les limites de certaines manières de collecter des données, de choisir tel indicateur sont abordés. En prenant pour point de départ de la réflexion des enquêtes existantes, il examine les techniques permettant la production de données chiffrées sur ces populations, en s’intéressant aux moyens par lesquels les chercheur·ses travaillant sur les minorités de genre et de sexualité peuvent construire de telles données, mais aussi à ce que ces minorités font à leur production. La mise en regard avec des données qualitatives permet de saisir la manière dont certaines opérations (catégorisation, qualification des faits ou des situations, temporalisation) sont présentes, tant dans les enquêtes statistiques que dans les études ethnographiques, mais aussi de souligner les limites des unes et des autres.

21L’opposition entre les méthodes quantitatives et qualitatives est aujourd’hui largement dépassée, la diversité des liens et la mise en œuvre de la mixité des méthodes étant, en revanche, au centre des réflexions. Plusieurs enquêtes attestent de la complémentarité des méthodes, qui offrent des points de vue différents sur un même phénomène et objectivent les aspects distincts des expériences sociales (Imbert et al., 1993). L’un des enjeux est alors de pouvoir disposer de ces deux matériaux à partir des mêmes individus. La question de l’articulation des données qualitatives et quantitatives se pose en outre au niveau disciplinaire : la mobilisation d’entretiens peut permettre d’évaluer la qualité des données statistiques ; elle offre également l’occasion de saisir les irrégularités, les discordances intra-individuelles ou intra-groupes, les significations données par les individus à leurs comportements, autant d’aspects que la notion démographique de population tend à écarter (Bozon, 2006). Enfin, l’opposition entre « quanti » et « quali » peut être secondaire par rapport aux manières dont les techniques d’enquête construisent leur objet, mais également à la façon dont ces enquêtes se positionnent face aux enjeux politiques et aux contraintes politiques et épistémologiques : c’est alors la problématisation sociodémographique qui guide l’élaboration de l’enquête, plus que les compétences techniques ou les routines disciplinaires.

22Les difficultés et les enjeux des enquêtes ne sont pas nécessairement propres aux minorités de genre et de sexualité. Elles se posent également pour des travaux qui concernent les populations difficiles à atteindre (Schiltz, 2005), pour lesquels les données de cadrage n’existent pas, dont certaines caractéristiques sont invisibilisées, et qui sont parfois rétives à l’objectivation scientifique. Leur petit nombre, la difficulté d’en cerner les contours, mais aussi le manque de connaissances sur leur répartition dans l’espace social, posent la question de la représentativité des données, celle-ci n’étant pas nécessairement un objectif possible ni souhaitable (Selz, 2013). Les questions de méthode, de terrain et de problématiques sont donc dépendantes d’enjeux scientifiques (quels sont les choix plus pertinents pour objectiver le phénomène analysé ?), mais aussi politiques (quels sont les choix les plus respectueux des enquêté·es ?). Interviennent également des contraintes méthodologiques (quels sont les choix possibles au regard des données collectées et des terrains accessibles ?). Les données disponibles et les routines d’enquête peuvent contribuer à occulter certaines populations et ne permettent pas nécessairement de saisir des expériences spécifiques. De ce point de vue, les sources qui peuvent être produites ne sont pas toutes perméables de la même manière à l’inclusion d’indicateurs permettant de cerner les minorités de genre et de sexualité. Alors que les enquêtes de volontaires, dites de convenance ou ad hoc leur sont explicitement destinées, les enquêtes en population générale par questionnaire incluent surtout ces indicateurs quand il s’agit des thématiques relatives à la sexualité et à la vie privée, ou considérées comme connexes, comme les violences ou la santé sexuelle. Ces indicateurs se font plus rares pour d’autres enquêtes, comme par exemple celles relatives à des questions d’emploi, de choix professionnels ou encore d’orientations scolaires qui mériteraient pourtant d’être davantage investiguées14. Les données administratives permettent rarement d’étudier les minorités de genre et de sexualité, sauf pour certains sous-groupes lorsqu’elles enregistrent des comportements qui renvoient à des catégories étatiques instituées comme le mariage. Pourtant, l’essor de ce type de données augure de possibilités particulièrement novatrices pour étudier certains aspects des parcours de vie des minorités de genre et de sexualité tels que les mobilités sociales et géographiques, les parcours professionnels, la santé.

