1La professionnalisation du corps telle qu’elle apparaît, notamment avant la Première Guerre mondiale, est marquée par la prise de conscience, par ses membres, d’intérêts communs mais aussi de savoirs et savoir-faire communs qu’ils vont monopoliser au service d’une expertise. Cette prise de conscience entraîne une série d’actions spécifiques qui aboutit à une plus grande cohésion du groupe et au déclin de l’amateurisme1.

2Les études menées sur des professions établies montrent que le processus de professionnalisation des membres d’un corps conduit au développement de connaissances techniques, à l’utilisation d’outils spécifiques et à la mise en pratique d’un code de moralité qui règle l’exercice de l’activité au quotidien2. Il vise également à l’élaboration et à la sauvegarde d’un monopole dans l’accomplissement de cette activité. Ces acquis aboutissent finalement à une communauté de membres partageant des identités communes et des intérêts particuliers. Ici, on s’intéresse tant aux modalités de la professionnalisation de l’inspection, qu’à ce qui l’a stimulée à l’intérieur du groupe comme à l’extérieur3.

I. – Légitimation, négociation, circulation

3L’affirmation d’une identité collective de l’inspection passe par la reconnaissance de sa spécificité : une fonction publique au service de l’application de mesures sociales4. Ce faisant, l’inspection concurrence, sur son terrain d’exercice, le milieu, jusque-là fermement établi, de la philanthropie privée. Par quelles procédures, l’inspection a-t-elle légitimé sa position : telle est la question.

4L’extension des attributions de l’inspection avec la loi Roussel est l’amorce d’un processus de reconnaissance administrative qui s’amplifie avec la loi de 1889 sur les enfants moralement abandonnés. L’inspecteur est un « passage obligé » pour que la protection des enfants par l’État républicain soit effective. Les années 1880-1890 sont donc décisives et le processus de reconnaissance administrative s’amplifie au tournant du siècle jusqu’à la loi de 1904 surtout. L’histoire de la professionnalisation de la fonction est donc indissociable de celle de la protection sociale, particulièrement de celle à l’égard des enfants. Les lois de protection que les inspecteurs sont chargés d’appliquer consacrent la légitimité que ces fonctionnaires ont acquise dans le champ de l’assistance. Elles créent ainsi une spécificité du corps.

5La facilité avec laquelle on a confié à l’inspection de nouvelles missions dans le cadre de la protection de l’enfance suggère que les compétences des inspecteurs étaient suffisantes aux yeux de l’administration centrale même si un souci d’économie budgétaire interdisait toute création d’un nouveau corps. La légitimité reconnue par l’administration se manifeste en 1890 par les observations sur le projet de loi sur le service des Enfants assistés que les inspecteurs sont invités à formuler par le csap ; un avis demandé qui développe chez ces fonctionnaires le sentiment gratifiant de posséder une compétence reconnue. La capacité du corps à incorporer ces nouvelles missions rend compte d’une certaine souplesse : les pratiques professionnelles ne sont pas entièrement figées et les fonctionnaires sont aptes à les ajuster à une redéfinition de leur fonction. La deuxième génération d’inspecteurs entrés à partir de 1880 et avant la mise en place de l’examen d’entrée en 1906 est donc celle qui contribue le plus à la professionnalisation du corps. Après 1906, les nouveaux recrutés sont les héritiers d’une génération de professionnels fermement établie et reconnue.

1) La légitimation de pratiques professionnelles

6Si au niveau national, la légitimité du corps et sa compétence en matière d’assistance aux enfants est confirmée par les observations que les inspecteurs sont invités à faire, en revanche, dans les départements, leur légitimité d’action est parfois mise à mal et nécessite d’être réaffirmée. Cela explique que ces fonctionnaires justifient leurs actions dans leurs rapports d’inspection. Il y a donc un décalage entre l’administration centrale et les départements concernant la reconnaissance de la compétence acquise par des inspecteurs dans le champ de l’assistance. Plusieurs faits conduisent à cela. D’une part, les mutations des fonctionnaires lorsqu’elles conduisent à des changements fréquents dans les départements rendent difficile une reconnaissance de leur compétence car celle-ci se construit et se reconnaît dans le temps5. Ceci explique que les premières notes de préfets envoyées au ministre sur un fonctionnaire nouvellement arrivé dans un département sont extrêmement prudentes : le fonctionnaire est en exercice depuis trop peu de temps pour que le haut fonctionnaire se prononce sur sa valeur, même s’il émet parfois un jugement. Si le zèle est immédiatement décelable aux yeux du préfet et des notables locaux, la capacité à le mettre au service de l’amélioration de la condition des enfants et d’une meilleure gestion administrative du service est autre. Il faut du temps pour faire ses preuves. D’autre part, même si le fonctionnaire est peu mobile ou en exercice depuis plusieurs années dans le département, à chaque changement de préfet c’est la même suspicion à l’égard des compétences du fonctionnaire comme en témoignent les notes adressées au ministre. Enfin, pour le préfet, mais aussi pour les gardiens et pour tous ceux avec qui l’inspecteur est confronté dans son exercice, la légitimité d’intervention, le pouvoir décisionnel ou même la compétence du fonctionnaire qui sont mis en doute – ce qui compromet son autorité –, sont ceux d’un homme – l’inspecteur d’un département à un moment donné – et non celle d’un groupe – l’inspection. En fait, le décalage observé dans la reconnaissance de la profession résulte d’un changement de focale entre national et local. Au niveau de l’administration centrale, l’inspection est un groupe de professionnels dont on reconnaît les compétences. Au niveau local, l’inspection est incarnée par un homme, jugé dans sa pratique quotidienne.

7Deux exemples montrent comment la légitimité d’action des fonctionnaires a été mise à mal et comment ils ont répondu à ce qu’ils présentent comme un barrage à leur exercice professionnel. Le premier exemple met en scène l’inspecteur Tourneur. Lorsqu’il est nommé à la tête du service du Nord au début de l’année 1900, il a douze années d’expérience dans le corps. Au cours de ses tournées d’inspection dans les communes frontières, il constate que certains nourriciers envoient les pupilles de l’A.P. chercher des provisions en Belgique. « Ces faits sont délictueux et en outre cette manière de faire habitue nos enfants à des pratiques mauvaises, on leur recommande de se cacher pour éviter d’être rencontrés par les douaniers, souvent on les charge de rapporter des marchandises prohibées, tabac, allumettes etc. et c’est en réalité un apprentissage de fraudeur et de contrebandier qu’on leur fait faire »6. L’inspecteur souhaite qu’une circulaire préfectorale interdise aux gardiens d’utiliser les enfants de l’Assistance pour ces courses illégales. Le 18 juillet 1902, la circulaire est adressée aux maires. Dans l’incapacité d’asseoir son autorité dans le département qu’il vient d’intégrer, l’inspecteur négocie avec le préfet qui reconnaît la légitimité de sa préoccupation. L’intervention de la haute autorité du département aboutit à la reconnaissance de la capacité de l’inspecteur à juger de ce qui est louable ou non pour les pupilles. C’est la validation de sa compétence.

