1La confrontation de trajectoires individuelles d’hommes appartenant à la génération entrée entre 1880 et 1906 fait émerger des points communs entre des fonctionnaires, mais aussi des spécificités dans leurs façons d’appréhender leurs missions. Ces destins singuliers, inscrits dans l’histoire collective1, montrent qu’il n’y a pas un inspecteur type. En effet, ces portraits mettent en évidence la multiplicité des logiques et des espaces sociaux et culturels dans lesquels sont plongés les inspecteurs. Ainsi, six portraits particulièrement documentés révèlent trois grands types de fonctionnaires, chacun caractérisant une façon d’être un technicien de l’action administrative dans le domaine de l’assistance publique2.

I. – Une conception de l’Assistance publique

1) Savouré-Bonville

2Le parcours de l’inspecteur Savouré-Bonville est marqué par l’Assistance publique. Qu’on en juge. Alphonse Savouré-Bonville est né dans le département de l’Eure, en 1841, d’un père employé à l’Administration des hospices civils de Paris. Après sept années passées comme engagé volontaire, il est surnuméraire à l’Administration générale de l’A.P. à Paris en 1865. Successivement expéditionnaire, rédacteur, sous-chef puis chef de bureau, il est nommé inspecteur du service des enfants moralement abandonnés de la Seine en 1883. À ce titre, il reçoit la médaille d’or de l’Administration générale de l’A.P. en février 1886. L’année suivante, il est nommé inspecteur départemental des Enfants assistés de l’Eure. En septembre 1894, son service est chargé de l’organisation et de l’application de l’Assistance médicale gratuite. En 1896, il est médaillé d’or de l’Académie de médecine et médaillé d’argent du ministère de l’Intérieur. En 1900, c’est le diplôme supérieur du ministre de l’Intérieur qu’il reçoit. En août 1902, le Conseil général de l’Eure le charge de contrôler l’application de la loi du 2 février 1902 sur la protection de la santé publique.

3En dehors de son service départemental, son activité est elle-même entièrement tournée vers les questions d’assistance. Secrétaire de la première section de la Société internationale pour l’étude des questions d’assistance, il est à plusieurs reprises secrétaire ou rapporteur de session lors des congrès d’assistance. Il est notamment vice-président de section du congrès national de Rouen en 1897, secrétaire de section du congrès international de Paris en 1900, rapporteur et président de section du congrès d’assistance familiale de Paris en 1901. Ses publications sur les questions d’assistance sont nombreuses.

Tableau 1. – Les publications de l’inspecteur Savouré-Bonville

4En 1893, ses Réflexions sur le fonctionnement et le rôle de l’Assistance publique en France ont pour but « d’une part de démontrer combien dans notre société démocratique il reste des choses à faire pour que l’assistance publique occupe la place qui lui est due et d’autre part, de provoquer une prompte solution des diverses questions qui s’y rapportent »3. Sa conception de l’assistance est la suivante :

« Il est juste de s’apitoyer sur le sort d’un individu que la maladie ou la vieillesse ou un chômage forcé prive de ses ressources quotidiennes, autant il est bon de se montrer sévère envers tel individu dont l’état de misère est la conséquence de sa paresse ou de son inconduite. Ce qui revient à dire qu’il serait juste d’établir deux sortes d’assistance : l’une obligatoire, l’autre facultative, la première étant exclusivement applicable aux enfants abandonnés, aux malades et aux vieillards ou incurables indigents »4.

5En 1900, les rapports présentés par Savouré-Bonville au Congrès international d’Assistance publique et de Bienfaisance privée sont publiés. Il s’agit d’une succession de vœux, de propositions destinées aux membres de la première section du congrès. Il se prononce en faveur de la création d’établissements spéciaux destinés à recevoir enfants et adolescents en difficulté. Pour l’amélioration du sort des enfants aveugles ou sourds-muets, il suggère l’unification des systèmes d’enseignement intellectuel et professionnel ainsi que pour le perfectionnement et la vulgarisation du matériel scolaire ou professionnel. Il est partisan d’une plus grande intervention de l’État : « les améliorations à apporter dans le service des enfants assistés sont subordonnées, du moins pour une large part, à l’action de l’État. Or, l’autorité de l’État sera d’autant plus forte que la contribution de celui-ci dans les dépenses sera plus importante »5.

6En 1907, Alphonse Savouré-Bonville rédige un Manuel à l’usage des candidats aux emplois d’inspecteur et de sous-inspecteur de l’Assistance publique, un ouvrage de plus de 180 pages qu’il dédie à Léon Mirman « dans une pensée de reconnaissance envers l’autorité qui en [lui] confiant les fonctions successivement remplies dans le cours de [sa] longue carrière administrative, [lui] a permis de collaborer à l’amélioration du sort d’un nombre considérable de malheureux »6. C’est précise-t-il « un travail sans prétention autre que celle de remplir un devoir envers l’administration comme envers ceux des candidats qui, soucieux de l’humanité et des devoirs sociaux, sont portés à consacrer aux choses de l’assistance, leur temps, leur intelligence et leur cœur »7.

7Sa conception globale de l’assistance méthodique explique qu’il est partisan de la centralisation des services. Elle est proche de celle de Cambillard.

2) Cambillard

8Recruté en juillet 1888 en qualité de sous-inspecteur, Cambillard est promu inspecteur en 1897. En juillet 1901, dans les Hautes-Pyrénées, il fonde la Société protectrice de l’enfance de Tarbes qui réunit plus de deux cents adhérents, ce qui rend compte du réseau de relations de l’inspecteur. Le but de cette association est d’encourager l’allaitement maternel et de venir en aide aux mères pauvres.