23Il est alors nécessaire de s’interroger sur les données et les outils les plus pertinents. Revenir sur les méthodes mobilisées est l’occasion de mesurer leurs effets, leurs transformations, de prendre conscience de leurs imperfections, mais aussi de forger de nouveaux outils et des concepts appropriés. La notion de « minority stress », qui a connu un grand succès, en est un exemple. Conçue par l’épidémiologiste Ilan Meyer, elle vise à saisir non seulement les expériences de stigmatisations, de discriminations et de violences subies par les minorités sexuelles, mais aussi à montrer qu’être homosexuel·le dans une société où l’homosexualité est perçue comme une singularité voire une déviance, implique des effets et des affects négatifs dans la totalité de l’existence, y compris dans les rapports à soi (Meyer, 1995).

24Élaborer des outils pour saisir des expériences spécifiques conduit souvent à questionner les impensés des techniques d’enquête en matière de genre et de sexualité. De ce point de vue, il ne s’agit pas seulement d’ajouter de nouvelles catégories à celles existantes (Westbrook et Saperstein, 2015) : ce sont les conceptions du genre et de la sexualité sous-jacentes aux routines d’enquête qu’il faut soumettre à la critique. Certaines manières de faire couple, de faire famille, certaines trajectoires sexuelles sont implicitement privilégiées au détriment d’autres, supposés minoritaires ou socialement peu significatives (Baumle, 2013). Ces dernières peuvent cependant éclairer d’un jour nouveau des comportements ou des trajectoires supposées majoritaires. Les travaux qui se sont développés dès la fin des années 1990 sur la parenté et la parentalité des personnes homosexuelles en sont un bon exemple. Ils ont contribué à une forme de remise en cause de ce que l’anthropologue Agnès Fine a nommé « la fiction du couple hétérosexuel procréateur ». Les notions de pluriparentalité ou de coparentalité ont non seulement permis de mettre au jour des expériences de nombreuses personnes non hétérosexuelles mais ont aussi fourni des outils rendant plus visibles toutes les configurations familiales se distinguant du modèle « fictionnel » (Fine, 2001).

25Cette réflexion sur les enjeux de mesure et les catégories d’enquête conduit aussi à prendre en compte les décalages possibles entre le sexe assigné à la naissance, l’identification de genre, le désir sexuel. Cela rejoint la distinction faite par la théoricienne queer Eve K. Sedgwick (2008) entre une approche universalisante de l’homosexualité, qui considère que celle-ci est une question qui se pose à toute personne, indépendamment de ses désirs et de ses pratiques, et une approche minorisante pour laquelle la question de l’homosexualité se pose avant tout pour les personnes concernées. Comme le notait Eve K. Sedgwick, il ne s’agit pas d’écarter l’une de ces approches au détriment de l’autre, mais de considérer que ces deux stratégies sont possibles, l’une étant, dans certains cas, plus pertinente que l’autre.

26La réflexivité sur l’usage des catégories et des enquêtes n’a donc pas pour seul objectif l’inclusion de groupes délaissés par la recherche, elle propose de mieux saisir des expériences plus ou moins partagées de ces groupes, et de penser à partir de ceux-ci les évolutions de l’espace des possibles sexués et sexuels. De ce point de vue, les acquis de l’épistémologie féministe sont précieux pour les recherches sur les minorités de genre et de sexualité. En s’interrogeant sur les conditions sexuées de production du savoir, ces recherches ont montré que l’affirmation d’un point de vue neutre et distant implique une invisibilisation des points de vue féminins et plus généralement minoritaires. Prêter attention à ceux-ci, ce n’est pas seulement les rendre visibles, mais c’est aussi se donner les moyens de faire apparaître les implicites et présupposés des pratiques d’enquête ordinaires, en particulier androcentriques, mais aussi hétérocentrées et cisnormatives (Chabaud-Rychter et al., 2010 ; Maudet, 2019).