8Un autre exemple de négociation et de légitimation est celui de l’inspecteur du Jura, Thomas, qui est confronté à l’autorité militaire. Il est entré dans le corps en qualité de sous-inspecteur, en 1888. Il appartient donc, lui aussi, à la deuxième génération d’inspecteurs. L’affaire concerne les primes qui sont accordées aux engagés volontaires. Généralement, une moitié de la prime est donnée au pupille qui s’engage, l’autre moitié est encaissée par le service de l’A.P. pour être reversée sur le livret de caisse d’Épargne du pupille. « C’est là une excellente précaution rendue indispensable par la facilité avec laquelle la plupart des pupilles devenus soudainement possesseurs d’une somme relativement importante pourraient se livrer à des dépenses aussi folles que nuisibles à tous leurs intérêts »7. Mais en 1910, le colonel d’un régiment de Lyon refuse de répondre au désir exprimé par l’inspecteur et remet l’intégralité de la prime d’engagement directement à un pupille engagé volontaire. « La fonction bienfaisante du service de l’Assistance publique vis-à-vis des enfants sans famille qu’elle a recueillis, élevés et dirigés, non souvent sans beaucoup de difficultés, se trouvait ainsi grandement atteinte. Il n’en pouvait être ainsi »8. L’inspecteur se plaint au préfet de la situation qui compromet son autorité. En novembre 1910, ce dernier adresse une requête au ministre en faisant « valoir toutes les considérations d’ordre moral que [l’inspecteur] lui avait soumises, tendant à obtenir que la prime d’engagement fût obligatoirement versée par l’autorité militaire à la Caisse du Trésorier payeur général du département, dans le service duquel les pupilles sont immatriculés »9. Une circulaire ministérielle du 4 mars 1912 confirme la légitimité de la proposition de l’inspecteur. « Le service ne peut que se féliciter de son initiative qui a eu sans doute pour effet de provoquer cette instruction ministérielle. Il était nécessaire que les droits et les devoirs de chacun fussent précisés »10.

9La procédure de légitimation de l’autorité du fonctionnaire est la même que précédemment : elle passe par la négociation avec le préfet. L’intervention du préfet auprès du ministre aboutit à la circulation dans tous les départements de la pratique défendue par l’inspecteur. Les exemples de négociation et de légitimation montrent un corps qui renforce ses positions grâce à l’assurance qu’il a du bien-fondé de ses propositions.

2) L’acquisition d’une autonomie

10La question de la professionnalisation des inspecteurs rejoint celle de l’acquisition d’une autonomie et d’une capacité de décision. Dans leurs départements respectifs, les inspecteurs entrés au cours des années 1880-1906 ont parfois déplacé les bornes de la légalité des lois ou ont été tentés de le faire et l’ont dit. Cette aptitude à juger de ce qui est bien pour les enfants assistés, et donc plus généralement pour le corps social, est une caractéristique de la compétence professionnelle des inspecteurs.

11La contrainte de la stricte application de la loi pesait sur ces fonctionnaires, ce qui conduisait à limiter la manifestation de leur capacité de jugement. À partir des années 1895-1900, ces fonctionnaires adoptent pour règle : « la loi doit être une indication plutôt qu’un recueil de formules flanquées de leur sanction pénale »11. C’est le cadre flottant – car dépendant des Conseils généraux et fréquemment modifié – des secours accordés aux mères en difficulté qui allait donner aux inspecteurs la possibilité d’afficher leur aptitude à juger une situation. L’inspecteur Martin-Dupont résume la pensée de ses collègues : « il ne saurait y avoir de règle absolue dans l’admission au secours et une grande liberté d’interprétation doit être laissée aux fonctionnaires chargés d’appliquer les règlements »12.

12Dans le Nord, en 1897, les causes de rejet des secours temporaires aux mères célibataires sont multiples : un deuxième enfant, la continuation des relations entre la mère et le père de l’enfant, des ressources reconnues suffisantes, la reconnaissance de l’enfant par le père ou encore la mauvaise conduite avérée de la mère. Pourtant, l’inspecteur Marie explique « il peut se présenter et il se présente des cas où la misère est tellement grande que le secours temporaire serait indispensable dans l’intérêt de l’enfant, quoique sa mère présente une des conditions expresses de refus [...]. C’est dans l’appréciation de ces cas dignes de pitié que je voudrais voir le Chef de service plus à l’aise »13. Quatre ans plus tard, le nouvel inspecteur du service, Tourneur, s’exprime sensiblement de la même façon : « j’ai visité beaucoup d’enfants secourus dans le cours de mes tournées d’inspection et j’ai constaté que ces enfants étaient relativement bien soignés mais que de misères il m’a été donné de voir en face ! Bien souvent en voyant des taudis infects où de pauvres filles-mères végètent avec leurs enfants chétifs, je me demande s’il ne serait pas possible d’assister un peu plus largement ces petits êtres »14.

13Dans le Nord, les inspecteurs ne disent pas s’ils ont pris l’initiative d’accorder des secours qui n’auraient pas dû l’être. Dans d’autres départements, des inspecteurs ont avoué avoir transgressé les dispositions établies sur l’octroi des secours dans le cadre départemental, convaincus que le préfet et le Conseil général se rallieraient à cette initiative qui n’a pour finalité que celle de sauver une mère et son enfant. Il est impossible de dire si, dans les bureaux du préfet, les inspecteurs ont reçu des remontrances. La justification donnée est telle que le préfet et les conseillers généraux n’ont pu sans doute qu’approuver cette initiative qui, du reste, ne concernait le plus souvent qu’une ou deux familles et qui prouvait la générosité clairvoyante des conseillers généraux.

14Les allusions aux transgressions des dispositions sur les octrois de secours sont nombreuses au tournant du siècle parmi les inspecteurs de la deuxième génération, au moment où le corps s’engage dans la professionnalisation. Ces inspecteurs se veulent interprètes de la loi. Après la guerre, ce sont ces mêmes fonctionnaires qui tiennent les mêmes discours, marqués sans doute par cette conception de l’assistance. En 1923, par exemple, dans le Morbihan, les secours sont accordés aux célibataires ou veuves mères d’un enfant de moins de trois ans. L’inspecteur Brebion, recruté en 1901, explique : « dans maintes circonstances, j’ai volontairement écarté le texte pour ne retenir que l’esprit du règlement et j’ai proposé l’attribution de secours temporaires à titre exceptionnel en faveur d’enfants de plus de trois ans qui n’étaient ni orphelins ni infirmes »15. Deux ans plus tard, alors qu’il est muté en Seine-et-Oise, il avoue à propos de l’admission dans le service des enfants dits en dépôt ou en garde :

« Il est impossible de se refuser à prendre à charge de tout jeunes enfants ou même des adolescents dont la mère n’a d’autre toit qu’un poste de police ou un asile de nuit quand ce n’est pas simplement une grange ouverte à tous les vents ou dont l’un des parents ne pouvant être admis dans un sanatorium ou un hôpital ou s’y refusant par un sentiment qui se conçoit est atteint d’une maladie contagieuse. Dans ces circonstances, on fait table rase de la lettre pour ne retenir que l’esprit de la loi »16.

15La volonté de prouver son autonomie et sa capacité d’initiative a conduit les inspecteurs à de telles pratiques. Elle commence à se manifester à un moment où l’assistance publique est particulièrement critiquée comme du reste l’inspection. La principale attaque adressée par ceux qui sont proches des milieux de la philanthropie privée, surtout dans les années 1875-1890, est l’exigence d’économie faite à ces fonctionnaires. Car les inspecteurs sont tiraillés entre impératifs sociaux et contraintes économiques. En 1876, le docteur Brochard illustre cette critique et déplore les mesures qui ont enlevé la surveillance des enfants assistés aux commissions administratives pour la confier aux inspecteurs.

« Aux membres indépendants non salariés des commissions administratives cherchant avant tout à améliorer le sort des enfants trouvés a succédé l’inspecteur départemental, étranger souvent à ce service, dépendant du pouvoir qui le nomme, qui le rétribue et voulant avant tout faire des économies pour diminuer le budget départemental et mériter par-là les éloges de l’administration à laquelle il est nécessairement et fatalement soumis »17.

