1Les représentations et les valeurs dont est porteuse l’inspection sont le socle commun sur lequel se construit la professionnalisation. Or celles-ci se sont élaborées dans des contextes différenciés, au sein de départements dont les configurations sociales, économiques et politiques sont variées. Pour saisir la nature multiple de ces contextes, le quotidien de l’inspection est une voie d’approche à travers les contraintes matérielles qui pèsent sur l’exercice de la fonction, mais aussi à travers le faisceau de relations humaines dans lequel gravitent les inspecteurs et qui sont autant d’entraves ou d’opportunités pour asseoir sa position dans le milieu de l’assistance départementale. En dépit des configurations variées dans lesquelles ils exercent, quelques thèmes sur lesquels les inspecteurs ont été particulièrement loquaces montrent des régularités dans les façons de dire qui constituent les représentations communes sur lesquelles peut s’affirmer le corps. Certaines, fortement ancrées dans l’histoire du corps, contribuent à cristalliser le processus de professionnalisation à partir de 1880.

I. – L’administration d’un service

1) La prise de possession du service

2La production annuelle d’un rapport d’exercice a requis des inspecteurs la monopolisation d’arguments forts pour expliciter leur démarche. Dès 1845, le ministère de l’Intérieur avait affiché son intérêt pour les rapports d’inspection des agents du service des Enfants assistés. Dans le département de l’Hérault, les rapports antérieurs à 1869 sont annuels tandis que, dans le Vaucluse, l’inspecteur remet au préfet un rapport après chacune de ses tournées, soit deux fois par an. En outre, les inspecteurs sont chargés de rapports circonstanciés. La loi de 1874 imposera un rapport d’inspection sur le service des enfants protégés1 tandis que celle de 1904 sur les Enfants assistés précisera que le rapport de l’inspecteur, ses observations, celles du préfet et les délibérations du Conseil général sur ce service doivent être transmises au ministère de l’Intérieur. Ce rapport est suivi des comptes de l’exercice clos et des propositions pour le budget de l’année suivante. Ces documents sont communiqués au Conseil supérieur de l’Assistance publique.

3La présentation des rapports d’inspection diffère selon les inspecteurs plus que selon les départements. Au fil des départements qu’ils traversent, les inspecteurs reprennent les mêmes schémas de rapports, même si parfois, le préfet intervient et sollicite une modification dans leur présentation. En Indre-et-Loire toutefois les nouveaux inspecteurs reprennent les formats et plans des rapports de leurs prédécesseurs. Parmi les huit inspecteurs qui se sont succédé entre 1873 et 1933, cinq ont débuté leur carrière à ce grade en Indre-et-Loire. Sans expérience des rapports, ils se sont appuyés sur ceux de leurs prédécesseurs. Les inspecteurs qui ont le plus modifié la présentation et le contenu des rapports sont ceux qui étaient déjà en poste à ce grade avant d’être mutés en Indre-et-Loire. Les mutations des fonctionnaires ont donc conduit à la diffusion de modèles de rapports d’exercice. La stabilité des fonctionnaires dans les départements a probablement conduit à la perception d’une stabilité du service et d’une ligne de conduite clairement déterminée.

4Certains rapports sont composés d’une vingtaine de pages tout au plus, d’autres peuvent atteindre la centaine de pages. Cette diversité n’est pas sans poser problème. En 1912, l’inspection générale des services administratifs constate que :

« Si quelques-uns de ces rapports ne sont qu’une série de statistiques et ne contiennent presque aucun travail personnel de l’inspecteur sur la marche du service, il y a lieu de reconnaître que la plupart sont faits avec soin et donnent bien la physionomie du service. Il en est qui tombent dans la prolixité ; sans rien perdre de leur intérêt, ils pourraient être notablement réduits. Il importe de laisser aux inspecteurs toute liberté pour signaler dans leur rapport les lacunes dans l’organisation et le fonctionnement de leurs services aussi bien que pour émettre leurs idées personnelles sur les améliorations à apporter. Néanmoins, il serait désirable qu’en vue de faciliter les recherches et notamment les comparaisons entre services, il y eut un cadre uniforme »2.

5Globalement, les rapports d’exercice sont composés, dans des proportions diverses, d’éléments statistiques, de propositions pour le budget de l’année à venir, d’informations sur les modifications réalisées et les difficultés rencontrées dans le service. À partir de 1925-1927, la partie relative aux observations personnelles de l’inspecteur est plus succincte. Un style moins personnalisé caractérise ces rapports. Ceux des années 1930 ne contiennent presque plus de remarques personnelles de l’inspecteur ; ils sont descriptifs et statistiques. À la tendance générale à la concision, dont rendent compte les recherches sur l’administration, il faut ajouter la modification des recrutements qui a conduit à restreindre l’éventail des profils des chefs de service. Les nouveaux inspecteurs décrivent le service sans justifications des choix pris. Ils sont désormais des professionnels dont les actions sont légitimées par l’expérience du corps.

6Les écritures du service et leur personnalisation montrent, quant à elles, une précoce prise de distance vis-à-vis des circulaires et des traditions. Cette personnalisation des écritures est une voie, parmi d’autres, d’autonomie mais elle présente des inconvénients pour l’administration centrale qui observe en 1912 que « trop souvent, les inspecteurs lorsqu’ils prennent possession d’un service sont portés à en changer les conditions de fonctionnement ; les anciens registres sont abandonnés, il faut en établir d’autres, d’où une dépense qui, bien souvent n’est pas justifiée, d’où aussi pour le personnel un surcroît de besogne sans compter qu’il n’est pas toujours démontré que l’organisation nouvelle soit préférable à celle qui existait antérieurement »3.

7Cette tendance de l’inspecteur à apporter, dans la tenue des écritures, une touche personnelle est ancienne. Elle est, selon lui, destinée à rendre de grands services. Par exemple, en 1845, un délégué du Rhône fait part de sa manière de procéder dans son rapport d’exercice. Il s’agit de mettre sur le dos d’une carte à jouer tous les renseignements relatifs à un enfant.

« Ces cartes sont d’abord divisées en rouges et en noires, sur le revers des noires (trèfles et piques) sont les garçons, sur les rouges, les filles – le nom de l’enfant, l’année de la naissance et sa commune sont inscrits en gros caractères. Mes cartes sont classées par communes dans un tiroir à petites cases, la facilité avec laquelle les cartes glissent dans les mains me permet de faire mes recherches et classement avec la plus grande promptitude, par la commodité de leur transport dans un petit étui, elles me tiennent lieu dans mes tournées de registre de placement par commune »4.

8Dans son rapport d’inspection de 1863, l’inspecteur du Vaucluse signale au préfet la constitution d’un dossier personnel à chaque enfant à la préfecture. Quelques pratiques circulent. Ainsi dans plusieurs départements, à côté des deux registres obligatoires, un pour les 0-13 ans et un pour les 13-21 ans, les inspecteurs établissent un registre où l’enfant est inscrit dès son entrée dans le service et suivi jusqu’à sa sortie, quel que soit son âge. L’inspection générale reconnaît l’utilité d’un tel registre et émet le vœu qu’il soit rendu obligatoire. Mais à côté de fonctionnaires soucieux de la mémoire de leur service coexistent des hommes peu enclins aux formalités administratives. « Quelques inspecteurs paraissent croire que la connaissance qu’ils ont de leur service peut suppléer à la tenue complète des écritures. Il n’est pas admissible que le service se résume dans la mémoire de celui qui le dirige. Il ne faut pas qu’un changement de personnel supprime d’un seul coup tous les éléments de vérification »5.

9C’est surtout dans les années 1885-1895 que les exemples de modifications des écritures apportées par les inspecteurs se multiplient. Les inspecteurs en exercice au cours de ces années s’organisent. Les écritures et leur modification par les fonctionnaires montrent la volonté de personnaliser leur service. Cette personnalisation est fonction de la conception que chaque inspecteur se fait de sa fonction car chaque proposition de modification est présentée comme une rationalisation du travail d’écriture. Au cours de ces années donc, des inspecteurs définissent les règles de l’efficacité administrative.

10C’est aussi à partir des années 1885 que se multiplient les allusions au travail de bureau. L’accroissement des tâches dévolues à l’inspecteur, les différents services dont il a la gestion dans certains départements ont considérablement accru le travail d’écriture de ces fonctionnaires, lequel est déjà lourd pour le seul service des Enfants assistés. En 1885, l’inspecteur d’Indre-et-Loire demande l’adjonction d’un commis aux écritures afin que le sous-inspecteur et lui-même soient déchargés d’une partie des écritures. Car, explique-t-il, « ce n’est que par un travail soutenu et prolongé en dehors des heures de bureau, les dimanches et jours de fêtes qu’il nous est possible depuis mon arrivée ici de suffire à notre tâche »6. Cet employé rendrait possible des tournées plus fréquentes et plus longues. Cet emploi est voté par le Conseil général.

11Les seules finances du service exigent un travail fastidieux. Dans l’Eure, au début du siècle, tous les mois, l’inspecteur établit les titres de perception des mois des nourriciers, il met au point les contrats résiliés, produit toutes les pièces nécessaires à la trésorerie. Toutes les opérations, telles les encaissements, versements à la caisse d’épargne, retraits, remises de compte, intérêts sont inscrites mensuellement sur des registres réglementaires. Un seul employé, affirme l’inspecteur en 1910, ne peut suffire à la tâche. Qu’on imagine « l’inscription sur les registres des comptes courant, qui est une opération toute matérielle, [et qui] est fort longue en raison du grand nombre de comptes ouverts (1800 environ) et du format peu maniable des registres dont chaque page comporte 45 colonnes »7.

12Dans le Rhône, depuis 1907, l’inspecteur sollicite du Conseil général un poste d’enquêteur indispensable pour le contrôle des secours « pour établir le bien fondé des secours et leurs prolongations »8. Il existe déjà quatre enquêteurs dans le département. En 1902, ils ont effectué 3 895 enquêtes, 5090 en 1908, soit 1273 enquêtes chacun. « Ils travaillent le dimanche, terminent à neuf dix heures du soir [...]. Avec l’adjonction d’un cinquième agent, les enquêtes seront mieux et plus rapidement instruites et nous nous efforcerons d’appliquer le proverbe : « qui donne vite, donne deux fois »9. Dans les Bouches-du-Rhône, en 1909, les charges d’écritures ralentissent l’action du service. L’inspecteur sollicite l’adjonction de commis d’inspection financés sur les fonds départementaux. Le personnel de l’inspection, outre l’inspecteur, trois sous-inspecteurs, se compose de deux commis d’État et de trois « dames » bénévoles. Deux jeunes pupilles sont affectés à l’entretien des bureaux de l’inspection. Cette insuffisance du personnel contraint les fonctionnaires de l’inspection à « s’astreindre à des travaux de bureau au détriment de leur véritable fonction qui consiste dans la surveillance extérieure »10. Pour mettre en lumière l’insuffisance de son personnel l’inspecteur compare la situation de son service à celle d’autres de même importance.

Tableau 1. – La composition des bureaux de l’inspection de quelques départements en 1909

13Jusqu’en 1906-1910, les inspecteurs sont confrontés à des difficultés communes liées à l’extension de leurs attributions. Leurs demandes d’un nouveau commis aux écritures ou d’un enquêteur montrent leur volonté de décharger leur service des tâches d’écritures. Cette extension du personnel de leur service contribue à étendre leur autorité qui se porte sur un plus grand nombre de fonctionnaires ; les inspecteurs sollicitent un service à administrer. Cette représentation de leur tâche administrative aboutira finalement à la revendication du titre de directeur des services d’assistance, surtout après 1906, lorsque des commis d’inspection intègrent leur service.

2) Les locaux des services

14En 1912, l’inspection générale des services administratifs constate l’insuffisance des locaux et bureaux de l’inspection qui sont dévolus à l’Assistance publique dans les préfectures. Ainsi, dans un département du centre de la France, les locaux du service de l’A.P. sont constitués de deux pièces : l’une d’elle est occupée par l’inspecteur, l’autre par le sous-inspecteur, le commis et les employés de préfecture attachés à ce service. Dans un autre département, deux pièces composent également le service de l’A.P. L’inspecteur et le sous-inspecteur se partagent l’une d’elle, l’autre est occupée par le commis et les employés de préfecture. « Le moins que l’on puisse demander pour un pareil service est un cabinet pour l’inspecteur, un autre pour le sous-inspecteur, un bureau pour le commis et les employés, et une salle d’attente pour le public »11.

15L’augmentation du personnel, rendue nécessaire par l’application des lois d’assistance aux adultes, n’explique pas à elle seule l’exiguïté des locaux affectés au service car la situation est ancienne même si elle s’améliore autour de 1904-1905, les allusions des inspecteurs étant, à ce moment-là, plus rares. Dans son rapport d’exercice pour l’année 1882, l’inspecteur d’Indre-et-Loire explique les raisons qui le poussent à solliciter du Conseil général un local approprié aux multiples tâches auxquelles l’inspection doit faire face :

« Le bureau [actuel] ne comprend qu’une petite pièce dont l’exiguïté rend fort difficile le classement des nombreux dossiers, registre ou dépôt d’imprimés [...]. De plus, bien que j’ai l’habitude de mettre mon auxiliaire au courant de toutes les affaires du service sans exception, beaucoup de personnes sont gênées lorsqu’elles ont à m’entretenir devant un tiers d’affaires parfois fort délicates. Enfin, lorsque j’ai déjà une personne dans mon bureau, les visiteurs qui surviennent sont parfois obligés d’attendre, assez longtemps leur tour d’entrée dans les cours ou corridors de la préfecture ; plusieurs fois des maires, des dames de charité, des personnes venant m’entretenir des pupilles assistés à leur service etc. ont été justement blessés d’avoir à stationner ainsi devant la porte du bureau, à côté de solliciteuses d’extérieur fort peu recommandables »12.

16La situation en Indre-et-Loire est sans comparaison aucune avec celle de l’Eure. Dans son rapport d’exercice de 1884, Metton-Lepouzé, décrit les locaux de son service qui sont installés chez lui !

« Quatre pièces de ma maison sont entièrement affectées au service ; une aux enfants assistés et aux archives, l’autre à la protection de l’enfance, une troisième constitue le bureau de l’inspecteur et la quatrième est destinée au dépôt des vêtures journellement expédiées de Bernay à l’adresse des nourrices [...]. Presque partout et dans la plupart des départements voisins (Seine-inférieure, Seine-et-Oise, Calvados), les bureaux de l’assistance publique sont confortablement installés dans les préfectures ; dans ceux et ils sont rares – où comme chez nous les locaux sont insuffisants, une certaine somme est toujours affectée à leur location et entretien »13.

17L’inspecteur évalue à 1 000 francs annuels les frais relatifs à ces locaux. Dans le département des Hautes-Pyrénées, en 1891, l’inspecteur, sans bureau à la préfecture, est contraint de louer un bureau, de l’aménager, de le faire entretenir à ses frais, sans indemnisation aucune.

18Les locaux rendent possible et visible l’autorité du corps. Dans le cadre de l’inspection du travail, Donald Reid a noté que le manque de bureau et de secrétariat a contraint l’établissement de l’autorité des inspecteurs14. La situation est semblable dans l’inspection de l’A.P. L’autorité de l’inspecteur a dû se construire sur d’autres bases.

3) Les tournées d’inspection

19« Notre fonction principale est évidemment celle d’inspection. Nous y employons tous nos efforts malgré la surcharge des écritures »15. Telle est l’observation faite par un inspecteur en 1911 mais qui est le credo du corps au moins jusque dans les années 1920.

