1Les allusions à la nécessaire stabilité du personnel pour un suivi efficace des enfants ont été récurrentes, notamment avant la Première Guerre mondiale. Or, les mutations consécutives à une vacance de poste sont fréquentes. L’analyse des carrières des fonctionnaires permet d’examiner les règles qui ont présidé à leur remplacement dans les départements et vérifier s’il y a eu adéquation entre leur expérience dans le corps et les caractéristiques des services départementaux dans lesquels ils sont nommés.

I. – Adapter le service aux départements

1) Des textes législatifs explicites

2Le nombre de fonctionnaires de l’A.P. dans les services départementaux a évolué en fonction d’un critère essentiel : l’effectif des enfants relevant du service, celui-ci caractérisant l’ampleur de la tâche des fonctionnaires.

3Au moment où le décret de juillet 1870 est signé, dix-huit départements sont pourvus de sous-inspecteurs. Le Rhône comptait neuf sous-inspecteurs, la Seine-Inférieure, six, la Loire, deux, les autres n’en ayant qu’un seul. « Cette inégalité qui tient à la nature des choses subsistera dans la nouvelle organisation » que définit le décret qui organise les cadres de l’inspection. En effet, puisqu’il n’est pas envisageable « d’appliquer une règle identique à des situations tout à fait différentes »1, le ministre fixe par arrêtés les effectifs de sous-inspecteurs. Un cadre est cependant défini : 71 sous-inspecteurs sont prévus, soit 14 de plus que ceux en fonction. Cet ajustement de l’effectif des sous-inspecteurs au nombre d’enfants assistés vise à mettre fin aux anomalies constatées dans certains services départementaux. On cite tel inspecteur « qui n’avait pas d’adjoint et devait surveiller deux mille enfants tandis que, dans une circonscription voisine, deux agents se partageaient la tutelle de moins de mille enfants »2. En outre, le ministre précise que le maximum des traitements, 5 000 francs, « ne pourra s’appliquer qu’à huit inspecteurs qui nécessairement seront toujours ceux des départements de premier ordre où le service impose le plus de travail et de responsabilité »3. Puisqu’il existe une échelle de valeur des départements, l’affectation d’un fonctionnaire peut être lue comme l’indice de la considération que lui témoigne l’administration.

4Ainsi, dès 1870, le principe d’une distinction départementale et d’une échelle de difficulté était posé. Une conséquence du passage de l’inspection dans la fonction publique est cette prise en compte de la diversité départementale. L’État se pose en observateur des réalités du terrain. Après le vote de la loi de 1904, la répartition des sous-inspecteurs dans les départements en fonction des effectifs d’enfants surveillés est modifiée. Le décret du 28 juillet 1906 établit la répartition suivante : quand l’effectif des enfants surveillés est compris entre 3 000 et 5 000, le département compte un deuxième sous-inspecteur ; au-delà, trois sous-inspecteurs sont affectés au département. La détermination du nombre des commis obéit à d’autres règles. On établit un commis par département mais :

« comme il s’agit d’un employé de bureau dont le travail est en proportion de tous les enfants qui font l’objet d’écritures et non comme pour les sous-inspecteurs des seuls enfants qu’il a l’obligation de visiter dans leur placement, il convient de tenir compte, pour déterminer les départements où un commis supplémentaire sera nécessaire, aussi bien des enfants protégés en vertu de la loi Roussel que des enfants assistés »4.

5On fixe donc à 6000 enfants assistés ou protégés la limite à partir de laquelle un deuxième commis est nommé.

