1Ainsi, la réalité du terrain de l’inspection c’est la négociation permanente car l’espace d’action des inspecteurs impose ses contraintes comme l’espace relationnel dans lequel ils s’insèrent. Les comportements des fonctionnaires dans leur activité quotidienne sont nés tant d’évaluations de la situation que des représentations dont ils sont porteurs ou de l’affrontement à des contraintes multiples qui limitent leurs choix. L’espace d’action des inspecteurs est un espace ouvert et soumis à des variations1 ; cela explique la difficulté à définir un univers de références modales en dépit de la mise en évidence de permanences dans les pratiques et les représentations.

2Pour synthétiser, deux axes ont émergé au cours de cette analyse : d’une part, le dispositif institutionnel et les techniques d’intervention, d’autre part, le corps de fonctionnaires et sa professionnalisation.

I. – Dispositifs institutionnels et techniques d’intervention

3La structuration institutionnelle de l’inspection participe du processus de rationalisation du secteur de l’assistance par la définition du champ de compétence des acteurs de sa gestion. Les multiples textes qui codifient le corps en témoignent en même temps que de la bureaucratisation du corps. Ce processus implique notamment le transfert des modalités de recrutement par clientélisme vers des procédures codifiées, fondées sur les seules compétences du recruté. Autour de 1906-1909, ce processus est donc bien engagé2. Rationalisation et bureaucratisation de l’inspection ne sont pas le fruit d’un processus linéaire3. Des passe-droits existent à côté des règles produites ; des attitudes traditionnelles dans les modalités de recrutement ou de promotion coexistent à côté des règles légales de sélection à l’entrée ou d’avancement. Il demeure ainsi dans l’institution qui se rationalise des zones d’ombre où s’exercent des procédures traditionnelles où le politique domine sur l’administrateur.

4Les discours politiques qui ont accompagné la création et le développement de l’institution montrent la place réservée à l’inspection dans la mise en place d’une politique sociale d’État. L’inspection, c’est l’ancrage administratif de la politique sociale de la Troisième République. À partir du milieu des années 1880, la Direction de l’Assistance et de l’Hygiène publiques et le Conseil supérieur contribuent à marquer l’inspection du sceau républicain et l’engagent dans le processus de rationalisation administrative en définissant une conception du service de l’État.

5Aussi, le pouvoir de l’inspection de l’A.P. s’est-il construit sur la base de plusieurs facteurs : une politique d’assistance, enjeu de la République, mais aussi les visions propres des fonctionnaires qui allaient contribuer à la professionnalisation de leur corps. Celle-ci menaçait d’être délicate compte tenu du faible effectif du corps, de sa dispersion sur le territoire et de la grande variété des attributions des services départementaux d’Assistance. L’autonomisation du corps par rapport à la tutelle administrative a également contribué à le renforcer grâce en partie au renvoi à l’échelon départemental de certaines décisions relatives aux procédures de gestion concrète et pourtant du ressort de l’administration centrale. Il en résulte un corps de fonctionnaires peu protégés des influences locales qui ont dû adapter leurs pratiques sur des déterminants locaux plus que nationaux. La consécration du niveau local dans les pratiques d’assistance, l’intérêt des fonctionnaires à proposer un discours et des pratiques généreuses mais clairement administrées expliquent que l’autorité des inspecteurs de l’Assistance publique, portée par l’image qu’ils lui donnaient, s’étendait au-delà de leurs responsabilités réglementaires4.

6Cette autonomie relative a rendu possible l’évolution de la norme de contrôle. En effet, l’inspection en tant que technique d’intervention, porteuse des normes du contrôle social, est passée d’une surveillance policière à une gestion administrative. Jusque dans les années 1880, domine une vision panoptique du social qui caractérise la fonction policière du ministère de l’Intérieur. Puis la surveillance exercée par les fonctionnaires de l’inspection devient administrative. Cette transformation s’est opérée sous l’effet de la rationalisation administrative qui accompagne le passage d’une fonction de surveillance à une fonction publique d’administration. L’inflation réglementaire concernant le corps comme l’application des lois d’assistance témoigne du souci de l’État de réguler le champ de l’assistance. À partir des années 1880, l’État régulateur se substitue à l’État gendarme ce qui entraîne la transformation de la position et du rôle social du fonctionnaire. L’inspecteur s’appuie désormais sur des valeurs spécifiques dont certaines renvoient à la notion de service public et se rattachent à la conception du contrôle administratif comme technique de rationalisation administrative. Ce contrôle aboutit à un jugement du fonctionnaire, sur la qualité d’un service, sur ses résultats comme sur les moyens mis en œuvre pour parvenir à ses fins. Transmis par les fonctionnaires à leurs autorités hiérarchiques, ces jugements reposent essentiellement sur un critère de régularité.