16Il est vrai que certains inspecteurs sont particulièrement soucieux des biens publics. Par exemple, en 1886, l’inspecteur du Rhône entreprend de réduire les dépenses et ce,

« en dépit d’excitations malsaines pour la morale et dangereuses pour le budget départemental, excitations que je n’ai pas le droit de qualifier ici mais dont j’ai eu à subir le fâcheux contre-coup alors que je suis en butte dans mon cabinet et même dans ma rue aux menaces et insultes de personnes peu dignes d’intérêt, peu recommandables, qui venaient impérieusement réclamer soit des secours dont elles n’avaient pas vraiment besoin soit des mesures exceptionnelles dont elles étaient indignes ou que nos règlements défendent absolument »18.

17Avant 1890, les représentants des milieux charitables ou philanthropiques critiquent l’inspection quant à sa soumission aux impératifs économiques et on peut effectivement soupçonner que certains inspecteurs font des budgets leur priorité. Mais à partir de cette date, généralement, les actions menées par des inspecteurs se veulent généreuses. Cette générosité qu’ils démontrent et son acceptation par le Conseil général conduit d’une part à la reconnaissance de leur capacité de juger la situation et d’autre part à donner à l’ensemble du corps une ligne de conduite dans la pratique de l’assistance. La position hiérarchique du fonctionnaire dans son département n’exclut pas une générosité des vues et des actions censées jusqu’alors caractériser la charité ou la bienfaisance privée. Finalement cela amène les inspecteurs à se positionner face aux représentants du privé, ce qui ne signifie pas nécessairement contre eux.

3) Se positionner face aux acteurs de la bienfaisance privée : l’exemple du Rhône

18La situation présentée illustre la volonté d’un inspecteur de replacer la bienfaisance privée à sa juste place, en rendant à l’assistance publique la sienne. Le théâtre de cette scène est Lyon, en 1887 où la présence des Hospices civils est particulièrement visible. L’inspecteur est quotidiennement confronté à leur présence et à leur Administration puisque les bureaux de l’inspection sont dans les locaux de l’hospice de la Charité. Aussi l’exemple est-il à maints égards exceptionnel.

19En 1887, un conseiller général du Rhône, rapporteur du service des Enfants assistés constate une fâcheuse assimilation :

« Il est dans l’esprit de la population [...] que c’est du denier de l’aumône, denier de la charité humanitaire, [...] que les enfants sont secourus. De là une tendance à en user le plus possible. Il est du devoir de tous de détruire cette légende et de ramener à ses justes proportions la charge gardée par les Hospices ; il est de notre devoir de dire que cette œuvre humanitaire est alimentée et entretenue par les ressources même du département, nées de charges imposées à tous par l’impôt [...]. Il appartient au Conseil général d’établir devant l’esprit public que la charge des enfants assistés est exclusivement une charge départementale établie des deniers des contribuables et pour laquelle les Hospices civils de Lyon ne contribuent que pour une part infinitésimale »19.

20L’inspecteur départemental, Ory, reprenant le débat à son compte, se lance dans une véritable bataille pour « ne pas laisser bénéficier davantage les Hospices de cette légende au détriment du département »20. Pour parvenir à ses fins et rétablir la part de chacun dans les finances du service, une nouvelle enseigne est posée à l’entrée du service, dans les bâtiments de l’Hospice de la Charité : « cette enseigne », espère l’inspecteur, « parlera aux yeux des moins clairvoyants »21.

21« L’enseigne a été mise. La légende est encore entretenue »22. Plusieurs faits concourent à la confusion : la localisation même du service départemental dans les bâtiments de la Charité, les imprimés du service qui, de 1870 à 1881, ont conservé le titre de Charité. Ce n’est qu’à cette date que, sur l’ordre du Conseil général, le nom du département est mentionné sur ces imprimés comme sur les livrets des enfants. L’inspecteur propose la suppression de la mention « Charité » dans tous les imprimés du service, l’usage du mot semant le doute, car « il est bon, il est juste que celui-là seul qui est à la peine et qui supporte les dépenses soit à l’honneur et recueille les profits éventuels »23. L’inspecteur entreprend de rendre au département, et par conséquent au service qu’il dirige, sa légitime autorité morale. Le 31 décembre 1886, il réunit dans ses bureaux l’ensemble de son personnel pour rappeler que toutes les désignations d’Hospice de la Charité, d’enfant de la Charité doivent disparaître des imprimés, de la correspondance mais aussi des formules employées par le personnel. « La continuation de cet usage serait de nature à égarer l’opinion publique et à porter atteinte dans certaines circonstances à l’autorité morale du service »24. En conséquence, il prie ses collaborateurs d’utiliser le terme de « pupille du département du Rhône ». Dans une circulaire adressée à tous les maires des communes dans lesquelles sont placés les enfants, il rappelle :

« L’usage s’est continué de conserver dans les formules administratives et dans la correspondance, dans les demandes de placements l’appellation d’enfant de la Charité ou d’élèves de l’hospice de Lyon aux enfants assistés ou secourus qui sont depuis 1870 à la charge exclusive du département du Rhône par application de la loi du 5 mai 1869 qui a exonéré les hospices de toute dépense pour ce service [...].
Ce fait est de nature à détourner l’attention publique, à porter dans certaines circonstances un grave préjudice aux intérêts du département du Rhône. Il ne faut pas laisser s’égarer le bénéfice moral et très souvent pécuniaire de cette œuvre de conservation sociale et ce au détriment du Conseil général et des communes du département du Rhône qui supportent seuls chaque année avec un léger concours de l’État la très lourde charge des dépenses du service des enfants assistés »25.

22Si un maire mal informé demande le secours de la Charité pour une de ses administrées, l’inspecteur le prie de s’adresser au président du Conseil d’Administration des Hospices civils. En revanche, s’il sollicite un secours départemental, il peut en faire la demande au préfet. Cette rigueur retarde l’attribution des secours mais l’inspecteur qui s’est « juré de déraciner ce préjugé »26 constate que la méthode commence à porter ses fruits.

23À travers cet exemple, il apparaît que l’inspecteur ambitionne de rendre à son service, par l’intermédiaire du département, la place qu’il estime être celle qu’il doit occuper dans le champ de l’assistance. Ici, l’enjeu financier autorise une telle primauté de l’assistance publique sur la bienfaisance privée. La ténacité de l’inspecteur montre l’importance d’un positionnement clair du champ public face au privé.

4) Un point d’achoppement : la tutelle des enfants

24Dans les départements, la question de la tutelle des enfants cristallise les conflits entre l’administration de l’assistance publique et celle de la bienfaisance privée, représentée par les commissions des hospices27. Dès les premières créations départementales, des commissions administratives se sont opposées à la délégation par le préfet de la tutelle des enfants à l’inspecteur. Ces discordes étaient rendues possibles par l’extrême prudence des gouvernements successifs à l’égard de ces commissions. Jusqu’en 1904, la tutelle n’est pas enlevée aux commissions administratives ; la plus large autonomie est laissée aux préfets. Ils peuvent se saisir personnellement de la tutelle, la déléguer à l’inspecteur ou la laisser aux commissions administratives. La circulaire du 3 août 1869 précise que la tutelle des enfants assistés demeure confiée aux commissions administratives des hospices mais « l’inspecteur devra être plus étroitement associé à l’exercice de cette tutelle »28. Simple suggestion donc.