6En 1912, l’inspection générale des services administratifs constate que « le nombre des sous-inspecteurs est insuffisant dans quelques départements où le nombre des enfants assistés n’est que de peu inférieur à 3 000, il paraît exagéré d’autre part d’avoir trois fonctionnaires payés par l’État dans d’autres départements où le nombre d’enfants assistés est peu élevé comme par exemple celui des Pyrénées-Orientales (455 enfants) celui des Hautes-Alpes (517 enfants) »5. Cet effectif de trois, c’est-à-dire l’inspecteur, le sous-inspecteur et le commis reste cependant l’effectif minimal tandis que des arrêtés autorisent la création d’un poste supplémentaire de sous-inspecteur dans plusieurs départements. Mais le texte de 1906 qui fixe les limites au-delà desquelles un sous-inspecteur est nommé reste inchangé. Elles restent indicatives même si la situation particulière de chaque département est prise en compte. Les arrêtés qui autorisent la création d’un nouveau poste dans un département montrent la volonté de prise en compte de la situation départementale dans la composition du service, même si les inspecteurs continuent de se plaindre du manque d’agents sous leurs ordres. Le ministère de l’Intérieur se heurte là à l’intransigeance du ministre des Finances6.

7Les dispositions du texte de 1906 restent inchangées jusqu’en 1938. Le décret du 24 août de cette année précise que le nombre de sous-inspecteurs et de commis dans les départements est non seulement fonction du nombre d’enfants assistés mais aussi de l’importance du service de contrôle sur place. De nouveaux postes de sous-inspecteurs ou de commis sont créés « compte tenu de circonstances particulières aux départements »7. Les textes législatifs sont donc explicites quant à la nécessaire prise en compte des spécificités départementales.

2) Les effectifs de fonctionnaires de l’inspection dans des départements

8Si l’effectif des inspecteurs est resté calqué sur le nombre de départements, celui des sous-inspecteurs est allé croissant, témoignant de l’augmentation des missions de l’inspection. La figure 1 donne l’évolution des effectifs de sous-inspecteurs présents chaque 1^er janvier entre 1889 et 19408. Avant cette première date, 33 sous-inspecteurs composaient l’inspection en 1870 ; ils étaient 63 en 1883.

Figure 1. – Effectifs des sous-inspecteurs présents dans les cadres de l’inspection

Figure 2. – Nombre de sous-inspecteurs par département en 1889

Figure 3. – Nombre de sous-inspecteurs par département en 1893

Figure 4. – Nombre de sous-inspecteurs par département en 1916

Figure 5. – Nombre de sous-inspecteurs par département en 1938

9La courbe montre deux années de rupture entre lesquelles l’effectif des sous-inspecteurs tend à décroître passant de 110 à 102 présents à chaque 1^er janvier. Le premier point de rupture se situe au cours de l’année 1892 où la vague de recrutement accroît le nombre de sous-inspecteurs qui passe de 79 à 109. Les débats du csap sur l’extension des attributions de l’inspection et leur approbation de principe amènent les pouvoirs publics à considérer l’ensemble des missions auxquelles les fonctionnaires de l’inspection ont à faire face. L’administration centrale considère notamment l’effectif des enfants protégés par la loi Roussel, qui commence à être appliquée dans l’ensemble des départements9. Le deuxième point d’inflexion de la courbe se situe au cours des années 1936 et 1937 : 22 sous-inspecteurs supplémentaires sont recrutés au cours de ces années. L’effectif du grade passe de 102 à 124. Il n’a jamais été aussi élevé. Il s’agit là, d’une part, de l’intégration dans le corps de contrôleurs départementaux d’assistance et, d’autre part, dans certains départements, du passage de un à deux sous-inspecteurs compte tenu du contrôle des lois d’assistance qui incombent désormais à l’inspection.

10La répartition du nombre de sous-inspecteurs par département a donc évolué au cours de la période10 (figures 2, 3, 4 et 5, p. 174-175).

