1« Pour passer inspecteur, on devrait ou être sous-inspecteur ou occuper une situation administrative offrant des garanties sérieuses d’aptitude aux fonctions et d’expérience administrative »1. Du recrutement des premiers inspecteurs à la mise en place d’un examen en 1906 puis d’un concours en 1909, un ensemble de textes législatifs a fixé des profils possibles de candidats à l’entrée dans le corps. Ces « garanties sérieuses » exigées du personnel sont mises en évidence par la confrontation des discours avec la réalité des recrutements. La comparaison entre la définition des candidats possibles à l’inspection et le profil des recrutés, d’une part, entre les procédures d’accès à la fonction et les conditions réelles du recrutement, d’autre part, éclaire l’évolution des logiques du législateur et ce qui l’a stimulé.

I. – Accéder à la fonction avant 1869

1) Des recrutés dans la sphère administrative

2En 1860, au terme de son enquête, l’inspection générale constate que « si depuis quelles années, le service des Enfants assistés a reçu tant d’améliorations, il les doit au soin avec lequel a été recruté le corps de l’inspection départementale »2. Dès mars 1839, le ministre de l’Intérieur insistait auprès des préfets pour une rigoureuse sélection des inspecteurs et sous-inspecteurs du service et recommandait « des hommes actifs, mais graves, et qui aient assez de fermeté de caractère pour ne point se laisser entraîner aux influences locales »3. Sous le Second Empire, en 1856, dans la circulaire qu’il adresse aux préfets, le ministre de l’Intérieur rappelle que « pour produire des résultats vraiment utiles, ces fonctions demandent à être exercées par des hommes consciencieux, capables, d’une situation indépendante, d’une moralité et d’un dévouement éprouvés »4. Donc au moment même où le ministre suggérait que la comptabilité des établissements de bienfaisance soit confiée à l’inspecteur, ce sont plutôt les spécificités du service et de la fonction par rapport aux enfants assistés, mais aussi par rapport aux notabilités locales avec lesquelles le fonctionnaire de préfecture est en relation, qui expliquent les attentes du ministre plutôt que les exigences de ce service du point de vue de la compétence, notamment comptable, de son chef. Pourtant, les conditions de recrutement des premiers inspecteurs dans quelques départements donnent une vision plus pragmatique du choix des chefs de service.

3En 1838, la mission de l’inspection des Enfants trouvés et abandonnés du Vaucluse que le préfet souhaite créer est de réprimer les abus constatés. Mission délicate s’il en est et qui exige de celui qui dirige le service délicatesse et fermeté. Pour choisir l’homme qui réunira ces qualités, le préfet se tourne vers l’inspecteur des Bouches-du-Rhône, Claude Perrot. Le 1^er mars 1838, celui-ci écrit au préfet du Vaucluse :

« Vous m’avez fait l’honneur de me confier le soin de vous procurer un employé capable de remplir les fonctions d’inspecteur du service des enfants trouvés de votre département. Le service exige des connaissances spéciales sans lesquelles les résultats sont douteux, j’ai pensé ne pouvoir mieux faire que de vous proposer pour occuper cet emploi mon frère qui, j’en ai l’assurance, réunit toutes les conditions nécessaires.
Déjà, à Bordeaux et pendant plusieurs mois, il m’a remplacé et a dirigé sous ma surveillance toutes les opérations de déplacement des enfants. Candidat à Bordeaux lors de mon changement, il n’a dû l’échec qu’il a essuyé, malgré l’appui de M. le Maire de cette ville, qu’au désir de M.P. de réparer une injustice en donnant cette place à un ancien commissaire de police destitué en 1830 [...]. Sa conduite exempte de reproches (il n’a quitté le service que pour se marier) ne vous laissera rien à désirer »5.

4Gustave Perrot, frère de l’inspecteur des Bouches-du-Rhône, obtient ainsi le premier poste du Vaucluse. Les premiers inspecteurs sont recrutés parmi des proches des autorités locales et le plus souvent, dans le choix de ces hommes, le préfet accorde la priorité aux compétences administratives. De 1838 à 1869, cinq inspecteurs se succèdent dans le Vaucluse. Parmi eux des employés de préfecture, un sous-chef de bureau de préfecture, un préposé d’un hospice dépositaire. Être rompu aux questions d’administration, de gestion d’un service de préfecture et, implicitement, avoir le sens de la hiérarchie préfectorale : tels sont les pré-requis à la fonction d’inspection dans le Vaucluse, mais aussi dans l’Eure ou encore l’Hérault où les premiers inspecteurs sont aussi des hommes de la préfecture, aux compétences administratives affirmées, notamment ancien employé à la vérification des poids et mesures, chef de bureau de division des communes ou encore chef de bureau de la division des travaux publics.