9En 1911, il écrit :

« Nous inspecteurs de l’Assistance publique, dont la mission, éducative au premier chef est si haute et si vaste, haute par sa portée individuelle et sociale, nous prenons les enfants jeunes, souvent à leur naissance, presque toujours tout au moins avant qu’ils n’aient reçu une empreinte indélébile et nous les rendons à la société à leur majorité.
Pendant toute cette longue période de l’enfance et de l’adolescence, nous avons le devoir, sinon le pouvoir de les préparer à devenir des femmes et des hommes sains physiquement et moralement. Tâche délicate et difficile pour laquelle nous avons à lutter contre les influences les plus diverses et les plus variées d’hérédité et de milieu.
Vaste, notre mission ne l’est pas moins et par la durée et par le nombre. Ne s’étend-elle pas pour la plupart du moins du berceau au service militaire ou au mariage. N’avons nous pas à élever, dans le sens le plus large du mot, des milliers et des milliers d’enfants ? N’est-ce pas, dans toute sa complexité, l’éducation des vingt premières années de celles dont dépend toute l’existence qui nous est confiée ? Tâche noble et redoutable entre toutes »8.

10Dans la Revue Philanthropique, il présente un projet qui vise à établir entre les services départementaux une collaboration telle que les enfants moralement abandonnés d’un département puissent bénéficier, pendant quelques temps, des avantages de l’éloignement familial. Il s’agit de soustraire des enfants à l’influence de leur famille, « de les changer de milieu, de les déraciner, de les transplanter pour en faire plus tard d’honnêtes travailleurs et de bonnes mères de famille »9. Les enfants pourraient être échangés entre départements pour une durée limitée. « Je soumets » écrit-il, « ces réflexions à la bienveillante attention de ceux qui estimeraient devoir leur prêter le précieux appui de leur autorité, et je demande à mes collègues de les examiner avec la pensée d’aide mutuelle et de collaboration professionnelle qui me décide à les leur présenter, persuadé que leur application faciliterait notre tâche et rendrait plus féconde notre mission »10. L’ensemble des écrits de Cambillard montre que sa mission est celle d’un encadrement et d’un accompagnement vers la vie sociale.

11La conception de l’assistance de Savouré-Bonville et de Cambillard qui guide leur action professionnelle, est celle d’une ingénierie administrative. Le projet de Savouré-Bonville de moderniser l’assistance par une refonte de la législation, par la mise en place d’un système préventif plutôt que répressif, illustre cette vue. Cette ingénierie administrative fait d’eux des hommes particulièrement proches des milieux politiques et administratifs parisiens, notamment de Monod. Leurs travaux montrent que leur position vis-à-vis de l’assistance n’est pas fondée sur l’exercice d’une vertu compatissante mais sur un acte politique raisonné. Ainsi Savouré-Bonville justifie-t-il l’intervention de l’État : « on a admis que le sort des enfants trouvés, abandonnés ou orphelins pauvres ne devait pas dépendre uniquement d’un sentiment de charité ; on a admis qu’on devait s’inspirer à cet égard d’un sentiment humanitaire ; on a compris que, en s’occupant intelligemment de ces enfants infortunés, on servait les intérêts de la grande collectivité nationale : l’État ; on a compris, enfin, qu’on devait s’inspirer du principe de solidarité humaine »11.

12L’intervention de l’État qu’ils justifient passe par le développement d’une législation de droit social. Ils sont convaincus qu’il faut multiplier les institutions et développer les lois sociales existantes. Leur conception du droit semble proche de celle que théorise Léon Duguit en 1901 et 1902 dans deux volumes, L’État, le Droit objectif et la loi positive et L’État, les Gouvernants et les Agents. L’auteur entend fonder l’intervention administrative et sociale de l’État dans un cadre de droit légitime. Son propos se situe dans un contexte de réflexions sur l’intervention de l’État dans le champ assistanciel au début des années 1890, après le développement des thèses solidaristes auxquelles adhèrent les inspecteurs si on en juge par leurs propos. Le solidarisme légitime l’intervention de l’État pour assurer et protéger les individus contre les incapacités physiques, mentales ou encore contre les maladies qui les menacent, puisqu’au-delà de l’individu atteint, le patrimoine commun est mis en danger, l’intégration physique et morale de la société est atteinte12. Cette doctrine est érigée en philosophie officielle de la République ; Monod est un de ses adeptes : « la société n’est-elle pas fondée sur un échange de services ? L’individu qui a rempli ses obligations envers la collectivité ne doit-il pas participer à certains bénéfices [...] ? Enfin, l’État n’est-il pas l’intermédiaire qui doit assurer l’exécution de ces obligations réciproques ? »13. Pour les fonctionnaires présentés, l’inspection crée un lien entre la société politique ou administrative et la société civile.

13L’art d’administrer des inspecteurs, comme l’art de gouverner de Monod repose sur la construction du lien social et la mise en évidence de la représentation de ces liens. La transmission de la perception du lien social est confiée à l’inspection ; elle évite l’anomie telle que la définit Durkheim dans Le Suicide, c’est-à-dire une faillite de la représentation du lien social et de la perception qu’un individu a de sa place dans la société14. Cette re-socialisation des individus passe par une moralisation et une éducation pour le confort de la société dans son ensemble et la valorisation de son patrimoine collectif. Aussi, ces inspecteurs préconisent-ils comme Léon Bourgeois une éducation sociale ayant pour objectif de « mettre chaque individu dans l’état d’esprit d’un associé des autres hommes » et « de créer en chacun de nous l’être social »15.

14La mission de ces inspecteurs est d’établir la cohésion sociale au moyen de l’assistance aux plus défavorisés. Ils formulent des droits et des devoirs et leur pratique vise la rationalisation des pratiques sociales républicaines. Les formulations de Savouré-Bonville et de Cambillard maintiennent et développent l’autorité administrative dans le champ social sur la base d’une insertion efficace des populations assistées qui se retrouvent au sein d’une société solidariste.