11Jusqu’en 1893, tous les services départementaux ne sont pas pourvus d’un sous-inspecteur. Jusqu’à cette date, des départements du Centre et de l’Ouest mais aussi du Nord-Est, où le nombre d’enfants assistés est peu élevé, se contentent d’un chef de service. Cependant, si la grande majorité des services départementaux dispose d’un sous-inspecteur, rares sont ceux qui en ont deux, trois, voire quatre. Cet effectif maximal est atteint dans les deux départements où les effectifs d’enfants assistés sont particulièrement élevés : le Rhône et les Bouches-du-Rhône, respectivement 5,6 % et 6,5 % des enfants assistés du territoire. En 1893, le service de la Gironde (4,6 % des enfants assistés), lui aussi très chargé, comprend quatre sous-inspecteurs. La répartition des effectifs de sous-inspecteurs reste sensiblement la même jusqu’à la guerre. La mobilisation de fonctionnaires des deux grades, particulièrement celle des sous-inspecteurs, plus jeunes que les inspecteurs, conduit à réduire l’éventail des situations. En 1916, tous les services départementaux comprennent un sous-inspecteur mais l’effectif maximal est réduit à trois. La Seine-et-Oise, avec 2,3 % des enfants assistés du territoire, a désormais trois sous-inspecteurs, la Loire-Inférieure et l’Ille-et-Vilaine ont deux sous-inspecteurs au lieu d’un, avec respectivement 2 % et 1,7 % des enfants assistés du territoire. Au sortir de la guerre et jusqu’en 1938, l’effectif maximal de sous-inspecteurs s’élève à quatre dans le département du Rhône alors que sa proportion d’enfants assistés s’est réduite à 3,7 %. La grande dispersion géographique des enfants placés explique l’effectif du personnel. Le nombre de départements où les services comprennent trois sous-inspecteurs s’élève. C’est le cas de la Haute-Garonne même si la proportion des enfants assistés est aussi élevée (1,3 %) que celle d’un département comme le Puy-de-Dôme où il n’y a qu’un sous-inspecteur.

12Si dans quelques départements où les effectifs d’enfants sont particulièrement forts, le nombre de sous-inspecteurs est de trois ou quatre selon les périodes, il est des départements où l’effectif des enfants, quoique modeste, requiert deux ou trois sous-inspecteurs. Les réalités du terrain ont donc été prises en compte et les nécessités du service respectées autant que faire se peut.

II. – Adapter les hommes aux départements ?

13La distinction entre les départements secondaires et les autres sur la base de la difficulté de l’exercice professionnel – estimée par l’effectif des enfants relevant du service – pose la question des conséquences de cette classification des départements sur la pratique de la gestion du personnel. Autrement dit, la catégorisation des départements a-t-elle conduit l’administrateur à tenir compte dans sa gestion des carrières de l’affectation du fonctionnaire ? Il s’agit en définitive de vérifier si les mutations furent une autre voie de la promotion des hommes. Le décret de juillet 1870 porte à le croire :

« L’agent en fonction dans un département secondaire, s’il se sent une légitime ambition, n’a aujourd’hui ni l’emploi de son activité, ni l’espérance d’un avancement proportionné à ses efforts : sa carrière se trouve bornée dès le début. Avec la faculté d’opérer des mutations d’un département à l’autre, ces inconvénients ne seront plus à craindre. Toutes les aptitudes pourront être utilisées, tous les efforts récompensés »11.

1) Les caractéristiques des départements d’affectation

14Pour vérifier l’adéquation entre l’expérience du fonctionnaire et son département d’affectation, on s’est intéressé aux caractéristiques des départements d’exercice et à leur succession dans la carrière des fonctionnaires.

15Les proportions d’enfants assistés du département d’entrée, de celui où le fonctionnaire est muté pour la première fois et pour la deuxième fois ont été comparées12. Pour chaque période, les caractéristiques des trois premiers départements d’affectation sont mises en parallèle pour mettre en évidence la spécificité éventuelle du département d’entrée (figures 6 et 7).