5Dans le Rhône, la création d’une inspection fait suite à une tournée de l’inspecteur général des établissements de bienfaisance, de Watteville, en août 1842. Ce dernier propose la nomination du docteur Landry mais le président du Conseil d’administration des Hospices civils explique que « les idées de [s]es collègues semblent se fixer de préférence sur quelques hommes de la localité, dont l’aptitude pour l’emploi dont il s’agit leur est expérimentalement connue »6. Ainsi, l’administration préfectorale ou hospitalière entend ne pas nommer des inconnus au poste d’inspecteur même si, dans ce cas, la volonté de ne pas se plier à l’intervention de l’administration centrale n’est pas étrangère au choix de la commission7. Dans la plupart des cas, la dernière fonction exercée par les recrutés dans l’inspection montre l’attention portée à la proximité du candidat de l’administration préfectorale.

2) Les candidats à l’inspection

6Dans l’Hérault, les candidats à un poste d’inspecteur sont connus8. Sept lettres de candidatures montrent à quels autres candidats ont été préférés les recrutés dans l’inspection. Elles couvrent les années 1863-1864. Elles prouvent l’attrait de la fonction en même temps qu’elles soulèvent le voile sur ceux qu’elle séduit. Enfin, elles mettent en valeur les arguments et les stratégies mises en œuvre par leurs auteurs9.

7Pour défendre sa candidature, un premier argument déployé est la référence à ses relations10. Le candidat s’inscrit dans un réseau d’influence qu’il décrit et nomme. Ce réseau garantit sa moralité et son aptitude aux fonctions sollicitées. Pourtant, il n’est pas fait allusion à cette fonction et à ses éventuelles spécificités (encadré 1).

8Une deuxième argumentation mise en œuvre dans ces lettres de candidature est la valorisation d’une expérience administrative. Le candidat énumère son activité passée, ses fonctions et ses titres. C’est son parcours professionnel ici qui garantit ses compétences ; chacune des positions acquises dans sa carrière est la preuve de sa capacité à accéder à un nouveau poste. La nomination à ce poste est présentée comme une étape dans un processus de promotion globale, justement méritée du point de vue de la compétence mais aussi de la fidélité administrative du candidat. C’est ce type d’argumentation qui a retenu l’attention du préfet de l’Hérault (encadré 2).

9Une dernière forme argumentaire concerne deux lettres sur les sept de notre corpus. Elle souligne, outre les qualités morales du candidat, le besoin qu’il a du poste. Le candidat est chargé de famille, en proie à des difficultés financières qu’il dit passagères. Des lettres d’appui émanant des pouvoirs publics communaux témoignent de sa triste position comme de l’intérêt que présente sa famille. Ce type de candidature place son auteur dans une position de subordonné et d’administré. Que le préfet accueille sa requête avec bienveillance et le candidat lui promet dévouement et obéissance, (encadré 3, p. 104).

10La diversité de ces arguments suggère qu’il n’y a pas, sous le Second Empire, une codification rigide des procédures de candidatures. Cependant, dans aucune de ces lettres, la fonction d’inspection ni même le rôle de l’inspecteur auprès des enfants assistés n’ont été évoqués par les candidats. Chacun présente au préfet les garanties dont il peut se prévaloir, sans procéder à la mise en évidence d’une adéquation entre son expérience et le profil du poste. Ce n’est pas la fonction ni ce qu’elle représente qui attire le candidat, c’est la position qu’elle donne à celui qui est à la tête du service des Enfants assistés au sein de la préfecture qui le séduit. Sous le Second Empire, la position de chef de service explique en partie l’attrait du poste.

