1Si la professionnalisation du corps passe par la construction d’une identité et la définition de compétences, le prolongement de ce processus a conduit les inspecteurs à être reconnus comme experts des questions d’assistance. En effet, les fonctionnaires en exercice à partir des années 1880 se positionnent comme experts en matière d’assistance publique. C’est la question de la dépopulation qui leur donne les moyens d’exprimer un réel professionnalisme et d’affirmer leur qualité d’expert dans un débat qui dépasse leur attribution de mise en place et de contrôle de la politique assistancielle républicaine et qui s’ouvre plus largement au public. Ils s’en servent pour montrer qu’en tant que professionnels, ils se situent dans l’espace public et qu’ils sont des interlocuteurs indispensables1.

I. – L’engagement dans le débat sur la dépopulation

2« Le fonctionnaire est un soldat, il doit par conséquent, quels que soient ses sentiments personnels, obéir aux ordres de ses chefs hiérarchiques. Mais [...] les chefs de service ne sont pas condamnés à remplir un rôle muet et contemplatif ; ils ne sont pas forcés de garder le silence lorsque certaines questions qu’ils sont tenus de connaître sont publiquement discutées »2. Et lorsque la question dont il s’agit est celle de la dépopulation dont s’émeuvent les républicains au pouvoir, l’inspecteur de l’Asistance publique prend la parole. Cette citation est d’ailleurs celle de l’un d’eux, l’inspecteur Fleury. La multiplicité des allusions à la dépopulation, surtout à partir de 1885 et jusqu’en 1925, la similitude des analyses et des propositions concrètes pour redresser la situation caractérisent les écrits de ces fonctionnaires. Au-delà de l’attention portée au débat, la quête d’informations précises caractérise leur engagement. Elles leur donnent les premiers éléments d’une analyse de la situation mais, leur expérience du terrain prend le relais pour définir les causes de la dépopulation et surtout pour proposer les moyens de l’enrayer. D’observateurs des chiffres relatifs à la dépopulation, ils deviennent producteurs d’indicateurs démographiques.

1) Les termes d’un engagement

3À partir de 1885, arrive une deuxième génération de fonctionnaires, plus conscients de leur groupe, grâce aux liens hiérarchiques noués entre inspecteurs et sous-inspecteurs, mais aussi à leur investissement dans les questions d’assistance publique, notamment dans les congrès à partir de 1889, et enfin à la création de l’Amicale en 1900. Ceci contribue à cristalliser l’esprit de corps qui s’appuie sur une communauté d’attitudes et s’organise autour de symboles communs3. La dénonciation et la lutte contre la dépopulation est un de ces référents.

4Si l’attention des inspecteurs s’est portée sur la question de la dépopulation c’est qu’elle jouit à partir des années 1885 d’une grande popularité : elle est devenue, comme l’écrit l’un d’eux, « une véritable préoccupation nationale »4. De plus, le débat qui s’élevait du simple constat de la dénatalité à celui de question vitale pour la Nation ne pouvait manquer de répondre à la nécessaire confirmation, par ce jeune corps de fonctionnaires, de la fonction sociale et républicaine de leur exercice.

5Les inspecteurs présentent le populationnisme auquel ils souscrivent comme la voie qui s’impose à la Nation, au-delà de toute coloration politique, ce que souligne d’ailleurs l’expression caractéristique : « notre Patrie est en danger » qui revient à plusieurs reprises sous leur plume5. Le patriotisme qui s’exprime ainsi permet à ces hommes de s’inscrire dans le débat sur la dépopulation en tant que corps de fonctionnaires et de témoigner de leur implication dans des questions qui dépassent largement l’exercice de leur fonction. Ce populationnisme patriote est fédérateur puisqu’il participe à la professionnalisation de ce corps, il est intégrateur puisqu’il permet à ces fonctionnaires de s’exprimer sur une affaire d’État ; par conséquent, il est mobilisateur. Si cette adhésion des inspecteurs est rendue nécessaire par leur statut de fonctionnaires de la République, la prégnance du discours sur la population suggère son instrumentalisation : il concourt à la construction du corps et à la valorisation de l’activité des fonctionnaires. Leur engagement est le témoin d’une démarche politique : politique au sens de stratégie d’un corps de professionnels qui travaille à valoriser ses activités mais aussi politique au sens de participation de ces fonctionnaires à l’œuvre républicaine dont ils souhaitent le succès. L’inspecteur Blanc d’Indre-et-Loire ne souligne-t-il pas que les inspecteurs « accomplissent, en même temps une œuvre d’humanité qui, dans l’état de notre pays, prend le caractère d’un vrai devoir patriotique »6 ?