25Les années 1870-1890, où l’inspection est critiquée sont aussi celles d’une évaluation des actions menées par les inspecteurs. En 1885, Léon Lallemand, un représentant de la bienfaisance privée, s’exaspère de ce que le rôle des commissions se soit réduit, selon lui, à autoriser les mariages ou à gérer la fortune de quelques enfants assistés privilégiés. « À l’heure actuelle, l’inspecteur départemental, nommé par le ministre, réunit en sa personne les doubles fonctions d’administrateur et de surveillance ; il est tout, les commissions ne sont plus rien »29. L’exaspération de Léon Lallemand s’explique en partie par le vote, six ans plus tôt, en 1879, de la loi Plessier qui modifie la composition des commissions administratives. Désormais, les commissions hospitalières sont composées, en dehors du maire, de six membres dont quatre sont nommés par le préfet et les deux autres par le Conseil général. Ces hommes sont des notables locaux, généralement dégagés de préoccupations politiques mais fermement attachés aux valeurs de la charité chrétienne ou de la bienfaisance laïque30. La fonction étant bénévole, il s’agit de personnalités appartenant à la bourgeoisie aisée. La plupart vivent de leurs rentes, même si l’on trouve parmi eux de nombreux hommes de loi. Un représentant du corps médical est généralement présent dans cette commission. La difficulté à enlever la tutelle aux commissions réside, selon nous, dans le désir de collaboration de l’administration publique. Cette prudence affichée est le signe de la recherche d’une association. L’administration centrale choisit de laisser aux trois acteurs que sont les commissions, le préfet et l’inspecteur la possibilité de se composer un terrain d’exercice commun. Et malgré la création de la direction de l’Assistance publique au ministère de l’Intérieur en 1886, il faut attendre la loi de 1904 pour que soit enlevée la tutelle aux commissions administratives. Dans les départements, les situations sont très diversifiées. Après le vote de la loi du 5 mai 1869, un grand nombre de commissions délibèrent pour déléguer elles-mêmes à l’inspecteur la tutelle des enfants assistés. Sauf exception, les commissions hospitalières acceptèrent la collaboration d’un inspecteur. Depuis l’installation de l’inspecteur Carlier dans le Pas-de-Calais en 1884, les relations entre l’inspection et les commissions administratives d’Arras et de Saint-Omer sont excellentes : « le bon accord » écrit l’inspecteur, « n’a cessé de régner entre nous, mus uniquement de part et d’autre par une commune préoccupation : l’intérêt des pupilles dont nous avons la charge »31.

26La loi du 27 juin 1904 sur le service des Enfants assistés enlève définitivement la tutelle aux commissions administratives. Désormais, le préfet est le tuteur des enfants, il est entouré d’un conseil de famille ; il peut déléguer la tutelle à l’inspecteur. Dans la plupart des départements, l’inspecteur devient effectivement le tuteur des enfants assistés ; dans quelques-uns, cependant, le préfet conserve la tutelle. Il fait appel à ses collaborateurs à la préfecture, au secrétaire général ou à des conseillers de préfecture, pour signer les autorisations les plus urgentes comme les placements ou les déplacements proposés par l’inspecteur. En avril 1913, devant la Société internationale pour l’étude des questions d’assistance, l’inspecteur Tissot critique cette variété de situations :

« L’inspection est une position administrative différente suivant qu’il est tuteur ou non tuteur. Dans le premier cas, de beaucoup plus répandu, mais dans celui-là seulement, il peut être réellement le chef de service créé par la loi. Cependant le mandat qu’il reçoit ne procède pas d’un critérium certain ; il n’a pas un caractère absolu, permanent. La situation de l’inspection est donc susceptible de rester imprécise et d’emprunter toutes les modalités non seulement en passant par les divers services mais aussi dans un même service suivant les changements de préfet, d’inspecteur »32.

27La question de la tutelle a marqué l’histoire de l’inspection. Sa délégation à l’inspecteur modifie sa place dans le système d’assistance départementale. De plus, la définition donnée à la tutelle correspond à la définition valorisante de la fonction d’inspection : celle de la protection et de la représentation des mineurs. Qu’on en juge par cette définition donnée par le même inspecteur Tissot :

« qu’est-ce que la tutelle ? Les traités de droit civil nous apprennent que c’est une charge imposée à une personne de prendre soin de la personne d’un mineur et de la représenter dans les actes de la vie civile. « Le tuteur » dit Baudry-Lacantinerie, « doit surveiller la conduite du mineur, diriger son éducation et pourvoir à son entretien », Je ne vois pas de meilleure définition du rôle de l’inspection à l’égard des pupilles de l’Assistance. On ne saurait dans la pratique journalière d’un service, établir de distinction entre les choses de l’administration et les choses de la tutelle proprement dite. Le tout est intimement lié »33.

28Après 1904, dans la majorité des départements, l’inspecteur incarne la figure tutélaire de la République sociale à l’égard des enfants. Pour aboutir à ce positionnement, les inspecteurs ont recherché le soutien des commissions administratives. Compte tenu des personnalités qui les composent, c’était là la garantie de l’intégration du fonctionnaire dans le département et d’une position plus confortable face au préfet et aux conseillers généraux. L’inspecteur a tout à gagner de bonnes relations entretenues avec les commissions. Les inspecteurs envisagent donc l’assistance républicaine comme une coopération, une collaboration entre l’assistance publique et la bienfaisance privée.

5) La collaboration entre assistance publique et bienfaisance privée

29Cette collaboration se manifeste par des liens noués entre l’inspecteur et des associations privées, mais aussi par la présence des inspecteurs aux congrès d’assistance et de bienfaisance. Au tournant du siècle, les relations traditionnellement conflictuelles entre assistance publique et bienfaisance privée se sont transformées, laissant place à la complémentarité reconnue des interventions34. Depuis 1890, à côté du Conseil supérieur de l’Assistance publique coexiste l’Office central des œuvres de Bienfaisance. Mais au moment même où la complémentarité de l’assistance publique et de la bienfaisance privée est proclamée, les rapports entre les deux formes de protection subordonnent la deuxième à la première. Des divergences subsistent sur la délimitation des compétences de chacun et sur les moyens concrets de la coordination35. La position des inspecteurs ne fait que traduire ce mouvement.

30Au sein des congrès, plus que les inspecteurs, c’est l’inspection en tant que corps constitué qui côtoie des représentants de la philanthropie privée et ce à des moments forts d’affirmation de la stratégie républicaine en matière de politique d’assistance36. La forte participation des inspecteurs aux congrès d’assistance montre que la présence des inspecteurs dans des lieux de réflexion et de décision est un élément fort de la structuration du corps.

31Les congrès internationaux se déroulent dans un contexte plus général de croissance de ce type de rencontre. Entre le milieu du xix^e siècle et 1900, les congrès internationaux se multiplient ; 11 sessions de congrès se sont tenues entre 1850-1854, on en compte 363 entre 1895-1899 et 602 entre 1900-190437. Le premier Congrès international d’assistance se tient à Paris, en 1889, à l’occasion de l’Exposition universelle. Il clôt un temps difficile pour la République : c’est la fin du boulangisme, la fin de la crise économique. Ce congrès se propose de réunir « les savants de tous les pays qui voudront discuter les questions se rattachant au progrès de l’Assistance publique »38. Ce congrès rassemble 450 adhérents de 26 nations. En revanche, les participants sont peu nombreux au deuxième congrès international qui se tient à Genève en 1896. Le congrès de Paris en 1900, à l’occasion de la nouvelle Exposition universelle rassemble 1 600 personnes de 36 nations différentes39. Il clôt, lui aussi, une période difficile pour la République : c’est la fin de l’affaire Dreyfus. Un nouveau congrès international se tient à Milan en 1906, à Copenhague en 1910, enfin à Paris en 1928.