20L’organisation des tournées diffère selon les départements. En 1912, l’inspection générale observe trois manières de procéder. La première consiste à répartir définitivement les placements à visiter entre l’inspecteur et le sous-inspecteur. Cette manière de faire présente l’avantage de faciliter les visites des fonctionnaires puisque, d’année en année, les placements sont identiques. Ils connaissent mieux les nourriciers, les patrons et les enfants qu’ils voient au moins annuellement. L’inspection générale y voit cependant deux inconvénients : d’une part, l’inspecteur ne connaît qu’une partie des enfants de son service et d’autre part, il ne peut contrôler la façon dont son subordonné exécute ses tournées. Dans d’autres départements, la répartition des placements entre inspecteur et sous-inspecteurs est fixée par un arrêté préfectoral. Ce procédé présente aussi un sérieux inconvénient pour l’inspection générale : l’inspecteur peut croire qu’il n’est responsable que des placements de la circonscription attribuée par le préfet. Enfin, la troisième façon de procéder est celle que les inspecteurs généraux souhaitent voir étendue sur l’ensemble du territoire. Les communes sont réparties entre l’inspecteur et le sous-inspecteur de sorte que les placements vus une année par le sous-inspecteur sont vus par l’inspecteur l’année suivante. Il y a une rotation de l’agent de contrôle. Ce système présente tous les avantages de responsabilité et de surveillance des agents. En outre, l’inspection générale suggère qu’au commencement de chaque année soit dressé le bilan de l’inspection de l’année précédente de sorte que les enfants qui n’ont pu être visités le soient l’année suivante : « on ne constaterait plus alors que des enfants sont restés plusieurs années sans avoir reçu la visite de l’inspecteur »16. Ces points de vue montrent de la part de l’inspection générale des réflexions sur l’art d’administrer un service qui sont éloignées des discours que tiennent les politiques. Ils privilégient l’administration d’un service plus que la proximité des liens inspecteurs-enfants, proximité qui doit caractériser ces fonctionnaires pour les hommes de l’administration centrale comme Paul Strauss, Henri Monod ou Léon Mirman.

21Les tournées sont plus ou moins difficiles selon les départements. L’inspecteur Barthès qui vient d’être nommé dans le Gers en 1905, décrit une tournée d’inspection particulièrement difficile.

« Les 179 enfants placés dans les 168 communes dont 6 sur les voies ferrées, 12 desservies par les diligences et 150 où il a fallu se rendre à pied ou en voiture à louage, ne peuvent donner qu’une idée très affaiblie de la somme d’énergie, de difficultés ainsi que des frais très onéreux pour les déplacements de l’inspecteur et du sous-inspecteur. J’affirme qu’ils m’ont donné plus de mal et imposé plus de dépenses que les 5 000 que je visitais précédemment en Eure-et-Loir, pays de plaine où les cinq sixièmes des communes sont desservies par le chemin de fer ou le tramway.
Dans toutes mes pérégrinations à travers les sentiers boueux en hiver et des ravins rocailleurs et abrupts interdits à toute voiture, je me heurtais, la plupart du temps, à porte close ou bien j’apprenais que le ou les enfants avaient été rendus à leur famille depuis de longs mois sans que le maire m’en eût seulement informé »17.

22Les tournées sont particulièrement difficiles dans les départements où les effectifs d’enfants sont considérables. Dès 1876, le docteur Brochard se demande s’il est possible à un seul homme « quelle que soit son intelligence, quelle que soit sa capacité, de remplir de telles fonction ». Son scepticisme est particulièrement fort pour le département du Rhône18. Oubliant la présence des sous-inspecteurs et des délégués de circonscription qui secondent l’inspecteur, il calcule :

« Si l’inspecteur du département veut voir une fois l’an les 6000 enfants qui sont sous sa surveillance, il sera obligé d’en visiter 20 par jour. S’il veut les visiter deux fois comme le prescrit le règlement, il sera obligé d’en voir 40 par jour ! Mais les tournées de l’inspecteur ne constituent aux termes de l’instruction ministérielle que la moitié de ses occupations, ses fonctions sédentaires en constituent l’autre moitié. L’inspecteur départemental doit donc faire de son temps deux parts égales. Il ne lui reste alors pour visiter ses 6000 enfants que 6 mois ou 150 jours environ. S’il les visite une fois, il en verra 40 par jour ; s’il les visite deux fois comme le veut le règlement, il en verra 80 par jour ! Devant des chiffres aussi impossibles, M. l’inspecteur n’a évidemment qu’une chose à faire, il doit s’abstenir »19.

23Cette difficulté explique les fréquentes allusions de l’administration centrale à l’insuffisance des tournées. En 1912, l’inspection générale constate que « les enfants ne sont pas visités de façon satisfaisante »20 et ce pour deux raisons. Le travail de bureau absorbe d’autant plus l’inspecteur que le nombre d’employés de préfecture n’est pas toujours en rapport avec l’importance du service, notamment dans les départements où des services annexes ont été rattachés à l’inspection. En second lieu, les indemnités de frais de tournées sont insuffisantes.

24En dépit de l’insuffisance des tournées, l’inspection générale constate :

« la plupart du temps les inspecteurs départementaux ont à cœur de faire produire le résultat le plus utile et le plus complet de leurs tournées rapides et que même ceux qui n’ont pas le loisir d’y consacrer le nombre de jours qu’il faudrait s’ingénient généralement à obtenir des constatations intéressantes. Il leur faut imaginer pour cela des itinéraires imprévus, revenir à plusieurs reprises dans la même commune, causer avec les instituteurs et les maires, utiliser leur connaissance des habitudes locales et leurs relations personnelles »21.

25Quelques situations concrètes éclairent le problème des tournées et sa permanence (annexe 7). En 1892, dans le Calvados, l’inspecteur Barthès demande la nomination de deux nouveaux sous-inspecteurs. L’un deux résiderait à Lisieux ou Honfleur ; l’autre à Falaise ou Vire. Chacun d’eux exercerait sa surveillance sur 2000 à 2500 enfants. Ils seraient chargés d’une visite bimensuelle aux hospices de leur circonscription et d’une visite trimestrielle aux enfants. Pour appuyer sa demande, Barthès cite le cas des services de l’Orne composés d’un inspecteur et de deux sous-inspecteurs pour quatre arrondissements et 511 communes. Le Calvados avec six arrondissements et 763 communes ne possède qu’un sous-inspecteur. En Saône-et-Loire, en 1907, 1473 enfants de toutes catégories ont été visités dans 108 communes. L’inspecteur Ulysse Fleury a visité 688 enfants placés dans 34 communes tandis que le sous-inspecteur en a vu 785 dispersés dans 74 communes.

« En rapprochant ces chiffres du nombre total d’enfants assistés et secourus 3 671 auquel il faut ajouter environ 2000 protégés répartis dans 400 communes du département, on peut conclure qu’il faut 4 ans aux inspecteurs de Saône-et-Loire pour visiter tous les enfants soumis à la surveillance, à moins que, dans chaque commune, les enfants ne soient convoqués à la mairie. Dans ce dernier cas, l’inspection deviendrait une parade sans utilité, nous ne verrons que des visages et des vêtements propres, sous un prétexte quelconque les enfants chétifs mal soignés ne nous seraient pas présentés.
Les visites à domicile et inopinées sont seules intéressantes, elles seraient plus fréquentes si nos frais de tournées étaient suffisants, si le travail d’écriture qui nous incombe nécessairement, à défaut d’employés se trouvait réduit à de justes proportions »22.

26Au cours de l’année 1911, « en raison des facilités de communication », les enfants relevant du service de l’Hérault – une centaine – et placés dans ce même département ont été plusieurs fois visités. « Ainsi, facilement suivis à toutes les étapes de leur existence, en relations fréquentes avec l’inspection, ils ont pu être, dans bien des cas, efficacement conseillés »23. Mais, il n’en est pas de même des 800 autres pupilles disséminés dans 39 communes du Tarn et de l’Aveyron. « Malgré leur bon vouloir », les fonctionnaires du service n’ont pu se rendre que quatre fois et ce, pour quelques jours seulement, dans ces départements. Dans ces conditions, les tournées n’ont pu être faites à l’improviste. En décembre 1911, dans son rapport sur le fonctionnement du service, un inspecteur général suggère la nomination d’un sous-inspecteur ayant résidence au centre de la région de placement hors du département « de manière à ce que tous les pupilles puissent être l’objet de visites fréquentes et inopinées ». L’inspecteur Bernis réclame cette solution depuis 1910 :

« De situation indépendante, étranger à toutes les influences locales, ne prenant conseil pour les décisions que de son devoir et de ses connaissances professionnelles, ce fonctionnaire, soucieux de donner au service une impulsion nouvelle se rendrait compte de la valeur des placements [...]. Sa fermeté alliée à sa bonté gagnerait la confiance des enfants qui, au besoin réprimandés, se sentiraient protégés, affectueusement dirigés. Ainsi pourrait être diminué le nombre de ces indisciplinés souvent plus malheureux que coupables susceptibles d’être ramenés au bien par une remontrance modérée, par un mot amical [...]. Ce sera pour l’État une nouvelle charge. Mais ce sacrifice ne sera pas perdu. En permettant d’organiser une surveillance plus effective sur ces déshérités confiés à la sollicitude administrative, il contribuera à faire d’eux d’utiles citoyens, des femmes laborieuses »24.

27La même année, en 1911, tous les pupilles de Savoie ont été visités et la plupart même, à plusieurs reprises. L’inspecteur s’en félicite. Lui-même a visité 263 pupilles et 68 enfants secourus dans 81 communes tandis que le sous-inspecteur a parcouru 51 communes pour rencontrer 212 pupilles et 38 secourus. « Propreté corporelle du pupille, son état physiologique, tenue vestimentaire, nourriture de l’enfant, direction morale qu’il reçoit etc., tels sont les principaux points sur lesquels nous dirigeons nos investigations. À l’école nous nous renseignons sur les mêmes points mais plus spécialement sur le caractère, les aptitudes, les tendances, le degré d’instruction l’assiduité à l’école, aux cours du soir »25 (encadré 2, p. 248).

28Après la guerre, le problème des tournées est moins crucial en raison, d’une part, de l’augmentation des effectifs d’employés départementaux, enquêteurs ou dames visiteuses et, d’autre part, en raison de l’introduction de l’automobile dans certains services qui facilitent les déplacements sur une longue distance. Dans le département du Nord, en 1924, les visites aux enfants sont réparties entre les fonctionnaires de l’inspection, les trois préposés de Cambrai, Avesnes et Hazebrouck et la dame visiteuse. Au total, 552 communes ont été visitées, 4460 enfants assistés ont été inspectés, 2 197 secourus et 1 075 protégés. La dame visiteuse a vu 1 994 enfants protégés. Les commis enquêteurs ont effectué 1094 enquêtes.

29Ces exemples montrent la grande diversité des situations du point de vue de la mission principale des inspecteurs. La taille des départements, l’accessibilité des communes, le nombre d’enfants à visiter, l’effectif des fonctionnaires du service ou des employés de préfecture mis à la disposition de l’inspecteur sont autant de contraintes avec lesquelles l’inspecteur doit composer.

4) Un exemple : l’organisation du service du Finistère en 1903

30L’organisation du service du Finistère en 1903 permet de saisir dans quelles configurations matérielles, mais aussi humaines, l’inspecteur dirige son service. C’est l’inspecteur Grenier qui est à la tête du service du Finistère en 1903, il a 53 ans. Il est originaire de ce même département. À 21 ans, en août 1872, il entre au service de l’Administration pénitentiaire au ministère de l’Intérieur. En mai 1900, il est nommé inspecteur dans le Finistère. Il est assisté par le sous-inspecteur Gambu, un ancien instituteur de 48 ans, originaire de Seine-Inférieure. En 1892, il est entré au service de l’inspection. Il a rejoint l’inspection du Finistère en juin 1901, un an après Grenier. « Réduite à un seul sous-inspecteur, l’Inspection dans ce département difficile est restée longtemps en souffrance »26. La nomination de Gourivaud est donc attendue. Celui-ci, originaire de Charente-Inférieure, est docteur en médecine depuis juillet 1896. Il est interne des hôpitaux et chef de clinique médicale à l’École de médecine de Limoges avant d’être nommé sous-inspecteur dans le Finistère, le 12 février 1903. Le service comprend également un chef de bureau de l’Assistance chargé de la gestion des dossiers relatifs aux lois d’assistance obligatoire aux adultes. M. Cieutat est expéditionnaire de préfecture depuis 1887 lorsqu’il est détaché à l’inspection des Enfants assistés en novembre 1892. Il a alors 24 ans. Un expéditionnaire auxiliaire est également attaché au service ; il s’agit de Marcel Gambu, fils du sous-inspecteur. Il avait occupé le même emploi à la préfecture de l’Aude pour le service de la Protection du premier âge, lorsque son père était en fonction dans ce département. Jules Guéganic, un ancien pupille du service, exerce les fonctions d’expéditionnaire stagiaire pour le service de la protection du premier âge. Mais, en dépit de ce personnel, les relations du service avec l’extérieur sont mal assurées. Les courses à l’hospice, au tribunal, à la prison ou même chez le commissaire de police doivent être faites par les employés du service à défaut d’un garçon de bureau. Personne n’assure la conduite des enfants en bas âge à l’hospice. L’inspecteur s’est même trouvé à plusieurs reprises « dans l’obligation de faire accompagner des jeunes filles par des employés de 20 ans. Vis-à-vis du public, cette situation n’est pas sans présenter de graves inconvénients pour la dignité du Service de l’inspection »27.

31Les locaux à la disposition du service sont suffisants. Ils se composent de trois pièces dont deux sont réservées à l’inspecteur et au sous-inspecteur. La troisième est occupée par le reste du personnel de préfecture. Un couloir sert de salle d’attente pour les pupilles et les nourriciers mais il est aussi utilisé comme dépôt d’archives. « Il serait préférable que ces archives soient enfermées dans une pièce spéciale et hors de toute atteinte »28.

« Ainsi constitué le personnel de l’Inspection semblerait devoir répondre aux nécessités du service. Ce serait vrai s’il n’était tenu qu’aux écritures morales, à la surveillance et aux visites des enfants ; mais le surcroît des écritures administratives qui toutes lui incombent et prennent chaque jour une importance de plus en plus considérable, n’est pas sans modifier profondément son rôle et sans lui donner des inquiétudes sur l’avenir de la surveillance déjà bien compromise.
À la veille de la promulgation de nouvelles lois qui, en augmentant ses attributions, vont donner à l’inspection la consistance d’une direction départementale de l’Assistance publique, il me semble opportun de jeter un cri d’alarme pour le sort de nos malheureux pupilles.
Lorsque l’heure sera révolue, il est douteux que l’inspecteur le mieux intentionné puisse faire face aux mille détails de l’éducation de l’enfance et accorder à chacun de ses intéressants élèves la part d’examen et l’affection qui sont la raison d’être de sa fonction »29.

32L’inspecteur souhaite donc la nomination d’un nouvel agent qui serait détaché auprès de l’hospice de Morlaix, Gourivaud ayant été détaché par arrêté préfectoral auprès de celui de Brest et Gambu de Quimper. La répartition des communes à visiter par les fonctionnaires est fixée par arrêté préfectoral. Celui du 23 février 1903 attribue la partie nord du Finistère au sous-inspecteur Gourivaud et la partie sud à Gambu. L’action de l’inspecteur s’exerce, quant à elle, sur tous les arrondissements du département. L’inspecteur explique qu’« une étude préalable de 4 ou 5 ans de la topographie du Finistère semble indispensable pour que l’inspecteur soit enfin familiarisé avec les méandres et les labyrinthes des chemins creux de la région, la dispersion des fermes et puisse s’orienter avantageusement pour ses peines, son temps et sa dépense »30.

Tableau 2. – Les tournées effectuées par l’inspection dans le Finistère entre 1900 et 1903

33L’inspecteur assure le préfet que « les fonctionnaires et employés au Service de l’Assistance remplissent leurs missions avec fidélité »31. N’est-ce pas le signe que l’inspecteur a la maîtrise de son service et stimule le zèle de ses collaborateurs ?

34Ainsi, dans le Finistère comme dans les autres départements, l’organisation pratique des services d’assistance concourt à produire la visibilité de la politique d’assistance et donc de l’inspection. En effet, un service dans des locaux adéquats avec un personnel suffisant pour que les tournées soient fréquentes, est un service qui étend son influence dans l’ensemble du département. L’inspecteur ou le sous-inspecteur en tournée sont en représentation au sens où ils « rendent présent ». Le fonctionnaire de l’inspection en tournée incarne la sollicitude républicaine à l’égard des enfants assistés et rend visible un service public. En dehors des caractéristiques matérielles du service, c’est l’inscription des inspecteurs dans les réseaux locaux qui rend possible la visibilité de l’inspection de l’A.P.

II. – Un réseau de relations

35Dans son département d’affectation, l’inspecteur est aux prises avec le local auquel il confronte son autorité. Il met en relation le monde paysan et ouvrier, celui des notables insérés dans des activités philanthropiques et la structure administrative. Mais c’est surtout la considération publique qui assoie l’autorité de l’inspecteur ou entrave sa carrière.