7Le contrôle imposé par l’État, exercé par les fonctionnaires se justifie à leurs yeux par un souci d’efficacité : l’administration républicaine doit agir de manière ordonnée et en cohérence avec les textes qui la régissent. La soumission de cette administration aux règles qu’elle est tenue de respecter et qu’elle doit traduire en action explique une deuxième fonction du contrôle : celle de la légalité et de la légitimité. Entre les exigences de l’administration centrale et les manipulations des fonctionnaires de l’inspection, le contrôle, en tant que pratique administrative, s’adapte aux références propres de ses agents et aux multiples exigences locales.

8La multiplication des inspections sous la Troisième République confirme le prestige dont jouit la fonction de contrôle. La loi du 9 avril 1898 sur la protection des accidents du travail prévoit la création d’un corps de commissaires contrôleurs rétribués par les sociétés contrôlées. La loi du 27 février 1911, sur les retraites ouvrières et paysannes, prévoit l’institution de contrôleurs recrutés par concours et relevant du ministre du Travail. Les lois du 5 avril 1928 et du 30 avril 1930 élargissent la vocation de ce corps de contrôle des retraites à l’ensemble des assurances sociales qui sont alors mises en place. En définitive, ces inspections et contrôles participent de la disciplinarisation de l’espace social. L’inspection de l’Assistance publique y contribue de deux façons. D’une part, ses fonctionnaires rendent visible l’État au niveau local et, d’autre part, ils contribuent à harmoniser les pratiques assistancielles départementales. Enfin, les inspecteurs donnent une vision prétendue objective du social, mais chargée des enjeux d’un corps de professionnels qui travaille à faire valoir les intérêts du groupe et à prouver son efficacité, mais aussi animée par des hommes dont les stratégies opèrent en fonction de leurs intérêts propres de carrière.

II. – Le corps de professionnels

9Le passage de la philanthropie à la politique sociale a donné lieu à l’apparition d’une nouvelle figure dans le champ du social : le professionnel. Deux processus ont conduit à l’élaboration de cette figure : d’une part, un processus administratif, d’autre part, un mécanisme interne au groupe qui définit ses compétences. En effet, les règlements produits, le refus du clientélisme avec la mise en place du concours, le principe méritocratique qui prévaut dans les promotions au choix illustrent cette rationalisation fonctionnelle rendue possible par le contexte républicain. En même temps, le corps produit lui-même ses propres définitions de sa fonction, de son rôle social.

10Le dispositif mis en place par l’administration centrale autorise un plan de carrière. Deux logiques de gestion administrative coexistent : d’une part, une logique de mission liée aux attributions mêmes des fonctionnaires auprès des enfants et des populations assistées et, d’autre part, une logique d’organisation qui vise à répondre au mieux aux nécessités du service. La logique de mission qui détermine un certain nombre d’impératifs dans la gestion des carrières et notamment des mutations, est portée par la force des discours sur l’assistance publique et le suivi des enfants assistés tandis que la logique d’organisation découle de la rationalisation administrative et porte sur l’adéquation entre l’expérience du fonctionnaire et son département d’affectation. À partir du début des années 1880, ces deux logiques s’affirment. Elles coïncident avec le début de la professionnalisation du corps qui aboutit à une identité de l’inspection centrée sur-des compétences spécifiques dans le champ de l’assistance et axée sur l’idée de la présence indispensable de fonctionnaires d’État sur ce terrain, sur leur rôle d’intégration à la République d’éléments réputés difficiles et d’amélioration de la situation sanitaire de populations exposées à un fort risque de décès. Dans le contexte de la dépopulation, dans celui de la recherche de l’adhésion du plus grand nombre à la République, ces positions définissant les compétences des inspecteurs les invitent à trouver les outils techniques qui les justifient. Le processus de professionnalisation du corps est allé de pair avec l’élaboration de la fonction d’expertise de l’inspection. Elle est essentiellement passée par la recherche d’indicateurs statistiques de mesure des efforts accomplis à travers les effectifs d’enfants qui échappent à la mortalité et qui rendent possible l’évaluation de la politique menée. Au moment où la France entre en guerre, l’identité et l’autorité de l’inspection sont clairement définies dans le domaine de l’application des politiques sociales même si dans quelques départements les inspecteurs ont encore à négocier et légitimer leur autorité.