IV. Mesurer des populations minoritaires

27Cet ouvrage s’organise selon trois axes de recherche, qui en constituent les trois parties. Le premier axe concerne les enjeux de mesure des minorités de genre et de sexualité et aborde celles-ci comme des populations. Les questions posées sont, en premier lieu, celles d’une politique des petits nombres (Thomas, 2018). Comment dénombrer ces populations, selon quels critères et pour quels objectifs ? Certaines enquêtes existantes contiennent des indicateurs plus ou moins explicites de sexualité (enquête CSF ; enquête Presse Gays et Lesbiennes de l’InVS, 2011 ; enquête Famille et logements, Insee, 2011 ; Épic, Ined-Insee, 2013 ; enquête Virage, Ined, 2015), mais ce n’est pas toujours le cas (enquêtes routinières conduites par l’Insee à l’image de l’enquête Emploi par exemple, enquêtes annuelles de recensement). La question de la production de données représentatives, mais plus largement celle de la couverture des minorités, des effets d’objectivation et d’occultation des méthodes d’enquêtes rejoint les interrogations posées par les enquêtes Presse Gays et Lesbiennes (Pollak et Schiltz, 1991 ; Velter et al., 2015) et fait l’objet d’une importante littérature internationale (Binson et al., 2007 ; Meyer et Wilson, 2009 ; Kuyper et al., 2016). Les problématiques abordées concernent les stratégies d’enquête, les techniques d’échantillonnage, les effets des modes de collecte, les indicateurs retenus mais aussi les effets liés aux producteurs et productrices de ces enquêtes.

28Ces analyses méthodologiques sont inséparables de celles des biais sexuels et sexués des enquêtes et des processus de politisation dans lesquels ces populations sont prises. Le cas des jeunes bisexuel·les analysé par Florence Maillochon, dans le chapitre 1, est sans doute exemplaire : ce ne sont pas seulement les indicateurs disponibles qui sont en question, mais le privilège accordé aux moments de l’élaboration et de l’analyse à certaines populations sur d’autres. L’invisibilité sociale des bisexuel·les est reproduite dans les enquêtes, qui tendent à les analyser comme des homosexuel·les. C’est aussi une certaine conception de la sexualité, qui différencie des groupes selon quelques critères et minimise l’importance des variations temporelles, qui explique cette invisibilisation.

29Dans le chapitre 2, Wilfried Rault aborde la question de la visibilité croissante des couples de même sexe dans les enquêtes quantitatives : d’abord cantonnée aux dispositifs réalisés auprès des hommes ayant des relations sexuelles avec les hommes dans les années 1980, elle s’est étendue aux enquêtes sur les comportements sexuels puis à d’autres enquêtes thématiques (sur les violences et la conjugalité), avant de gagner des dispositifs généralistes comme le recensement à la fin des années 2010, sans toutefois prendre en compte des configurations relationnelles propres aux minorités de sexualité. Ces évolutions ont été étroitement liées à la question politique de la reconnaissance du couple de même sexe.

30Michal Raz questionne, chapitre 3, les enjeux liés à la quantification de l’intersexuation, dont les contours sont particulièrement incertains et mouvants. Son analyse montre que l’histoire de cette quantification est une lutte entre des terminologies médicales souvent pathologisantes et une revendication d’autodéfinition, qui n’est pas nécessairement partagée par toutes les personnes intersexuées en raison de sa connotation militante. On peut en tirer des conséquences pour améliorer la connaissance empirique des populations intersexes.

31Stéphane Legleye et Géraldine Charrance reviennent, chapitre 4, sur deux enjeux méthodologiques de la mesure des populations homo-bisexuelles, inséparables de leur statut minoritaire : la sous-déclaration liée au mode de passation (téléphone ou auto-administré) et les effets du sexe de l’enquêtrice·eur sur la participation à une enquête en population générale sur les violences, qui comprend des indicateurs d’homo-bisexualité. La mise en œuvre de méthodes statistiques pour neutraliser ces biais permet de proposer une réestimation du nombre de personnes homo-bisexuelles dans la population.

V. Objectiver des expériences spécifiques

32Le deuxième axe de recherche aborde les minorités de genre et de sexualité comme des groupes ayant des expériences qui ne sont pas nécessairement celles de la population majoritaire. Dans cette perspective, si les minorités de genre et de sexualité sont des populations difficiles à cerner d’un point de vue statistique, cela ne tient pas seulement à leur faible nombre ou aux défauts des recensements en population générale. Les trajectoires individuelles sont marquées par des identifications successives et rétrospectives, des incertitudes définitionnelles, des appréhensions du couple, de la famille et de la sexualité parfois en décalage avec les catégories majoritaires. Elles constituent ainsi un terrain privilégié pour la prise en compte « d’états flous » dans les opérations de recherche (Antoine et Lelièvre, 2006), les catégories « en marge » (Marpsat, 2007) et les opérations de mise en cohérence biographique. Cela a des conséquences sur les dispositifs d’enquête adéquats. Parce que les enquêtes en population générale impliquent souvent des opérations de mise en équivalence qui tendent à prendre pour modèles les expériences des groupes majoritaires (Trachman et Lejbowicz, 2018), elles ne sont pas nécessairement les mieux adaptées pour cerner ces spécificités.

