1Durant l’ère des Indépendances, trois des pays d’Afrique du Nord sous domination coloniale, le Maroc, la Tunisie et la Libye, ont acquis leur indépendance sans que le processus de décolonisation ne prenne de formes violentes. La Lybie fut placée sous protectorat franco-britannique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Devant les indécisions françaises et britanniques quant à l’avenir des provinces libyennes, en 1949, l’Onu se prononça en faveur d’un État indépendant. Pour les protectorats français de la Tunisie et du Maroc, la question fut traitée entre le gouvernement français et les souverains des deux pays. Les préparatifs de la lutte armée au Maroc et en Tunisie et l’action politique des partis nationalistes (l’Istiqlal dirigé par Abbas El Fassi pour le Maroc, le Néodestour dirigé par Habib Bourguiba pour la Tunisie) conduisirent rapidement à l’autonomie interne en 1954 sous le gouvernement de Pierre Mendès-France1 puis à l’indépendance des protectorats français en 1956. Il n’en fut pas de même pour l’Algérie, annexée à la France depuis 1830 et dont le statut était différent des autres pays administrés2. Devant le rejet par les autorités françaises d’une solution négociée pour une décolonisation pacifique, un groupe de militants appartenant à l’Organisation spéciale (OS) mise en place par le Parti du peuple algérien (PPA3) en 1947 et dissoute en 1950 à la suite de son démantèlement par les services policiers français, déclenche la lutte armée sans l’avis des instances dirigeantes du PPA/MTLD (MTLD, mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques dirigé par Messali Hadj). Le 1^er novembre 1954 des actions armées sont engagées sur différents points du territoire algérien.

2Une fois l’effet de surprise passé, l’opération de « maintien de l’ordre » alors menée par les autorités françaises se transforme en guerre ouverte (aujourd’hui appelée guerre asymétrique). Celles-ci, face à la guérilla rurale et urbaine développée par les indépendantistes algériens, mettent en œuvre des opérations militaires de grande envergure (ratissages, pilonnages par l’aviation et l’artillerie, etc.), des opérations de police (démantèlement des cellules actives, rafles en milieu urbain, etc.) et enfin des actions « préventives » (arrestations de personnes susceptibles de rejoindre la rébellion).

3Très rapidement, les stratèges militaires des deux camps comprennent que l’enjeu fondamental de cette guerre tient au contrôle des populations civiles algériennes (dites « indigènes » puis « Français musulmans » et « Français de souche nord-africaine » – FSNA – dans les rapports militaires). Dans les guerres dites asymétriques, les uns sont astreints de s’appuyer sur les populations pour leur approvisionnement (en armes, matériels et nourritures) et se mélangent à elles sous peine d’être défaits, tandis que les autres s’évertuent à restreindre au maximum de telles possibilités de contact avec la population civile, essentiellement rurale.

4Devant la grande dispersion des populations rurales dans les zones montagneuses, les chefs militaires français engagent, dès l’année 1955, des opérations de regroupement de populations. D’abord limités aux zones de combats, les regroupements prennent un caractère systématique englobant l’ensemble du territoire algérien, pour concerner plus du quart de la population indigène de l’époque. Aux impératifs militaires se conjuguent, suite au rapport de Michel Rocard de 1959 (Rocard, 2003[1959]), des objectifs de rénovation rurale dont l’objectif proclamé est la défaite « de la rébellion ».

5Des mouvements de population d’une grande ampleur ont ainsi jalonné la guerre d’Algérie, migrations spontanées, regroupements de populations, resserrements, recasements, etc., et les regroupements de population furent une séquence essentielle de cette guerre asymétrique. Les populations des zones rurales ont donc été les principales victimes de la guerre sans qu’elles aient suscité pour autant un intérêt à la mesure des bouleversements subis. Des intellectuels français de renom comme Pierre Vidal-Naquet ou Pierre Bourdieu n’ont pas manqué de mettre l’accent sur la situation délicate du monde rural algérien à la suite de cette guerre qui ne disait pas son nom : « Le sort de la paysannerie pauvre algérienne n’a pas suscité l’intérêt et la compassion qu’elle aurait mérités. La torture, les exécutions sommaires, les faits de guerre ont plus mobilisé l’attention des opinions. Pourtant, rien, dans la guerre d’Algérie, n’est aussi important que le problème des regroupements. Rien aussi n’a été plus tardivement et plus mal connu de l’opinion française » (Vidal-Naquet, 1989, p. 204).