Figure 6. – Quartiles de la proportion des enfants assistés dans les premier, deuxième et troisième départements d’affectation des inspecteurs

Figure 6 (suite)

Figure 7. – Quartiles de la proportion des enfants assistés dans les premiers, deuxième et troisième départements d’affectation des sous-inspecteurs

16Comparons le premier département d’affectation des sous-inspecteurs à celui des inspecteurs jusqu’en 1905-190913. Les entrées d’inspecteurs se font dans des départements où le nombre d’enfants assistés est inférieur à celui des départements dans lesquels les sous-inspecteurs entrent. Par exemple, pour la période 1895-1899, la moitié des inspecteurs sont entrés dans un département où la proportion d’enfants assistés est inférieure à 0,78 % ; ce nombre est de 1,11 % pour les sous-inspecteurs. Ainsi, une attention particulière a été portée aux départements d’entrée des chefs de service. À leur entrée, ils ont été plongés dans un département assez peu chargé d’enfants assistés à visiter. La situation des sous-inspecteurs est différente. En effet, le nombre de postes de sous-inspecteurs n’étant pas identique dans chaque département les probabilités d’entrer dans chaque département ne sont pas toutes égales. Elles sont plus élevées là où le nombre de postes est plus important parce que les possibilités de vacances sont plus nombreuses. Or, ce sont les départements les plus chargés en enfants qui ont le plus de postes de sous-inspecteurs ce qui explique l’effectif parfois élevé des enfants du département dans lequel un sous-inspecteur est nouvellement nommé. Reste que les services des départements d’entrée des inspecteurs sont peu chargés.

Figure 7 (suite)

17Comparons maintenant, pour chaque grade, les caractéristiques des départements d’entrée avec celles du deuxième et troisième département d’affectation. Pour les inspecteurs, il n’y pas de tendance nette : sur l’ensemble de la période, les deuxième et troisième départements d’affectation ne sont pas nettement plus ou moins chargés que le département d’entrée. Pour les sous-inspecteurs, entre 1900-1904 et 1930-1934, le deuxième département d’affectation des sous-inspecteurs est plus chargé que le premier. Globalement, il y a donc une progression dans la charge de travail à laquelle le sous-inspecteur se trouve confronté dans ce nouveau département. Avant 1900, la tendance est globalement la même ; toutefois la différence entre les caractéristiques du département d’entrée et celles du deuxième département est moins nette. Mais il était difficile d’offrir aux sous-inspecteurs une progression régulière dans la difficulté de leurs départements d’exercice car certains sont entrés dans des départements relativement chargés. Cela explique que l’on ne peut observer de tendance nette dans les caractéristiques du troisième département d’affectation. Toutefois, le fait que le deuxième département d’exercice est généralement plus chargé que le premier montre la prise en compte de la difficulté départementale dans le choix de l’affectation du fonctionnaire sous-inspecteur.

2) Les déplacements au cours de la carrière

18Des allusions à des mutations trop nombreuses ou à la présentation d’un fonctionnaire « exemplaire » parce qu’en exercice depuis de nombreuses années dans un même département invitent à l’observation de la fréquence des mutations. Ainsi, en 1898, citant le cas d’un inspecteur qui « n’a jamais eu qu’un désir, qu’une seule ambition : se dévouer corps et âme à ses pupilles », une inspectrice générale de l’enfance précise : « il est à la tête de ce service depuis 14 ans. Si comme d’autres, il avait été possédé du désir d’avancer, s’il n’avait considéré sa position comme provisoire, les résultats que j’ai été appelée à constater n’auraient certainement pas été aussi remarquables. J’en profite pour dire que l’instabilité des inspecteurs nuit considérablement aux services de l’enfance »14.