1) Nécessité et complexité de ce réseau

36L’inscription des inspecteurs et de leurs subordonnés dans le tissu local est vivement souhaitée. Cette préoccupation ne naît pas avec la République. Dès les premières inspections, les personnalités locales sont des sources d’information précieuses. En 1845, un délégué de circonscription écrit à l’Administrateur des Hospices civils du Rhône :

« Vous me recommandez de multiplier mes rapports avec les employés supérieurs des finances. Au mois de décembre dernier j’ai été exprès à Bourg voir le receveur général et je l’ai trouvé très disposé à favoriser nos opérations ; mes rapports avec monsieur le receveur en particulier, et les percepteurs sont en outre très satisfaisants.
Messieurs les curés semblent aussi nous être un peu moins hostiles et les maires en général très favorables à l’exception de ceux qui représentent les communes où dans l’intérêt d’une surveillance plus facile je n’ai pas cru devoir placer des enfants »32.

37En 1849, le préfet de Seine-et-Oise conseille l’inspecteur du service : « Je crois que l’intervention des Maires, des Desservants et des Instituteurs pour tout ce qui concerne le placement des enfants et leur surveillance chez les nourrissiers [sic] ainsi les renseignements qu’il est besoin d’obtenir sur leur instruction morale et religieuse, leur fréquentation de l’école, leur mise en apprentissage pourra vous être d’une grande utilité »33.

38Dans leur exercice quotidien, les inspecteurs sont en relation professionnelle avec des médecins et des médecins-inspecteurs, avec des instituteurs et institutrices. Si les inspecteurs sont particulièrement éloquents sur la collaboration et le soutien que leur apportent ces professionnels sur l’ensemble de la période, leurs relations avec les curés ne sont évoquées ni sous la Monarchie de Juillet ni même sous le Second Empire. D’autre part, les renseignements sur les convictions religieuses des inspecteurs manquent34. Cependant, quelques rares témoignages montrent la difficulté des relations avec les curés. En 1843, l’inspecteur de l’Hérault rapporte :

« Les prêtres voient avec peine des enfants trouvés dans leur paroisse et qu’ils excitent à ne pas en prendre et plus encore à ne pas les garder : j’ai vu par leur influence des nourriciers qui versaient des larmes à la pensée de se séparer d’un enfant et cependant résolus à le renvoyer à l’hospice. Ces curés prétendent que la présence des enfants trouvés entache d’immoralité la population de leur paroisse et que le bonheur dont peuvent jouir ces infortunés est un encouragement au vice »35.

39Compte tenu de la rareté des informations sur la question, il est difficile de dire s’il y a des changements sous la Troisième République. Un fait est significatif. À la fin du XIX^e siècle, l’inspectrice générale de l’enfance Capdeville décrit les rapports tendus entre un inspecteur départemental et la supérieure de l’hospice dépositaire.

« Les religieuses ne se résignent pas facilement à ne remplir qu’un rôle secondaire et en maintes circonstances, elles essayaient de faire prévaloir leur autorité, d’empiéter sur les attributions de ce chef de service, surtout en ce qui concernait la direction des enfants, leurs placements et leurs déplacements. Cette lutte avec des femmes, les religieuses que la courtoisie demande de ménager était d’autant plus pénible pour l’inspecteur qu’il était animé d’un très grand esprit de conciliation [...].
Il fallait sauvegarder l’autorité départementale que l’on minait sourdement avec ténacité. L’inspecteur a déployé dans cette circonstance autant de tact et de fermeté que d’habileté mettant toujours le bon droit de son côté. Aujourd’hui, il est craint et respecté de l’hospice dépositaire et les religieuses n’osant plus le contrecarrer, se contentent d’exécuter ses ordres »36.

40À la lecture des rapports d’inspection ou des comptes rendus d’activités de commission ou association dont les inspecteurs sont membres, transparaît la grande variété des figures avec lesquelles ils sont en relation. Un exemple convaincra des liens qui unissent l’inspecteur et les notables locaux. En 1906, dans le Nord, la Commission de contrôle et de surveillance de l’Établissement dépositaire a pour mission de donner son avis sur le régime intérieur de l’établissement, sur les budgets, les comptes, les travaux à exécuter dans l’immeuble, les cahiers des charges et sur toutes les questions concernant le fonctionnement de l’établissement. En 1906, cette commission met en présence, outre le préfet et l’inspecteur, un industriel, un fabricant de lingerie, un commerçant, un chef de coupe, le président du syndicat de la boulangerie française, un ancien chevilleur, un facteur aux Halles, et enfin une couturière. Cette même année, au sein du Conseil de famille, l’inspecteur côtoie un juge de paix, des conseillers généraux, l’inspecteur des Postes et Télégraphes et des avocats. Des notables locaux donc. La situation est semblable dans toutes les commissions et associations qui requièrent la participation de l’inspecteur départemental. L’inspecteur fait le lien entre ce monde et celui des ouvriers et des paysans.

2) Les relations avec les nourriciers et gardiens

41La nature des relations entre les inspecteurs et gardiens d’enfants est difficile à saisir car les sources manquent sur les perceptions qu’ont ces derniers du service de l’inspection et de celui qui les surveille. Un fait permet toutefois d’approcher les représentations du service des Enfants assistés qu’ont quelques nourrices.

42En 1904, Antoine est instituteur lorsqu’il décide, à 38 ans, d’intégrer l’inspection de l’Assistance publique. D’abord nommé sous-inspecteur en Saône-et-Loire, il rejoint le service du Rhône en novembre 1909. En 1913, le sous-inspecteur est chargé au cours de sa tournée de surveiller, démasquer peut-être, la bonne conformité des inspections réalisées par le médecin-inspecteur et l’agent de surveillance d’une circonscription. Une nourrice de Saint-Jean de la Vêtre se plaint au préfet de l’inspection effectuée par ce sous-inspecteur en novembre 1913 :

« Monsieur Antoine s’est présenté chez mois et après c’être fait connaître il voit Germain qui gratait les cendres du poile. Il est sale cet enfant, il grate les cendres’.
– Non monsieur, regardez et je lève la chemise. Voyait dans quel état ils sont et je lui montre les ôtres.
– Cela ne me regarde pas, c’est l’afaire du médecin.
– Alors qu’est se que vous venais faire ici et qu’est se que vous inspectais donc si vous regardais pas dan quel état se trouve les enfants ?
– Les enfants ne sons pas visité, ils sont abandonnés.
– Le médecin vient les voire tout les mois et il n’y a pas encore 15 jours qu’il est venue. Regardai le carnet.
– Je ne veux pas le voire. Les enfants ne sont pas visités, ils sont abandonné.
– Eh bien, je ne sais pas comment il pourraient être plus visité. M. Gagnier les a vu deux fois, vous êtes ici vous même aujourd’hui et le médecin vient tous les mois. Regardai le carnet et faite vous même la constatation.
Il se décide à regardé.
– Oui, il es venu il y a 12 jours mais il vous prévient qu’en t-il doi venire.
– Mais vous comprenais bien que sai impossible, il ne viens jamais à jour fixe et il ne vat pas je supose prendre un expresse pour me prévenir.
– Mais vous savai bien qu’en M. Gagnier viens les voire.
– Oui la première fois jour de vacsinasion, je les ait amené à St Jean mais la 2^ème fois il est venu chez mois à la tomber de la nuit.
– Mais vous étiais prévenu ?
– Qu’en je vous dit que je ne le savai pas. Pourquoi voudriai-vous me faire dire le contraire ?
– M Bertrand l’a accompagner. Il l’a amener en voiture.
– Cais possible cela ne me regarde [pas] aprè tout.
Et pour la 3^ème fois :
– Les enfants ne sont pas visités, ils sont abandonné. La pupille Bilhot Gabrielle a manquer la clase, pendant 8 jours vous aurais une retenue. Et vous les faite travaillé.
– Si Bilhot Gabrielle a manquer la clase elle ne pouvais pas écrire, elle avais mal au doigt. Mais si je l’a fait travailler je crois lui rendre service en lui donnant le goût du travaille. J’en ferait une bonne ménagère. Je ne doit donc pas la faire travaillé ?
– Non on vous paye pour cela.
– Mais, avec 6 sous croyais vous que je puisse la nourrire. Mais expliquai moi comment il ce fais que l’Inspecteur qui a passer l’année dernière m’ai dis que je faissait bien de la faire travaillé, vous ne pensai pourtant leur faire des rentes pour en faire des demoiselles. Il faudrai les placé chez Mme de Rochetaillée.
Point de réponse, il est parti en maugréan et en guise salutasion, il m’a dit que j’aurais une retenue »37.

43Deux plaintes similaires parviennent au préfet. Les nourrices ne comprennent pas ce qui motive le fonctionnaire. La distinction entre inspection médicale et inspection administrative ne semble pas claire : pour elles, l’inspecteur du service ou le médecin-inspecteur surveille l’état des enfants. Les subtilités de la répartition des tâches leur échappent. Les nourrices ont leur propre vision de ce que doit être une inspection. Rien ne permet de préciser ici les composantes de cette image. Il apparaît toutefois que les nourrices attendent des fonctionnaires de l’inspection une ligne de conduite commune. Qu’ils émettent des points de vue différents et un dysfonctionnement du service est dénoncé. Ces fonctionnaires sont l’incarnation de leur service et cette exigence est portée tant par les populations elles-mêmes que par l’administration.

44L’attitude du sous-inspecteur s’explique peut-être par les protections dont bénéficie Gagnier, un agent de surveillance « très digne d’intérêt ». En dépit de son statut d’employé de préfecture, celui-ci n’hésite pas à s’arroger le titre de sous-inspecteur, comme en témoigne sa carte de visite. L’attitude suspicieuse du sous-inspecteur du service témoigne peut-être de la position d’un professionnel inquiet de voir son titre usurpé et mal représenté. La défense de ses intérêts expliquerait son attitude.

encadré 3. La carte de visite de Gagnier*

45Ainsi peut-on approcher les représentations des nourriciers et gardiens sur l’inspection à la lueur de situations conflictuelles. L’enquête menée par Agnès Fine dans le pays de Sault sur l’intégration familiale des enfants de l’Assistance publique montre l’ambiguïté du regard porté par les populations sur l’inspecteur. Les discours sont contradictoires. Les nourrices et gardeuses, soucieuses d’entretenir de bonnes relations avec le fonctionnaire, voient en lui « un vrai père de famille », « tenant aux enfants ». Le discours de ceux qui ne sont pas impliqués directement dans ces pratiques d’accueil sont d’une tonalité radicalement différente. L’inspecteur est corrompu. Ce fonctionnaire que l’on n’aperçoit que deux fois par an gagne bien facilement sa vie. Moyennant quelques compensations, il fermerait même les yeux sur des attitudes envers les enfants, sévèrement jugées par l’entourage de familles d’accueil. Le discours sur ce fonctionnaire dépend donc largement de la position occupée par rapport à l’accueil d’un enfant de l’A.P.38

46En relation avec des personnalités influentes mais aussi avec des nourriciers et gardiens, l’inspecteur se trouve donc dans une position d’intermédiaire. C’est d’ailleurs celle qu’il occupe dans les commissions et associations dont il est membre. Il fait figure d’intercesseur. Pour les uns et pour les autres, il est l’incarnation de son service.

3) Les relations avec les médecins-inspecteurs

47L’inspecteur est aussi en relation avec d’autres professionnels. Plusieurs exemples témoignent tant de tensions que de collaborations entre les inspecteurs et les médecins. Les situations conflictuelles naissent de rivalités entre professionnels qui se définissent un champ d’intervention. C’est sur l’incompétence de l’autre qu’on insiste pour faire valoir sa professionnalité et pour défendre un monopole d’intervention. Lorsque conflit il y a, les médecins excellent dans cet exercice. Car au moment où ces tensions apparaissent, avant 1890 surtout, ils constituent un corps plus fortement professionnalisé que les inspecteurs et sont donc en mesure de développer des arguments de défense au service de leur compétence39. En 1876, un médecin se plaint de l’incompétence des inspecteurs :

« Il y a dans le département que j’habite un inspecteur et un sous-inspecteur qui ne sont pas médecins [...]. Mes fonctions médicales comme celles de mes confrères sont contrariées, brimées, annihilées par celles de ces agents qui seuls ont plein pouvoir sur ces nouveau-nés, qui les changent de nourrice sans nous consulter et qui les envoient lorsqu’ils sont grands dans un but d’intérêt personnel dans des usines qui sont souvent pour eux des écoles d’immoralité.
De semblables fonctions confiées à des étrangers à l’hygiène du nouveau-né sont illusoires et absurdes. Ces fonctionnaires, en effet sont chargés de fournir des renseignements précis sur l’état sanitaire de chaque enfant dont ils n’ont et dont ils ne peuvent avoir aucune idée. Il faut [...] que les inspecteurs et les sous-inspecteurs soient toujours des médecins »40.

48Un autre médecin s’insurge contre ce fait que « pour surveiller nos forêts, pour apprécier la valeur de nos animaux, on s’adresse toujours à des hommes compétents tandis que pour nos enfants on s’adresse à tout ce qu’il y a de plus incompétent pour ne pas dire de plus ignorant »41. En revanche, les relations entre l’inspecteur et les médecins semblent bonnes lorsque, ensemble, ils font partie de comités ou associations. Le cas le plus exemplaire est celui des comités départementaux de Protection du premier âge42.

49Les relations entre médecins et inspecteurs éclairent les difficultés d’exercice dans une administration qui se soumet aux pouvoirs d’influence des notables locaux. En effet, les inspecteurs étaient chargés du recrutement et de la direction des médecins-inspecteurs, tâches délicates en raison des réseaux d’influence qu’active chaque médecin-inspecteur. Deux exemples montrent cette difficulté.

50Dans le Rhône, le 20 mai 1884, le docteur Passot, contraint de quitter Lyon, démissionne de son poste de médecin-inspecteur dans la circonscription de Villefranche. Il recommande au préfet le docteur Bournet. Celui-ci sollicite officiellement ce poste au lendemain de la démission de Passot. Le professeur à la faculté de médecine, Lacassagne, recommande à son tour le docteur Bournet auteur d’une thèse remarquée sur La criminalité comparée de France et d’Italie. Pour ce même poste vacant, parvient au préfet une deuxième candidature : celle du docteur Thoviste, appuyée par un député et par le vice-président du Conseil général qui désigne ce dernier comme « républicain dévoué ».

51L’inspecteur des Enfants assistés, Juge, est chargé de « mener l’enquête ». Auprès du sous-préfet de Villefranche, il obtient des renseignements confidentiels sur les deux candidats. Il apparaît que Thoviste, premier prix au concours de médecine de 1880, « appartient au parti réactionnaire dans lequel il recrute sa clientèle ». Bournet, quant à lui, est un « excellent républicain ». Le 28 mai 1884, l’inspecteur des Enfants assistés propose ce dernier en remplacement de Passot. Un arrêté préfectoral le nommera à ce poste.

52En 1889, le docteur Bourguin sollicite de l’inspecteur un poste de médecin-inspecteur. Le 9 mars, le commissaire spécial répond à la demande de renseignements que l’inspecteur lui a adressée. Les renseignements pris sur Bourguin sont bons : ce jeune médecin de 32 ans est rattaché au bureau de bienfaisance de Lyon où il « est aimé des malades pauvres et jouit de l’estime et de la considération publiques ». Et, comme « il passe pour professer des opinions républicaines », le 19 mars, l’inspecteur écrit au préfet que Bourguin est apte à remplir les fonctions de médecin-inspecteur. Trois jours plus tard, par arrêté préfectoral, Bourguin est nommé médecin-inspecteur de la circonscription d’Arbresle.

53Inspecteurs et médecins-inspecteurs sont donc pris dans un ensemble de réseaux d’influence avec lesquels ils doivent composer. Le plus souvent, ces professionnels ont collaboré ; les uns et les autres s’adressent parfois des éloges dans leurs rapports et soulignent les heureux effets de leur entente sur la marche du service. Bien des médecins-inspecteurs se voient décerner une médaille honorifique grâce à l’intervention de l’inspecteur en leur faveur.