32Le congrès de 1889 est le premier à faire référence à l’assistance plutôt qu’à la bienfaisance signe de la volonté des milieux politiques et institutionnels de structurer ce champ ; volonté qui s’était déjà manifestée en 1886 et 1888 avec la création de la Direction de l’Assistance publique et du csap. L’apparition en 1900 des termes « bienfaisance privée » reflète tant la montée de ce secteur dans les divers congrès nationaux d’assistance, réunis à Lyon en 1894 et à Rouen en 1897 que la reconnaissance de la validité d’une action conjuguée. D’ailleurs, les personnalités qui ouvrent ces congrès montrent une modification de leurs objectifs. En 1889, Théophile Roussel et Henri Monod, deux personnalités politiques mais reconnues surtout pour leur action dans le domaine de l’assistance sont chargées des discours introductifs. En revanche, Casimir Périer et Émile Loubet qui introduisent le congrès de 1900 sont des hommes politiques et reconnus comme tels. L’objet de ces congrès est de promouvoir la politique d’assistance publique mise en œuvre par les républicains au pouvoir. À partir des années 1880, l’affirmation de l’assistance publique c’est aussi celle de la République. Dans ces conditions, les enjeux de ces congrès internationaux de 1889 et 1900, sont avant tout nationaux40. Ils sont l’expression d’une volonté de coordonner l’action publique et privée, mais aussi un lieu de réflexion et de légitimation des interventions publiques et privées. En outre, ces congrès permettent la confrontation de différents acteurs du champ social, politique et administratif.

33Entre 1889 et 1911 la participation s’est institutionnalisée et le rapport entre institutions publiques et privées a évolué, ce dont rend compte l’évolution de la dénomination des congrès41. Dans les congrès nationaux, le nombre des participants a augmenté jusqu’en 1908 puis a brutalement chuté en 1911. Le classement des congressistes selon leur secteur d’activité montre la prédominance des domaines où l’assistance est fortement institutionnalisée comme celui de l’enfance ou des aliénés42. Le secteur public est majoritaire jusqu’en 1900, ce congrès marquant un renversement de tendance. La place des représentants d’institutions privées devient prépondérante après 1900 car elle résulte de la diminution des participants du secteur public de la protection de l’enfance dont les inspecteurs sont les plus nombreux représentants43. L’inspection de l’A.P. s’insère dans ce milieu de réflexion en même temps qu’elle joue sur l’évolution de la représentation des deux secteurs. Le tableau I donne le nombre d’inspecteurs présents entre 1889 et 1908 aux divers congrès nationaux ou internationaux.

Tableau 1. – La présence de l’inspection aux congrès entre 1889 et 1908

34En 1883, lors du Congrès international de la protection de l’enfance qui se tient à Paris, seuls deux inspecteurs sont présents. En 1889, c’est quatre inspecteurs sur dix qui sont présents soit le quart des membres venus de province44. La représentation des inspecteurs décline ensuite, même si elle représente toujours la moitié du secteur de l’enfance qu’ils marquent donc fortement. En revanche, au congrès de 1900, leur participation est exceptionnellement élevée : huit inspecteurs sur dix sont présents.

35Les trente-sept fonctionnaires présents en 1889 ont en moyenne huit ans d’ancienneté. Deux des trois sous-inspecteurs présents viennent d’être recrutés lorsqu’ils assistent au congrès et cette participation constitue sans doute un élément puissant d’intégration dans le corps. En 1903, lors du congrès national d’assistance publique et de bienfaisance privée qui se tient à Bordeaux, l’inspection est représentée par son association amicale.

36En 1889, les inspecteurs sont présents à plus d’un titre dans la section qui examine les questions relatives aux services de l’enfance. Ils sont nombreux et interviennent dans le débat en faisant part de leur expérience professionnelle ou sollicitant de nouvelles mesures qu’ils voudraient voir appliquées. La participation des inspecteurs à ces congrès tient à l’intérêt professionnel qu’il y a à manifester sa volonté d’incarner l’administration de l’assistance publique au moment où ils sont en quête de reconnaissance dans les départements. En effet, d’une part, les fonctionnaires de l’inspection sollicitent du préfet l’autorisation de quitter temporairement le service pour participer aux congrès. Aux yeux du préfet c’est l’indice de l’implication profonde des fonctionnaires dans leur profession, voire de leur professionnalisme. D’autre part, les congrès réunissent des personnalités influentes. L’administration supérieure, l’inspection générale et le csap y sont toujours représentés ; des experts interviennent. Les congrès d’assistance sont donc la rencontre de pouvoirs, de savoirs et d’expériences. Dans cette trilogie, les inspecteurs interviennent au titre de leur connaissance du terrain pour la reconnaissance de leur professionnalisme.

37Le congrès peut être considéré comme l’étape d’un processus contribuant à tracer une frontière entre spécialistes et profanes45. Si la présence des inspecteurs a fortement décru à partir de 1900, même si la plupart des fonctionnaires présents de 1889 à 1900 pouvaient participer aux congrès nationaux après cette date, c’est parce qu’au niveau national, ils n’ont plus à faire leurs preuves. De plus, la moindre renommée des congrès nationaux exige moins la présence des inspecteurs. La participation massive des représentants du secteur privé modifie les enjeux liés à ces congrès. Les inspecteurs à cette date n’ont plus guère à se positionner dans le secteur public de la protection de l’enfance qu’ils maîtrisent largement, ce que suggèrent les débats autour du projet de loi sur le service des Enfants assistés qui sera voté en 1904.

38Après cette date, les inspecteurs se contentent d’évoquer, au sein de leurs départements respectifs, la collaboration de leur service avec des institutions et représentants du secteur privé. Un exemple est celui de l’inspection de l’Yonne et de la Société protectrice de l’enfance du département en 1909. À Auxerre, assure l’inspecteur Marois, « nous avons résolu le délicat problème de l’alliance de l’assistance publique et de l’assistance privée ». Les dames patronesses de la Société visitent régulièrement les enfants relevant du service et l’inspecteur tient compte de leurs observations notamment en ce qui concerne les vêtures et layettes. « J’ai été », écrit-il, « heureux de leur donner satisfaction pour le plus grand profit de nos pupilles et je me réjouis de voir combien elles ont pris à cœur leur rôle de sœurs de la charité laïques »46. En 1919, à la tête du service de Seine-et-Oise, le même inspecteur prend l’initiative de créer une Fédération départementale des œuvres d’assistance maternelle et infantile47. Elle groupe 225 œuvres d’assistance publique et privée48.

39À partir de 1927, dans le Vaucluse, l’inspecteur Fort collabore avec quatorze œuvres privées diverses comme des crèches et des sociétés de charité maternelle. Il est ainsi vice-président du comité départemental de protection des mères abandonnées. Le but de l’œuvre est de constituer un bureau ouvert permanent où sont reçues pour être logées des mères abandonnées.

« Certaines de nos protégées mériteront peu la bienveillance du comité », affirme l’inspecteur, « d’autres seront plus dignes d’intérêt : les unes et les autres devront être protégées et secourues et tout sera tenté en vue de leur relèvement [...]. Le Comité dans la pleine indépendance de son autonomie veut assurer une étroite coordination avec l’assistance publique qui poursuit un but parallèle. Cette union de la Bienfaisance privée et de l’Assistance publique ne peut que produire des résultats féconds »49.