II. – Utiliser des indicateurs

1) Fleury

15Fleury est de ces inspecteurs natalistes qui orientent leurs discours, sinon leurs actions, vers la lutte contre la dépopulation. Né en 1850 dans le Calvados, il débute sa carrière professionnelle comme instituteur en 1869. Quatre ans plus tard, il quitte cette fonction pour un poste d’employé de préfecture du Calvados et ce, jusqu’en 1879, date à laquelle il est nommé sous-inspecteur des Enfants assistés de ce département, sous la direction de Lefort16.

16La mise en place du service de Protection du premier âge et ses premiers effets sur le suivi des enfants protégés valent aux deux hommes la bienveillance de l’administration. Les notices les concernant, adressées au ministre par le préfet, pointent du doigt les progrès réalisés dans la lutte contre la mortalité infantile. L’intérêt de Fleury pour les statistiques résulte de cette période où, sous-inspecteur, il tire profit de sa production chiffrée. Son passage dans une préfecture l’a peut-être familiarisé avec la construction d’indicateurs ou de tableaux. En 1885, lorsqu’il se risque à établir lui-même des indicateurs de mortalité, il les propose au Comité de protection des enfants du premier âge qui émet le vœu que soient diffusés les travaux de Fleury. L’année suivante, ce fonctionnaire qui « remplit ses fonctions avec zèle, constance mais aussi avec intelligence »17 est promu inspecteur de la Creuse. Là, il entreprend l’analyse de la mortalité des enfants protégés du département au cours de l’année 1886 en s’appuyant sur les fiches individuelles, recommandées par le ministère de l’Intérieur.

17La présentation de sa méthode de calcul de la mortalité infantile s’appuie sur deux tableaux (annexe 10). Le premier fournit le nombre de décédés par mois et âge, le second donne la répartition selon les mêmes variables du nombre d’enfants présents dans le service.

« En divisant le total des mois de présence par le nombre des inscriptions sur les registres de la protection (3,357 : 540 = 6 mois, 10 jours), on a la moyenne du temps que les enfants protégés ont passé dans le service pendant l’année 1886.
D’ailleurs, en partageant le chiffre des décès (22) par le quotient obtenu en divisant par 12 le total général des mois de présence (3,357) on peut évaluer approximativement la mortalité générale des nourrissons pendant la même année :, soit 7,88 %. On peut obtenir facilement la moyenne des décès pour chaque groupe d’âge, en procédant de la même manière »18.

18Fleury envoie ses résultats et commentaires à l’Académie de médecine. Rien ne permet de dire avec certitude comment son analyse a été diffusée dans les milieux de la statistique, mais il est probable que Fleury lui-même en soit à l’origine. Toujours est-il que le rapport de Fleury fit l’objet « d’une présentation très sympathique »19 devant la Société de statistique de Paris au cours des séances du 20 juillet 1887 et 19 octobre 1887. Au même moment, le travail de Fleury est aussi évoqué au sein de la commission des moyennes du Conseil supérieur de la statistique, présidée par Émile Cheysson et composée entres autres d’Henri Lefort, qui fut le supérieur hiérarchique de Fleury et de Jacques Bertillon. Au nom de cette commission, ils proposent à Fleury deux modifications. La première vise à prendre en compte la durée d’exposition au risque de mortalité : il s’agit donc de comptabiliser le nombre de jours de présence des enfants dans le service. La seconde a pour objet de préciser le calendrier des décès des enfants protégés20. Dès 1888, Fleury s’attelle à la tâche, s’appuyant sur les travaux de Bertillon. Le récit de sa démarche éclaire particulièrement les réflexions de ce fonctionnaire :

« Je me dis : alors qu’ils avaient moins de dix jours d’âge et plus de quatre, 395 enfants ont passé 1,606 journées en 1888 dans le service de la Protection ; 6 nourrissons, âgés de plus de quatre jours et de moins de dix, sont décédés en 1888 ; j’en conclus que, pour ce groupe d’âge, la mortalité s’est élevée non pas à 1,51 pour cent :mais à 1,86 pour cent :.
Et de même pour les autres groupes d’âge et pour chaque mois.
Je prenais comme chiffre diviseur le nombre de journées qu’aurait passées dans le groupe d’âge ou dans le mois un enfant qui, né et placé en nourrice le 1^er janvier 1888 serait resté dans le service jusqu’au 31 décembre de la même année.
Ces moyennes permettaient de mesurer les chances relatives de survie des nourrissons appartenant aux sept groupes d’âges mais je ferai remarquer qu’elles ne renseignent pas exactement sur l’époque de la première année de vie où la mortalité atteint ses plus grandes proportions, puisque les différentes périodes ne comprennent pas un nombre égal de journées. Ces moyennes n’autorisent pas à penser qu’un enfant est moins exposé à mourir dans le premier mois de son existence que dans le deuxième ou le troisième par exemple. Pour reconnaître à quel âge la vie des nourrissons est particulièrement menacée et, par suite à quelle époque les visites du médecin-inspecteur devraient être plus fréquentes, je divisai le nombre des décès fournis par celui des journées de présence »21.

19Ses Modes de calcul de la mortalité infantile établis en 1888 sont publiés en 189322. Cette même année 1888, l’inspecteur Fleury publie Les causes de la dépopulation française et de la nécessité de réorganiser les services d’assistance et d’hygiène. Il propose une nouvelle organisation des services d’assistance et d’hygiène et passe en revue les moyens de financer plus largement ces services qui contribuent à lutter contre la dépopulation.