4) Les relations avec la préfecture

54Avec les bureaux de préfecture, les relations sont autres. Depuis les premières inspections, elles sont conflictuelles et dépendent de la personnalité des hommes qui sont à la tête des services mais aussi de la répartition des tâches entre inspection et bureaux de préfecture qui, si elles sont mal définies, conduisent à des tensions.

55Sous le Second Empire, dans l’Hérault, l’inspecteur Poulichet43 est de ceux qui n’admettent pas d’intrusion sur leur terrain d’exercice. En 1857, un incident le montre. Le 20 février, le nouveau préfet recommande à l’administrateur des hospices de Montpellier un ouvrier cordonnier, Montignac, depuis peu en résidence dans le département. L’homme, malade, est privé de ressources. « Ce jeune homme étant étranger au département et n’ayant aucun moyen de subvenir aux frais de son traitement, je verrais avec plaisir que vous autorisiez son admission gratuite à l’hospice »44, écrit le préfet à l’administrateur qui, six jours plus tard, admet l’ouvrier cordonnier à l’hospice. Le 4 mars, l’inspecteur Poulichet informe le préfet qu’un dénommé François Montignac a été admis gratuitement à l’hospice de Montpellier en son nom :

« J’ignore de quelle division de vos bureaux est émanée cette demande insolite. Les admissions aux hospices et hôpitaux civils étant dans mes attributions, je vous prie de donner des instructions pour que les demandes de cette nature ne soient pas remises afin qu’elles ne soient formées qu’en suivant les règles tracées par les arrêtés et les instructions et de manière à ce qu’on ne vous fasse demander des services »45.

56Poulichet se sent menacé dans ses attributions, la préfecture le concurrence. En août 1857, l’inspecteur reçoit du maire de Cette une lettre qui ne lui est pas destinée mais qui comporte des renseignements sur Montignac. De plus en plus fermement convaincu qu’un service de la préfecture est responsable de cette intrusion sur son terrain d’exercice, l’inspecteur écrit au préfet : « il me semble qu’il serait d’une bonne administration que chacun se renferme dans ses attributions, les affaires en seront toujours mieux traitées et plus convenablement dirigées »46. La réponse du préfet éclaire, sous la sécheresse du ton, les prérogatives que s’arroge le haut fonctionnaire, lesquelles sont indiscutables :

« J’ai reçu non sans surprise votre lettre.
La dépêche de Monsieur le Maire de Cette qui l’a motivée vous a été remise par suite d’une erreur. Elle répond à une demande de renseignement que j’ai cru devoir retenir au cabinet. J’en agis ainsi pour toutes les affaires qui fixent particulièrement mon attention. Cette dernière est de ce nombre et rien ne justifie dès lors les termes de votre lettre »47.

57Mesurant l’impertinence de ses propos, l’inspecteur répond au préfet, deux jours plus tard :

« J’ai hâte de vous expliquer les termes de ma lettre à laquelle vous m’avez fait l’honneur de répondre par l’expression de la surprise.
Je ne pouvais point supposer que la lettre qui a donné lieu à la demande de renseignements à laquelle répond le maire de Cette eut particulièrement fixé votre attention et que vous l’eussiez retenue à votre cabinet [...]. J’ai naturellement pensé que la démarche de renseignements était émanée de la 1^ère division de vos bureaux contre laquelle j’ai eu à formuler de semblables plaintes dans d’autres circonstances.
Au moyen de ces explications j’ai l’entière persuasion. Monsieur le Préfet, que vous apprécierez, si non les termes, du moins la justice de ma plainte et que vous reconnaîtrez que, si j’ignorais ce qui se fait dans les services qui constituent mes fonctions, je serais placé dans la position d’un employé de vos bureaux qui n’est pas celle que me font les instructions ministérielles »48.

58En septembre, le même préfet, invité par le ministre à formuler un avis sur l’inspecteur, écrit que son service « continue d’être convenablement dirigé et je n’ai eu jusqu’ici qu’à me louer du concours intelligent et dévoué que prête M. Poulichet »49. L’impertinence de l’inspecteur est oubliée ou elle a convaincu le préfet de l’extrême attention que ce fonctionnaire porte à l’exercice de ses fonctions.

59C’est surtout à partir de la loi Roussel que se compliquent les relations avec les bureaux de préfecture, quand s’intensifie le travail de bureau. Avec les lois de 1889 et 1904, les attributions de l’inspection et celles des bureaux de préfecture soulèvent de nouvelles difficultés lorsque s’accroît encore la fonction administrative de la première. Dans une circulaire d’octobre 1890, le ministre Constans tente de résoudre les différends survenus en fixant les attributions des deux services. Il remet la comptabilité et le contentieux aux bureaux de préfecture et les autres fonctions à l’inspecteur. Mais ensuite le ministère se prononce de plus en plus en faveur de l’extension des attributions de l’inspection. Dans une circulaire du 30 janvier 1903, il suggère que les décomptes et les pièces comptables nécessaires pour le paiement des nourrices et des gardiens soient remis au service de l’inspection. Cette répartition des tâches est confirmée par la loi de 1904 : l’administration du service est confiée à l’inspecteur. En outre, en vertu des avis ministériels du 13 août 1906 et 27 mai 1907, l’inspection doit assurer les liquidations et ordonnancements. Le directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publiques est favorable à un partage des tâches :

« remettre à l’inspecteur, sous l’autorité du préfet, la gestion administrative des services de l’enfance, c’est appliquer le principe de la division du travail, principe fécond dans toutes les branches de l’activité humaine, c’est proposer à la fonction l’agent compétent.
À mérite égal du chef de division et de l’inspecteur ; même à mérite supérieur du chef de division, l’inspecteur a sur le chef de division cet avantage que sa responsabilité est plus engagée ; qu’il est en rapport permanent avec les enfants, les nourrices ; qu’il voit et touche les misères à soulager ; qu’il est de sa personne, de ses mains, l’ouvrier des réformes, tandis que le chef de division ne peut que compulser les dossiers et préparer les instructions »50.

60Les situations départementales n’en demeurent pas moins variées. En 1900, l’inspecteur du Pas-de-Calais, Carlier, se félicite que « contrairement à ce qui se passe dans bien d’autres départements »51, les opérations relatives au service des Enfants assistés et de la Protection du premier âge soient réunies entre les mains de l’inspection. Les instructions des demandes d’admission à l’hospice, les secours temporaires, la correspondance avec les maires, patrons, nourriciers ou avec les pupilles, les enquêtes ponctuelles, les rapports et statistiques, la comptabilité même sont dans les attributions des fonctionnaires de l’inspection. Mais dans l’Eure, en 1905, l’inspecteur Barthès supplie « de grâce, que l’on se décide une fois pour toutes à soustraire [l’inspecteur] de la tutelle des bureaux de préfecture, paralysant et annihilant son initiative »52.

61Cette difficulté du partage des tâches entre les fonctionnaires d’État et les fonctionnaires départementaux fait l’objet de l’article de l’inspecteur Clément Le Roy, publié dans la Revue Philanthropique en 1911. La publication même de cet article dans une revue, dont l’ambition est de diffuser les éléments d’une assistance bien comprise, reflète les options clairement définies des administrateurs de la Revue en faveur des inspecteurs départementaux. Car cet article n’est autre chose qu’une dénonciation des risques qui menacent l’inspection et ses attributions. En effet, au moment où l’article est rédigé, l’élaboration d’un statut des employés de préfecture est en préparation. Or, le représentant des employés de préfecture, « qui paraît être devenu enragé – fonce tête baissée sur l’inspecteur de l’Assistance publique dont il n’entend faire qu’une bouchée ! ». Sa proposition va dans le sens d’une restriction considérable des attributions de l’inspection : l’administration du service des Enfants assistés lui serait confirmée tandis que celles relatives à l’Assistance publique incomberaient désormais à une division de la préfecture. « Si l’on écoutait cet homme insatiable, l’inspecteur redeviendrait ce qu’il était autrefois : un simple surveillant d’enfants, une sorte de croque-mitaine pour les petits, de garde-chiourme pour les adolescents difficiles et mauvaises têtes ! Ce serait un recul de 25 années en arrière ! »53. Or « en décidant que l’ancien inspecteur des enfants assistés prendrait désormais le titre d’inspecteur de l’Assistance publique, [l’Administration] a voulu au contraire indiquer clairement, cela saute aux yeux, que cet inspecteur était la pierre angulaire sur laquelle devait s’élever l’édifice futur de l’Assistance sous toutes ses formes »54. Une telle dépossession des attributions de l’inspection porterait « un coup fatal » à son personnel : « Quel homme jeune, sérieux, instruit, pourrait se laisser séduire par la perspective lointaine d’un poste d’inspecteur des enfants assistés comme couronnement de sa carrière ? »55.

62En 1912, l’inspection générale des services administratifs constate, dans quelques rares départements, la dépendance de l’inspection à l’égard des divisions de préfecture. Dans un département de l’Est, le contentieux du service de l’Assistance publique, la préparation des arrêtés relatifs aux secours et aux placements des enfants dans des établissements spéciaux sont attribués à une division de préfecture. Il n’y a aucun lien direct entre le préfet et l’inspecteur : toutes les affaires concernant le service de l’Assistance publique ne parviennent au préfet que par l’intermédiaire d’un chef de division de préfecture. « C’est là une organisation défectueuse ». L’inspecteur « doit avoir la responsabilité du fonctionnement de son service mais encore faut-il qu’il ait dans son entier la gestion du service »56.

63Ces querelles de professionnels conduisent les inspecteurs à définir leur champ de compétences ; la nature de ces querelles montre qu’elles portent sur la récupération, par l’une ou l’autre des deux parties, de domaines d’intervention qui relèveraient de ses compétences légitimes. Deux arguments s’opposent ou se complètent : d’un côté, l’ancienneté de l’attribution fonde la légitimité de l’intervention ; de l’autre, c’est le type de l’intervention qui définirait naturellement l’intervenant légitime.

5) Le fonctionnaire de la République

64La mésaventure survenue à l’agent de surveillance Verd est révélatrice de l’importance que revêtent, pour un fonctionnaire, l’expression de son appartenance politique et les contraintes liées à sa confrontation avec les personnalités influentes locales. L’inspecteur des Enfants assistés, qui est chargé de mener son enquête sur la réalité des faits attribués à Verd, participe à cette exigence.

65Verd est employé de préfecture dans le service des Enfants assistés depuis 1887. Deux ans plus tard, il est nommé agent de surveillance de la circonscription de Belley. Sa charge de travail est lourde et difficile, quelque 1000 enfants sont sous sa surveillance. « Peut-être à cause de ses anciennes fonctions de maréchal des logis, M. Verd sait se faire obéir », ce qui explique que l’inspecteur « dirige la plupart du temps sur sa circonscription les pupilles qui ont le caractère trop indépendant »57. « Sérieux, énergique et travailleur »58 que lui reproche-t-on ? Deux plaintes à son sujet parviennent à la préfecture à la fin du mois de novembre 1899. La première est signé par M. Pochon, député de l’Ain, et l’autre par M. Blanc, négociant à Lyon, candidat malheureux aux dernières élections du Conseil général. Tous deux dénoncent les agissements de Verd : il refuserait de placer des enfants chez des gardiens réputés républicains. Les faits dénoncés sont graves et surtout ils le sont par des notabilités publiques. C’est à l’inspecteur Capelet que le préfet demande d’effectuer une enquête « discrète mais très minutieuse sur les faits qui sont reprochés à M. Verd »59. C’est toujours avec le même soin des détails, de vérification, de confrontation des faits que les inspecteurs chargés de mener une enquête procèdent. Ils font preuve d’une neutralité qu’on pourrait a priori suspecter, mais participent ainsi à l’élaboration d’un code de conduite du fonctionnaire. Capelet met à jour l’enchaînement des faits qui ont conduit aux accusations portées contre l’agent de surveillance.

« Quelques temps après les élections du Conseil Général, le comité républicain du canton de Lhuis avait organisé un banquet auquel assistaient beaucoup de cultivateurs du voisinage. C’est vers la fin de ce banquet qu’un gros fermier se plaignit des agissements de M. Verd qui avait toujours refusé de lui confier des filles comme domestiques et sa réclamation fut appuyée par plusieurs voisins qui eux-mêmes avaient demandé des pupilles du Rhône sans pouvoir en obtenir [...]. Dans l’arrondissement de Belley, il y a toujours eu 150 ou 200 demandes de plus qu’il n’y a de pupilles disponibles [...]. Il y a impossibilité matérielle de contenter tout le monde »60.

66La question est donc de savoir si l’agent de surveillance refuse intentionnellement de placer des domestiques chez ces fermiers républicains. Oui et en l’occurrence lorsqu’il s’agit de ce fermier « d’une immoralité très connue surtout à l’égard de ses bonnes qui, toutes devaient se soumettre à ses habitudes de sultan ou s’en aller »61. D’ailleurs, l’inspecteur rappelle qu’« il y a même eu autrefois des instructions données par le bureau central pour ne placer aucune pupille chez ce monsieur »62. Convaincu de son bon droit, il fait pression sur le candidat républicain Blanc présent au banquet pour dénoncer les agissements de Verd. S’agissant là d’un électeur puissant, soutenu par nombre de républicains, Blanc est contraint de demander au conseiller de l’Ain, Pochon, d’intervenir auprès du préfet du Rhône, même s’il « regrettait énormément qu’un employé honorable et père de 4 jeunes enfants pût être soupçonné et exposé à perdre sa place par suite de racontars qui n’avaient aucune base sérieuse »63. Est-ce sous la pression de l’inspecteur qui a mis à jour sa soumission à son électorat, est-ce par ce qu’il a perdu les élections que l’enjeu est désormais moins grand ? Toujours est-il que Blanc se rétracte et demande au conseiller de l’Ain, Pochon, de faire de même. Ce qu’il fera au cours du mois de décembre, renvoyant la faute sur « ce vieillard d’une immoralité notoire »64. L’agent de surveillance est lavé de tout soupçon. Mais « il a été fait un certain bruit au sujet de cette affaire ; l’autorité de M. Verd sur [les] pupilles en a été atteinte et diminuée »65. Aussi, Capelet est-il contraint de demander au préfet le déplacement de l’agent de surveillance.

67L’enquête menée par l’inspecteur Capelet a été minutieuse. Son parcours éclaire singulièrement son attitude. Ancien publiciste pour des journaux républicains, sous-préfet, Capelet rejoint l’inspection de la Charente en 1891 puis du Rhône en 1894. L’inspecteur véhicule donc lui-même cette exigence politique, sa biographie en témoigne. L’inspection attire des hommes impliqués dans l’aventure républicaine. Toujours attentive à s’entourer de fonctionnaires qui la soutiennent, la Troisième République est confrontée à ce moment-là à l’affaire Dreyfus qui montre la difficulté d’un consensus national. Elle est donc particulièrement vigilante au choix de ses représentants.

68L’inspection est donc soumise à des contraintes d’ordre administratif comme en témoignent les difficultés d’organisation matérielle, mais aussi la répartition des tâches avec la préfecture. Mais ces contraintes sont aussi d’ordre social : l’inspecteur est pris dans un faisceau de relations qui engage son action dans une négociation permanente.

III. – La considération publique

69Dans leurs départements respectifs les inspecteurs ont eu à composer avec un autre acteur, la considération publique qui a pu entraver leur carrière. Deux exemples montrent par quels moyens.

1) L’opposition de deux professionnels

70La querelle dont il s’agit ici oppose deux professionnels de la petite enfance. L’inspecteur des Enfants assistés du Rhône, César Bramas, est en fonction dans ce département depuis 1869, après qu’il eut quitté son régiment d’infanterie. Vocation ou tradition militaire familiale ? Frère de militaire, il est lui-même le père d’un officier de l’infanterie. Mais pour militaire qu’il soit, son environnement familial n’en est pas pour autant éloigné du milieu de l’assistance : un de ses frères est économe à l’Hôtel-Dieu. Prudent dans la manifestation de ses opinions politiques, il a cependant « toujours été considéré comme ayant des sentiments bonapartistes ». On dit de lui que « c’est un homme d’ordre ayant des principes religieux »66. S’il n’a pas de fortune personnelle, sa position est aisée.