11En 1860, les inspecteurs généraux, au terme de leur enquête concluent « que ce personnel est non seulement au niveau de ses fonctions mais qu’il compte même des hommes très-distingués [sic] choisis dans l’administration, le corps médical, l’ordre judiciaire, l’enseignement, l’armée ou la presse »11. L’éventail des profils s’est élargi avec notamment la présence de dix-neuf docteurs en médecine, dont trois seulement avaient exercé leur art. Les milieux professionnels d’origine des inspecteurs en 1860 sont précisément ceux observés après 1869 et ce, jusqu’au début du XX^e siècle.

II. – 1870-1906 : les procédures du recrutement

1) L’évolution de la législation

12La reconnaissance de l’inspection comme fonction publique en 1869 entraîne une législation nouvelle qui précise les règles de recrutement des nouveaux fonctionnaires. Le premier, le décret du 31 juillet 1870, fixe les cadres de l’inspection et les conditions requises pour intégrer la fonction. Il est suivi des décrets de mars 1887 et mai 1904 qui élargissent les possibilités d’entrée dans l’inspection comme en témoigne le tableau 1. Il fait le point sur les profils possibles des candidats au poste d’inspecteur et de sous-inspecteurs entre 1870 et 1904.

Tableau 1. – Évolution des profils possibles de fonctionnaires de l’inspection aux décrets du 31 juillet 1870, 8 mars 1887 et 7 mai 1904

13Quatre secteurs d’activité se distinguent dans cette liste des candidats possibles à l’inspection : le champ administratif, l’exercice d’une fonction administrative dans une préfecture ou une mairie autorise la candidature ; le champ médical, aux docteurs en médecine sont venus s’ajouter les pharmaciens comme candidats possibles à l’inspection ; le monde de l’assistance publique avec le personnel administratif d’établissements de bienfaisance ; enfin, le milieu de l’enseignement qui comprend les instituteurs et les inspecteurs de l’enseignement. Au regard de ces critères de sélection, l’expérience administrative est une des valeurs requises des candidats. Celui qui a déjà intégré l’administration, qu’elle soit communale, préfectorale ou centrale, est un candidat connu qui a la notion de la supériorité hiérarchique. En outre, l’administration centrale dispose sur son compte de renseignements précis concernant son attitude et ses aptitudes. L’expérience dans le domaine des pratiques charitables est aussi une de ces garanties qu’exige l’administration supérieure ; elle n’en est pas moins une expérience administrative. C’est l’expérience de l’administration de l’assistance qui est souhaitée. Le choix de ces fonctions requises correspond aux profils des premiers inspecteurs. Le législateur plaide pour la continuité.

2) De la candidature à la nomination

14Dans le département de l’Hérault, des lettres de candidature à un poste dans l’inspection, les échanges entre le ministre de l’Intérieur et le préfet montrent quelles sont les procédures concrètes d’accès à la fonction. Écrites entre 1888 et 1900, ces lettres mettent en évidence les qualités que revendique chaque candidat ; ce sont celles qui sont supposées attendues de la fonction d’inspection. En outre, elles éclairent l’attrait qu’a pu avoir l’inspection pour certaines professions établies. Mais rien dans ces lettres, ni dans d’autres sources du reste, ne permet de dire avec précision ce qui a réellement motivé les candidats. Sans doute leurs motivations étaient-elles aussi diverses que leurs profils. Parmi les auteurs de trente-six lettres, dix-neuf sont instituteurs12, sept employés de préfecture et deux sont docteurs en médecine.

15Désormais, les candidats font valoir leurs aptitudes plus que leurs réseaux de relations ou le besoin qu’ils ont de la fonction. Mais ils sont encore peu éloquents sur ce qui motive leur candidature, même si chacun entend servir la République comme ce candidat :

« En ma qualité d’instituteur et de citoyen, j’ai eu l’occasion de prouver mon profond dévouement aux institutions républicaines et je dois ajouter que les opinions politiques de ma famille sont aussi connues que les miennes car il n’y a pas de sacrifices qu’elle n’ait consenti pour la défense de ses convictions démocratiques, je veux dire de la république. En m’appelant à ce poste vous aurez en moi un fonctionnaire aussi dévoué au triomphe de ses convictions républicaines qu’au parfait accomplissement de ses devoirs professionnels »13.