« Je suis Français et patriote : j’aspire ardemment après le jour qu’entrevoyait Gambetta lorsqu’il disait ‘pensons-y toujours mais n’en parlons jamais’, après le jour où l’Alsace et la Lorraine seront arrachées à leurs oppresseurs, après le jour où la France aura repris le rang glorieux qu’elle a occupé dans le monde pendant tant de siècles ; mais je n’en éprouve pas moins un profond serrement de cœur quand je songe que l’on hésite à consacrer quelques millions pour assister les malheureux, pour sauver des milliers d’existences humaines alors que l’on est obligé de dépenser des milliards pour la destruction d’une multitude de vies utiles »23.

20« En présence de l’Allemagne, armée jusqu’aux dents [...] la France ne peut pas désarmer. Je croirais », explique Fleury, « faire une mauvaise action en proposant de réduire les crédits nécessaires à la défense nationale, force m’est donc de rechercher les ressources nouvelles qui doivent alimenter la Caisse de l’Assistance publique »24. Celle-ci serait confiée à un Directeur général de la Santé publique, assisté du Conseil supérieur de l’Assistance. Elle serait alimentée des subventions des départements et communes mais également au moyen de taxes. Il propose ainsi de surtaxer l’alcool, d’accaparer les successions en déshérence car « la fortune de ceux qui meurent sans héritiers ne semble-t-elle pas revenir naturellement aux enfants qui n’ont pas de parents ? »25. Il suggère même de taxer les étrangers et les célibataires ! Et pour augmenter le nombre des naissances en France, l’inspecteur propose la mise en place de primes pour l’encouragement à la propagation du genre humain.

21Pierre Fleury meurt en avril 1910. Il mit les chiffres au service d’une politique nataliste.

2) Marois

22L’inspecteur Marois met aussi les statistiques au service de la politique qu’il défend : il est un fervent partisan des consultations de nourrissons. Il est l’auteur, avec le docteur Mocquot, d’un ouvrage sur Les consultations de nourrissons, préfacé par le professeur Budin et couronné par l’Académie de médecine. Il vise à démontrer que les consultations de nourrissons sont un moyen de combattre la mortalité infantile. Dans l’Yonne, au tournant du siècle, sous son impulsion, les premières consultations se développent. Marois bénéficie du soutien du Conseil général à qui il adresse un rapport sur le fonctionnement des consultations. Il reprend ses conclusions dans des articles publiés dans la Revue Philanthropique.

23L’œuvre des consultations de l’Yonne est prospère. En 1904, 1614 enfants ont été présentés dans les diverses consultations du département ; deux ans plus tard, ce sont 2 262 enfants qui ont bénéficié du service des consultations. La mortalité de ces enfants s’est élevée à 3,49 %. Les maladies du tube digestif des enfants ayant fréquenté les consultations ont causé 21 décès sur 79, soit une proportion de 265 p. 1000. « C’est encore beaucoup, beaucoup trop même [...] Tel que, le chiffre de 265 pour mille est encore consolant si on le compare à celui que nous fournit la statistique générale et qui est de 386 pour mille »26.

24En 1908, « en mettant sous les yeux du Conseil général les statistiques des consultations et la morale qu’il en faut extraire, [l’inspecteur] était loin de prévoir qu’on discuterait [ses] chiffres émanés des sources les plus officielles »27. La polémique est ouverte par le docteur Variot. Celui-ci conteste la méthode statistique de Marois :

« Qui veut trop prouver ne prouve rien. Jamais un document tel que ce tableau qui a été publié montrant mieux [sic] l’inanité de la méthode statistique pour établir l’utilité du contrôle collectif des bébés substitué à la visite individuelle. Comment ne pas voir que la population infantile fréquentant ces Consultations est sélectionnée soigneusement, et que les chiffres ainsi obtenus ne peuvent être en rien comparés à la mortalité globale dans la ville ou dans le département »28.

25L’inspecteur se défend de tromper les chiffres et affirme établir ses statistiques à partir de sources administratives : celles des maires, des médecins-inspecteurs, des directeurs d’agences d’enfants assistés de la Seine. « Je tiens ces documents à la disposition du Dr Variot. S’il est de bonne foi – et je n’ai pas lieu d’en douter – il viendra les vérifier sur place comme l’a fait le professeur Budin »29. Dans chacun de ces articles, il précisera désormais les sources utilisées.

26En 1911, à la demande de l’inspecteur général Rondel, Marois établit un parallèle entre la situation qui a précédé la création des consultations et celle qui l’a suivie. « Et, c’est là que les chiffres sont le plus probants »30.

« L’examen de ces chiffres démontre suffisamment et sans qu’il soit besoin d’insister l’utilité des consultations. Quel que soit le nombre d’années pendant lesquelles l’institution a fonctionné, on voit descendre le taux de mortalité sans aucune exception à cette règle. C’est là une épreuve concluante qui devrait lever tous les doutes s’il pouvait encore y en avoir [...]. Quelques esprits chagrins répondront que l’on fait dire aux chiffres ce que l’on veut. Outre que cette assertion n’est point prouvée, je vois là un paradoxe dont l’emploi facile et purement gratuit masque souvent un parti pris de dénigrement et un refus volontaire d’admettre une situation acquise et difficilement contestable »31.

27En 1924, Robert Marois est admis à faire valoir ses droits à la retraite après 32 ans de service dans l’inspection.

28Les actions menées par Robert Marois et Pierre Fleury, leurs justifications et l’outillage qu’ils mettent à la disposition d’une analyse des faits de population illustrent les modalités de la construction d’une expertise dans le champ des politiques sociales. Ces fonctionnaires ont mis la statistique au service de la politique qu’ils défendent. Ils ont plaidé pour l’uniformisation des tableaux et statistiques dans un souci de comparaison et d’accumulation. En 1911, Marois dépose un vœu à l’association des fonctionnaires de l’inspection tendant à ce que l’administration centrale impose aux inspecteurs un cadre de rapport d’inspection. Cette recherche d’uniformisation est caractéristique des milieux de la statistique, notamment des membres de la Société statistique de Paris32.