40La coopération des inspecteurs avec les institutions privées comme leur participation aux congrès montrent que les inspecteurs ont une conception de l’assistance méthodique : rationnelle, organisée, incluant toutes les œuvres. Ces actions et ces interventions participent à la professionnalisation du corps. En effet, elles invitent à définir la place de l’inspecteur dans son administration et donc à dessiner les frontières de sa compétence qui s’étendent jusqu’à l’administration de la bienfaisance privée. Ce faisant cette compétence légitime un monopole d’intervention de l’inspecteur. La concurrence entre les représentants de l’État et ceux du privé s’est tue, à partir de 1900-1905 lorsque l’administration de l’assistance s’est rationalisée en partie sous l’égide des inspecteurs.

II. – Des professionnels défendent leur compétence50

41Au sein de son département d’affectation, l’inspecteur tire son autorité, non de son titre mais du savoir-faire qu’il mobilise, de sa compétence. La question qui se pose est alors celle de la nature de cette compétence. Des textes que les inspecteurs ont écrits en 1894 en réponse à une critique à leur encontre lèvent le voile sur la manière dont les professionnels la définissent ainsi que sur la mobilisation de leur savoir professionnel au service d’une mise au point – qu’ils disent objective – sur leur activité et les résultats produits. Dans ces lettres, une compétence « se donne à voir »51. Puisque l’opinion publique participe à la reconnaissance et à la légitimation de la compétence professionnelle, le corps a dû maîtriser les critiques qu’elle construit contre lui en mobilisant des arguments forts.

1) Les critiques contre le service

42Le 2 janvier 1894 paraît dans le journal assez largement diffusé, L’Éclair, un article signé Ledrain52 sur les « Enfants d’hospices ». La parution de cet article porte le débat sur les enfants assistés sur la scène publique. Or, les propos de son auteur sont particulièrement virulents. Trois thèmes sont abordés : la dureté des paysans à l’égard des enfants assistés ; la vie de « parias » que mènent ces enfants et enfin la responsabilité des inspecteurs.

43Les paysans sont présentés comme rustres.

« Quand on lui amène le pauvre petit abandonné, le paysan ne songe qu’à le faire fructifier comme il fait fructifier ses terres. Il faut qu’il rapporte cent pour un. D’abord il prend d’une main avide l’argent de l’hospice et en échange donne au malheureux ce qui lui est strictement nécessaire pour qu’il ne meure pas de faim. La table de la ferme n’est pas déjà très raffinée ; mais elle l’est encore trop pour l’enfant d’hospice lequel n’y est jamais admis mais condamné à une nourriture infâme, relégué dans les écuries »53.

44Un autre temps fort du texte est l’assertion selon laquelle les enfants assistés sont victimes de violences.

« Il y a des petites filles qui grandissent dans la ferme au milieu de tous les mépris ; quand vient la saison de leur puberté, qui les garantit des entreprises du maître ou de ses fils ou des valets de la ferme ? [...] Qui les empêche d’assouvir leurs ruts de fauves ? Elles en arrivent elles-mêmes, à force de mauvais traitements, à n’avoir plus conscience de leur dignité humaine et à se considérer un peu moins que les bêtes dont elles surveillent les mouvements dans les prés. Ainsi perpétuent-elles dans les viols des bois et des granges, la race des enfants d’hospice »54.

45L’administration serait responsable de ces situations et, si les inspecteurs sont la cible des reproches de l’auteur, confondus avec l’administration, c’est qu’ils incarnent le service qu’ils dirigent. « Ils s’acquittent, à peu près partout, mollement de leurs fonctions [...], ne sont-ils pas pénétrés eux-mêmes, dans cette province si rebelle à toute philosophie, de la pensée qu’une malédiction marque les enfants d’hospice ? Ne s’imaginent-ils pas qu’on ne saurait les tenir trop rigoureusement et que les meilleurs gardiens sont ceux qui les traitent avec le moins d’humanité ? »55.

46Les propos tenus par Ledrain, pour virulents qu’ils soient, ne sont pas isolés. Ils s’insèrent plutôt dans l’ensemble des critiques récurrentes à l’égard du service des Enfants assistés dont l’histoire est ponctuée. Ces critiques sont anciennes. Sous la monarchie de Juillet déjà, les premiers inspecteurs eux-mêmes se sont fait l’écho de ces propos, notamment en ce qui concerne la prétendue avarice paysanne. Ils contribuent en cela à construire une sorte de légende dans laquelle ils interviennent pour tenter de sauvegarder au mieux les intérêts de l’enfant. Ainsi, en 1843, l’inspecteur de l’Hérault dénonce l’agriculteur qui « pour obtenir [les denrées de] sa consommation choisit entre les enfants trouvés et les pourceaux. Depuis quelques temps, les premiers obtiennent la préférence parce que s’ils meurent, on ne perd pas le revenu et qu’on peut le remplacer sans débours »56. En 1859, une pétition est adressée au Sénat dénonçant la mauvaise marche du service des Enfants assistés ; son rapporteur affirmait « que la clientèle des bagnes et des maisons centrales se recrutait principalement dans ce service »57. Pourtant, l’enquête de 1860 montrera que c’est seulement une prostituée sur 582 qui a appartenu au service des Enfants assistés et un détenu sur 553 qui en sortait. En dépit de la faiblesse de ces proportions, « les calomnies avaient reçu une publicité que n’eurent pas les résultats de l’enquête. De la tribune du Sénat, elles passèrent dans les journaux et à force d’être répétées, elles devinrent vérité courante »58. En 1879, le terme de parias pour désigner les enfants assistés n’a pas semblé trop fort à Georges Bonjean, fondateur et président de l’œuvre de protection de l’enfance abandonnée ou coupable. L’article de Ledrain s’inscrit donc au cœur d’un ensemble de préjugés. Sa force réside dans ce qu’il reflète une bonne part de l’opinion publique.

47Les propos tenus par Ledrain, la violence des faits rapportés, ne peuvent laisser le directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publiques indifférent. Le 9 janvier 1894, Henri Monod demande à chaque préfet de remettre confidentiellement à l’inspecteur de son département une lettre à laquelle il joint la copie de l’article de Ledrain.

« Veuillez lire cet article, examiner quelle part de vérité il peut contenir et me le dire sans restriction. Examinez aussi sur quels points il peut être erroné ou exagéré, et relevez avec précision les faits qui démontrent ces erreurs ou ces exagérations. Vous comprenez qu’il ne s’agit pas ici de produire des affirmations générales si fortes et si bien fondées que puissent être les convictions qui vous les inspireraient. Il faut apporter des faits nets, indiscutables. Moins vous dissimulerez la vérité sur les résultats négatifs de vos efforts – et comment dans un tel service, ne se produirait-il pas de tels résultats ? – plus vous aurez d’autorité pour faire ressortir et accepter les résultats favorables »59.

48La réponse de chacun des 86 fonctionnaires en exercice en janvier 1894, publiée dans un fascicule du csap, constitue un rapport anonyme60. Ces textes constituent un corpus particulièrement intéressant pour mesurer le degré de cohésion du corps face au texte de Ledrain ainsi que la façon dont le corps se définit une ou des compétences professionnelles. Car au-delà du réflexe d’indignation du fonctionnaire critiqué, se lit une défense corporative du groupe autour d’arguments convergents. Le succès d’une argumentation sur la compétence professionnelle passe par l’identification du public qu’on affronte et par la capacité à lui faire savoir l’intérêt qu’il aurait à utiliser la compétence qui s’offre à lui61. Ces lettres sont destinées à Henri Monod, donc à la Direction de l’Assistance et de l’Hygiène publiques, lieu d’influence sur les carrières mais elles s’adressent aussi au préfet par qui transite la lettre au ministère. Elles sont donc porteuses des stratégies individuelles de chaque fonctionnaire. Elles s’adressent à un public d’administrateurs qui n’ont qu’une connaissance lointaine et théorique du terrain et prêts à reconnaître et à utiliser la compétence du professionnel. Le fait que la publication de ces lettres n’était pas initialement prévue concourt à faire penser qu’il n’y a pas d’autres publics destinataires.