33Comme le montrent Annie Velter et ses co-autrices dans le chapitre 5, les enquêtes sur les prises de risques sexuels des homosexuels masculins posent cette question de manière exemplaire. Pour rendre compte des logiques et des pratiques de prévention, mais aussi de la diversité des homo-bisexuels masculins, il est nécessaire d’investiguer certains lieux, de recueillir d’autres informations, par exemple sur la consommation de substances psychoactives, et de diversifier les modes de collecte. Le design de ces enquêtes est pris dans l’existence de ce qu’on peut appeler des subcultures sexuelles qui ne sont, en outre, pas partagées par tous les hommes qui ont des relations sexuelles avec des hommes. La comparaison de deux dispositifs d’enquête, l’un reposant sur une méthode d’échantillonnage de lieux de sociabilité sexuelle (échantillonnage espace-temps), l’autre sur un questionnaire diffusé sur des applications de rencontres, pose la question du choix de l’espace de collecte.

34La spécificité des expériences des minorités conduit également à s’interroger sur le partage entre qualitatif et quantitatif. Dans le chapitre 6, Colin Giraud montre comment les populations minoritaires sont aussi des populations invisibilisées, y compris par les dispositifs d’enquête, et notamment la plus enquêtée, qui est celle des homosexuels masculins. À partir d’entretiens qualitatifs sur les homosexualités en milieu rural et périurbain, il plaide pour une ethnographie localisée dont la dimension spatiale offre de nouvelles perspectives.

35Parmi les expériences spécifiques des minorités de genre et de sexualité figurent celles liées aux migrations. Plus que de simples changements de contexte, elles impliquent l’expérience de plusieurs systèmes de catégorisations sexuelles qui varient selon les espaces. Une enquête qualitative sur les mobilités internationales de minorités sexuelles entre la France et les États-Unis (chapitre 7) permet à Michael Stambolis-Ruhstorfer de montrer que ces catégorisations distinctes, qui font écho à des politiques de la sexualité différentes, ont des effets sur les parcours sexuels et sur les identifications des individus.

36Étudier les spécificités des expériences des minorités de genre et de sexualité offre, enfin, de nouvelles pistes méthodologiques sur les indicateurs ordinaires de genre et de sexualité. Dans cette perspective, ce qui est conçu comme spécifique peut être le révélateur d’expériences partagées par d’autres groupes. Alors que le sexe est souvent considéré comme un indicateur du genre, les travaux sur les masculinités et les féminités, l’émergence de ces identifications ouvrent des pistes de recherche inédites. L’enjeu n’est pas nécessairement d’identifier de nouvelles populations, mais de se donner les moyens d’objectiver des variations du genre et de la sexualité, dont les indicateurs et les catégorisations majoritaires ne rendent pas compte. Mathieu Trachman montre ainsi, dans le chapitre 8, que saisir les spécificités des rapports au genre des homosexuel·les et de bisexuel·les, nécessite de s’interroger sur les rapports au genre des hétérosexuel·les, et donc de s’appuyer sur une enquête en population générale.

VI. Questionner et produire les catégories d’enquête

37Un troisième axe de recherche concerne les catégories d’enquête, c’est-à-dire des outils avec lesquels les chercheur·ses organisent et exploitent des données selon une question de recherche, qui ne reprennent pas toujours les manières dont les individus se catégorisent. Leur production suppose une nécessaire réduction de l’hétérogénéité à ces populations, appréhendées selon quelques variables. On sait, par exemple, qu’il existe plusieurs indicateurs statistiques pour définir les homo-bisexualités (attirance, pratique, identification) ; et que ces indicateurs sont mobilisés de manière variable par les individus. Ainsi lorsqu’elles sont jeunes, les personnes bisexuelles peuvent concevoir leur bisexualité à partir de leurs expériences sexuelles avec des personnes des deux sexes et considérer, au fur et à mesure de leur vieillissement, que les attirances sont plus déterminantes (Weinberg, Williams et Pryor, 2001). Par ailleurs, la situation minoritaire de ces groupes questionne de manière spécifique ces catégories d’enquête. Pour certains d’entre eux, la nomination de soi est un moment particulier dans leur trajectoire, vécue comme le fait d’assumer une identité stigmatisée (c’est le « coming out » par exemple). Pour d’autres, les classements et les catégorisations sont vécues comme des assignations imposées, une remise en cause de leur autonomie à se dire et se décrire. Il y a donc un enjeu non seulement scientifique, mais aussi politique et ontologique des catégorisations des minorités de genre et de sexualité (Butler, 2004).