29La démarche de Marois et Fleury vise l’objectivation statistique des faits de population. En cela, leur définition de la statistique est proche de celle qu’évoquait en 1847 Moreau de Jonnès et qui allait devenir le credo de la plupart des membres de la Société statistique de Paris : « la statistique est une science des faits sociaux exprimés en termes numériques »33. Leurs analyses passent par l’évaluation de la politique sociale qu’ils sont chargés de mettre en œuvre. Comme l’écrit Jacques Bertillon en 1900, « la statistique est l’auxiliaire indispensable de l’œuvre législative ; elle aide les services administratifs chargés des études préparatoires à mener rapidement ces études à maturité »34. Finalement, leur action s’apparente à celle d’une ingénierie sociale telle que la définit Émile Cheysson en 189735. Ces inspecteurs se sont positionnés comme ingénieurs délégués de l’État dans les départements. D’ailleurs, la protection de l’enfance contre les risques de mortalité fait partie du programme d’action de l’ingénieur du social qu’établit Émile Cheysson36.

30Finalement, ces hommes sont les tenants de la démographie sociologisante qui se développe au tournant du siècle37. Démographie, statistique et sociologie : trois manières de penser la société qui se confrontent à partir de 189038. La tendance, nette chez Fleury, à donner à la démographie une interprétation sociologique est particulièrement présente dans les milieux statistiques qui considèrent, à l’instar d’Émile Levasseur, que la démographie est le bilan du corps social « dont elle reflète les modifications accidentelles ou permanentes ; à ce titre, on peut la considérer comme un véritable baromètre social »39. La faible natalité française est de l’ordre du social, elle ne résulte pas d’une loi mécanique. Fleury et d’autres font leurs les thèses de Paul Leroy-Beaulieu sur la civilisation dans son Essai sur la répartition des richesses et sur la tendance à une moindre inégalité des conditions, publié en 1883 ou encore celles d’Arsène Dumont sur la notion de capillarité sociale dans Dépopulation et civilisation, qui paraît en 1890. La démarche des inspecteurs s’inscrit dans une approche des faits sociaux profondément enracinée dans la statistique. Elle est le reflet d’un débat au niveau parisien que relaie notamment la Revue Philanthropique. En 1899, les Principes d’une sociologie objective d’Adolphe Coste, membre fondateur de la Société de sociologie de Paris et président de la Société statistique de Paris en 1893, témoignent de cette réflexion. L’auteur entend fonder la sociologie sur la base de la démographie. La différence entre le traitement des données, plus poussé chez Fleury dont l’activité se situe entre 1888 et 1893 et celui de Marois entre 1906 et 1912, s’explique en partie par leur réseau et leur cercle de réflexion, mais aussi par l’état d’avancement du concept de démographie sociologisante. Fleury a partie liée avec les milieux statistiques parisiens ; Marois publie dans la Revue Philanthropique.

31Ces parcours de fonctionnaires montrent que l’inspection fut construite aussi au tournant du siècle par des hommes pour qui la statistique est une manière de penser son action et son engagement. Cet outillage est un moyen de penser la société.

III. – Une mission d’éducateur de la santé publique

1) Le docteur Barthès

32En février 1890, les recommandations de députés républicains et du préfet de Seine-et-Oise conduisent le ministre de l’Intérieur à nommer le docteur Barthès inspecteur du Calvados.

33Sa carrière est tournée vers la médecine sociale. Après des études à la faculté de Montpellier, ce Catalan, fils d’un marchand d’étoffes, est médecin-inspecteur du service des épidémies et de celui de la protection du premier âge à Rivesaltes, entre 1884 et 1887. Ce premier poste l’oriente vers l’exercice d’une fonction dans le domaine de l’assistance publique : il devient médecin-inspecteur de l’Assistance publique de la Seine, une fonction qu’il « remplit avec beaucoup de zèle »40. Lorsque le 22 février 1890, le directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publiques annonce au préfet du Calvados la nomination de Barthès dans son département, il rapporte qu’il est « l’auteur de publications intéressantes concernant l’hygiène »41, ce qui montre l’intérêt de l’administration pour la diffusion scientifique. À n’en pas douter, publier valorise les actions menées par l’auteur. Barthès rédige un manuel d’hygiène scolaire, publié en 1889, et des rapports sur l’hygiène du premier âge. Ses publications seules justifieraient assez son recrutement si Barthès n’avait pas été recommandé par des hommes politiques du département.