6Jusqu’en 1914, chiffres à l’appui, ce qui affecte le patriote c’est la menace qui plane sur les frontières de la nation ; ce qui l’alarme, c’est l’effectif de la population française comparé à celui des populations voisines. C’est par la perception d’un déséquilibre numérique entre nations que se sont manifestées les inquiétudes des fonctionnaires de l’inspection comme celles des parlementaires7. Les craintes se focalisent sur l’expansion démographique allemande. « Dans vingt ans », s’inquiète un inspecteur, « il y aura deux conscrits allemands contre un conscrit français »8. L’émoi suscité par la défaite de 1870, la création en 1882 de la Ligue des Patriotes qui entend « entretenir la flamme de la revanche », la popularité du général Boulanger exaltant le sentiment national, la publication d’ouvrages nationalistes tels ceux de Maurice Barrès : autant d’éléments qui accentuent le malaise face à l’Allemagne9. Jusqu’à la Première Guerre, l’attitude des parlementaires et des inspecteurs est identique : c’est « sans se départir de leurs rêves pacifistes »10 que la dénonciation de la dépopulation est faite. À de rares exceptions près, les inspecteurs de l’A.P. ne font jamais allusion à la Revanche ni à l’intérêt qu’il y aurait à posséder une armée nombreuse. S’il faut « augmenter les forces vives de la Nation »11 c’est dans un but purement dissuasif. En revanche, le ton change après la guerre. En 1922, l’inspecteur Jean prêche pour l’accroissement de la population dans des termes qui montrent que les blessures de la guerre sont vives.

« Le peuple français est appelé à choisir pour ses enfants de demain entre croître, multiplier, prospérer ou bien être dominé par des voisins plus nombreux et ainsi voir son génie séculaire bafoué, piétiné, écrasé par les barbares [...].
Oui croissez et multipliez petits français, descendants de siècles de gloire et d’efforts, fils des fondateurs des droits de l’homme, enfants des sublimes soldats qui furent la barrière de la civilisation ! Croissez, multipliez pour ne pas un jour proche être courbés sous le règne de véritables bourreaux dont les forfaits monstrueux susciteront l’indignation de l’histoire »12.

7Si les expressions de la crainte de la dépopulation des inspecteurs sont calquées sur celles des parlementaires, au moins jusqu’en 1914, les explications qu’ils en donnent sont déduites de leurs observations de terrain. L’expérience professionnelle prend alors le relais des émotions pour analyser le phénomène.

2) Des maux et des remèdes déduits de leur observation du terrain

8« Il y a deux façons d’envisager la lutte contre la dépopulation : augmenter le chiffre des naissances, restreindre celui des décès [...]. Les moyens tendant à obvier à la diminution du chiffre des naissances sont bien aléatoires ; ils prêtent aux controverses [...]. La lutte contre la mortalité infantile est autrement féconde »13. L’opinion du sénateur Paul Strauss est caractéristique de l’action que les hommes de la Troisième République entendent mener en faveur du redressement de la population et ce jusqu’à la Grande Guerre14. Si le regard s’est porté vers la mortalité lorsqu’il fut question de prononcer des mesures de lutte contre la dépopulation, la raison n’en est pas une méconnaissance du facteur natalité. C’est à l’esprit malthusien qu’est attribuée la dépopulation. L’inspecteur Barthès décrit le département dans lequel il exerce, le Gers, : « il est sous le beau soleil de la Gascogne une région toute dévouée à Malthus. Le maïs, la vigne, le blé y viennent fort à leur aise et sans grand travail. Il n’en est pas de même des enfants. De loin en loin on en rencontre un, deux quelquefois ; mais jamais trois dans une famille [...]. La restriction volontaire [y est] élevée à la hauteur d’une institution »15. Les causes de ce malthusianisme sont recherchées. Si en 1912 pour l’inspecteur Mailloux, les principaux facteurs de la diminution de la natalité résident dans « l’état social, la mentalité de notre race »16, l’inspecteur Jean, dix ans plus tard voit, quant à lui, agir « des facteurs économiques qui créent la volonté d’un seul descendant ou deux, pour éviter ainsi le morcellement des héritages »17.