19Les références à la fréquence des mutations qui nuisent au suivi des enfants se multiplient à partir du tournant du siècle et jusqu’à la guerre. En 1910, à l’occasion de la discussion du budget des services de l’A.P., le sénateur de la Haute-Saône, Jeanneney, s’élève contre le préjudice subi par certains services départementaux par le fait de la succession rapide des fonctionnaires. Il estime que « ce mal est dû à ce que les fonctionnaires de l’Assistance publique recherchent plutôt des postes avantageux et que les départements déshérités [ont] à souffrir dès lors de cet état de choses ». Sans doute l’exemple extrême est celui de la Corse. À plusieurs reprises, le ministère de l’Intérieur lance un appel aux candidats aux postes vacants en Corse. L’association des fonctionnaires explique : « Les nécessités de l’existence peuvent nous obliger à rechercher des postes avantageux non pas dans un désir de lucre, de superflu ou de gloriole, mais simplement pour y avoir l’existence à peu près assurée ‘pour y vivre’ problème de plus en plus ardu avec les conditions de la vie moderne »15. Que les traitements soient augmentés et les indemnités ne seront plus nécessaires, « il n’y aurait plus ces convoitises – hélas ! bien compréhensibles ! – allumées autour de certains postes réputés bien à point. Les fonctionnaires s’attacheraient donc au pays où leur destin les aurait placé ; ils y resteraient plus longtemps, y recevraient leur avancement et y feraient à long terme de la bonne et utile besogne »16.

20En 1912, l’inspection générale « se félicite des très bons résultats que donne le mode actuel de recrutement. Mais, [...] il importe aussi de ne pas infliger des mutations trop fréquentes, il est désirable de régulariser et de stabiliser les indemnités départementales »17.

« Dans certains départements, soit parce que la situation présente des difficultés particulières, soit parce que les indemnités départementales sont peu importantes, les changements de personnel sont trop fréquents ; il y a lieu de le regretter. Ce n’est qu’après plusieurs années que le personnel de l’inspection peut arriver à connaître les enfants du service et les mettre en confiance. Ceux-ci doivent avoir l’impression que l’administration veille sur eux, qu’elle le suit avec intérêt et qu’elle accueillera toujours avec bienveillance les réclamations qui lui sont faites. Cette impression, les enfants toujours un peu craintifs ne l’auront pas lorsque tous les deux ou trois ans, ils verront arriver des inspecteurs nouveaux.
C’est seulement dans les départements où les inspecteurs sont en fonction depuis plusieurs années que les pupilles conservent après leur majorité des relations avec le service »18.

21Les figures 8 et 9 (p. 184) donnent, selon la période et le grade à l’entrée, le nombre moyen de mutations et le nombre maximal de mutations parmi les fonctionnaires d’une cohorte19.

22Pour les inspecteurs, le nombre moyen de mutations est inférieur à un jusqu’en 1880-1884, il augmente légèrement et se stabilise autour de 1,5 mutation par inspecteur jusqu’à la fin du siècle. Pour les cohortes entrées avant 1900, le nombre maximal de mutations par fonctionnaire varie entre 3 et 7. Après une légère diminution pour les inspecteurs entrés au cours des années 1900-1904, le nombre moyen de mutations croît brutalement à 2,5 mutations pour les fonctionnaires entrés au cours des années 1905- 1909. Pour la cohorte 1910-1914, le nombre moyen de mutations passe au-dessous de la barre de deux mutations. Pour les sous-inspecteurs, le nombre de mutations est plus linéaire même s’il a tendance à légèrement augmenter. Il est proche de deux pour l’ensemble des cohortes. Le nombre maximal de mutations par sous-inspecteur varie, quant à lui, entre 5 et 9.

23Les propos tenus au tournant du siècle sur les mutations trop fréquentes sont donc le fruit de cette tendance à l’augmentation du nombre des mutations par fonctionnaires qui conduit à des interrogations sur le suivi des enfants assistés. Mais l’attention portée à ce suivi a aussi été redoublée à partir du moment où le projet de loi sur le service des Enfants assistés est étudié et lorsqu’il s’est agi de faire le bilan de la loi de 1904.

Figure 8. – Nombre moyen et maximal de mutations par cohorte d’entrée d’inspecteurs

Figure 9. – Nombre moyen et maximal de mutations par cohorte d’entrée de sous-inspecteurs

24L’administration admet donc l’existence de départements plus difficiles que d’autres. Dans ces conditions, un fonctionnaire est-il promu inspecteur dans un département moins difficile que celui dans lequel il est sous-inspecteur pour la dernière fois ? La nouvelle autorité du fonctionnaire, son adaptation à de nouvelles responsabilités engagent-elles l’administration à « penser » sa nouvelle affectation ? Le tableau 1 donne la proportion des sous-inspecteurs qui ont été promus inspecteurs dans des départements dont l’effectif des enfants assistés est moins élevé que celui du département dans lequel ils sont sous-inspecteurs pour la dernière fois.