34Dès son arrivée dans le département en 1890, Barthès intègre divers groupes de réflexion et associations médicales. Le 10 juin 1890, quatre mois après sa nomination dans le département, il est membre actif de la Société de médecine de Caen et du Calvados. En février 1891, il devient membre du Comité central d’hygiène et de salubrité publiques du Calvados. Deux ans plus tard, le 23 janvier 1893, le docteur Barthès est délégué de la Société de médecine locale au Congrès des Sociétés savantes. Son activité – on serait tenté de dire para-professionnelle – est remarquable. Elle joue en faveur du fonctionnaire et témoigne de son zèle, ce que suggère d’ailleurs « la liste exacte de toutes les récompenses et distinctions dont [il a] été honoré ». Cette liste lui est demandée par le préfet qui sollicite pour lui un avancement de classe. Les récompenses et distinctions du docteur Barthès sont nombreuses. En mars 1890, l’inspecteur reçoit de la Société protectrice de l’Enfance une médaille de bronze. Le 16 décembre 1890, l’Académie de médecine lui décerne la mention honorable pour un de ses rapports. Un an plus tard, c’est pour une communication sur l’hygiène des nouveau-nés et pour ses statistiques décennales de la ville de Caen qu’il reçoit de la même académie une mention honorable. Le 15 octobre 1892, au cours de l’Exposition nationale de Tours, le ministre de l’Instruction publique lui remet la médaille de vermeil de la section Économie sociale pour la deuxième édition de son Manuel d’hygiène sociale. Deux mois plus tard, le 13 décembre 1892, il reçoit la médaille d’argent de l’Académie de médecine pour ses rapports sur les Enfants moralement abandonnés et la protection du premier âge dans le Calvados. Une nouvelle distinction vient-elle récompenser son activité que le docteur Barthès en informe le préfet. Ainsi, lorsque le 25 janvier 1893, la Société de Médecine publique et d’Hygiène professionnelle de France nomme l’inspecteur membre titulaire, il ne manque pas d’en informer le préfet et de « saisir cette occasion pour [lui] rappeller [sic] [sa] promesse de [le] proposer à la haute bienveillance de Monsieur le Ministre de l’Intérieur en vue de [son] élévation de la 4^ème à la 3^ème classe »42. Lorsque le ministre de l’Instruction publique écrit à l’inspecteur que le Comité des travaux scientifiques admet sa proposition au Congrès national des Sociétés savantes en 1895 sur « les moyens de favoriser l’augmentation de la population en France », le préfet est immédiatement informé. La démarche d’insertion de Barthès dans les réseaux locaux, ses écrits, qui lui valent des décorations, s’inscrivent donc bien dans une stratégie professionnelle.

35La carrière de Barthès est ponctuée par la publication de plusieurs textes qui éclairent les principaux centres de réflexion. En 1901, dans un mémoire de quinze pages sur l’Action limitée de l’Assistance publique en France, il appelle de ses vœux une collaboration plus active de l’assistance publique avec la bienfaisance privée. En 1905, dans un article publié dans la Revue Philanthropique, il porte un regard critique sur « la protection et l’assistance infantiles au pays du malthusianisme, le Gers ». En 1906 et 1910, c’est la loi Roussel qui retient son attention. Ses « Considérations générales sur la mortalité des enfants assistés » publiées dans la Revue Philanthropique en 1907 sont éditées deux ans plus tard et forment une brochure de onze pages. La même année, paraissent ses réflexions sur « l’amendement des pupilles vicieux ». Ces publications montrent que sa conception de la mission de l’inspection est liée à sa formation initiale. Ses textes sont ceux d’un médecin qui a des intérêts communs avec l’administration sociale. « Que ce soit comme préservateur des maladies populaires ou en qualité d’éducateur de la santé publique, le médecin constitue de nos jours une nécessité sociale »43. Trois questions au moins retiennent l’attention de l’inspecteur. La dépopulation et la lutte contre la mortalité infantile l’inquiètent, dès son entrée dans le Calvados. Ses propos montrent également l’intérêt qu’il accorde à la mesure du lien entre physiologie et moralité. Enfin, ses projets éducatifs pour les pupilles difficiles s’inspirent de ses observations et de ses expériences sur le terrain.

36Son parcours et son regard sur le service sont ceux d’un médecin hygiéniste qui s’émeut et réagit contre la dépopulation. En 1894, frappé par la dépopulation « constatée » dans les bourgs du Calvados qu’il visite au cours de ses tournées, il s’appuie sur les registres d’état civil pour mettre en évidence ses principaux facteurs : « ayant cherché la relation entre le nombre d’habitants et les débits de boisson, je suis parvenu à une moyenne de un débit pour 25 habitants. On peut donc affirmer que la cause de la dépopulation est due presque uniquement à l’extension de l’alcoolisme »44. Il renoue avec le genre de la topographie médicale. Les travaux de Barthès visent à mettre en évidence les liens entre dépopulation et hygiène. Puisque le médecin est le garant de l’hygiène, il accompagne le pays sur la voie de la régénérescence.

37Au tournant du siècle, le lien qu’il établit entre santé et moralité procède de cette même conception du rôle du médecin du corps social : « Ma longue expérience, écrit-il en 1907, m’a prouvé qu’il existait une corrélation étroite entre la formation morale et le développement physiologique »45. Il voit dans le paupérisme, la dissolution des mœurs ou encore l’alcoolisme, les principaux facteurs des « maladies physiques et morales des jeunes générations déjà contaminées par l’atavisme et l’hérédité »46. Barthès connaît bien les travaux de Quetelet à qui il emprunte des données relatives au poids et à la taille tirées de ses Recherches sur la loi de la croissance des hommes qu’il publie dans son Essai de physique sociale. Mais Barthès s’appuie aussi sur les chiffres qu’il produit pour agir dans son département d’affectation. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’envoyer un enfant dans une maison de correction, il procède de la même façon que lorsqu’il s’agit de sélectionner les enfants en vue du service militaire : il détermine un coefficient de vice dont le principe est le même que celui de robusticité. Sa formule est la suivante : « CR = T – (P + p) » :

« Remplaçons pour l’enfant vicieux la taille ou T par l’hérédité et le milieu dans lequel il vit, P ou le poids du corps par le degré d’intoxication et p ou le périmètre thoracique par l’état physique ou la constitution. Nous obtenons ainsi le coefficient du vice : CV = H + M – (I + P). [...] Plus le chiffre obtenu est bas, plus grand se trouve le coefficient »47.

38Sa conception du vice est liée à l’hérédité. C’est un médecin hygiéniste qui lutte contre l’atavisme, lequel engendre la dépopulation.

39Un autre pôle d’intérêt de l’inspecteur est l’éducation des pupilles. « Nous n’arriverons à des résultats satisfaisants qu’à la condition de placer l’enfant dans un engrenage solide de la naissance à la majorité »48. Son projet de création de deux écoles professionnelles dans le Gers s’appuie sur une expérience menée en Eure-et-Loir sur son initiative. Les enfants les plus difficiles sont accueillis dans une maison spacieuse avec un petit jardin attenant. Une mère, un instituteur, un médecin sont attachés à cette structure et « grâce à une sage combinaison de la physiologie, de la pédagogie et de la déontologie »49, les pupilles reçus ont été « corrigés » : ils gagnent honorablement leur vie.