9C’est pourtant la lutte contre la mortalité qui mobilise les hommes de la Troisième République, au moins jusqu’à la Grande Guerre. « Bouchons les fissures qui alimentent la mort, organisons la lutte pour la vie » tel est le mot d’ordre lancé par l’inspecteur Cambillard18. Deux faits expliquent ce choix d’une action contre la surmortalité plutôt que pour l’accroissement de la natalité. En premier lieu, la perception de la mortalité infantile se modifie. Envisagée d’un point de vue démographique, elle l’est aussi, dès les années 1860 d’un point de vue humaniste, notamment après la publication d’ouvrages décrivant les conditions d’existence et la mortalité excessive des enfants placés en nourrice19. En second lieu, la natalité relève de la sphère privée sous l’autorité du père. Toute action de l’administration pour orienter ou modifier les pouvoirs de celui-ci au sein de la cellule familiale pourrait dès lors compromettre l’un des fondements de l’ordre social20. Ajoutons que si c’est sur la mortalité des enfants que les inspecteurs entendent agir pour redresser la population française, c’est parce que ce choix est opportun. Leur action auprès des enfants est quotidienne, leurs réflexions et leurs projets en ce domaine s’appuient sur leurs activités. Ce choix, qui est celui des politiques, est aussi stratégique puisque, en œuvrant pour la diminution de la mortalité infantile, ces fonctionnaires de l’État se voyaient confirmer leur mission au service de la Nation.

10Les années 1920 voient une modification des objectifs des « repopulateurs ». Le même inspecteur Cambillard qui, en 1898, proposait d’organiser « la lutte pour la vie » suggère, en 1933, de « regarder du côté des alcôves et pas seulement des berceaux »21. Il apparaît désormais possible et même souhaitable de légiférer en faveur du redressement de la natalité. Les progrès réalisés en matière de mortalité infantile et leurs effets limités sur le redressement de la population suggèrent d’autres approches du problème ; les diverses lois qui ont ébranlé la toute puissante autorité paternelle rendent désormais possible l’intervention des pouvoirs publics dans la sphère privée. Cependant, l’implication des inspecteurs dans le débat sur la natalité est moins forte que leur investissement dans la lutte contre la mortalité au niveau national. Du 23 au 26 septembre 1920 se tient à Rouen le II^e Congrès national de la Natalité22 ; l’inspection n’est pas représentée. Aucun rapport d’inspecteur n’est signalé. Pourtant, dans leurs départements respectifs, les inspecteurs s’engagent dans des œuvres de redressement de la natalité. Déjà secrétaires des Ligues départementales contre la mortalité infantile, certains sont même membres de L’Alliance nationale pour l’accroissement de la population, ils deviennent membres des Commissions départementales de la natalité créées par la circulaire du 1^er mars 1920. Les comptes rendus d’activité de ces commissions montrent que l’inspecteur s’y montre actif. Il est celui qui dispose des outils pour mesurer l’urgence du problème ou les progrès réalisés et proposer de nouvelles voies, d’une part, en raison de ses compétences législatives : il connaît les modalités concrètes d’application des lois en faveur de la natalité ou de l’aide aux familles nombreuses, d’autre part, en raison des sources qualitatives et quantitatives dont il dispose sur le sujet. Il est celui à qui le président de la commission fait appel lorsqu’il s’agit de faire le point sur la situation de la natalité dans le département mais aussi pour faire le bilan des aides en faveur de son redressement. Après la guerre, l’inspecteur a acquis une position d’expert.

11Les inspecteurs analysent les causes de la dépopulation, plus particulièrement celles de la surmortalité des enfants du premier âge et suggèrent des facteurs qui sont directement issus de leurs observations. Ils incriminent deux états de fait : l’inexpérience des mères et la misère. Ces explications rejoignent d’ailleurs celles d’autres observateurs du terrain comme les médecins. Le plus souvent, le professionnel avance des chiffres pour exprimer ce qu’il estime être les causes de la mortalité des enfants dont il s’occupe. En 1892, l’inspecteur de l’Eure, Savouré-Bonville, mesure les effets de l’alimentation solide donnée prématurément aux nourrissons inscrits sur les registres de l’assistance. Il remarque qu’« à partir de l’âge de 1 mois, l’enfant se trouve exposé à toutes les maladies de l’appareil intestinal. Dès cette époque, les décès, au lieu de diminuer normalement, ne cessent de s’accroître proportionnellement à l’excès de cette alimentation solide. C’est ainsi que la proportion pour cent des décès, qui pour les enfants de 15 jours à 1 mois ressort à 9,21 s’élève graduellement à 15,04 pour les enfants de 1 mois à 3 mois puis à 16,61 pour ceux de 3 à 6 mois et, enfin, à 18,75 pour ceux de 6 mois à 1 an »23. Dans les Vosges, l’inspecteur Mailloux calcule des taux de mortalité infantile pour chaque arrondissement et il commente ses résultats en fonction des activités économiques dominantes dans chacun d’eux. Ainsi, c’est dans les zones ouvrières que la mortalité est la plus élevée24. C’est aussi une analyse en termes de différence mortuaire qui permet à l’inspecteur Barthès de montrer l’influence de l’hygiène en matière de mortalité infantile. En exercice dans les Pyrénées-Orientales, il se livre à une analyse et à un classement par ordre croissant des taux de mortalité infantile par quartiers de Perpignan et démontre que la mortalité des enfants est directement proportionnelle à la salubrité des quartiers.