Tableau 1. – Répartition des promotions ayant entraîné un changement de département et proportion pour dix des promotions ayant entraîné un déplacement vers un département où l’effectif des enfants assistés est moins élevé que dans le dernier département en qualité de sous-inspecteur

25Le plus fréquemment, les déplacements de promus les amènent dans des départements moins chargés en enfants assistés que leur département de départ. On observe cette tendance sur l’ensemble de la période, même au cours de la période 1915-1919 où les flux sont pourtant moins importants. Elle suggère une logique d’adéquation de l’expérience de l’individu à un service dont l’administration centrale évalue la difficulté. Toutefois si les probabilités d’être promu dans un département sont égales, car le nombre d’inspecteurs par départements ne varie pas, les sous-inspecteurs sont plus nombreux à venir de départements chargés en enfants car ils ont plus de postes, ce qui crée un biais dans l’analyse. Mais les proportions de sous-inspecteurs promus dans un département moins chargé en enfants assistés que leur département de départ sont si élevées que l’on peut conclure à la prise en considération de cette variable dans le choix du département d’affectation du nouveau chef de service.

26Si l’on suit les carrières individuelles des fonctionnaires20, il apparaît que le plus fréquemment un sous-inspecteur est passé dans un service de plus en plus chargé, au moins jusqu’à son troisième département d’affectation ; promu inspecteur il est placé à la tête d’un service plus petit que celui dans lequel il a exercé pour la dernière fois les fonctions de sous-inspecteur. Inspecteur, il est muté dans des départements plus chargés au moins jusqu’à son troisième département d’affectation. Pourtant, un fonctionnaire est muté parmi un choix restreint de départements dans lequel la mutation est soit possible (parce qu’un fonctionnaire sollicite sa mutation) soit obligée (du fait de la vacance d’un poste). Parmi ces départements potentiels, l’administration a accordé son attention à la charge de leur service.

27Dans une certaine mesure, la gestion du corps a donc eu pour objectif de composer une carte des affectations construite sur un critère d’adéquation entre l’expérience du fonctionnaire et les caractéristiques du service. Toutefois, cette rationalisation des affectations doit composer avec les demandes de mutation des fonctionnaires. Que la question des convenances personnelles de l’inspecteur et du sous-inspecteur soit posée dans les notices à renvoyer au ministre laissait présumer la prise en compte, dans la mesure du possible, de leurs souhaits. Les parcours professionnels des fonctionnaires dont le département de naissance est connu les conduisent, à un moment donné de leur carrière, dans leur département d’origine. Or, au terme de sa tournée d’inspection de 1911-1912, l’inspection générale des services administratifs se prononçait contre cette mesure : « la nomination d’un inspecteur ou d’un sous-inspecteur dans le département même dont il est originaire n’est pas sans inconvénient : le fonctionnaire n’a pas toujours dans ce cas l’indépendance qu’il conviendrait »21. Pour les fonctionnaires qui sollicitent une mutation, il apparaît que leur désir a été comblé à un moment donné de leur carrière. Toutefois, le premier département d’affectation en qualité de sous-inspecteur ou celui de la promotion est rarement celui dans lequel souhaite exercer le fonctionnaire ou celui dont il est originaire. L’administration a donc souhaité satisfaire les vœux de ses fonctionnaires tout en respectant ses propres logiques. À la logique du corps s’est donc superposée une logique du personnel qui vise à sa satisfaction, laquelle ménage sa motivation.