2) Les réflexes de défense des inspecteurs

49Dans leurs rapports, les inspecteurs prétendent d’emblée à l’objectivité. Cette position se veut dictée par le sentiment d’avoir à rendre justice – dire la vérité telle qu’elle est – mais aussi par leur conscience professionnelle. Un inspecteur écrit ce rapport comme s’il avait « avant de commencer, juré de dire toute la vérité et rien que la vérité ». Les références à l’émotion ressentie à la lecture de l’article reflètent assez un sentiment d’injustice. C’est donc une double dimension qui paraît intervenir ici : professionnelle et personnelle.

50En outre, il apparaît que ces lettres s’organisent le plus souvent autour d’un « avant » et d’un « après », d’un « autrefois » et d’un « maintenant ». La rupture, sans qu’elle ne soit jamais clairement définie, est marquée par l’arrivée dans le département d’un inspecteur qui prend le service en main. Les fonctionnaires ne contestent pas la véracité des faits dénoncés par Ledrain avant l’organisation de l’inspection ; leur gravité est d’ailleurs mise en balance avec la situation actuelle à laquelle les inspecteurs contribuent. Cet avant et cet après l’inspection éclairent l’action menée par ses fonctionnaires. Un inspecteur écrit « je suis encore à me demander si ce n’est pas un vieil article oublié dans les cartons du journal depuis 1860. Car ce tableau absolument faux tant qu’on veut peindre les mœurs actuelles, je l’ai connu absolument vrai il y a trente-cinq ou quarante ans ». Plusieurs inspecteurs évoquent même une « légende ». L’inspecteur marque le changement vers la modernité de l’assistance.

51À l’appui de sa démonstration, l’inspecteur annonce souvent une expérience longue de plusieurs années. Cette ancienneté lui donne le droit de se positionner comme observateur. En 1894, la compétence des fonctionnaires de l’inspection relève donc davantage d’une logique d’expérience que d’une qualification. Les apprentissages de l’inspecteur au cours de sa carrière sont présentés comme une garantie de sa valeur. En outre, ils lui donnent la possibilité d’appuyer ses affirmations sur des archives personnelles mais aussi sur une expérience vécue dans plusieurs départements au sein desquels les inspecteurs tirent des observations convergentes. Ainsi, sur la base des archives de son service cet inspecteur s’interroge : « j’ai recherché combien des 301 enfants naturels [du département] avaient pour mère des filles ayant appartenu au service des Enfants assistés. Ils sont au nombre de 28. De ces 28 filles-mères [...], 10 se livrent à la prostitution, 6 ont dit qu’elles avaient été séduites par des valets de ferme ou le fils du nourricier. Ces chiffres sont-ils tels qu’ils permettent de poser comme règle que les paysans assouvissent sur les filles d’hospice leurs « ruts de fauve » ? ».

52L’analyse approfondie de ces rapports s’appuie sur deux types de traitements complémentaires : d’une part, le classement statistique du vocabulaire employé dans les rapports et, d’autre part, l’analyse qualitative de quelques-uns d’entre eux, caractéristiques du point de vue de leur vocabulaire et repérés à l’aide du logiciel Alceste62, permettant ainsi de saisir les stratégies mises en œuvre par les inspecteurs pour défendre leur action.

53Le traitement statistique de ces rapports a permis de déterminer les associations de mots les plus fréquentes du corpus. Elles montrent que les inspecteurs se sont personnellement impliqués dans cette restitution de leur activité comme en témoigne la fréquence de la forme « j’ai » ou même « nous avons ». Les formes « nos pupilles » ou « nos enfants » également fréquentes incluent tant le fonctionnaire que l’administration des Enfants assistés. Cela concourt à l’incarnation du service des Enfants assistés en la personne de l’inspecteur. La maîtrise administrative du « destin » des enfants assistés, par l’intermédiaire le plus souvent de la tutelle, conduit vraisemblablement à ce raccourci. D’autre part, dans l’ensemble, les formes telles « je pense », « je crois », « il me semble », sont rares. Les énoncés des fonctionnaires sont de l’ordre du factuel. Il y a au total peu de précaution verbale. Les fonctionnaires énoncent leur expérience, fondée sur leur pratique du terrain, qui justifie à elle seule leur compétence sans qu’ils aient à composer autour d’elle une série d’arguments explicatifs ou démonstratifs.

54L’analyse textuelle a mis en évidence quatre domaines sur lesquels discourent les inspecteurs. Deux d’entre eux sont très proches : le vocabulaire qui leur est associé évoque le monde paysan, celui dans lequel les enfants sont insérés. Particulièrement fréquent est le vocabulaire qui se rapporte à l’administration et à la gestion du service. Enfin, le milieu de la justice et de la répression est également représenté.

a) L’administration et la gestion du service

55Le vocabulaire relatif à l’administration et à la gestion est le plus fréquent du corpus.

Tableau 2.– Vocabulaire et associations de mots relatifs à l’administration les plus fréquents*

56Ici, l’inspecteur est replacé dans son environnement administratif et sa position hiérarchique, composant avec ses interlocuteurs privilégiés (maire, instituteurs). Les inspecteurs ont pris leur distance par rapport aux propos de Ledrain. « Quoique l’auteur de l’article reproche aux inspecteurs de s’acquitter mollement de leurs fonctions, j’ai dépensé en frais de tournées, au cours de trois années, 4450 francs et j’ai touché 3 000 francs d’indemnités ». Cela conduit à des propos plus généraux sur l’activité « des » inspecteurs et non plus sa propre activité, ce qui démontre la conscience d’appartenir à un groupe spécifique : « la tâche de l’inspecteur de province est lourde, difficile, il est plutôt chef de division ou directeur des multiples services d’assistance qu’à proprement parler inspecteur ». Cette position d’énonciation permet une discussion directe avec le directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publiques. L’inspecteur se positionne dans une structure constituée autour d’intérêts communs ; il décrit un réseau de personnes, administrateurs, politiques ou professionnels, qui agissent de concert pour protéger l’enfance assistée. C’est la valorisation de l’assistance républicaine qui se lit en filigrane ici. Au sein de cette structure informelle et départementale, l’inspecteur a la compétence particulière de l’homme de terrain, expérimenté, qui dirige et administre un service.

b) L’insertion familiale des enfants assistés

57Un autre domaine sur lequel s’expriment les inspecteurs concerne l’univers domestique et les rapports sociaux qui fondent la place de chacun dans cette sphère. Les liens tissés entre des assistés et leur famille nourricière sont particulièrement développés.

Tableau 3.– Vocabulaire et associations de mots relatifs à la vie affective des enfants les plus fréquents

58Beaucoup de mots sont liés à la famille. Dans leurs textes, les inspecteurs mettent fréquemment en scène des enfants que leurs nourriciers ne peuvent se résoudre à renvoyer à l’hospice dépositaire, lorsqu’ils sont malades notamment et qu’ils consentent à garder gratuitement. Dans le récit de cette relation enfant assisté-nourricier, l’inspecteur est un observateur compréhensif. L’affection explique les rapports domestiques que les inspecteurs constatent au cours de leur tournée.