16Un docteur en médecine qui sollicite un poste d’inspecteur fait lui aussi valoir ses titres et son attachement à la République. Il joindra toutefois à sa lettre celle d’un député de l’Hérault qui le recommande à la sollicitude du ministre :

« Mes titres scientifiques (bachelier ès lettres, bachelier ès sciences, docteur en médecine), ma profession de médecin que j’exerce depuis bientôt douze ans ; mes fonctions de médecin du bureau de bienfaisance et d’inspecteur sanitaire des écoles de Béziers m’autorisent, je crois, suffisamment à vous demander la faveur d’entrer dans l’administration de la Santé et de l’Assistance publiques.
Soldat de l’idée républicaine depuis l’âge d’homme, je me sens capable d’apporter dans cette fonction spéciale, avec mon entier dévouement à la République, les aptitudes particulières qu’elle exige »14.

17Cette inscription des candidats dans l’histoire politique nationale s’explique par le souci des administrateurs de s’entourer d’un personnel dévoué à leur idéal républicain. Il y a dans la force de la conviction républicaine qui est affichée, une stratégie de candidat. En outre, entre 1890 et 1900, compte tenu de l’âge minimal (30 ans) et maximal (45 ans) requis pour l’accès à un poste, les candidats sont issus des générations nées au cours des années 1845-1870. Elles mêlent, pour les générations les plus anciennes, des candidats ayant fait leur formation au cours des dernières années du Second Empire à des candidats, plus nombreux, compte tenu du nombre de générations concernées, formés sous la République des Opportunistes ce qui explique en partie l’attachement aux valeurs républicaines.

18La candidature reçue à la préfecture, le préfet s’enquiert alors auprès du maire de la commune où habite le candidat sur ses titres et ses aptitudes. Celui-ci est souvent prompt à répondre et à soutenir la candidature de son administré (encadré 4, p. 108).

19Bien souvent, ceux qui remplissent les conditions requises voient leur candidature mise en attente car il est difficile d’entrer dans l’inspection. En 1888, « le chiffre de candidatures est hors de proportion avec celui des vacances. Aussi un très grand nombre de demandes [...] fort dignes d’intérêt ne sauraient-elles aboutir, faute de places »15. Aussi, nombreux sont ceux qui renouvellent leur candidature. Parmi eux, les instituteurs sont particulièrement tenaces. En 1895, « la rareté des vacances et la multiplicité des demandes, pour ne parler que des plus dignes de bienveillance, rendent extrêmement difficile le succès d’une candidature aux fonctions dont il s’agit. Beaucoup d’instituteurs très bien notés [...] sont en instance depuis plusieurs années et ne parviendront pas à être nommés faute de place »16. Quels sont ceux qui ont donc été retenus parmi les nombreux candidats ?

3) Les caractéristiques des recrutés

20La dernière situation professionnelle de 120 fonctionnaires avant leur entrée dans l’inspection entre janvier 1872 et janvier 1907 – avant que le recrutement se fasse sur la base d’un examen – est connue. Quatre milieux socioprofessionnels au moins sont représentés : le monde médical, le monde de l’administration, celui du politique, enfin celui de l’assistance et de l’éducation, deux milieux proches. En effet, les valeurs républicaines attachées à la fonction d’instituteur, leur emploi de secrétaire de mairie qui les met en liaison avec l’inspection des Enfants assistés et le service de la Protection du premier âge, autorisent cet amalgame. Les champs de recrutement des fonctionnaires de l’inspection sont restés sensiblement les mêmes que ceux qui ont prévalu avant 1869, au moins jusqu’en 1907. Bien entendu, ces domaines ont été profondément modifiés sous l’effet de transformations politiques et sociales, mais ils n’en demeurent pas moins des milieux dans lesquels gravitent des individus formés sur des modèles proches.

21Parmi les 120 fonctionnaires dont on connaît la situation à l’entrée, 68 docteurs en médecine sont entrés dans l’inspection entre 1872 et 1906. En 1872, ils sont vingt à diriger les services départementaux des Enfants assistés sur quatre-vingt-neuf ; autrement dit, plus d’un inspecteur sur quatre a le titre de docteur en médecine. Les employés de mairie, de préfecture ou du ministère de l’Intérieur qui représentent le milieu de l’administration sont vingt-quatre. Moins nombreux sont ceux qui caractérisent le monde de l’assistance et de l’éducation, les instituteurs, les inspecteurs de la Seine ou les économes des Hôpitaux, fonctions que la République sociale a particulièrement mises en valeur. Ils sont douze à être entrés dans l’inspection avant 1907. Quant au milieu politique représenté par les maires, les conseilleurs généraux, les préfets et les sous-préfets, il est représenté par neuf fonctionnaires. Le champ de l’administration est donc particulièrement représenté avant 1907, deux fois plus que celui de l’administration de l’assistance. Enfin sept fonctionnaires venaient de milieux très divers : par exemple, on note un comptable, deux notaires, un journaliste.