6« De tous les bouleversements que la société rurale a subis entre 1955 et 1962, ceux qui ont été déterminés par les regroupements de populations sont sans aucun doute les plus profonds et les plus chargés de conséquences à long terme. » (Bourdieu et Sayad, 1964.)

7Les conséquences globales ont été plus ou moins esquissées, notamment par le géographe Marcel Lesne qui souligne : « Le déracinement géographique et le dépaysement social ont occasionné non seulement des misères matérielles souvent tragiques, mais des ruptures de toutes sortes… La coupure brutale avec l’univers habituel, sans l’apport de conditions économiques nettement supérieures aux anciennes, ne peut qu’aboutir à des traumatismes profonds et stériles. Certes les structures traditionnelles qui ont déjà subi tant de rudes coups se sont toujours révélées extrêmement vivaces. Mais le choc est ici particulièrement violent. Manipulées, étroitement contrôlées, devenues dépendantes par l’assistance ou la précarité de leurs ressources, les populations regroupées se sentent irresponsables et se révèlent impuissantes à agir... À côté des manifestations de cet état d’esprit passif, conséquence des chocs subis et du contexte politique, on peut relever par contre les signes d’une mentalité devenue revendicatrice, s’exprimant aussi bien dans le refus de participer que dans le sentiment de droits acquis consécutifs au caractère obligatoire des regroupements » (Lesne, 1962, p. 600).

8De son côté Michel Cornaton, qui a mené des enquêtes pour la thèse de doctorat qu’il a rédigée alors sur la question4, souligne le désintérêt général porté à ces déplacements, y compris par les autorités algériennes au lendemain de l’indépendance. Cette thèse de géographie, a été réalisée entre 1963 et 1965, dans les années qui suivirent la fin de la guerre. Elle s’est appuyée sur les documents qui ont été mis à la disposition de son auteur par le général Parlange, ancien inspecteur des camps de regroupement de la population (CRP) entre 1960 et 1962. Il n’a, de ce fait, pu mettre à profit la masse des archives consacrées à cette question et dont l’accès est désormais ouvert aux chercheurs.

9Quelques autres publications leur ont été consacrées, comme l’ouvrage de Xavier de Planhol, Nouveaux villages algérois (de Planhol, 1961), qui traite de l’émergence de nouvelles agglomérations dans l’Atlas blidéen, le Chenoua et la Mitidja occidentale, suite aux déplacements forcés de populations rurales. Le livre de Khiati Mostéfa, médecin, professeur à l’université d’Alger, publié en 2014 en Algérie (Khiati, 2014a), présente une large rétrospective des politiques coloniales en Algérie avant de se consacrer aux camps de regroupement durant la guerre. Il met l’accent sur l’impact négatif des conditions de vie de la population regroupée. Il termine son ouvrage par de courtes monographies des camps à travers le territoire algérien et ne consacre que quelques lignes au camp de Messelmoun et de la région de Cherchell, objet de notre investigation.

10En France, le travail le plus récent est celui de Sylvie Thénault, publié dans l’ouvrage Rapport sur les camps de regroupement et autres textes sur la guerre d’Algérie constitué à partir du rapport effectué par Michel Rocard en 1959 (Thénault, 2003). Ce rapport avait attiré l’attention des autorités françaises puis de l’opinion publique en métropole sur la gravité de la situation des populations rurales. Sylvie Thénault met à profit la documentation du gouvernement général de l’Algérie, accordant une place importante aux archives du gouvernement général et des préfectures concernant les regroupements de population. Ils sont en effet partie prenante de l’organisation des camps de regroupement malgré les pouvoirs spéciaux accordés aux autorités militaires à partir de mars 1956. En revanche, de nombreux documents des archives militaires n’étaient pas encore accessibles au moment de l’élaboration de l’ouvrage suscité.