71André-Théodore Brochard fut, quant à lui, médecin de la direction des Nourrices de Paris ; il exerce en Eure-et-Loir. En 1866, il publie une étude intitulée De la mortalité des enfants en France spécialement dans l’arrondissement de Nogent-le-Rotrou. Son ouvrage eut un effet retentissant, notamment parmi les parlementaires qui eurent sous les yeux les preuves de l’effroyable mortalité qui frappait les enfants67. Lorsqu’il est nommé inspecteur des crèches et des bureaux de nourrices de Lyon, Brochard n’est pas un inconnu : sa réputation le précède. Sa nouvelle fonction lui permet d’observer la santé des enfants qui sortent de l’hospice de la Charité. Au début de l’année 1873, il constate qu’à la sortie de la maternité, ces enfants sont placés en nourrice par les mères elles-mêmes tandis qu’auparavant l’Administration se chargeait de leur placement. Cette quête peut être longue : « Lorsque au bout de dix ou quinze jours, ces filles-mères ont enfin trouvé une nourrice, leurs enfants ont tellement souffert que leur vie est tout à fait compromise [et] qu’ils ne tardent pas à succomber [...]. L’état dans lequel arrivent dans les bureaux des nourrices les enfants secourus est pitoyable. On voit qu’ils n’ont été pendant leur séjour à l’hospice, l’objet d’aucun soin médical. Est-il étonnant après cela que la mortalité parmi ces petits êtres soit si énorme ? »68. Le 8 janvier 1873, il signale ces faits à l’inspecteur Bramas. Deux jours après, dans le journal Le Salut Public, il est fait état, dans un court article qui n’est pas signé, des expositions de nouveau-nés qui « deviennent depuis quelques temps d’une fréquence extrême ». La cause est attribuée à cette « mesure regrettable récemment prise à l’hospice de la Charité ». La connaissance des rouages de l’administration, de l’ancienne comme de la nouvelle mesure incriminée, est ici fondamentale et la rédaction du journal n’a pas manqué d’être informée par un proche de ce milieu. Or, les arguments avancés par Brochard et ceux de l’auteur de l’article sont identiques. Brochard a-t-il voulu contraindre l’inspecteur à réagir en rendant publiques ses observations ? La suite de l’affaire comme la carrière du docteur Brochard montrent qu’il sait jouer de la publicité donnée à des faits concernant l’enfance malheureuse. Les échos des articles traitant des enfants abandonnés ou maltraités montrent d’ailleurs la sensibilité croissante de l’opinion publique à ce sujet.

72Le 13 janvier, Brochard écrit au préfet, lui suggérant de se faire rendre compte de la situation. Mais, malgré leur publicité, les faits dénoncés ne suscitent aucune réaction du préfet. Absence de réaction qu’on explique par la pression constante sur le service des Enfants assistés. Face à la multiplicité des lettres dénonçant l’organisation, les activités dans le service ou même les fonctionnaires, seules quelques-unes retiennent l’attention des autorités. Il est significatif que, dans le département du Rhône comme dans les autres départements de notre étude, ce sont les lettres qui mettent les fonctionnaires directement en cause qui attirent l’attention et appellent une enquête. Or, la lettre que Brochard adresse au préfet met en cause l’organisation du service départemental et non pas, de façon explicite, l’homme qui est à sa tête. La responsabilité du préfet se limite donc à la surveillance de la représentation que le fonctionnaire donne de ce service à ses administrés. Le fonctionnaire est l’incarnation de son service. Réalité lourde de conséquences pour ces fonctionnaires qui voient se confondre exercice d’une fonction et représentation de cette fonction. Jusque dans leur vie privée, ils sont porteurs de cette image professionnelle.

73N’obtenant pas de réponse, Brochard adresse une lettre au journal La Décentralisation, qui est publiée le 19 janvier et dans laquelle il reprend et développe ses arguments. L’inspecteur Bramas est contraint à réagir et ne peut rester en dehors du débat. Le 29 janvier, il envoie une note détaillée et argumentée au préfet. La publicité faite par Brochard contraint le fonctionnaire à justifier ses choix et à évaluer ses résultats auprès de son supérieur hiérarchique. Sa note tend à montrer, chiffres à l’appui, la diminution du nombre des expositions depuis 1863 et celle de la mortalité des enfants secourus temporairement. Elle valide donc son action auprès du préfet. Mais la note de l’inspecteur adressée à son supérieur a pour résultat de compromettre aux yeux du préfet la figure de son auteur, jusque-là intacte, en pointant du doigt la gravité des faits dénoncés par Brochard. Le préfet ne peut plus rester étranger à l’affaire. Il demande à César Bramas : « des renseignements 1 – sur l’organisation des bureaux de nourrices et leur rapport avec le service des Enfants assistés, 2 – sur [...] l’état dans lequel se trouvent les enfants lorsqu’ils sortent de la maternité, 3 – enfin s’il y a lieu, [son] avis sur les améliorations à apporter à la situation »69. Méthodiquement l’inspecteur répond au préfet. L’attention s’étant portée sur les bureaux de nourrices, Bramas précise que si les mères qui sortent de l’hospice choisissent de s’adresser à ces intermédiaires « c’est qu’elles trouvent ce système plus commode pour elles et le service des Enfants assistés n’a rien à y voir »70. Le premier argument avancé est donc purement d’ordre institutionnel ; le deuxième est administratif. Bramas précise les domaines de compétences de chacun : « ce qui se passe à l’intérieur des salles de maternité est sous la responsabilité de l’administration hospitalière et la mienne ne commence qu’à partir du moment où la mère et l’enfant en sortent pour entrer dans le service départemental »71.

74C’est bien une logique administrative, l’intérêt du service et sa représentation, qui prévaut dans le discours de l’inspecteur Bramas. Rappelant toutes les mesures prises pour secourir les mères démunies, il pense que « l’administration départementale fait tout ce qu’elle doit faire dans la circonstance »72. D’ailleurs, « aller plus loin ne serait-il pas donner plus de prise encore à la critique de ceux qui prétendent que les filles-mères sont mieux traitées que les femmes légitimes ? [...]. M. Brochard n’a envisagé la question que par un seul côté. L’administration doit l’examiner dans son ensemble et tenir compte non seulement des faits matériels mais encore du résultat moral »73. C’est aussi une logique de service qui explique la hargne que met Brochard à dénoncer l’inspection départementale. Car, « on pourrait croire que le mauvais choix des nourrices ou le manque de surveillance de la part des Bureaux de nourrices est une des causes de la grande mortalité des enfants secourus, il est de mon devoir de vous dire [...] que les bureaux de nourrices font dans cette circonstance tout ce qu’il est possible de faire en faveur de ces petits êtres »74. La dénonciation de Brochard, inspecteur des bureaux de nourrices de Lyon, peut être en partie lue comme celle d’un professionnel redoutant de voir mises en cause ses compétences. Au-delà de l’intérêt de l’homme pour la sauvegarde des enfants les plus démunis, ce qu’atteste son parcours, il y a dans le débat lancé par Brochard, un enjeu professionnel.

75Les archives ne permettent pas de dire s’il a été donné suite par le préfet ou par Bramas aux interpellations de l’inspecteur des bureaux de nourrices. Toujours est-il que, fort du retentissement de son premier ouvrage, André-Théodore Brochard publie La vérité sur les enfants trouvés, véritable réquisitoire contre l’inspection en général et contre celle du Rhône en particulier, trois ans après le premier conflit qui les a opposés. Ses propos sont souvent féroces et sa hargne à l’encontre de Bramas tenace.

76À travers l’affaire qui a opposé le docteur Brochard et l’inspecteur Bramas, deux logiques sous-tendues par des mobiles différents apparaissent. La première est une logique de service : c’est celle des deux protagonistes de cette affaire, tous deux chargés d’une mission d’inspection. Face à la conscience de la limite de leur pouvoir d’intervention auprès des mères accueillies à l’hospice, il s’est donc agi pour eux, de défendre les intérêts de leur service et, à travers lui, de se dégager de la responsabilité de l’état de santé de leurs nourrissons. Cette logique de service semble être le levain de la professionnalisation du corps. Elle nécessite en effet la conscience de ses limites, tant celles de ses savoirs théoriques et empiriques que celles, juridiques, des champs de son intervention. Les structures particulières de l’assistance lyonnaise expliquent la précocité de cette logique. La deuxième logique est celle du préfet qui n’intervient que lorsque les fonctionnaires sous son autorité sont impliqués dans une affaire publique. C’est davantage la considération dont jouissent ses fonctionnaires subordonnés et la représentation qu’ils donnent du service qui motivent son intervention que les limites du service lui-même. La démarche de la préfecture est politique mais aussi policière car, ce faisant, elle veille à l’ordre public qu’incarnent ses fonctionnaires. La jeune République, encore fragile, exige le soutien d’une fonction publique qui témoigne de son intégrité.

2) La considération des dénonciations

77Le développement donné à la querelle qui a opposé César Bramas et le docteur Brochard résulte de la publicité qui lui est faite dans les journaux. Un autre acteur de cette affaire est la population locale à laquelle est confronté le fonctionnaire. La mésaventure survenue à un sous-inspecteur du Nord permet de mettre à jour ses logiques propres et de voir comment elle impose sa propre image du fonctionnaire de la République. Le cas de Lagarde et les déboires financiers dont il est l’objet sont révélateurs des pressions exercées par les jugements portés par la majorité du groupe social auquel il est confronté.

78En 1882, ce fonctionnaire de 32 ans « souple, intelligent »75 est un excellent employé. Ses registres sont bien tenus, ses tournées sont régulièrement faites et les placements qu’il choisit pour les enfants sont généralement bons. Mais, si « la situation du fonctionnaire paraît sur ce point parfaitement nette, du point de vue privé, il n’en est malheureusement pas de même ». Car Lagarde vit « à l’étourdie, jetant son argent par les fenêtres, ne choisissant pas toujours ses amis avec beaucoup de tact, offrant à dîner à toutes personnes qu’il [a] l’occasion de rencontrer, achetant à crédit et empruntant autant qu’il le peut dans des conditions parfois fâcheuses et ne se préoccupant en rien des difficultés de sa situation ». Il est à ce point insouciant qu’il ne sait « apprécier à 2 ou 3000 francs près, le chiffre réel de ses dettes »76. Le cordonnier, le tailleur, le brasseur même, portent plainte. Incapable de les rembourser, son mobilier – nombreux car le sous-inspecteur vit au-dessus de ses moyens – est saisi en décembre 1886. Saisis donc les deux cheminées prussiennes, la grande glace dorée, le garde-manger. Saisis aussi les guéridons, les six tableaux, les statuettes de plâtre, le crachoir en fonte. Ce jour-là, le créancier et l’huissier constateront la disparition d’objets nombreux : ils ont été expédiés à Paris par le neveu de Lagarde. Et même si ces objets ne faisaient pas l’objet de la saisie, leur disparition n’a pas manqué d’être très défavorablement interprétée. Inquiet du tour que prend l’affaire, Lagarde conclut un marché avec l’huissier pour que la vente aux enchères ait lieu sans désignation du nom et de la qualité du saisi mais « cette discrétion n’a trompé personne et la situation de M. Lagarde est connue de la ville entière »77. Cette publicité fait resurgir un fait pourtant ancien mais jusque là oublié du public. Trois ans plus tôt, Lagarde, « oubliant tous ses devoirs professionnels »78, avait contracté une dette de vingt francs envers une vieille femme qui recevait des secours temporaires pour une petite orpheline. Cette dette avait « un caractère particulièrement fâcheux puisqu’elle a été contractée vis-à-vis d’une personne placée sous sa surveillance »79. Alerté, le supérieur hiérarchique de Lagarde, l’inspecteur Métérié avait réglé la dette lui-même à la fin de l’année 1884.

79L’étonnant dans cette affaire est que, tant que « la ville entière » n’est pas impliquée, la situation du sous-inspecteur, pour inconfortable qu’elle soit, n’embarrasse guère la préfecture. Le préfet connaissait depuis 1884 la situation obérée de Lagarde, c’est d’ailleurs pour cela qu’il lui confia la circonscription de Cambrai. Les hospices de Cambrai accordant au sous-inspecteur une indemnité extraordinaire de 1 200 francs, il espérait ainsi que sa situation pourrait être régularisée. Mais, dès que ces faits sont connus du public, des lettres de dénonciation arrivent sur le bureau du sous-préfet de Cambrai80 : le préfet et le ministre sont mis en demeure d’intervenir. Tout se passe comme si la population elle-même participait à la construction du code de moralité des fonctionnaires en exigeant, par l’intermédiaire de la préfecture, la probité la plus parfaite.

80Que reproche-t-on au sous-inspecteur ? Ses absences au bureau sont critiquées ; elles obligent les visiteurs à s’adresser alors au bureau des hospices, contigu à celui du sous-inspecteur ; « or, les employés de ce service manifestaient parfois quelque humeur d’être dérangés par la faute d’un fonctionnaire qui, mieux rémunérés qu’eux ne se soumettait pas à la même régularité quant aux heures de bureau et leur paraissait en prendre fort à son aise »81. Pour éviter des frais de tournées, il placerait les enfants dans les communes les plus proches de Cambrai. Mais qu’importe désormais la réalité des faits qui lui sont reprochés, « ils ont pour effet de jeter sur l’administration un singulier discrédit »82. Le préfet est contraint d’écrire au ministre que « M. Lagarde ne [lui] paraît plus utilement remplir ses fonctions dans le Nord, ses dettes nombreuses tant anciennes que nouvelles, les protêts, assignations et poursuites dont il est journellement l’objet lui ont fait perdre la considération publique. Il est à craindre enfin qu’affolé par sa situation pécuniaire et préoccupé de se procurer des ressources, il n’arrive à quelques écarts qui pourraient avoir un fâcheux retentissement dans la presse »83. C’est bien l’image qu’offre le fonctionnaire au public et le fait, qu’ici, elle soit détériorée par une fâcheuse situation, qui motive l’action du préfet. En cela, sa réaction est similaire à celle du préfet du Rhône, précédemment décrite.

81Conscient de la portée de ces insinuations sur sa carrière administrative, Lagarde écrit au préfet en décembre 1886 :

« Il est un point sur lequel ma conscience d’honnête homme profondément révoltée m’oblige à appeler votre sérieuse attention. Il m’est revenu que des imputations calomnieuses et de nature à faire suspecter ma probité auraient été formulées contre moi au Ministère, sans doute par un concurrent intéressé par ma disgrâce. J’ai été accusé formellement de m’avoir fait remettre par les nourriciers des sommes variant de 15 à 20 francs pour leur confier des enfants de l’Assistance publique. J’ai pu avoir des torts, Monsieur le Préfet, je les reconnais humblement, mais devant de pareilles dénonciations, je crois devoir réclamer votre justice une enquête aussi étendue que vous le jugerez convenable et qui vous démontrera que toujours j’ai conservé vis-à-vis des nourriciers placés sous ma surveillance toute la réserve nécessaire »84.

82L’enquête est confiée à l’inspecteur Métérié. Le rapport qu’il adresse au préfet, après s’être rendu à Cambrai, montre tout le sérieux avec lequel il l’a menée, interrogeant des nourriciers, des employés et religieuses de l’hospice, les huissiers et les créanciers de Lagarde. Malgré les faits, ce fonctionnaire tient sur son subordonné un discours bienveillant. Rappelant au préfet, qu’« on n’a pu relever à sa charge aucun fait de service de quelque importance », il ajoute qu’« il pourrait très bien faire à condition d’être guidé, tenu, surveillé »85. C’est une solidarité professionnelle qui se manifeste ici. Lagarde est déplacé en Vendée. Il quittera l’inspection, toujours sous-inspecteur en 1897, après 15 ans d’ancienneté.

83La tournure de ces événements met en lumière le rôle de l’opinion publique dans l’élaboration d’un modèle idéal de fonctionnaire. La population est elle-même porteuse d’une exigence d’exemplarité pour la préfecture. En effet, pour celle-ci, quelles que soient les motivations des auteurs des lettres de dénonciations, elles reflètent l’opinion de la population sur le fonctionnaire. La figure du fonctionnaire ne s’est pas construite au niveau parisien mais en conformité avec les attentes supposées ou réelles des administrés. On serait même tenté de dire sous sa pression. Car ici le préfet est pressé d’intervenir devant les rumeurs que véhiculent des lettres de dénonciation et qui caractérisent, pour l’administrateur, la considération publique dont le sous-inspecteur jouit. La force de ce modèle de fonctionnaire réside donc dans son assise populaire. Cette observation ne semble pas spécifique aux années 1880-1890. La plupart des incidents auxquels les fonctionnaires ont été confrontés, les enquêtes dont ils ont été l’objet relèvent de cette déduction que les faits portés à la connaissance du préfet ou du ministre reflètent l’opinion publique.