59Un récit est particulièrement caractéristique. L’inspecteur relate le parcours de Marie, une pupille placée dans une famille de dix enfants. « Elle était d’une docilité et d’une gentillesse exceptionnelle et tous dans la famille avaient pour elle les plus grands égards, le plus profond attachement ». Marie est placée en qualité de domestique dans une commune voisine de celle de ses nourriciers. Quelques jours après son placement, l’inspecteur apprend que la jeune fille ne se console pas de la séparation d’avec sa nourrice : « elle ne prenait plus d’aliments ; elle était sérieusement malade. La mère nourrice informée s’empressa d’aller retirer sa protégée pour lui donner des soins. La jeune fille a gardé le lit pendant plus de trois mois [...]. Le déplacement de cet enfant, s’il avait continué aurait occasionné sa mort. Inutile de dire que sa mère nourricière est résolue à ne plus s’en séparer ». Ce que démontre l’inspecteur, c’est une intégration familiale réussie.

60Les inspecteurs évoquent aussi fréquemment l’univers domestique des enfants et des paysans. Ils décrivent la vie quotidienne des campagnes et présentent le contexte de l’accueil des enfants.

Tableau 4.– Vocabulaire et associations de mots relatifs à l’univers domestique des enfants et des paysans les plus fréquents

61Nombreux sont les récits qui évoquent la vie quotidienne des enfants assistés et la façon dont les traitent les paysans : « les enfants assistés sont bien traités, ils mangent avec leurs patrons ou gardiens, et ne couchent qu’exceptionnellement dans les écuries » ; « ils sont considérés comme les enfants de la maison et traités de la même façon ». Les propos des inspecteurs visent à montrer que le regard que porte Ledrain est celui d’un citadin sur un monde qui lui est inconnu et qui n’est plus. Ils décrivent des fêtes paysannes qui n’ont rien en commun avec celles que connaissent les citadins. L’inspecteur se fait folkloriste pour souligner sa connaissance du terrain. Il se positionne dans un espace intermédiaire entre le rural et l’urbain où il symbolise et incarne le processus de modernisation du service des Enfants assistés. Ce type d’énoncé, fruit d’observations de terrain, demeure ancré dans la culture professionnelle des inspecteurs. Chaque génération d’inspecteurs rend compte d’observations similaires. En 1921, l’inspecteur du Finistère écrit encore « nous avons la satisfaction de constater qu’à peu près partout nos pupilles sont traités comme s’ils étaient de la famille. Que le repas soit copieux ou frugal ils en ont leur part, comme les enfants de la maison dont ils sont les camarades »63.

62Ce qui est en jeu, dans la présentation de la sphère domestique et des rapports sociaux qui la structurent, c’est l’insertion sociale des enfants. L’inspecteur rompt la chaîne de la fatalité qui allait conduire ces enfants sans protection à l’exclusion : il contredit la légende. Cette intégration sociale passe par l’insertion familiale d’où l’enjeu de l’affection dans les rapports qui unissent les enfants à leurs nourriciers.

c) L’insertion sociale des enfants de l’Assistance publique

63Un autre domaine sur lequel interviennent les inspecteurs est celui de la justice et de la répression. Au-delà des actes de justice qu’ils décrivent, ce sont des dysfonctionnements sociaux qui sont évoqués. C’est surtout « la légende » qui explique cette énonciation : les enfants assistés sont destinés, les unes à la prostitution, les autres à la prison.

Tableau 5.– Vocabulaire et associations de mots relatifs à la justice et à la répression les plus fréquents

64Les inspecteurs donnent des exemples concrets de situation difficile. « N. condamné le 31 août 1885 à huit jours de prison pour mendicité ; M. condamné le 3 novembre 1885 à un jour de prison pour délit de rébellion et de mendicité en feignant des infirmités ». Un inspecteur estime que « bien mieux que des affirmations, les chiffres et les faits répondront à M. Ledrain ». Suit la liste des enfants, onze garçons et treize filles, ayant été placés dans des établissements de répression ou de correction et la raison de la condamnation. L’indiscipline est la principale cause de l’internement des garçons ; c’est une conduite légère qu’aggrave une grossesse qui explique l’envoi des filles dans les refuges du Bon Pasteur. L’objectif de l’inspecteur est de montrer la faiblesse des effectifs d’enfants difficiles, mais aussi que sa surveillance est étroite.

65En décrivant des itinéraires d’insertion familiale et professionnelle – donc sociale –, les inspecteurs démontrent par des exemples concrets qu’ils sont en mesure de régler des problèmes, problèmes qu’ils contribuent à identifier dans leur discours. Ils font valoir une compétence indispensable et la nécessité de leur intervention – soulignée par les références au passé – ; selon eux, leur compétence répond à un besoin social. L’intervention des inspecteurs conduit à réduire le nombre de ceux dont la conduite est socialement et publiquement disqualifiée. Les propos tenus par les inspecteurs sur les enfants difficiles qui leur sont confiés sont éclairés par la définition de leur compétence qui repose sur l’intégration sociale64. La difficulté d’intégration de ces enfants, souvent aux prises avec l’institution judiciaire, compromet l’autorité des inspecteurs mais aussi la reconnaissance de leur efficacité.

66Ainsi, dans ces lettres, les inspecteurs expriment leur compétence professionnelle en même temps qu’ils montrent qu’ils se positionnent dans un espace public entre le monde de la bourgeoisie et celui de la paysannerie dans lequel ils incarnent une volonté républicaine de protection et d’intégration. Les arguments de leur défense, produits par les inspecteurs, s’articulent autour d’une compétence qui repose sur le règlement de dysfonctionnements sociaux et sur leur capacité à administrer un service.

***

67L’identité de l’inspection qui passe par l’intégration des conceptions nationales républicaines aboutit à l’adoption d’attitudes communes. La marque de l’inspection c’est l’affirmation d’une fonction publique dans le champ de l’assistance largement aux mains des acteurs du privé jusque-là. Cela n’empêche pas la recherche d’une collaboration avec le milieu de l’assistance privée, composé de personnalités en vue, influentes dans les départements. Un processus contemporain de l’« identification » de l’inspection comme service public est la définition de ses compétences. Celles-ci sont la synthèse des qualités personnelles des inspecteurs, de leurs valeurs morales et de leur expérience du terrain. Personnalité et expérience caractérisent leur autorité professionnelle.

68Le regroupement des fonctionnaires en une association a également contribué à cimenter le corps. Les enjeux professionnels expliquent ce regroupement. Il s’agit pour les inspecteurs de renforcer la définition de leur compétence en évoluant au sein d’un groupe d’intérêts communs. Celui-ci permet de préciser son identité et d’affirmer une légitimité dans un champ défini. En novembre 1900, est créée l’Association amicale de prévoyance des fonctionnaires de l’Inspection de l’Assistance publique de France. On note l’emploi du terme Inspection de l’Assistance publique alors même que l’Inspection est encore celle, dans les textes, des Enfants assistés. Cette association de secours mutuels s’est donné pour but de « resserrer les liens amicaux qui doivent exister entre tous les membres d’une même administration, de créer entre ces membres une solidarité morale et pécuniaire, et de venir en aide aux sociétaires et à leur famille en cas d’infortune »65. Mais elle apparaît surtout comme une association de défense des intérêts des professionnels. Les thèmes abordés au cours des réunions concernent le corps et son organisation. Il s’agit de proposer à la direction de l’Assistance et de l’Hygiène publiques des modifications concernant notamment les traitements et le montant des retraites des fonctionnaires de l’inspection. Les bulletins de l’association des années 1907-1911 montrent que le corps est largement engagé dans une professionnalisation, qu’il est conscient que les intérêts d’une poignée d’entre eux sont les intérêts de la communauté. La solidarité entre les membres de l’association qui accueille, à sa séance de 1911, 95 participants est le signe tangible d’un corps conscient de ses intérêts et qui a une conception claire de ses droits.