11Notre ouvrage a pour ambition de prolonger et compléter ces travaux antérieurs en étudiant des documents d’archives désormais accessibles, mais surtout d’aborder les différentes facettes de cet aspect important de la guerre que les recherches antérieures n’ont, pour des raisons diverses, pas traitées. Nous mettons à profit les archives militaires aujourd’hui déclassifiées, la loi sur les archives de 2008 faisant passer à 50 ans le délai de non-consultation des documents classés secret-défense. Malheureusement plusieurs d’entre elles restent, 50 ans après la fin de cette guerre, non accessibles malgré les autorisations accordées par la hiérarchie militaire. Ainsi les documents 1H4446-1 traitant de « pacification regroupement », 1H4470 traitant de « clôture », 1H 730, 1H4494, 1H3988-3, 1H3829, évoquant « auto-défense et regroupement », 1H2575 « contrôle de population » ont fait l’objet de refus de communication en 2013 (voir en annexe 6 la lettre du directeur de la Direction du patrimoine, de la mémoire et des archives). Malgré les promesses faites aux chercheurs par les différents gouvernements depuis la circulaire du 13 avril 2001 « relative à l’accès aux archives publiques en relation avec la guerre d’Algérie », signée par Lionel Jospin5, certains des documents restent classifiés car peut-être mettent-ils en danger des personnes. Il est regrettable que même un accès qui préserverait l’anonymat ne soit pas proposé.

12Notre travail accorde une place toute particulière au vécu des personnes regroupées et des acteurs de ces regroupements, qui avaient eu la tâche du contrôle des activités et des mouvements de la population rurale placée dans les centres de regroupement. Les documents d’archives ne permettant qu’une réponse très partielle à ces questions, nous avons mené une série d’entretiens semi-directifs, suivant une procédure décrite en fin d’ouvrage (annexe 2), auprès de personnes ayant été déplacées. Nous avions comme objectif de saisir la trajectoire des individus avant, pendant et après la guerre. Ces entretiens, effectués en 2012 et 2013, ne concernent évidemment que les survivants et sont donc sélectifs. L’idée principale était de partir de leurs conditions de vie et de travail (petits paysans pauvres) avant le regroupement et de saisir les transformations de leur vie individuelle et collective, induites par les années passées dans le centre de regroupement. Quelles avaient été par la suite leurs relations avec le nouvel État ? Étaient-ils revenus à leur condition antérieure ? Les trajectoires individuelles ont-elles supplanté les destins collectifs ? Les personnes passées par ces camps ont-elles alimenté les flux migratoires internes et internationaux ? À ces questions, il faudrait ajouter celles liées au devenir de ces camps qui, à la suite du « plan de Constantine6 », reçurent le nom de « nouveaux villages », dans la perspective d’une politique de rénovation rurale projetée pour la décennie suivante.

13Les entretiens ont concerné 38 individus ayant séjourné dans 13 centres de regroupement de la région de Cherchell : 16 du camp de Messelmoun et 22 des autres camps dont 5 femmes (voir en annexe 3) et ont conduit à une quarantaine d’heures d’enregistrements sonores, filmés, en langue arabe algérienne ou en tamazight (une variante de la langue berbère). Ils ont été retranscrits en langue française (quelques-uns sont reproduits en annexe 4). Les entretiens commencent généralement par un récit libre portant sur la vie de l’enquêté, puis se poursuivent selon une grille d’entretien formalisée accordant la possibilité aux concernés de rythmer leur réponse selon leur disponibilité. Pour certains, l’entretien s’est déroulé en deux séances (voir encadré 1).

14En 1958, au moment des opérations de regroupement de population dans la région de Cherchell, 2 enquêtés étaient alors âgés de moins de 5 ans et ont essentiellement rapporté des souvenirs familiaux, plus qu’un témoignage personnel ; 8 autres avaient entre 5 et 9 ans et ont axé leur témoignage sur la fréquentation scolaire dans le camp et leur contribution à l’économie domestique, 12 autres avaient entre 20 et 29 ans alors que 6 d’entre eux avaient à l’époque plus de 30 ans. L’un des enquêtés était instituteur et a exercé sa fonction dans le camp de Messelmoun. Un entretien a été effectué avec une personne qui a émigré en France du fait de la guerre et qui a effectué des retours pour voir sa famille transférée dans un centre de regroupement de population.

15Des contacts ont également été pris avec d’anciens militaires qui évoquent les centres de regroupement de population à travers des témoignages qu’ils ont mis en ligne7. Il n’a malheureusement pas été possible d’avoir des témoins directs sur les centres de la région de Cherchell8. Nous avons en revanche obtenu plusieurs témoignages sur les camps d’autres régions.

16Cet ouvrage a été conçu dans le cadre d’un projet plus global intitulé « Déplacements forcés de population : reconfigurations sociales et géographiques », mené au sein de l’Ined. Alain Blum décrit, dans sa préface, la problématique générale du projet et l’articulation entre cette enquête et les autres, menées sur d’autres terrains mais posant un certain nombre de questions communes9.