IV. – Les représentations de l’inspection

84Les inspecteurs ont été particulièrement éloquents sur quelques thèmes. Les développements qu’ils donnent dans leurs rapports d’inspection sur les enfants abandonnés, les mères célibataires et leur rôle de père auprès des enfants de l’A.P. donnent à voir les représentations qu’ils en ont.

1) L’enfant

85Sous la Monarchie de Juillet, c’est la crainte qui caractérise l’attitude des premiers inspecteurs à l’égard des enfants abandonnés. Plusieurs exemples illustrent cette peur de l’enfant marginal qui entre dans un système de représentations des marges de la société qui incluent tant les vagabonds, les mendiants, les délinquants que les enfants trouvés. Dans les années 1840, l’inspecteur Paul, en Avignon, estime que « l’enfance abandonnée représente autre chose pour l’État qu’une simple charge financière. Elle est le symbole des mœurs dépravées de la classe pauvre qu’elle soit rurale, artisanale ou ouvrière. Cette classe qui a osé renverser l’ordre établi, tant social que religieux »86. En 1843, l’inspecteur de l’Hérault se plaint de la difficulté à reconnaître l’enfant assisté par le système du port d’un collier ou de boucles d’oreilles spécifiques. Il importe de distinguer chaque enfant de l’Assistance mais aussi de permettre qu’ils soient repérés par tout un chacun. C’est tout le contraire d’une intégration que propose l’inspecteur. Une « sûre garantie » de reconnaître l’enfant de l’assistance est un tatouage, un numéro rouge pour les enfants relevant de l’hospice de Montpellier, un bleu pour ceux de Béziers87.

86À partir du Second Empire, la crainte laisse place à la compassion. Les manifestations en sont nombreuses. Ainsi, en 1852, l’inspecteur de l’Hérault définit ainsi son attention envers les enfants : « je mets dans la pratique la patience et la douceur, je cherche à me faire aimer plutôt qu’à me faire craindre, j’écarte de leurs esprits, les idées sombres et désolantes que leur suggère leur naissance, je les encourage en leur montrant l’avenir qui leur assure une vie probe et laborieuse »88. Les historiens contemporains ont souligné qu’au cours des deux premiers tiers du xix^e siècle, l’ostracisme à l’égard des enfants illégitimes s’est renforcé. En ce domaine, les années 1870 marquent une véritable césure avec la prise de conscience de la baisse de la natalité ; désormais, enfants illégitimes et mères célibataires participent au redressement démographique de la France89. Or sous le Second Empire, des inspecteurs agissent déjà en faveur d’eux, sollicitant pour les mères des secours temporaires. Sans que l’on puisse déterminer si l’inspection a favorisé ce mouvement plus général, il apparaît qu’elle l’a devancé d’une vingtaine d’années. La proximité de ces hommes avec ces populations dont ils connaissent la misère, ce que montrent clairement leurs rapports d’inspection, explique cette précocité. Une logique de prévention, mais aussi de protection, a guidé l’action des inspecteurs ; elle doit conduire à une insertion familiale et professionnelle, donc sociale. Pour cela, les inspecteurs ont produit leur propre conception de l’insertion sociale en définissant des valeurs maîtresses desquelles dépend la réussite ou non de l’intégration. Les valeurs défendues par les inspecteurs apparaissent en filigrane dans ces observations faites en 1869. L’inspecteur Geniez juge ses pupilles qui « tiennent une conduite répréhensible » :

« L (masculin) : Ne travaille pas, fréquente les cafés, a des dettes.
M (masculin) : Dépense follement son argent au café.
C (féminin) : Conduite légère, langage peu mesuré.
D (masculin) : Peu laborieux.
D (masculin) : caractère vicieux, élève rebelle.
F (masculin) : dépense au café l’argent provenant de ses gages.
P (masculin) : fréquente un peu trop les cafés »90.

87Les valeurs défendues par cet inspecteur, l’économie, le travail, la discipline sont communes aux fonctionnaires, sur la longue période. Pour obtenir l’adhésion des enfants à ces valeurs, les inspecteurs comptent sur le triptyque : un placement de choix, l’instruction scolaire, l’encouragement à l’épargne. Témoin de l’importance de cette dernière valeur, les inspecteurs présentent dans leurs rapports d’exercice le montant total des placements réalisés par leurs pupilles sur leurs livrets de Caisse d’épargne91 (tableau 3, p. 272).

88Dans la plupart des départements, « placement familial et rural, telle est la double règle observée »92. En 1911, pour l’inspecteur Rouveyre,

« Le placement à la campagne, dans les familles répond non seulement à l’esprit de nos règlements mais encore à l’intérêt moral et à l’avenir de nos pupilles. C’est là seulement qu’ils peuvent, par la continuité du placement se créer une famille adoptive, destinée à remplacer la famille naturelle absente et se ménager un toit, un abri pour les mauvais jours. C’est là aussi qu’ils sont le mieux préservés des dangers qui menacent l’adolescence grâce à une existence simple, familiale, loin des grandes agglomérations et leurs entraînements »93

Tableau 3. – L’inspection fait le point sur les livrets de caisse d’épargne des pupilles du Nord en 1906

89La difficulté des placements vient de ce que les enfants sont confiés à des familles pauvres, celles qui « cherchent dans la pension d’un ou plusieurs bourselots une augmentation de salaire. Peu leur importe de se resserrer encore dans des logements trop exigus, de coucher, dans ces espaces étroits, dans des lits qui se touchent, filles et garçons de tout âge, établissant ainsi une promiscuité dangereuse, souvent première source d’une dépravation précoce »94. Pour remédier à cet état de choses, l’inspecteur du Nord propose en 1888, l’augmentation du tarif des pensions de sorte que les petits cultivateurs, les ouvriers « un peu à l’aise » le trouvent avantageux et consentent à se charger d’un pupille même si l’inspecteur avoue sa préférence pour le travail de la terre. Deux ans plus tard, l’inspecteur de la Nièvre fait au préfet la même proposition. En 1911, l’inspecteur du Jura, Thomas, s’indigne aussi de ce que les maires lui proposent des familles pauvres pour les placements : « Pourquoi dans le Jura, comme dans tant d’autres départements d’ailleurs s’imagine-t-on que les pupilles doivent être répartis comme le sont par les bureaux de bienfaisance le pain, la viande et le combustible ? |...] vouloir assister une famille pauvre en lui confiant un enfant assisté est un non sens absolu »95. Au même moment, l’inspecteur de Meurthe-et-Moselle est plus chanceux. L’agriculture dans ce département manque de bras, de sorte que les demandes d’enfants en gage sont nombreuses. Dans ces conditions, les contrats de placements des enfants sont très avantageux. Les enfants « du reste savent maintenant avec quelle sollicitude nous débattons leurs intérêts et ils commencent à avoir en nous une confiance qu’ils n’avaient pas autrefois. Leur conduite s’en ressent »96. La qualité du placement est la preuve de l’intérêt que porte l’inspecteur à ses pupilles.

90Pour variée que soit la situation, l’inspecteur, lui-même issu du monde rural, de la petite boutique et de l’artisanat opte pour un placement en milieu rural, au moment où est encore attaché au monde paysan un ensemble de valeurs qui font défaut à la ville.

91Un autre point largement évoqué par les inspecteurs est celui de l’instruction scolaire. Par exemple, en 1888, dans le Nord, l’inspecteur met en place un mode de contrôle de la fréquentation scolaire en accord avec les instituteurs et institutrices : « Grâce au service de renseignements prompt et précis inauguré, nous avons pu agir sur les nourriciers par des rappels fréquents et renouvelés, des obligations qui leur incombent. Nous avons vaincu la résistance des plus récalcitrants en [ordonnant] une retenue sur la pension trimestrielle et pour quelques-uns préalablement avertis le retrait de l’enfant »97. Un tableau d’absences (cf. tableau 4) lui permet d’observer leur diminution sensible : en moyenne quatre absences par mois et par enfant. « C’est là assurément un résultat satisfaisant »98.

Tableau 4. – 1888 : l’inspecteur du Nord comptabilise les absences scolaires

92L’idée d’évaluer les absences scolaires des pupilles venait d’être suggérée par le ministre de l’Intérieur. En 1889, l’inspecteur du Vaucluse recense 1748 absences concernant 154 élèves dont 88 garçons et 66 filles. Le département paie aux gardiens une indemnité spéciale de 30 centimes par jour pour les enfants de six à dix ans et de 40 centimes pour les dix-treize ans qui suivent régulièrement leur scolarité. Le système fonctionne, l’inspecteur n’a pas eu à sévir. Les seuls déplacements effectués ont eu pour objet de rapprocher l’enfant de l’école, l’objectif étant d’éviter aux enfants un trajet supérieur à 2 km pour se rendre en classe.

93Dans le Rhône, en 1892, l’inspecteur Serrès constate la marche ascendante de l’instruction, cependant « sans doute, les pupilles illettrés diminuent mais en revanche le nombre de ceux dont l’instruction est inférieure à ce qu’elle devrait être normalement est considérable »99. Par mesure disciplinaire, il procède à quelques déplacements d’enfants et à des retenues sur les pensions. Mais « ces mesures vont absolument à l’encontre des enfants et le plus souvent les gardiens aiment mieux encore perdre une partie de la pension réglementaire et utiliser leurs services »100.

94Sur le long terme, l’instruction scolaire est une préoccupation des inspecteurs sans que l’on ait pu déceler de lien ou une attention plus marquée lorsque cette question est débattue par les politiques. Le temps de Ferry ou celui de Combes n’a pas modifié la position des inspecteurs convaincus que l’école est porteuse du progrès général mais aussi de l’intégration individuelle. Ainsi, au tournant du siècle, au cours d’une tournée, l’inspecteur de l’Hérault, Martin-Dupont, visite une classe et y trouve cinq élèves... tous de l’Assistance publique ! Sept ans plus tard, son successeur Bernis observe, quant à lui, que les nourrices et gardiens sont en général soucieux de leurs devoirs envers les enfants, mais négligent la fréquentation scolaire. « De ces constations [sic], il y a lieu d’être plus attristé que surpris. L’idéal des gardiens pauvres pour la plupart est le pain quotidien. Préoccupés avant tout de la nourriture du corps, ils négligent de faire donner celle de l’esprit même à leurs propres enfants »101. Pour éviter les absences trop fréquentes, il se préoccupe de la distance qui sépare le domicile des gardiens de l’école : « désireux d’épargner à nos pupilles souvent imparfaitement chaussés, insuffisamment couverts en hiver de trop longues courses, nous ne les confions jamais à des familles trop éloignées de l’école »102.

95En 1903, l’inspecteur du Finistère, Grenier, demande que la pension des pupilles soit accordée jusqu’à leur treizième année au lieu de la douzième, ce qui permettrait un an de scolarité supplémentaire. Selon lui, le sacrifice consenti serait vite compensé par la diminution des frais d’internement dans des maisons de redressement puisqu’il a observé que « tous les pupilles étaient illettrés à l’heure de leur admission ».

« Alors que mes collègues ont la très vive satisfaction de chiffrer chaque année par centaines dans leurs départements les certificats d’études de leurs pupilles, c’est avec le rouge de la honte au front que j’inscris péniblement une ou deux unités.
La dignité du Finistère est en jeu, le département ne peut supporter plus longtemps une situation d’infériorité intellectuelle qui le place au dernier rang des départements français. »103

96Après la guerre, les inspecteurs confirment avec fierté une plus grande assiduité des enfants assistés à l’école mais leur réussite reste rare. Si l’instruction est déjà une victoire pour les inspecteurs, l’obtention du certificat d’études est une consécration. En Vendée, à peine 1 % des pupilles en âge scolaire obtiennent le certificat d’études primaires. Tous les efforts de l’inspecteur tendent à assurer une fréquentation scolaire régulière. Pour stimuler le zèle des gardiens, il propose des primes de certificats d’études comme cela se pratique dans plusieurs autres départements. « Hélas ces primes ne vont pas de sitôt grever le budget départemental mais elles constitueront sûrement un encouragement pour l’avenir »104.

97La scolarité, enjeu républicain s’il en est, est surtout, pour l’inspection, l’outil d’intégration des enfants de l’Assistance. La permanence de cet intérêt, la hargne de certains à obtenir des résultats, des coups de pouce à quelques enfants particulièrement brillants, montrent la force de cette conviction. Le nombre de certificats d’études obtenu est un indicateur de réussite pour la plupart des inspecteurs.

Tableau 5. – Le degré d’instruction des pupilles de Savoie

2) L’enfant, le père et l’inspecteur

98L’inspecteur, le père des enfants de son service, est une image récurrente de l’inspection. Figure paternelle et tutelle sont intimement liées, la première étant la figure aboutie de la tutelle. Des propos tenus par ces fonctionnaires montrent que ce modèle est incorporé au point de devenir la caractéristique de l’inspection. Cette image ancienne se maintient après la guerre, là où ne se sont pas multipliés les intermédiaires telles les infirmières-visiteuses et où il reste des contacts directs entre l’inspecteur et l’enfant. Plusieurs exemples en témoignent. En 1901, l’inspecteur de l’Hérault, Martin-Dupont, raconte qu’après leur sortie du service, les pupilles parmi les plus difficiles « reviennent plus tard, comme l’enfant prodige lorsque malheureux ou malades » :

« Nous les accueillons et leur venons en aide, mon collègue et moi sans nous demander si, émancipés par l’âge et hors de tutelle ils n’ont pas perdu le droit d’avoir recours à nous pour ne nous souvenir que d’une chose, qu’ils ont été nos pupilles, que nous les avons vu grandir, qu’enfin par-dessus la tutelle administrative, il existe une tutelle morale qui ne connaît point de limite d’âge »105.

99Des lettres d’anciens pupilles témoignent de leur reconnaissance à son égard, telle cette jeune fille qui vient d’atteindre la majorité : « Permettez moi de vous offrir tous mes humbles remerciements car c’est à vous à qui je dois aujourd’hui de paraître devant vous le front haut. Je vous remercie infiniment de tout ce que vous avez fait et ferez pour moi »106. À l’occasion de son élévation au grade d’Officier de l’Instruction publique, un ancien pupille écrit à l’inspecteur pour le féliciter.

100Après la guerre, cette image se maintient chez ceux qui sont entrés dans le corps avant le conflit. Le 14 avril 1926, devançant la création des Comités départementaux, destinés à recueillir les fonds provenant de la Contribution volontaire, l’inspecteur de l’Hérault, Simula, à la tête de l’association des inspecteurs, adresse à ses collègues un vibrant appel, les priant d’associer les pupilles de l’A.P. au redressement financier de la France (annexe 8). Trois jours plus tard, à chacun de ses pupilles gagés, il adresse la lettre suivante :

« Mon cher enfant,
Dès l’aurore de ton existence, on a dû t’apprendre à l’école que la France est la plus noble et la plus belle des Nations, et qu’il faut l’aimer comme on aime une mère. Cet amour de la patrie, je sais que tu l’as au cœur et que tu ferais tout pour la défendre et la secourir. Aujourd’hui, cette France qui t’est si chère a besoin de tous ses enfants, comme elle en a eu besoin pendant la guerre dont elle est sortie victorieuse mais affaiblie. La Patrie a dépensé beaucoup pour défendre son territoire et elle a recours à toutes les âmes françaises pour retrouver son ancienne richesse. Il faut l’y aider !
L’offrande que tu m’enverras librement sera versée au Comité National, présidé par le Maréchal Joffre, le vainqueur de la Marne.
Songe, mon cher enfant, que tous les pupilles de France vont faire le même geste que toi, geste de piété et d’amour, de patriotisme et de devoir et que je serais fier de pouvoir dire que les enfants de l’Hérault sont des meilleurs parmi les bons Français.
Sentiments paternellement affectueux.
L’Inspecteur, Antoine Simula »107.