22La diversité des fonctions s’explique sans doute par le désir de l’administration centrale de ne pas créer un corps qui serait perçu comme le prolongement d’un autre corps, en particulier celui des instituteurs mais aussi celui des docteurs en médecine. Ce qui consiste à créer un corps autonome qui ne soit pas dans la mouvance d’un autre corps. L’enjeu est de taille puisqu’il conduit à asseoir l’autorité de l’administration centrale et à éviter par la constitution d’un groupe d’origine varié toute forme d’allégeance corporatiste. La question des docteurs en médecine surtout confirme cette volonté de l’administration de disposer d’un corps autonome. Dès le début des années 1870, les premiers, les médecins, se sont indignés de ce que l’inspection ne leur soit pas exclusivement confiée. En 1872, le docteur Brochard est parmi les plus virulents :

« Nul en France ne peut devenir inspecteur des forêts s’il n’a fait des études principales et s’il ne connaît l’anatomie et la physiologie végétales. Nul ne peut devenir inspecteur des haras, s’il n’a étudié l’anatomie et la physiologie du cheval. Mais pour devenir inspecteur des enfants trouvés, il n’y a nul besoin de connaître l’anatomie et la physiologie humaines. Il suffit d’être étranger à ces sciences et de ne rien savoir en hygiène et maladies infantiles »17 (encadré 5).

23Au même moment, des conseillers généraux rejoignent les conclusions du docteur Brochard. À partir de ces années, une bonne partie des critiques contre l’inspection repose sur le fait qu’elle n’est pas composée de médecins exclusivement. Un projet de modification de la loi Roussel suggère que l’inspecteur soit obligatoirement un docteur en médecine. Jusqu’en 1914, le débat est récurrent mais l’administration s’oppose à cette modification des conditions de recrutement. Sans doute craint-elle aussi le clientélisme qui pourrait tenter l’inspecteur médecin.

24Les parcours de quelques fonctionnaires éclairent, en dehors de l’expérience ou des compétences professionnelles des candidats, les valeurs sur lesquelles l’administration centrale a dû se fonder pour opérer à leur recrutement.

25Antoine Favre est conseiller général quand il est nommé sous-inspecteur du département du Rhône. Né en Isère en 1824, il est bachelier ès lettres quand il entre aux Contributions directes. « En politique, M. Favre a toujours montré des convictions républicaines »18. En septembre 1870, il est élu maire d’une commune de l’Isère et, quatre ans plus tard, il entre au Conseil général de l’Isère. « Il s’est créé dans le département de précieuses relations avec quelques notabilités républicaines notamment avec M. Antoine Dubost, député, qui appuya sa candidature à la sous-inspection des enfants assistés du Rhône où il est nommé par arrêté ministériel du 7 juillet 1879 »19.

26Pirodon, graveur de métaux de formation, est conseiller général du Rhône de 1871 à 1876. Le 7 juillet 1879, il est nommé sous-inspecteur des Enfants assistés de ce département.

« Au point de vue politique, il a des opinions Républicaines bien connues et datant de longtemps. Pendant les dernières années de l’Empire, il s’occupait déjà de politique militante et lors des événements de 1870-1871 il prit une part active à l’organisation des groupes de la Démocratie. Il se fit remarquer dans les réunions publiques qu’il fréquentait assidûment et fut élu membre du Conseil Général. Dans cette assemblée, il appartenait au groupe le plus avancé »20.

27Capelet fut avocat à Mâcon de 1872 à 1880 après avoir été le fondateur et le rédacteur en chef du Républicain de l’Allier puis rédacteur de L’Alliance républicaine de 1870 à 1872. En 1880, il est nommé sous-préfet de Bar-La-Seine, puis en 1883 d’Hazebrouck où il reste en fonction jusqu’en 1888, date à laquelle il est nommé secrétaire général de la préfecture de Seine-et-Marne. En 1891, il est nommé inspecteur des Enfants assistés de la Charente. On l’aura compris, Capelet « est un républicain très ferme »21.