12« Les voies et les moyens de remédier à ce fâcheux état de choses sont d’ordre administratif et hygiénique »25. Les moyens de lutte hygiénique sont mis en œuvre quotidiennement par les inspecteurs. Ceux-ci se sont tôt engagés dans la lutte contre le biberon à tube : en 1892, le premier, le département de l’Orne interdit son usage sur la proposition de l’inspecteur et des médecins-inspecteurs du service. Après 1911 et la promulgation du décret interdisant la vente de ce biberon, c’est au tour de la sucette de subir leurs attaques répétées. Les voies administratives, quant à elles, mettent bien évidemment l’inspecteur au premier plan de la lutte contre la mortalité des enfants en accroissant ses compétences. Bien souvent, c’est l’extension des mesures assistancielles qui est évoquée. De nombreux inspecteurs proposent que la loi Roussel soit étendue aux enfants secourus : « puisque le nombre des enfants légitimes diminue en France, conservons les enfants naturels »26.

13Toutefois, de ces actions menées par ces professionnels, il est bien difficile de distinguer celles qui ressortent du strict exercice de leur profession, c’est-à-dire celles que la loi leur fait un devoir de mener, de celles qui résultent de leur engagement dans le débat sur la dépopulation. En effet, au quotidien, leurs activités professionnelles ont été analysées à la lueur de la question démographique. Il y a ainsi une stratégie des fonctionnaires dans l’usage qu’ils font de la mission qui leur incombe. Les actions qu’ils mènent, bien qu’imposées par la loi, témoignent de leur engagement politique. Tant et si bien que lorsqu’il s’agit de se prononcer sur la promotion de classe de l’inspecteur du département, le préfet tient compte de cet élément dans son commentaire. S’il a su montrer qu’il lutte efficacement contre la mortalité des enfants, s’il propose des mesures de nature à lutter contre le fléau, le préfet émet un avis favorable à la promotion de l’inspecteur.

14Qu’une question démographique d’une si haute portée ait accru leur zèle, cela ne fait aucun doute tant le prestige lié à la défense des intérêts nationaux est grand. L’implication des inspecteurs dans le débat populationniste, sans réorienter leurs activités, les a contraints à dépasser les seuls exercices imposés par la loi et, en toute logique professionnelle, à développer des stratégies de valorisation du travail effectué et donc de légitimation d’une mission présentée comme nationale. Cet engagement, instrument de leur promotion collective ou personnelle, passe aussi par l’adhésion, dès les années 1885, à l’approche scientifique qu’adoptait le débat.

II. – De l’autorité des chiffres

15Les indicateurs démographiques que les inspecteurs produisent et l’usage qu’ils en font ont conduit à la constitution du champ des politiques sociales comme lieu d’exercice d’une expertise professionnelle.

1) Les usages des indicateurs : définir et évaluer une politique

16Comme l’écrit l’inspecteur Pivion en 1886, « une bonne statistique [...] doit exprimer la raison d’être de la protection légale, avec le degré d’efficacité de sa mise en pratique »27. Qu’ils dénoncent les maux responsables de la surmortalité des enfants ou qu’ils proposent des solutions à celle-ci, les inspecteurs se laissent aussi guider par les indicateurs qu’ils produisent. Outils d’analyse, ils servent à définir une politique et permettent de l’évaluer. En 1889, le démographe Jacques Bertillon résume la double fonction des indicateurs : « si la statistique est le guide de l’hygiéniste, elle est aussi son juge »28. Un inspecteur confirme dix ans plus tard que « la statistique bien établie est l’un des premiers et des plus indispensables besoins de l’administration. Sans elle, on ne marche que d’une manière brisée, au milieu du hasard et du chaos des faits »29.

17Un exemple est caractéristique. En Indre-et-Loire, l’inspecteur Gailhard, docteur en médecine, s’appuie sur chiffres et graphiques pour solliciter du préfet de nouvelles mesures en faveur de la surveillance des nourrissons. Dans son rapport de l’année 1890, une courbe de décès en fonction de l’âge en mois du nourrisson et une autre en fonction de la durée de séjour de l’enfant chez la nourrice viennent étayer son propos.