40Barthès représente donc la figure du médecin hygiéniste et pédagogue. Les arguments développés par l’inspecteur Caillard suggèrent des similitudes dans les pratiques et les logiques d’action de ces fonctionnaires.

2) Le docteur Caillard

41Comme Barthès, l’inspecteur Caillard docteur en médecine, est particulièrement intéressé par les pupilles difficiles. Le vice qu’il attribue à ces pupilles n’est que le signe d’une a-normalité : « les pupilles classés sous la rubrique « difficiles » ou « vicieux » ne sont pas en effet, autre chose que des anormaux, c’est-à-dire des malades, et si leur direction est un souci pour l’administration, leur mentalité mérite toute l’attention du médecin et du pédagogue [...]. Il y a une nécessité humanitaire et sociale d’éduquer les anormaux »50. Il publie sur cette question trois articles dans la Revue Philanthropique, en 1908 et 1909.

42Pendant près d’un an et demi, il s’est livré à une enquête, s’appuyant sur sa connaissance des enfants du service. Son étude porte sur 765 pupilles des deux sexes de 0 à 21 ans. Il observe que les conditions mêmes de sa naissance exposent l’enfant à de grands risques. « C’est bien souvent au sortir du cabaret que l’homme procrée dans un état de demi-inconscience », aussi l’enfant présente-t-il les symptômes de l’alcoolisme et du tabagisme. « Rencontrer dans la rue un jeune avorton de huit à dix ans, fumant sans vergogne est pour nous un spectacle banal » déplore-t-il. Un grand nombre de pupilles présentent « les stigmates classiques [de la syphilis] témoignant de la présence, dans leur organisme, d’un virus en quelque sorte domestiqué par le temps »51. L’épilepsie, l’hystérie, la folie ne sont pas rares dans les antécédents familiaux des pupilles. La pauvreté et la misère aggravent les pathologies.

« L’hérédité n’est pas seule en jeu. Pour le malheur de l’enfant, elle se complique de mauvaises conditions physiques et morales de la vie de famille. Cette expression prend ici un caractère de cruelle ironie [...]. Le mal que nous avons à combattre est donc redoutable, puisque l’hérédité comme l’éducation première s’unissent pour le produire. Recrutés dans un milieu presque toujours physiquement et moralement taré, nos pupilles représentent vraiment un déchet social »52.

43Son souci d’établir une typologie des tares qui touchent ces enfants le conduit vers la mesure du vice. Par exemple, il établit à 10 % la proportion des pupilles « professionnels » de la masturbation. Parmi les « aberrations génésiques », il ne cite qu’un cas : un garçon de dix-huit ans pris en flagrant délit, faisant « sur une jument au travail ce qui est d’habitude réservé à un étalon »53. Enfin, parmi les tares relevées, il cite le mensonge et l’imprévoyance. Cependant, ces enfants sont « dignes de toute notre pitié, ils méritent également notre entière attention, car ils représentent pour le pays, un élément non négligeable à utiliser [...]. Comment faire pour nous débarrasser de ces malades et leur être en même temps utile ? Car nous avons cette double tâche »54. Gaillard propose la création d’écoles pour « anormaux » afin de soustraire complètement l’enfant des influences de son milieu. Dans son département, il organise des jeux de plein air, tous les dimanches, sur un terrain mis à la disposition de l’Assistance publique. Des leçons de gymnastique suédoise sont données aux jeunes pupilles des deux sexes. Il s’agit de « détourner les pupilles du cabaret, des mauvaises fréquentations, de fortifier en même temps leur corps et d’attirer leur confiance en leur montrant que nous les aimons »55.

44Pour Barthès comme pour Caillard, le médecin s’efface difficilement devant le fonctionnaire. Les normes de santé mentale ou physique et leur contrôle ou leur évaluation nécessitent une méthodologie fondée sur l’observation pratique des faits sociaux et le choix d’une politique de régénération. Dans Les Règles de la méthode sociologique, Durkheim établit un tel parallèle : « si nous trouvons un critère objectif, inhérent aux faits eux-mêmes, qui nous permette de distinguer scientifiquement la santé de la maladie dans les divers ordres des phénomènes sociaux, la science sera en état d’éclairer la pratique »56. Cette conception de la santé crée une analogie entre les besoins des individus et ceux de la société et elle fonde un lien d’utilité réciproque entre la gestion de la société et celle de la santé du corps social57. Barthès comme Caillard créent un tel lien. La santé mentale et corporelle est accessible à l’intervention de l’inspecteur médecin qui peut exprimer ce qui est désirable pour l’ordre social. Leur science médicale, à travers leur diagnostic, est mise au service de l’administration du corps social. En effet, leurs enquêtes témoignent de l’attitude pragmatique d’administrateurs qui se fondent sur des études scientifiques. Leurs relevés statistiques forment une sorte de sociographie descriptive du corps social car ils proposent une approche statistique des faits de société. Médecins, ils n’en restent pas moins administrateurs.

45Les réflexions morphologiques de Caillard montrent sa proximité avec les conceptions des anthropologues telles celles de Marcel Mauss qui voit dans la morphologie des caractères discriminants58. Il y a dans les distinctions qu’il établit la recherche des « coefficients favorisants » ou « des causes occasionnelles » évoquées par Durkheim dans Le Suicide59. Le propos de Barthès sur la moyenne le rapproche davantage de Quetelet au moment où se développe la statistique mathématique, née dans les années 1890 avec les eugénistes Galton et Pearson qui focalisent leur attention sur les marges avec des indicateurs de dispersion et de corrélation.