11En effet, depuis l’établissement des premières inspections, la légitimité de l’inspection porte sur l’inspecteur qui incarne le service des Enfants assistés plus que sur un corps de professionnels dont on reconnaît les compétences et l’autorité. L’inspecteur est le représentant de la politique sociale menée par les gouvernements dans son département d’exercice. Le transfert de la légitimité de l’action d’un homme vers celle d’un groupe a accompagné la professionnalisation du corps, notamment grâce à l’identification des compétences des professionnels. Il reste cependant quelques situations particulières où le fonctionnaire doit les repréciser.

12La manifestation des compétences de l’inspection a rendu possible l’extension de ses attributions dont témoignent les transformations sémantiques du titre. Le décret du 28 février 1951 fixe les attributions des Inspecteurs de la population et de l’Aide sociale. Dans chaque département, la Direction de la population et de l’Aide sociale est assurée par un inspecteur principal, assisté d’un ou de plusieurs inspecteurs. Ils exercent, sous l’autorité du préfet, les attributions du ministère de la Santé publique et de la Population relatives à la population, la famille, l’entraide sociale, les questions de l’enfance, de l’adolescence mais aussi de l’immigration. Ils assument le fonctionnement des services de l’assistance à l’enfance et, au point de vue administratif, ils coordonnent et contrôlent les divers services et les établissements ou les institutions d’entraide scolaire, de prévention et de cure. En 1951 apparaît une des caractéristiques de l’inspection des Affaires sanitaires et sociales contemporaine. Dans le domaine hospitalier, l’inspecteur intervient en qualité de conseiller administratif et comptable, à côté de son collègue de la Santé, le technicien médical et du Trésorier payeur général, le spécialiste financier. Son action se traduit par un contrôle sur place et sur pièce. En effet, il vérifie et contrôle la gestion, notamment celle du calcul du prix de la journée, participe aux séances des commissions administratives de ces établissements. Comme aujourd’hui leur rôle peut se définir en ces termes : coordination, animation, évaluation et exécution. Ce sont ces tâches qui caractérisent l’inspection des Affaires sanitaires et sociales contemporaine pour les fonctionnaires eux-mêmes, comme le montre l’enquête menée par François-Xavier Schweyer5. Or, cette mission de contrôle et de gestion était celle que suggérait la circulaire du 12 mars 1839. Elle prescrivait l’inspection des hospices du double point de vue de son administration et de sa comptabilité. L’opposition des commissions administratives des hospices avait empêché l’inspection de remplir son rôle. De plus, le champ de l’enfance assistée restait à investir et à dominer. L’absence d’autres professionnels de l’action sanitaire et sociale dans ce domaine autorisait le développement d’une inspection sans concurrence. Ceci explique sans doute l’abandon des tâches comptables dans la plupart des départements. Plus d’un siècle plus tard, elles caractérisent l’inspection.

13Ainsi en est-il des évolutions et des permanences des fonctions administratives d’un corps de professionnels de l’action sanitaire et sociale. Pour finir avec cette histoire qui est en définitive celle d’une adaptation incessante des professionnels aux besoins sociaux comme aux impératifs administratifs, ce qu’une étude de l’inspection à partir de la Quatrième République confirmerait sans doute, nous voudrions citer l’inspecteur Carlier qui, en 1900, espérait que soit faite, à la fin du siècle, une histoire de l’inspection qui témoigne de la démarche de ses acteurs.

« Malgré les progrès incontestables pendant la période contemporaine, nous n’aurions garde d’affirmer que tout soit encore pour le mieux. Il reste et il restera toujours peut-on dire, des abus à réprimer, des réformes à accomplir. N’est-ce pas d’ailleurs le sort commun des institutions humaines ? Mais a-t-on jamais vu comme à la fin de notre XIX^e siècle tant d’efforts vers le bien, vers le mieux, le concert de tant de bonnes volontés pour l’amélioration du sort des pauvres enfants abandonnés ? Nos successeurs ne pourront pas du moins, nous voulons le croire, ne pas nous rendre cette justice, lorsque, dans quelque cent ans, ils marqueront les nouvelles étapes franchies sur la voie du progrès en écrivant l’histoire du service »6.

14Sans doute avons-nous répondu au vœu de cet inspecteur à notre façon : les inspecteurs dans leur clairvoyance n’ont pas cru venir à bout de toute la misère humaine mais ils étaient fermement convaincus qu’une bonne organisation des services d’assistance à la tête desquels ils seraient, contribuerait à la réduire à son minimum. Administrateurs et figures tutélaires auprès des enfants assistés, ils ont été les hérauts de la solidarité républicaine.