28Le Parisien Henri Lefort est aussi un républicain de la première heure puisqu’à vingt ans, en 1848, il est sur les barricades. « Il s’était entraîné à servir la République en combattant l’Empire »22. Signalé comme ennemi de ce régime, menacé de déportation, ce publiciste, docteur en droit, a finalement eu « le double honneur d’être exilé avec Victor Hugo »23. En 1870, il est nommé sous-préfet de Saint-Malo avant d’être nommé préfet de Haute-Loire. Lefort, nommé inspecteur des Enfants assistés du Calvados, « continue dans la mesure de ses loisirs, de s’occuper des affaires politiques du Calvados. Il est à Caen, un des hommes du parti républicain »24.

29Le sous-inspecteur Roux entre en fonction en avril 1886, dans le Vaucluse. Originaire de Côte-d’Or, il entre dans la presse en 1869 et, dès l’année suivante, il est condamné à quinze jours de prison pour avoir signé un article contre « le plébiscite »25. De 1871 à 1885, il est rédacteur en chef de journaux républicains tels que Le Progrès de Saône-et-Loire, L’Avenir républicain de l’Aube, L’Union républicaine du Jura. L’année même de sa nomination au poste de sous-inspecteur en 1885, le préfet le signale au ministre : il « présente les capacités nécessaires pour occuper un meilleur poste »26. M. Roux est d’autant plus digne d’intérêt qu’il est « apparenté avec un proscrit du 2 décembre M. Lazare Duvergne de Blanzy duquel il a épousé la fille »27.

30Nicolas Delang est nommé sous-inspecteur des enfants assistés du Nord après avoir été notaire dans les Vosges. Il exerça les fonctions de conseiller municipal à Gérardmer et de délégué cantonal d’instruction primaire. Un fait est rappelé à plusieurs reprises dans son dossier qui traduit le sacrifice d’un père à la Nation : Delang a perdu son fils « mortellement frappé à son poste d’un éclat d’obus le 22 octobre 1870, il ne lui reste qu’une fille »28.

31Amédée Beretta, entre dans l’inspection du Rhône en juillet 1879 après avoir exercé les fonctions de comptable au Mont-de-Piété. En mai 1883, un commissaire est chargé d’enquêter sur ce fonctionnaire car « M. Beretta qui est un homme remuant s’est toujours occupé de politique militante dans le sens républicain. Il a pour ainsi dire toujours fait partie du Comité central dont il a été à un certain moment un des membres les plus actifs. Il a également fait partie du Comité de l’assistance démocratique dont il a été successivement secrétaire et trésorier »29. Son militantisme politique ne pouvait être ignoré du ministre au moment où il est recruté.

32Ces hommes recrutés dans l’inspection sont impliqués dans l’action républicaine même si leur âge et la période à partir de laquelle ils ont soutenu la République conduisent à penser que leur républicanisme n’est pas fondamentalement identique pour chacun d’eux. Des générations de Républicains se croisent et le terme recouvre ici l’adhésion à une forme de gouvernement distincte des précédentes. Ces renseignements recueillis dans leur dossier montrent l’intérêt de l’administration centrale et préfectorale pour ces questions politiques. Elles ont été un élément déterminant dans le recrutement de ces hommes, recommandés par des personnalités républicaines influentes.

33Avant d’être nommé sous-inspecteur dans les Landes 1894, Borel était instituteur dans les Basses-Alpes. « Il est dévoué [...]. M. Borel est républicain »30. Thomas, quant à lui, « d’une réelle valeur pédagogique [...], est un ancien instituteur de la Marne qui a dû à la protection de M. Bourgeois, ministre de l’instruction publique, d’entrer dans le service des enfants assistés »31. Picard est instituteur à Saint-Vivier en Gironde quand il est nommé sous-inspecteur du Rhône en 1893. Il fait preuve « d’un excellent esprit et d’un très grand dévouement »32. Ce sont les appuis dont ont pu bénéficier ces hommes qui ont déterminé leur sélection parmi les autres candidatures d’instituteurs. Le soutien de Léon Bourgeois a été déterminant pour l’entrée dans la carrière de Thomas ; il confirme la force du favoritisme.