101Il explique : « il y a dans leurs âmes une grandeur qu’on a malheureusement trop tendance à méconnaître. Pour les apprécier pleinement, il faut les bien diriger, les soutenir, les aimer. C’est le rôle de l’inspecteur de remplacer auprès d’eux, dans sa tendresse, comme dans son autorité, un père parfois disparu, souvent indigne, quelquefois défaillant »108. Le 28 avril 1926, il reçoit la lettre suivante :

« Monsieur l’Inspecteur,
C’est avec plaisir que je réponds à votre aimable lettre sur laquelle vous me demandiez de vouloir bien offrir une petite somme à ma Patrie.
Oui ! J’aime bien la France et puisqu’il s’agit de la relever, je n’hésite pas et vous envoie dix francs.
Mes sentiments affectueux.
M.L.I »109.

102En juillet 1926, le montant des souscriptions des pupilles est transmis au Comité national à Paris. « En associant mes pupilles à un grand acte de la vie sociale, j’ai conscience de les avoir, sinon grandis du moins placés au rang de ceux qui ont un foyer et de leur avoir donné le sentiment de l’égalité qui doit régner parmi les enfants de la grande famille française »110.

103En 1928, l’inspecteur de la Corse, Gagnerie, s’assure au cours de ses tournées que les enfants savent qu’il est pour eux « un protecteur toujours prêt à leur témoigner sa paternelle sollicitude et à mériter leur confiance »111. Dix ans plus tard, muté en Dordogne, il assure que son service « revêt un caractère familial »112. Une lettre reçue en réponse aux vœux de nouvel an qu’il adresse aux pupilles, au début de l’année 1939, confirme le rôle qu’il prétend revêtir. La nourrice de Marcel, âgé de trois ans, répond à l’inspecteur :

« Permettez moi au nom de mon cher petit Marcel de vous remercier de la tendre sollicitude que vous avez à son égard. J’ai épinglé votre lettre dans son petit livret ; de cette façon quand il sera grand, il comprendra que dès sa plus tendre enfance, il n’était pas seul sur terre, puisque dans son inspecteur il avait trouvé un vrai cœur de père ».
« Un gros baiser à mon papa inspecteur
Marcel. »

104D’autres lettres que celles citées par les inspecteurs confirment que certains pupilles ont souscrit à cette fonction de l’inspection et ce, dès les premières inspections (annexe 9). Les lettres que les pupilles de l’Hérault adressent à l’inspecteur se terminent par : « je suis votre très humble servante » (1865) ; « je vous salue de tout mon cœur » (1870). Marie J., dans la lettre qu’elle adresse à l’inspecteur, lui témoigne sa reconnaissance :

« Si je ne me trompe pas, cest bien le 3 novembre 1904 que je vas être majeure. Mr l’especteur s’il en est ainsi permettez-moi de venir aujour’duit près de vous remplir un devoir qui est celui de la reconnaissance. Oui Mr l’especteur je voudrais pouvoir vous dire et même vous prouver combien jai a coeur tous les bienfaits dont je suis été l’objet depuis que je suis sous votre protection Mr l’especteur. Oui je vous doit beaucoup de la reconnaissance car jusqu’à présent c’est vous qui en grande partie avez tenu la place de ces parents qui ne se sont jamais occupés de moi. Mr l’especteur c’est donc bien à vous à qui je dois d’avoir été toujours heureuse... Mais à tant de bienfaits je me demande comment vous témoigner ma gratitude. Je ne sait même pas comment vous exprimer mes sentiments Mr l’especteur je vous prie donc de recevoir mes remerciements pour tout ce que vous avez fait pour moi.
Si quelquefois dans mon enfance je vous ai causé de la peine par mes étourderies, je vous prie aujour’duit Mr l’especteur de tout pardonner, de tout oublier »113.

105Plusieurs exemples montrent que l’inspecteur, c’est le protecteur. À la fin du siècle, une fillette est admise à deux reprises dans le service des Enfants assistés pendant la durée de détention de sa mère, « femme dangereuse et voleuse [de] profession ». À l’expiration de sa peine, la fillette doit être rendue à sa mère mais elle supplie l’inspecteur de la garder dans son service et de la placer. « Il n’avait pu le faire, la loi ne lui permettant pas d’enlever l’enfant à sa mère »114. L’inspecteur n’entend plus parler de la fillette jusqu’à ce qu’il apprenne, par hasard, que son ancienne pupille allait passer en police correctionnelle : sa mère était poursuivie pour vol et sa fille pour complicité. L’inspecteur, raconte une inspectrice générale, se rend au tribunal où il demande à être entendu :

« Il dit de cette jeune fille tout le bien qu’il en pense, les bons souvenirs qu’elle a laissés dans l’Assistance ; il certifie qu’elle est incapable d’une mauvaise action ; une condamnation la perdrait à jamais alors qu’elle ne demande qu’à bien faire ; il offre de se charger d’elle et il arrache son acquittement [...]. Il la place sous sa propre responsabilité et jamais n’a eu à se plaindre d’elle »115.

106Même majeur, l’ancien pupille peut solliciter l’aide de son ancien inspecteur. Une inspectrice générale de l’enfance cite en exemple un inspecteur aimé de ses pupilles :

« Du Brésil, un de ses anciens pupilles le prie de négocier son mariage avec une jeune fille assistée. Des États-Unis, un autre lui recommande son frère idiot. De la citadelle d’Hué, un autre lui envoie, pour les musées scolaires, des graines, des insectes.
C’est un enfant naturel qu’il rapproche de sa mère ; ce sont des soldats qu’il place, à leur sortie du régiment, dans les chemins de fer et dans les administrations où il possède des amis ; ce sont d’anciens pupilles qui font appel à son intervention dans leurs difficultés de famille, dans leurs démêlées de ménage »116.

107Ce modèle de père protecteur est en œuvre avant même que les politiques s’en emparent pour caractériser et mettre en valeur la fonction de l’inspection. Il résulte de la question de la tutelle qui, dès les premières inspections sous la Monarchie de Juillet, est disputée entre commissions administratives, préfecture et inspection. L’inspecteur qui endosse cette fonction revêt finalement celle de la tutelle dans son acceptation la plus large. Deux « faits divers » montrent des inspecteurs drapés de leur autorité paternelle.

a) Montpellier 1859

108Le 26 septembre 1859, âgé de 59 ans, l’inspecteur de l’Hérault, Frédéric Poulichet117 adresse au préfet du département sa lettre de démission : « il ne m’est plus possible de supporter les fatigues de longues et pénibles inspections et le lourd fardeau de la surveillance d’un nombre considérable d’enfants enclins à tous les vices »118. L’année suivante, Poulichet sollicite un secours du Conseil général, demande motivée par sa situation qu’il dit malheureuse. Les tournées ont épuisé l’homme. Le médecin assermenté, délégué pour la visite des fonctionnaires, estime que sa sciatique est la conséquence « des voyages multipliés que ce fonctionnaire a faits dans les parties montagneuses des départements de l’Hérault, de l’Aveyron et du Tarn [...]. Ces voyages ayant en effet lieu le plus habituellement à cheval et aux époques rigoureuses de l’année, l’exposaient par cela même au froid, à l’humidité et à toutes les vicissitudes de l’atmosphère »119. Pourtant, en dépit de cette infortune qui résulte de son activité professionnelle pour la préfecture, le secours du Conseil général lui est refusé. Alors, Poulichet s’entête, demandant qu’on lui accorde « au moins à titre de secours une somme égale aux retenues qui [lui] ont été faites pour la retraite. C’est ce qui a été fait pour plusieurs employés »120.

109La carrière de Poulichet semble pourtant exemplaire. Brossons les principaux traits de cette carrière qui s’arrête en septembre 1859 pour comprendre, à travers elle, les procédures de l’exclusion administrative, car c’est ainsi qu’on peut interpréter le refus de secours. Par arrêté du 30 mars 1843, Frédéric Poulichet, originaire de Haute-Garonne, avocat à la cour de Montpellier, est nommé inspecteur du service des Aliénés. Son premier rapport d’inspection et les fiches individuelles qu’il a établies pour chaque aliéné suscitent l’intérêt du préfet qui propose de l’attacher définitivement à l’administration préfectorale. Le 19 août de la même année, Poulichet est nommé inspecteur des Enfants trouvés et des Établissements charitables du département. Le même mois, il commence la visite des 970 enfants placés dans plusieurs arrondissements. Au terme de cette première tournée, l’inspecteur organise les secours aux mères indigentes. Devant l’Assemblée départementale, le préfet se satisfait des services de l’inspecteur : « M. Poulichet a montré dans son inspection, un zèle éclairé autant que charitable »121.

110Ses visites au domicile des nourriciers portent rapidement leurs fruits. « L’inspecteur a su se placer à la hauteur de ses fonctions et il en a parfaitement saisi et pris à cœur le but moral et charitable »122. Les nourriciers sont mieux choisis. Quelques cas de mères ayant déposé leur enfant au tour de Montpellier, puis s’étant ensuite placées comme nourrice de leur propre enfant, ont pu être découverts. Plusieurs pères ont reconnu leur enfant. L’activité de l’inspecteur est intense. Il consigne ses observations sur le nouveau mode d’admission des enfants dans les hospices dépositaires et sur les secours temporaires aux mères indigentes dans un opuscule que le préfet adresse au ministre. Le préfet Roulleaux-Dugage soutient pleinement l’action de l’inspecteur. À tel point que, lorsqu’il est nommé en Loire-Inférieure à la fin de l’année 1847, il donne à l’inspecteur « un témoignage des plus flatteurs de sa confiance »123 en l’appelant dans ce nouveau département pour y réorganiser « les services de charité », selon le même modèle que celui en vigueur dans l’Hérault. Le nouveau préfet de l’Hérault qui remplace M. Roulleaux-Dugage consent à ce transfert. L’intérim est assuré par le sous-inspecteur. Le 9 mars 1848, l’inspecteur reprend ses fonctions dans le département de l’Hérault. Dix jours plus tard, le 19 mars, les commissaires du Gouvernement républicain « admet-tent » l’inspecteur à faire valoir ses droits à la retraite. Mais le 9 juin suivant, une décision ministérielle le réintègre « en termes flatteurs »124, après que l’inspecteur s’est rendu à Paris pour rencontrer le ministre de l’Intérieur.

111Les rapports de l’inspecteur sont remarqués. Le président du Conseil général, après avoir consulté l’assemblée, adhère aux éloges faits par le préfet. En 1853, constatant que le service ne laisse en rien à désirer, le préfet sollicite et obtient du Conseil général une augmentation de traitement pour Poulichet. Deux ans plus tard, le zèle et le dévouement du fonctionnaire justifient une nouvelle augmentation de son traitement qui passe de 2400 francs à 3000 francs. La carrière de Poulichet, au vu des délibérations du Conseil général et du soutien des préfets, semble donc répondre aux attentes du Conseil général et des préfets qui se succèdent. Dans ces conditions, on s’étonne du refus du Conseil général d’accorder à ce fonctionnaire méritant le secours demandé, d’autant qu’il est généralement voté pour les employés de préfecture qui furent de zélés serviteurs.

112C’est le fait qui est à l’origine de la démission de l’inspecteur qui explique la rigueur de l’assemblée départementale. Au début du mois de septembre 1859, l’aumônier de l’hôpital général de Montpellier écrit à son évêque, une lettre qui est, sans retard, transmise au préfet de l’Hérault. En voici les termes :

« J’ai longtemps gardé le silence, quoique ma conscience me pressât de parler, j’ai cru prudent d’attendre pour être certain de n’être pas trompé et pour donner temps à résipiscence si résipiscence pouvait avoir lieu. Mais comme le désordre criant que j’ai à signaler, au lieu de cesser, après 10 ans, va toujours croissant et que les résultats me paraissent alarmants je me vois forcé, d’en référer à votre grandeur [...] pour qu’elle puisse m’aviser aux moyens de remédier à ce grave désordre qui procure la perte des âmes. Il s’agit, Monseigneur, de sollicitations au mal et d’attentats à la pudeur fréquents de la part de M. l’inspecteur des Établissements de charité du département de l’Hérault à l’égard des orphelins (enfants trouvés) du département. »125

113À l’appui de cette assertion grave, l’aumônier cite des faits, précis, nombreux. Les personnes impliquées, les jeunes femmes, sont nommées. Quelques exemples donnent l’occasion de comprendre les griefs que l’administration, à travers le Conseil général, gardera à l’encontre de Poulichet. En 1850, en exercice depuis 18 mois à l’hôpital général de Montpellier, l’aumônier reçoit une jeune femme qui lui fait part des dangers « auxquels elle se trouvait exposée de la part de son maître »126. Il a peine à la croire. Pourtant, un an plus tard, c’est la domestique de l’inspecteur qui lui fait les mêmes confidences. En 1853, une jeune fille, employée en qualité de cuisinière à l’hôpital général de Montpellier, raconte à plusieurs de ses amies dans la même position qu’elle, que depuis son entrée, à l’âge de treize ans, au service de l’inspecteur Poulichet, il avait, « plusieurs fois, tenté de la porter au mal »127. « Une nuit en voyage » confie-t-elle à l’aumônier, « l’inspecteur logé près de sa chambre s’était permis d’aller la trouver dans son lit »128. Plusieurs jeunes filles font les mêmes confidences à l’aumônier. L’inspecteur, chargé d’accueillir des jeunes filles de l’Aveyron en recherche d’emploi, les invite trois ou quatre jours chez lui, avant de leur faire intégrer un asile d’accueil dont il avait sollicité la création. Parmi les huit cas cités par l’aumônier, deux d’entre eux suggèrent la position de force dans laquelle l’inspecteur se place vis-à-vis de ces jeunes filles. Marie raconte que :

« M. Poulichet l’avait gardée trois jours chez lui lorsqu’elle était descendue de l’Aveyron, que le lendemain de son arrivée, Monsieur l’avait prise le soir dans le jardin, qu’il l’avait fait asseoir, l’avait embrassée, lui avait découvert le sein, que s’étant récriée. Monsieur lui avait dit que cela lui était permis attendu qu ’il était son père [...].
Une autre fille de l’hôpital (19 ans) placée en ville par M. l’inspecteur avait à retirer à la préfecture son petit trousseau de sortie. Elle le fit réclamer. M. l’inspecteur exigea qu’elle vint elle-même le prendre. Ayant été alors à la préfecture dans son bureau, M. l’inspecteur l’aurait prise sur ses genoux appuyant sa joue sur la sienne, la caressant aurait cherché à la découvrir. Comme elle se serait récriée, M. l’inspecteur lui aurait dit que celui lui était permis attendu qu’il était son père »129.

114Dès que ces faits sont rapportés au préfet, les événements s’enchaînent rapidement, accusant l’inspecteur sans doute possible. Le 13 septembre 1859, le haut fonctionnaire demanda à l’aumônier les adresses des accusatrices. L’enquête commence à Montpellier même et dans l’Aveyron. Quelques femmes parlent, beaucoup se taisent car « monsieur l’inspecteur a fait placer de l’argent à la caisse d’épargne et elles craindraient de perdre cet argent si elles parlaient »130. On mesure là l’autorité du fonctionnaire, le pouvoir que lui accorde la population des assistés. Il apparaît très vite au commissaire spécial à qui est confiée l’enquête que « l’immoralité » de Poulichet est bien connue dans l’Aveyron, à tel point que les nourrices et gardiennes recommandent aux jeunes filles qui leur sont confiées de se tenir éloignées de l’inspecteur !

115La défense de l’inspecteur – a-t-elle été exigée du préfet ? – repose sur sa longue expérience, sur les inévitables contacts avec les femmes que sa fonction exige :

« J’ai eu, pendant 17 années, de 1 000 à 1 200 jeunes filles à surveiller, j’ai eu des rapports journaliers avec 1500 filles-mères au moins et avec 3 000 nourrices et je n’ai entendu, de toutes parts, qu’expression de reconnaissance et d’éloges en faveur de mon dévouement et de mon zèle charitable. On a trouvé, parmi les 5 500 femmes avec lesquelles mes fonctions m’ont mis en rapport trois ou quatre jeunes filles qu’on a fait babiller et des plaintes vous ont été portées. »131

116Ces accusations l’ont contraint à démissionner après seize ans de service.