18Ces courbes commentées convainquent le préfet que la mortalité des enfants protégés diminue avec l’âge. Fort de sa démonstration, l’inspecteur propose que les visites des médecins-inspecteurs soient bi-mensuelles pendant les six premiers mois de l’enfant, mensuelles pendant les six autres mois. Le Conseil général adopte sa proposition, ses courbes ayant visiblement démontré « la nécessité et la légitimité de la mesure » proposée30. Cet exemple montre un mode d’utilisation des graphiques et des chiffres. Après la publication d’un grand nombre d’ouvrages consacrés à la statistique graphique au cours des années 1870, les textes des démographes tels Levasseur, Cheysson ou Bertillon, que connaissent les inspecteurs, intègrent cet acquis dans les années 1880-189031. La diffusion du graphique dans la littérature démographique lui donne une valeur scientifique qui explique sa présence à partir de 1890 dans les rapports d’exercice ou les articles d’inspecteurs. Ils sont toutefois moins nombreux que les développements statistiques sans doute en raison de la difficulté de leur production et reproduction. Mais dans les textes où ils sont présents leur fonction est similaire à celle des indicateurs démographiques : définir une politique, établir des ordres de priorité.

19Souvent, c’est en s’appuyant sur les statistiques de mortalité différentielle que la politique à mener est définie, le taux le plus bas servant de référent. Il s’agit de réduire des écarts entre diverses catégories de la population enfantine. De plus, l’utilisation d’un référent autorise le calcul de morts évitables, c’est-à-dire du nombre d’enfants à sauver et à partir duquel la politique sera reconnue comme efficace32. Un tableau représentant quelques indicateurs de mortalité et de natalité dans différents pays d’Europe sert à l’inspecteur Cambillard à évaluer le nombre de décès d’enfants que l’on pourrait éviter : « il est né pendant cette année (1895) 834 173 enfants sur lesquels, d’après le taux moyen de 16 %, il en serait décédé 133 467. Calculés au taux du Danemark (9,32, le plus petit taux), les décès, ne s’élèveraient qu’à 77 744 et nous laisseraient 55 723 survies en plus »33.

Figure 1. – La mortalité des enfants de moins de deux ans selon l’inspecteur d’Indre-et-Loire en 1890

20Les statistiques servent aussi à évaluer la politique menée, donc l’efficacité des actions entreprises par les fonctionnaires. Elles portent ainsi un regard critique sur leurs activités professionnelles. Ainsi, en 1906, l’inspecteur Roux cherche à montrer les effets produits par l’application de la loi Roussel dans l’Indre :

« Pour cela », écrit-il, « j’ai relevé dans les états du mouvement de la population le chiffre des naissances et celui des décès des enfants de 0 à 1 an pendant 40 années depuis 1867 jusqu’à 1906 inclus. J’ai établi le rapport entre les chiffres pour chaque année et montré la proportion des décès d’enfants relativement aux naissances. Les résultats sont très satisfaisants.
Pour les faire encore mieux ressortir, j’ai pris une moyenne décennale et l’on peut voir que dans la dernière période 1897-1906, la proportion de la mortalité infantile a été de 10,094 %. Pour les trois autres périodes, elle avait été de 13,474 % (1867-1876) ; 11,450 % (1877-1886) ; 11,473 % (1887-1896).
La période 1897-1906 nous donne donc une amélioration notable. C’est précisément celle où la loi Roussel a commencé à être pleinement appliquée dans notre département. La démonstration des services que cette loi a rendus est donc bien établie »34.

21L’enjeu de la démographie et de la statistique c’est, qu’utilisées pour valider la politique menée, elles expriment la réussite ou l’échec des actions professionnelles. Elles doivent donc être fiables.

2) Un outillage adéquat

22La recherche d’indicateurs adéquats, particulièrement ceux de la mortalité des enfants mobilise l’attention des inspecteurs comme celle des démographes. Dans le Gard, dès 1880, l’inspecteur Picheral s’interrogeait sur la méthode de construction de l’indicateur de mortalité :

« La statistique de mortalité infantile est difficile à calculer, surtout avec l’exactitude mathématique. Pour l’obtenir doit-on prendre le total des enfants qui ont existé du premier janvier au 31 décembre puis le total des décès et établir une moyenne ? Calculée de cette façon, la mortalité donnera presque toujours une moyenne consolante pour l’humanité. Une deuxième méthode consiste à l’établir de la naissance à un an. D’autres prennent pour base de leurs calculs le total des enfants au 31 décembre auxquels ils ajoutent le nombre de décès et produisent ainsi une moyenne. La statistique comme on le voit, donnera des conclusions plus ou moins justes, plus ou moins contestables suivant la manière de procéder »35.