38Les enquêtes réalisées en Afrique subsaharienne sur des hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes, sont un bon terrain pour analyser la diversité des catégorisations, les logiques scientifiques, mais aussi politiques qui les sous-tendent et les effets de réduction qu’elles produisent. Dans le chapitre 9, Joseph Larmarange et Christophe Broqua ouvrent ainsi une critique des opérations de standardisation non contrôlées qu’implique un raisonnement statistique qui consiste souvent à transposer des catégorisations d’un contexte à un autre. Si la démarche permet de visibiliser les minorités de genre et de sexualité de manière inédite, elle occulte la spécificité des contextes étudiés.

39Cette critique du réductionnisme et de l’imposition des catégories ne signifie pas que les catégorisations sont nécessairement impropres ou imposées. Elles doivent être explicitées, contextualisées et, dans la mesure du possible, se distinguer des catégories juridiques et étatiques susceptibles d’entretenir une homogénéité factice (Héran, 1984). À partir de l’enquête Virage-LGBT, enquête en ligne complémentaire de l’enquête Virage réalisée en population générale en 2015, Gaëlle Meslay montre, chapitre 10, comment il est possible, dans un contexte d’ouverture du mariage aux couples de même sexe, d’explorer les spécificités de ceux qui sont mariés par rapport à ceux qui ne le sont pas, mais aussi de rendre compte de leur hétérogénéité, démarche impossible à mettre en œuvre à partir d’autres types d’enquêtes.

40Dans le cas des personnes trans, les catégorisations ont des enjeux médicaux, administratifs, étatiques (Giami, 2011). Les stratégies d’enquêtes sont ainsi prises dans des luttes de classifications, des demandes de reconnaissance, des temporalités biographiques et historiques mais aussi des formes de défiance vis-à-vis des chercheur·ses : comment en tenir compte ? Dans le chapitre 11, Emmanuel Beaubatie montre que la production de données chiffrées sur les trans implique de produire des indicateurs de genre non binaires. À partir d’une approche multidimensionnelle reposant sur le sexe assigné à la naissance, l’identification, le sexe à l’état civil, les pratiques corporelles ou encore l’engagement militant, il rend compte de la diversité des situations et de leur caractère composite et mouvant. Une telle démarche fournit des propositions pour étudier autrement le genre, au-delà de la population trans.

41De la même manière, à partir du cas de femmes ayant ou ayant eu des rapports sexuels avec des femmes, Tania Lejbowicz s’appuie, chapitre 12, sur plusieurs indicateurs (le sexe des partenaires sexuel·les au cours de la vie, l’identification, l’attirance) pour mettre au jour des configurations sexuelles multiples. Elle montre ainsi que pour décrire plus finement la réalité des expériences individuelles, il s’avère fructueux de mobiliser plusieurs critères. Grâce à la mobilisation d’un matériau qualitatif complémentaire, qui permet de contextualiser la diversité des configurations recueillies, elle met également en évidence la manière dont les identifications, les attirances et les pratiques s’articulent et peuvent varier au fil de la vie.

42L’ouvrage s’achève par une postface qui dégage quelques enjeux transversaux aux différents chapitres et ouvre des pistes pour de futures recherches. Elle inscrit les opérations de quantification et plus largement d’objectivation des minorités de genre et de sexualité dans leurs dynamiques actuelles : celles-ci ne doivent pas être conçues comme des groupes aux frontières fixes, mais comme des populations en devenir, par leur taille comme par leur composition. Dans cette perspective, il ne s’agit pas seulement de saisir des modes de vie plus ou moins spécifiques, mais des potentiels minoritaires qui affectent l’espace des possibles sexués et sexuels d’une partie de plus en plus large de la population, et qui sont susceptibles de transformer les systèmes de catégorisation dominants. L’enjeu pour les enquêtes statistiques n’est pas seulement de mieux saisir ces transformations, mais d’accompagner leur production et de participer à leur diffusion.