28Les statuts de l’inspection établissent de façon précise les modalités de recrutement, les conditions de promotion et la progression des émoluments de ses fonctionnaires. Ces statuts ont été conçus, à partir de 1886, en accord avec la première section du Conseil supérieur de l’A.P. qui impose une conception du service d’État, du rôle des fonctionnaires au sein de leur département d’exercice et affirme le droit de ces fonctionnaires à être encadrés par un dispositif qui autorise un plan de carrière. L’intervention du Conseil supérieur conduit à la définition d’objectifs clairs en matière de gestion du personnel, au moins jusqu’à la guerre et qui peuvent se résumer ainsi : l’évolution de la carrière d’un professionnel doit être mise en adéquation avec l’organisation dont il s’agit : l’Assistance publique, traitée comme un objet particulier.

29Répondre aux nécessités du service et satisfaire la progression du personnel pour susciter ou entretenir son zèle : tels sont les impératifs de la gestion des carrières. Les décrets qui règlent les cadres de l’inspection prévoient les procédures d’accès dans le corps puis la progression hiérarchique conditionnée par une durée minimale d’exercice dans le grade sous-inspecteur. L’avancement au choix récompense les meilleurs. Si dans sa grande majorité le groupe a suivi un schéma proche de celui proposé, il existe toutefois des carrières atypiques qui suggèrent l’existence de procédures non codifiées et qui renvoient à des pratiques d’autorité du ministre ou du directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publiques, jusqu’au tournant du siècle surtout. L’absence de concordance absolue entre la carrière planifiée par le législateur et la progression qui fut celle des fonctionnaires s’explique par des facteurs qui échappent au contrôle de l’administration. Par exemple, les sorties, à l’exception des retraites, ne peuvent être planifiées. Or, dans le cadre de l’inspection, la promotion naît d’un poste d’inspecteur vacant. D’autre part, l’accroissement des effectifs du corps, donc le rapport des deux grades, nécessite l’intervention de la chambre des parlementaires qui vote le décret. Le législateur a donc une marge de manœuvre limitée pour gérer les emplois. Enfin, prenant en compte les droits des fonctionnaires, il peut satisfaire des demandes de mutation qui compromettent le plan de carrière type, en mobilisant un poste et un fonctionnaire ayant leurs spécificités. Finalement, le législateur a porté son attention au passage dans les postes-clefs, compte tenu du grade et du département d’affection. Que les promotions de sous-inspecteurs se fassent dans des départements où les effectifs d’enfants assistés sont moins nombreux que dans le dernier département d’exercice du sous-inspecteur confirme l’attention portée au premier poste de l’inspecteur.

30Cette mise en œuvre d’une adéquation entre le fonctionnaire et son département d’affectation nécessite de la part de l’administration centrale une interrogation sur le contenu et la spécificité du service de l’A.P. dans ce département et sur le profil du fonctionnaire. La notice individuelle sur laquelle le préfet porte son appréciation sur le fonctionnaire rendait possible le traitement individuel des fonctionnaires et l’évaluation de leur compétence dans leur département. La compétence des fonctionnaires serait donc relative, fonction du département d’affectation.

31Sous la Troisième République, deux logiques d’organisation et de mission coexistent. Les procédures d’avancement qui privilégient l’ancienneté au choix répondent de cette volonté de composer une égalité entre les fonctionnaires jugés sur des critères objectifs et qui ne donnent pas prises aux pratiques de favoritisme qui sont dénoncées. Ce choix relève bien d’une logique d’organisation. Toutefois, l’adéquation entre l’expérience du professionnel et la difficulté du service dont il est chargé est recherchée. La logique de mission prévaut ici, contrariée parfois par les interventions des fonctionnaires qui sollicitent des mutations. Ces demandes sont prises en compte en vertu de la logique d’organisation qui, dans la mesure du possible donne satisfaction à un personnel qui, pour la plupart, s’engage dans une carrière et pour qui l’inspection est la voie de la promotion sociale. La force des discours sur le rôle des fonctionnaires de l’inspection, la notion d’Assistance publique chargée de sens et d’implication politique expliquent cette logique de mission.