23Généralement les sources sur lesquelles s’appuient les fonctionnaires de l’inspection sont les registres d’assistés. La difficulté à prendre en compte la durée d’exposition au risque de décéder dans les services d’assistance au cours de la première année de vie rend délicat le calcul du taux de mortalité infantile. En 1886, Jacques Bertillon propose au Conseil supérieur de la statistique que soient pris en compte l’âge des enfants à leur entrée et la durée de leur présence dans les services de l’A.P. Son article est publié en 1887 dans le Bulletin du Conseil supérieur de la statistique. L’année suivante, l’inspecteur de l’Eure, Savouré-Bonville applique la méthode proposée par le démographe. Il obtient un taux de 13,68 % soit six points de plus que le taux classique. En 1890, c’est au tour de l’inspecteur de la Nièvre, Sourd, de tenter cette même analyse.

24Une dernière illustration de la rigueur statistique des inspecteurs montre comment la critique de la méthode classique de calcul de la mortalité des enfants âgés de moins d’un an a conduit l’inspecteur Rouveyre à entreprendre le suivi longitudinal des enfants placés dans son service pour parvenir à un indicateur le plus juste possible car :

« Calculer combien de pupilles nés en 1911 sont morts au cours de cette même année ne permet pas de trouver le coefficient mortuaire qui au sens démographique doit exprimer la mortalité réelle des enfants de 0 à 1 an. Il n’y a qu’une façon exacte de connaître ce coefficient. Elle consiste à observer séparément tous les pupilles nés au cours d’une même année, à les suivre jusqu’au 365^e jour de leur naissance et à rechercher combien ont atteint l’âge de 1 an dans le service.
Cette méthode n’est même pas absolument irréprochable puisqu’elle ne tient pas compte de l’âge de l’enfant au moment de son admission, élément fort important mais elle se rapproche beaucoup plus de la vérité que la méthode habituelle et quelle que soit cette vérité, j’estime qu’on ne doit pas la dissimuler. C’est en connaissant toute l’étendue du mal que l’on peut efficacement rechercher le remède »36.

25Selon ces principes, l’inspecteur calcule un nouveau taux qui révèle « une mortalité bien autrement élevée » : elle est de 55,11 % au lieu de 42,67 %, proportion obtenue en rapportant les décès des 0-1 an aux enfants présents du même âge.

26La question de l’honnêteté statistique est primordiale puisqu’elle valide l’autorité des inspecteurs sur le terrain. Qu’ils aient été accusés de truquer les chiffres de la mortalité révèle l’importance de l’enjeu. En 1876, le docteur Brochard affirme que les inspecteurs falsifient les chiffres de la mortalité. Un sous-inspecteur anonyme, docteur en médecine, lui écrit « les chiffres que vous donnez dans tous vos écrits sur la mortalité des enfants trouvés sont précisément ceux qui se trouvent depuis longtemps dans mes cartons et cependant, nous ne nous connaissons pas, mais il m’est défendu de les publier »37. Ces dénonciations en 1876, les soupçons qui ont pu peser sur leur production expliquent sans doute leur intervention dans le débat technique et leur souci d’une estimation sans biais. Les doutes ne cessent pas pour autant, attisés par des publications qui semblent farfelues. Certains inspecteurs publient dans leurs rapports des taux de mortalité infantile selon que l’enfant est protégé ou non par la loi Roussel, de façon à mettre en valeur l’efficacité de la loi. Par exemple, pour 1884, l’inspecteur du Rhône, Juge, établit la statistique suivante : la mortalité des enfants élevés dans leur famille est de 15,41 % tandis que celle des enfants protégés par l’Assistance publique est de 7,98 %. Confiant dans la « vérité » qui semble émaner des chiffres qu’il produit, l’inspecteur oublie les biais induits par la non prise en compte de la durée de présence dans le service. Sûr de lui, il explique que c’est l’ignorance des mères qui ne bénéficient pas des conseils des inspecteurs et des médecins-inspecteurs qui est la cause de la surmortalité des enfants élevés dans leur famille. « En présence des faits révélés par la statistique qui précède », il propose l’extension de la surveillance administrative et médicale à des enfants dont les parents solliciteraient leur admission dans le service38. En 1912, les inspecteurs sont encore soupçonnés de falsifier les chiffres « pour se concilier les faveurs de leurs supérieurs »39. Le directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publiques, Léon Mirman, prend leur défense. L’idée qui sous-tend ces accusations c’est qu’il est difficile d’être juge et partie. Des chiffres de mortalité trop élevés signifient l’échec de l’action menée par les fonctionnaires, donc leur impuissance, pour ne pas dire leur incompétence.