46Pour ces inspecteurs, le milieu agit : l’enfant coupable ou vicieux est autant le produit de l’atavisme héréditaire que celui du milieu social. L’enfant hérite des tares de ses parents ; ces tares se reconnaissent davantage à des traits de caractère intellectuels ou moraux qu’à des stigmates physiques même si des réflexions sur la physiologie ne sont pas absentes. Leur conception est au carrefour de celle d’un Lombroso ou d’un Lacassagne. Pour le premier, le biologique a un rôle déterminant60 tandis que le second oppose à cette théorie déterministe le milieu social. Même s’ils n’excluent pas le biologique, pour les inspecteurs, le social est autrement plus important. Pour eux la personnalité de l’enfant est soumise à quatre facteurs qui influencent leurs penchants criminels : l’hérédité, la constitution et le tempérament, l’éducation et le milieu61. L’hérédité permet de se protéger : les inspecteurs peuvent se retrancher derrière elle pour justifier de leur revers dans l’insertion sociale d’un enfant.

47Pour les fonctionnaires porteurs des mêmes représentations que Barthès et Caillard, le corps social est objet d’expérience. Ils composent une interdépendance entre le social et le médical. L’éducation qui fait le lien et qui agit sur le corps et l’esprit, façonne l’être social, déjoue les pièges du milieu et tente de compromettre ceux de l’hérédité.

48Les figures présentées sont beaucoup plus complexes que ne le laisse penser cette synthèse en trois modèles. Car chaque fonctionnaire est porteur d’une représentation de sa mission, reformulée en fonction de ses propres logiques et contraintes. Sans doute, les six figures présentées sont-elles exceptionnelles ; le détail des projets ou des réalisations s’explique par la prolixité des discours de ces inspecteurs. En cela ces hommes sont profondément attachés à leur mission ; ils sont fondamentalement fonctionnaires de l’assistance publique.

49Ingénierie administrative, ingénierie sociale ou médecine sociale : autant de façons de se composer une manière d’agir et de légitimer sa fonction. Elles recentrent la fonction d’inspection autour de deux attributs : le diagnostic et les prescriptions. Finalement, les inspecteurs travaillent à se créer une position d’experts des questions sanitaires et sociales en créant une législation adaptée aux réalités observées.

***

50Ainsi, dans les départements, le processus de professionnalisation et d’expertise de l’inspection s’étend des années 1880 aux débuts des années 1910, mais, au niveau national, la reconnaissance de la professionnalité des inspecteurs est précoce puisqu’en 1890 les inspecteurs sont invités à s’exprimer sur une loi en projet. Dans leurs départements, les inspecteurs ont surtout à convaincre les réseaux locaux et la préfecture de leur professionnalité. Cette reconnaissance de leurs compétences au niveau local ne s’est pas passée sans heurts dans quelques départements où les inspecteurs ont eu à négocier et légitimer leur autorité.

51Après la Grande Guerre, les inspecteurs ne sont plus consultés lors de la préparation de lois. On observe, dans le champ de l’assistance, une moindre effervescence : l’expertise des inspecteurs n’est plus guère sollicitée car il n’y a plus d’expertise à faire dans ce domaine (du moins semble-t-on le croire). L’identité du corps trop fortement marquée par la conception d’assistance comme enjeu républicain a conduit à son éviction des réflexions sur les assurances sociales. Cette identité de l’inspection s’est construite en même temps que les inspecteurs exprimaient leurs compétences spécifiques dans le champ de l’assistance et revendiquaient le titre de directeur des services d’assistance publique. Il ne semble pas qu’il y ait eu concurrence avec d’autres acteurs dans le domaine de l’assistance publique qu’ils dominent encore largement. Que les inspecteurs n’aient pas participé à l’élaboration de la politique de prévoyance sociale ni à son application montre la force de cette identité et sa reconnaissance au niveau national.

52Les réflexes de défense contre des critiques récurrentes et les arguments avancés ont mis en lumière un esprit de corps que consacre, en 1900, la création de l’association des inspecteurs. Cet esprit de corps naît de valeurs et de références communes, mais aussi d’une compétence reconnue et du sentiment d’appartenance à un corps structuré. Les inspecteurs travaillent essentiellement à l’insertion morale et professionnelle des enfants dont ils ont la charge.

53La légitimité de l’inspection porte sur l’inspecteur qui incarne le service des Enfants assistés. Comme l’instituteur ou l’inspecteur du travail, l’inspecteur de l’A.P. est toujours en représentation62. Il est donc condamné à présenter de soi un « schéma d’excellence ». La professionnalisation du corps procède d’un transfert de la légitimité de l’action d’un homme – l’inspecteur – vers la profession inspection grâce à l’identification des compétences des professionnels. Celles-ci se définissent comme une alchimie entre personnalité et expérience donc entre l’homme nanti de qualités que promeut la République et le fonctionnaire en exercice. Le « savoir-être » de l’inspecteur a en partie conduit à l’évaluation de son « savoir-faire »63.

54Il apparaît au terme d’un processus qui débute vers 1880-1885 et s’achève avant la guerre que trois voies ont conduit à la professionnalisation des inspecteurs. La première est passée par l’élaboration d’une « rhétorique du besoin »64. Les inspecteurs ont développé des arguments sur leur intervention comme réponse à un besoin social. La deuxième voie est celle de la revendication d’un monopole d’intervention justifiée par des compétences appropriées. Enfin, une dernière voie est celle de la construction d’un outil scientifique pour répondre à ce besoin : les statistiques comme outil d’évaluation des politiques menées. Des arguments et des outils qui arment le bras de l’inspecteur fonctionnaire face à l’amateur qu’est le philanthrope bénévole.