117L’utilisation par Poulichet de l’argument « je suis le père » pour légitimer son attitude auprès des jeunes filles conduit en outre à revoir la chronologie de la mise en place de ce modèle qui semblait avoir été élaboré à partir des années 1885. La figure paternelle de l’inspecteur, liée à l’exercice de la tutelle, a commencé à émerger à partir du moment où les inspecteurs en ont été chargés, donc globalement après 1856, pour l’ensemble du territoire. Au moment où les discours s’élaborent sous la Troisième République sur ce rôle inattendu du fonctionnaire, cette fonction de l’inspecteur existait déjà depuis le Second Empire, fondée sur un acte juridique. De ce point de vue, les politiques et philanthropes de la Troisième République, porteurs de ces discours n’ont pas construit le modèle, ils se le sont appropriés.

118En second lieu, la carrière de Poulichet montre que ce qui avait semblé être une défaillance de la mémoire administrative au regard de l’exceptionnelle carrière de l’inspecteur s’est révélé au contraire, à la lecture des faits reprochés, l’exigence d’une mémoire, l’affirmation des règles qui fondent implicitement les limites à l’extérieur desquelles le fonctionnaire est radié des cercles de la société administrative. En lui refusant le secours, le Conseil général confirme au fonctionnaire son exclusion du monde administratif.

b) Avignon 1929

119Le cas de l’inspecteur Torf132 illustre les conséquences induites par le modèle paternel car ce fonctionnaire a intégré cette image du père des enfants assistés qu’on l’exhorte à être ; son action se veut celle du relèvement moral de ces enfants.

120Le 10 décembre 1926, l’inspecteur Torf est affecté dans le département du Vaucluse. Ce Cévenol de 50 ans, intelligent, actif, prend des initiatives « heureuses » quant à la lutte contre la mortalité infantile. Comme bon nombre de fonctionnaires de l’inspection, il est dans le département la figure de proue de l’œuvre assistancielle républicaine, particulièrement actif dans le domaine associatif. C’est dans la protection de la maternité, le relèvement de la natalité qu’il met toute son énergie et ses compétences. Il est vice-président fondateur du Comité départemental des mères abandonnées, de la commission de la natalité et du comité d’organisation du Congrès national des Mutualités maternelles. La présence de la figure emblématique d’un fonctionnaire d’État au service des questions d’assistance donne du poids à ces associations. En retour, la participation du fonctionnaire à ces associations, rappelée dans les notices adressées au ministre, témoigne de son implication dans le débat.

121« D’une grande bienveillance à l’égard des enfants » comme le reconnaît le préfet, il prend chez lui, en avril 1929 une jeune pupille de dix-sept ans en qualité de servante. D’un caractère particulièrement difficile, elle avait été renvoyée de trois placements en moins d’un an. Ses patrons la disent « menteuse, têtue, obstinée même et de conduite légère »133. Se repentant à la suite des remontrances que lui fait l’inspecteur, la jeune fille désire éviter un internement dans une maison de « réformation morale ». Soupçonneux quant à son repentir, l’inspecteur la prend donc chez lui, sous sa surveillance directe. La jeune pupille « ne tarda pas à manifester des sentiments d’indiscipline et d’incorrection et [l’inspecteur doit] presque journellement la réprimander à nouveau au sujet de sa tenue indécente, de ses propos grossiers et de ses mensonges réitérés ». C’est ainsi qu’« elle a nié avec impertinence s’être rendue en compagnie équivoque dans un dancing d’Avignon où elle a été aperçue par le sous-inspecteur »134. Après une admonestation plus sévère qu’à l’accoutumée, la jeune fille fugue. Le 1^er juin 1929, l’inspecteur se voit contraint de demander au préfet l’autorisation de placer la jeune fille au Bon Pasteur d’Avignon, car même si elle n’est pas foncièrement « vicieuse », un internement d’un mois « pourrait suffire à son amendement ». Le 2 juin, la jeune fille est conduite au Bon Pasteur. Sans que l’on sache pour quelles raisons, le maire d’Avignon demande au Parquet de procéder à une enquête sur les raisons et les conditions du placement de la jeune fille. Celle-ci, interrogée, se plaint de la violence de l’inspecteur. Le procureur de la République est contraint d’ouvrir une information contre Torf et prévient le préfet, stupéfait par la nouvelle. L’inspecteur est tout autant surpris et « outré d’une pareille mesure de nature à attenter à [sa] considération professionnelle et à [son] honneur même135. Il demande au préfet de faire procéder à une enquête sur ses actes de tutelle dans le département. Finalement, Torf est poursuivi pour violences légères et condamné à une amende égale à la valeur d’une journée de travail. Au cours de l’audience, l’inspecteur Torf reconnaît les violences qui lui sont reprochées et « par cette nouvelle attitude, il a évité des débats public qui eussent été susceptibles de diminuer dans l’avenir son prestige et sa considération »136. Le châtiment corporel était jusqu’alors vu comme le mode normal de la correction paternelle. Mais après la guerre, la dénonciation de cette pratique est de plus en plus vive. Sans doute, Torf est-il victime de cette évolution de la norme de correction et du recul du modèle autoritaire de l’éducation137.

122Le jugement de Torf est signalé à l’inspecteur général des services administratifs qui procède à une enquête sur le fonctionnement du service du Vaucluse. La suite de son parcours montre l’absence de sanction administrative. Sans doute, parce qu’il témoigne de la force du modèle qui l’a conduit à cette attitude qu’excuse sans doute celle de la jeune fille pour l’administration.

3) Les inspecteurs et les femmes, jeunes filles ou mères

123Les mères célibataires font souvent l’objet de commentaires de la part des inspecteurs comme celles qui abandonnent leur enfant. C’est surtout lorsque les abandons s’accroissent dans leur département que les inspecteurs s’expriment sur cette question. Généralement, ce qui caractérise leur position à l’égard de l’abandon, c’est une indignation compréhensive. En 1906, l’inspecteur de l’Hérault, Bernis, illustre cette représentation de l’abandon qui s’appuie sur son expérience et ses observations :

« Pour beaucoup d’entre elles, domestiques trompées, filles chassées du foyer familial par les duretés d’une marâtre, absolument sans ressources, c’est une nécessité cruelle, imposée par les conditions de leur pénible existence, mais ce n’est dans leur pensée qu’un sacrifice momentané. Si la plupart oublient vite les enfants qu’elles ont laissé derrière elles, il en est un certain nombre exactes à demander mensuellement de leurs nouvelles. Ce sont généralement ces femmes qui, leur santé refaite, quelques économies réalisées, devenues parfois les épouses des pères de leurs enfants, sollicitent leur retrait de l’assistance publique. Faut-il leur tenir rigueur de cet abandon de quelques mois ? Exiger d’elles en échange de ces remises des remboursements qui absorberaient leurs modestes ressources ? L’intérêt de l’enfant doit être en pareil cas à notre avis l’unique élément de décision »138.

124Sans délai, cet inspecteur répond aux nombreuses demandes de renseignements de mères sur leur enfant placé. « Ce sont généralement les mêmes mères de familles qui s’adressent à nous avec une persistance que rend méritoire la sècheresse réglementaire des renseignements fournis »139. Car si l’inspecteur les renseigne sur la santé de leur enfant, il ne dévoile pas le lieu de placement craignant par la suite une recrudescence des abandons.

125Les inspecteurs n’excusent pas l’abandon mais en comprennent le sens. C’est en partie cette attitude ferme et compréhensive qui explique qu’ils ont travaillé au développement des secours temporaires destinés à faire cesser les abandons. Les représentations qu’ont les inspecteurs de ces secours temporaires oscillent entre la valorisation d’une économie budgétaire et la défense du lien mère-enfant, deux justifications des secours qui, sans être contradictoires, génèrent des postures différentes. En outre, ces secours ont la faveur de l’administration centrale. À plusieurs reprises, entre 1888 et 1890, dans des circulaires adressées aux préfets, Henri Monod rappelle les avantages des secours temporaires. Les inspecteurs agissent donc de concert avec l’administration centrale. « La cause de ce genre d’assistance est irrévocablement gagnée auprès de tous ceux qui voient ou étudient de près, sans parti pris, notre système d’assistance infantile [...]. C’est la mise en pratique de sentiments de solidarité qu’on aime à voir à la base de nos institutions sociales »140. Sur la question, il y a consensus.

126En 1876, pour l’inspecteur du Gard, les secours temporaires « conservent à l’enfant une mère, une famille qui se l’attache et qui l’aime et que l’administration ne saurait remplacer quels que soient ses efforts, sa sollicitude et ses sacrifices ». La moralisation de la fille-mère n’est pas absente : « le jeune homme qui a trompé une fille a toujours plus de considération pour celle qui conserve son enfant et s’impose les devoirs de la maternité que pour celle qui l’abandonne pour être plus libre ; car il se dit en lui-même, si cette fille que tu as lâchement trompée par tes belles paroles et tes belles promesses est pleine d’attachement et d’amour pour son enfant, elle en aura également pour toi ; aussi l’épousera-t-il très souvent et légitime-t-il son enfant »141. En 1900, l’inspecteur de l’Hérault, Martin-Dupont, évoque à son tour les secours temporaires :

« Je voudrais que le secours temporaire au lieu d’être la règle commune, banale, fût l’exception, la récompense aux vraies mères, à celles qui répugnent comme à une blessure dans leur chair, qui ne s’y soumettent que par nécessité [...]. La famille, quelle qu’elle soit, est le milieu unique où l’enfant peut se développer selon sa loi naturelle tant sous le rapport de la croissance morale que de la loi croissance physique »142

127Dans l’Orne, en 1912, Ulysse Fleury lie la question des secours à celle de la dépopulation :

« Par le moyen du secours temporaire, on arrive à sauver l’existence fortement menacée de cet enfant, à diminuer la mortalité infantile et à accroître ainsi les forces vives de la nation. À cette époque où la question de la natalité se pose plus angoissante que jamais, il serait inhumain et peu patriotique de laisser périr, faute de soins, des êtres qui contribueront plus tard à la prospérité et à la grandeur de notre cher et beau pays »143.

128Il calcule le gain que permet de réaliser le secours. L’admission d’un enfant dans son service en qualité de pupille de l’Assistance publique entraîne, jusqu’à sa majorité, une dépense moyenne de 2500 francs tandis que l’enfant dont la mère bénéficie d’un secours pendant deux ou trois ans coûte 300 à 500 francs.

129Pourtant, les inspecteurs se heurtent à l’opinion publique, peu favorable aux secours temporaires et ceci explique en partie le discours qu’ils développent sur le sujet. En 1903, l’inspecteur des Alpes-Maritimes, Férandi, rappelle les critiques auxquelles sont confrontés les inspecteurs qui privilégient les secours. Voilà ce qu’ils entendent :

« Les secours que vous accordez aux enfants naturels sont des primes à l’inconduite : vous tendez une main largement ouverte aux filles-mères rarement recommandables pour écarter sans pitié les honnêtes mères de famille qui succombent sous le poids de leurs charges et qui vous implorent au nom de leurs nombreux enfants mourant de faim »144.

130Ces critiques sont anciennes, évoquées par les inspecteurs dès 1890. En 1892, l’inspecteur du Gard reconnaît que « dans certains cas, on a fait de la loi un usage certainement excessif du secours temporaire au détriment des enfants dans le seul but d’alléger les charges budgétaires départementales »145. Mais convaincus de la nécessité des secours, les inspecteurs demandent leur extension. Par exemple, en 1907, l’inspecteur du Nord, Tourneur, propose que soient secourus les enfants de famille légitime dont la mère est infirme et dans l’incapacité d’élever ses enfants sans soutien.

131Ainsi, les secours temporaires situent le fonctionnaire de l’inspection au carrefour de politiques généreuses et de gestion financière contrôlée. Il dit ce qui est bien pour la société à travers ce qui est bien pour la femme et l’enfant et, à travers eux, ce qui est bien pour les finances publiques. L’inspecteur travaille au bien public.

132La préoccupation des fonctionnaires de l’inspection pour l’insertion des jeunes filles de l’A.P. est un autre témoin de leur action pour le bien public. Le mariage est la valeur centrale qu’ils défendent et dont ils imposent le modèle tant à leurs pupilles qu’aux mères célibataires qui sollicitent des secours auprès d’eux et ce, dès les premières inspections. Dans les années 1850, une pupille mineure adresse cette lettre à son inspecteur :

« Vous m’avez proposé la dernière fois que vous m’avez envoyé venir en visite à Saint Sernin que si je voulais me placer nous n’y porteriez pas obstacle tout le contraire que vous tenez même beaucoup que les jeunes filles se marient. Je suis en train de parler mariage avec un jeune homme qui paraît très intelligent, d’une bonne santé et surtout d’une bonne conduite [...]. Comme je me suis toujours soumise à vous et je me soumettrai encore à vos ordres. C’est à vous premièrement que je viens confier mon affaire pour vous demander votre consentement »146.

133Dans le Vaucluse, l’inspecteur Laugère fait le point sur la situation des trois pupilles mariées en 1886. Les deux premières ont épousé des garçons qui jouissent d’une certaine aisance et de la considération générale. La troisième, Marie Baptistine a épousé le gardien chez qui elle était placée :

« À peine âgée de 12 ans, cette élève était placée chez un riche propriétaire des environs de Sault qui ne tarda pas à abuser d’elle, et en fit sa maîtresse après l’avoir prise de force. Leurs relations ont continué pendant 4 ans.
Poursuivie pour avortement à la fin du mois de mars, elle bénéficia faute de preuves d’une ordonnance de non-lieu. Placée au couvent de la Grande Providence d’Avignon, le médecin déclarait, quelques semaines plus tard que cette fille était de nouveau enceinte ; je la conduisis alors à l’hospice dépositaire de Carpentras, où elle devait attendre sa délivrance.
Ému par la douleur de cette malheureuse enfant, je lui promis de faire tous les efforts pour qu’elle épousât celui qui l’avait perdue. La tâche a été lourde, j’ai fait à cette occasion plusieurs voyages à Sault ; mais, malgré les difficultés de toutes sortes j’ai cependant réussi. Cédant enfin à mes instances, mais surtout à mes menaces motivées, le gardien a consenti et le mariage a été célébré à Carpentras le 6 septembre dernier.
Je suis particulièrement heureux du résultat obtenu car ce mariage qui a eu dans le pays un grand retentissement prouve que nos pupilles ne sont abandonnés que de nom et de plus, il donnera sûrement à réfléchir à ceux qui dorénavant auraient envie d’abuser des filles que l’administration leur confie »147.

134En 1898, une inspectrice générale décrit les relations qu’entretient un inspecteur avec ses pupilles : « Qu’une de ses filles, comme il les nomme si affectueusement, fasse un faux pas, c’est au séducteur qu’il s’adresse, non sans avoir blâmé vertement la coupable. Ses appels sont presque tous entendus et les choses se terminent comme elles auraient dû commencer, par un mariage »148. L’encouragement au mariage et la volonté de marier les filles qui ont « fauté » est une permanence de l’inspection au moins jusqu’en 1914. Le mariage est la norme d’intégration des jeunes filles et pas seulement celles de l’Assistance publique149.

***

135Ainsi, chaque situation départementale a créé des contraintes ou des opportunités qu’ont saisies les inspecteurs. Ils ont travaillé à la visibilité de leur service afin d’asseoir leur autorité. Chaque configuration départementale est particulière et, dans ces conditions, l’émergence d’une identité commune de l’inspection semblait difficile. Les représentations de l’inspection montrent cependant une certaine unité dans l’approche des phénomènes d’assistance. Celles-ci sont portées par des discours récurrents sur la pratique d’assistance, notamment dans les milieux philanthropiques. Les inspecteurs se sont fait les hérauts des représentations nationales républicaines et philanthropiques dans les départements.

136En outre, dans les départements, les inspecteurs sont une force de police. Ils participent à l’ordre public en œuvrant auprès des enfants assistés et en réformant leurs mœurs qu’on soupçonne viciés. Ils imposent le respect de normes qu’ils diffusent auprès des enfants de l’A.P. L’acceptation de ces normes par les enfants et adolescents est une des manifestations de leur compétence professionnelle, telle que les inspecteurs l’ont définie eux-mêmes à la fin du XIX^e siècle. C’est d’ailleurs sur ces bases que, dans son département, le préfet évalue l’action menée par les fonctionnaires de l’inspection. Les inspecteurs incarnent le service des Enfants assistés et cette incarnation est portée par les populations elles-mêmes. Entre discours nationaux et représentations locales, un modèle de l’inspecteur s’est construit dont les fonctionnaires ont contribué à tracer les contours.