27La recherche de l’indicateur adéquat, active surtout jusqu’à la Première Guerre, participe de la professionnalisation du corps tout comme l’expression des craintes de la dépopulation. En portant ces fonctionnaires au-delà du strict exercice de leur fonction, elle les engage dans un processus de légitimation d’une fonction d’expert. La professionnalisation du corps et la construction d’une position d’expert des questions relatives à l’enfance, et plus généralement à l’assistance, sont élaborées au sein d’un double processus. L’intervention dans le débat sur la dépopulation à partir des années 1880-1885, est stimulée par une logique du corps qui se structure autour d’une identité en voie de définition. La construction et l’exploitation de statistiques relèvent de la même logique mais visent la reconnaissance, la validation d’une compétence. Le champ de l’expertise des mesures assistancielles avait été investi par des philanthropes, des médecins qui produisaient un diagnostic, un jugement. En revendiquant une fonction d’expert, le fonctionnaire concurrence le philanthrope-amateur sur son terrain d’observation, participant donc à la structuration du champ assistanciel comme domaine d’intervention étatique. Ce fonctionnaire de la République se situe ainsi entre le profane et le politique, position caractéristique de l’expert40. Il acquiert cette position en valorisant un savoir-faire tiré de son expérience du terrain, par la mise en œuvre d’outils statistiques témoins de son efficacité. En renforçant la souveraineté de la professionnalité dans le domaine assistanciel, c’est la constitution d’un territoire d’expertise qui est visé.

3) Devenir professionnel expert

28Rien ne laissait présumer une telle démarche démographique. La fonction des inspecteurs avant leur entrée dans le corps ne les prédestinait pas à cet engouement statistique, même si certains pouvaient être familiarisés avec les chiffres par la lecture ou la construction de tableaux. Les docteurs en médecine pouvaient avoir étudié des statistiques issues d’articles médicaux. Les fonctionnaires venant de l’administration étaient probablement entraînés à la constitution de tableaux croisés, formalisation à laquelle l’administration est attachée. La professionnalisation même des milieux statistiques s’opère après 1910 seulement. Ce retard est le résultat de la quasi-absence de l’enseignement de la statistique jusque dans les milieux universitaires41. On peut donc estimer que c’est leur entrée dans le corps qui a orienté leur réflexion démographique et statistique, le corps d’inspection imposant ainsi un mode d’exercice qui lui est propre. Cela confirme que la démarche statisticienne des inspecteurs émane d’un processus inhérent au corps. D’ailleurs, à partir de 1906, la démographie est constitutive de la carrière d’inspecteur : des notions générales de démographie sont demandées aux candidats à l’inspection. Le programme de l’examen en précise les thèmes : « Mouvement de la population. Morbidité et mortalité générales. Morbidité et mortalité infantiles. Comparaison de la morbidité et de la mortalité en France et dans les principaux pays »42. Le lien entre démographie et inspection est pour ainsi dire officialisé en 1906.

29Les références citées dans leurs productions donnent une idée des « lieux » d’apprentissage de la pratique démographique. Car comme l’écrit l’un d’eux en 1890, « [parmi eux], il n’en est pas un qui n’ait lu avec intérêt les discussions des corps savants, les articles de la presse sur la faible natalité qui se produit en France ; pas un aussi qui n’ait été ému en voyant le chiffre de notre population rester stationnaire »43. Nombreux sont les inspecteurs qui lisent la Revue Philanthropique. Plusieurs ont rédigé des articles pour cette revue et parfois même des extraits de rapports d’inspection y ont été insérés. L’objectif de la revue : « être un guide et une tribune »44 est atteint au moins pour ceux qu’intéresse la question démographique. Présidée par le sénateur Paul Strauss, membre de La Ligue contre la mortalité infantile, la revue contribue à introduire et alimenter le débat dans les milieux de la philanthropie et de l’assistance publique. Entre 1897 et 1899, neuf articles dont les titres comprennent les mots dépopulation, démographie, statistiques ou mortalité sont parus dans les trente-et-une livraisons. Dix ans plus tard, en 1907-1909, quatorze titres ont été repérés. Ils sont au moins vingt-huit à traiter des questions de dépopulation, démographie ou mortalité au cours des trois années suivantes 1910-1912. La Revue Philanthropique, lieu de rencontre des inspecteurs de l’Assistance publique, se fait l’écho des préoccupations démographiques au moins jusqu’en 1914. Mais elle n’est pas leur seule source d’information. Les lectures dont les inspecteurs s’abreuvent évoluent au cours de la période. Jusqu’en 1895-1900, leurs informations sont tirées de textes à vocation démographique clairement affirmée. Ainsi, des Annales de démographie internationale, les inspecteurs retiennent le plus souvent les taux de natalité et de mortalité ou ceux de l’accroissement tandis que c’est sur les moyens de combattre la dépopulation plus que sur les indicateurs que les lecteurs du Bulletin de l’Académie de médecine s’attardent. La Revue des deux mondes est également lue puisque le texte de Charles Richet, « L’accroissement de la population française », paru le 15 avril et le 1^er juin 1882 est cité. En 1897, les inquiétudes de l’inspecteur Cambillard, s’expriment ainsi :