34Bernis est nommé sous-inspecteur du Rhône en 1889. Ce fonctionnaire « d’un naturel doué de beaucoup de vivacité »33 fut employé de la préfecture des Basses-Pyrénées pendant sept ans. Arnaud, sous-inspecteur des Enfants assistés du Rhône en 1902, fut successivement percepteur des Contributions directes puis employé à la direction de l’Assistance et de l’Hygiène publiques. « C’est un fonctionnaire sincèrement républicain »34. Sa position dans ce service à l’administration centrale a sans doute été un critère de sélection pour ce candidat. En 1879, Grenier est nommé employé au ministère de l’Intérieur. En 1892, il est rédacteur principal. L’administration retient de lui ses campagnes militaires contre l’Allemagne en 1870-1871 et ce fait sinistre : « la maison de cette honorable famille à Mézières a été incendiée dans l’horrible nuit du 31 décembre au 1^er janvier 1871 par [les Prussiens] alors que Madame Grenier et deux de ses enfants périrent dans les flammes »35. La présence dans son dossier de lettres de recommandation relatant cet épisode douloureux de sa vie montre que le candidat est par ce fait digne d’intérêt. Ici encore est valorisée une épreuve subie dans le cadre de la défense de la Nation. Grenier est nommé inspecteur de l’Assistance publique en 1901. Xavier Rouveyre entre à la mairie de Montélimar en 1874 comme employé et atteint le grade de secrétaire en chef en août 1882. Il y reste en fonction jusqu’en mai 1889 date à laquelle il est nommé sous-inspecteur du Rhône. Pisson, quant à lui, est secrétaire de maire avant d’être nommé sous-inspecteur du Gard en 1882. « C’est un fonctionnaire intelligent [...] très dévoué au Gouvernement de la République »36. Les renseignements sur ces recrutés les rapprochent des instituteurs. Ici encore, les appuis et recommandations dont ils ont dû bénéficier, le contenu de leur dossier administratif, ont déterminé leur recrutement.

35En définitive, quelle que soit la dernière fonction exercée, le parcours de ces hommes recrutés dans l’inspection montre leur attachement à la République. Une démarche politiquement marquée ou, plus discrètement, l’affichage de sa préférence politique, une adhésion à la République sociale par l’exercice de la profession d’instituteur, la participation à son entreprise assistancielle, caractérisent ces hommes. S’il est impossible, compte tenu de nos sources, de préciser les tendances politiques auxquelles rattacher ces républicains, l’intervention sur le terrain qui caractérise leur exercice est difficilement conciliable avec une doctrine libérale. Ils appartiendraient plutôt à la sphère des Républicains démocrates qui voit dans l’interventionnisme d’État le correctif nécessaire au libéralisme37.

36Les recherches menées sur des corps d’administration montrent l’universalité de l’affichage politique comme critère de sélection38. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’il s’agit de recruter des inspecteurs du service des Enfants assistés que l’administration centrale est attentive à l’appartenance politique des candidats. Les difficultés dans lesquelles se trouvent enlisés les Républicains, dans les années 1870-1890, les ont conduits, comme les régimes antérieurs, à s’entourer d’administrateurs et de fonctionnaires sûrs.

37Le parcours de ces fonctionnaires souligne également une caractéristique commune : les nouveaux fonctionnaires, recrutés au grade d’inspecteur, sont assez fortement impliqués dans la vie locale par leur activité professionnelle ou leur militantisme39. Cette inscription dans le local républicain semble moins forte pour ceux qui ont été recrutés au grade de sous-inspecteur. Elle conditionne en partie la position hiérarchique du recruté dans l’inspection.

4) La question des femmes sous-inspectrices

38L’histoire des femmes dans l’inspection de l’Assistance publique est une histoire en pointillés. Ce n’est qu’en 1923 que les femmes sont définitivement introduites dans le corps de l’inspection mais aux seuls grades de sous-inspectrices et commis d’inspection. Pourtant, une première expérience avait été tentée de 1888 à 1913. Vingt-cinq années qui vont peser lourdement sur le destin des femmes administratrices des services d’assistance. Dès 1904, le bilan est sans appel : « l’expérience [...] a déjà été faite et elle a été concluante dans le sens de la négative »40.