« Statistiques en main, notre accroissement de population est si lent qu’il équivaut à une véritable dépopulation en face des progrès réalisés par les autres nations [...]. Les conséquences de cet état de choses nous sont signalées avec une brutalité toute tudesque par le docteur allemand Rommel : ‘La politique des races est impitoyable, écrit-il. Le moment approche où les cinq fils pauvres de la famille allemande, alléchés par les ressources et la fertilité de la France, viendront à bout du fils unique de la famille française. Quand une nation grossissante en coudoie une plus clairsemée, qui par suite, forme centre de dépression, il s’établit un courant d’air vulgairement appelé invasion.’ Si l’avertissement n’est pas charitable, il a tout au moins le mérite de la franchise »45.

30Le texte cité, tiré de Au pays de la Revanche, est signé d’un soi disant docteur Rommel. En réalité, c’est celui d’un populationniste français qui entend, en 1886, frapper les esprits par ces propos46. Son but est atteint puisque onze ans après sa première publication, il est encore cité. Des démographes reconnus sont cités et utilisés par les inspecteurs. Le nom qui revient le plus fréquemment est celui de Jacques Bertillon. Sont connus également les travaux d’Émile Cheysson et d’Émile Levasseur, tous deux membres de la Société statistique de Paris et du Conseil supérieur de la statistique. La question de la population en France et à l’Étranger (1883) d’Émile Cheysson et La population française (1889) d’Émile Levasseur inspirent plusieurs inspecteurs. Les discussions du Conseil supérieur de la statistique relatives à la mortalité des enfants du premier âge n’ont pas échappé à d’autres inspecteurs. À partir de 1900, les lieux de l’information démographique changent. Les inspecteurs sont davantage insérés dans un réseau d’information propre à leur fonction. Les débats du csap prennent le relais comme source d’information puisqu’il y est souvent discuté des attributions des fonctionnaires de l’inspection. Autre source émanant du pouvoir central, les débats parlementaires à la Chambre des députés comme au Sénat, sont également cités. Les rapports, en particulier ceux de Paul Strauss et de Théophile Roussel, sont particulièrement prisés.

31Ainsi, de 1885 aux années 1895-1900, le savoir démographique des fonctionnaires de l’inspection puise ses sources dans le cercle même des démographes statisticiens reconnus. Le corps a besoin de légitimité et de reconnaissance. À partir de 1895-1900, la culture démographique est acquise par des voies liées plus directement aux activités exercées. En 1900, la création de l’Amicale montre que le processus d’interreconnaissance des inspecteurs est bien engagé en dépit de leur dispersion géographique. La professionnalisation des inspecteurs est effective ; elle peut s’enrichir d’une fonction d’expertise.

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32Au sein de leurs départements respectifs, les inspecteurs de l’Assistance publique ont cherché à apparaître comme les ouvriers de la repopulation, ce travail passant par des propositions pour lutter contre la mortalité des enfants et par la mesure du travail effectué. Les indicateurs qu’ils construisent ont une triple fonction. Ils montrent l’urgence et l’ampleur du travail à effectuer. Ils démontrent l’utilité des mesures proposées par le fonctionnaire. Enfin, ils expliquent les fonctions du professionnel. D’administrateurs des services sociaux, ils ont, par leur implication dans le débat populationniste, inscrit leur fonction au service de la Nation et par l’utilisation de mesures d’évaluation, ils ont développé une activité d’expertise.

33Parce que la question de l’effectif de la population engage « l’avenir de la Nation », la démographie a été un instrument au service des intérêts des inspecteurs de l’Assistance publique, mais cela n’a pas été sans un déploiement de zèle dont bénéficièrent les populations assistées.