39Le décret du 8 mars 1887 prévoyait la présence de femmes dans les deux grades de l’inspection. Une stricte égalité entre les fonctionnaires hommes et femmes était établie du point de vue du traitement et de l’avancement. Trois quarts des sous-inspectrices seraient choisies parmi les institutrices des écoles primaires et les directrices des écoles maternelles c’est-à-dire des femmes que leur position mettait au contact des enfants. Cette proximité avec ceux qui allaient devenir l’objet de leur surveillance n’était pas requise des sous-inspecteurs de l’autre sexe. Cette spécificité des profils féminins caractérise la position dans le service que le législateur entendait donner aux femmes. Les compétences des unes et des autres sont complémentaires mais, paradoxe d’une complémentarité qui établit en même temps une hiérarchie des compétences, celles des femmes ne sont pas indispensables. En effet, le décret de 1887 établit que, « dans les départements pourvus de deux sous-inspecteurs, au moins un des emplois pourra être remplacé par un emploi de sous-inspectrice »41. Neuf départements sont concernés par cette disposition mais en 1888, trois femmes seulement sont recrutées au poste de sous-inspectrice : dans l’Eure, le Nord et les Bouches-du-Rhône.

40Lorsqu’en 1898, une institutrice de l’Hérault sollicite un poste de sous-inspectrice des Enfants assistés, Henri Monod lui répond qu’il n’existe plus que deux postes de sous-inspectrices, l’un à Lille, l’autre à Marseille, et tous deux sont pourvus de titulaires et « il ne sera sans doute plus créé d’emploi de cette nature »42. Après dix ans d’expérience, le bilan est dressé ; la direction de l’Assistance et de l’Hygiène publiques, sur la question de l’opportunité d’un recrutement féminin, a conclu par la négative. Mme Jobbé Duval avait quitté son poste dans l’Eure en 1895. Mme Verier de Labeaume du Nord prendra sa retraite en avril 1907. Mme Arnaud, sous-inspectrice dans les Bouches-du-Rhône, est proposée pour un poste d’inspectrice à Mont-de-Marsan mais, mariée à un fonctionnaire en exercice à Marseille, elle refuse cette promotion. Elle exercera jusqu’en 1913. En dépit d’une proposition de promotion, cette expérience sera un des arguments pour refuser jusqu’en 1923 l’entrée des femmes dans le corps.

41Ce sont les conditions d’accès de ces femmes dans le corps qui conduisent aux critiques dont elles sont l’objet, comme l’explique l’inspectrice générale de l’Enfance, Hélène Moniez. « On a donné ces postes au hasard des recommandations politiques et, de préférence à des veuves de fonctionnaires dont la situation paraissait digne de compassion [...]. Ce sentiment, sans doute fort louable quand il se borne à l’attribution d’un bureau de tabac, peut avoir les plus graves conséquences quand il livre l’accès d’une fonction publique [...]. Il était inévitable que des mécomptes se produisent pour des fonctionnaires femmes qui n’avaient justifié d’aucune garantie pour entrer dans les services dont elles ignoraient complètement le fonctionnement »43. Ces caractéristiques du recrutement des femmes ne sont pas spécifiques à l’inspection des Enfants assistés. La veuve et l’orphelin du fonctionnaire sont des figures récurrentes dans l’administration de la fin du xix^e siècle. C’est l’idée d’assistance et non d’égalité entre les deux sexes qui préside au recrutement des rares femmes dans la fonction publique, en dehors de l’administration des Postes et Télégraphes et de l’Instruction publique44. Cette pratique perdure au moins jusque dans les années 1920. Ainsi, au regard des règles implicites de recrutement des hommes de l’inspection, c’est parce que ces femmes étaient étrangères aux champs d’activité dont peuvent se prévaloir les hommes recrutés au même grade qu’elles, que leur activité est jugée avec sévérité. Une autre explication à cette réticence à nommer des femmes dans l’inspection réside dans des considérations financières. Des « dames déléguées » bénévoles étaient recrutées par des Conseils généraux pour effectuer des visites ponctuelles auprès de familles, de femmes ou d’enfants secourus pour lesquelles elles étaient indemnisées45. Aussi, en refusant ou limitant l’accès des femmes fonctionnaires de l’inspection, l’administration centrale réalise-t-elle une économie substantielle sans se priver des compétences féminines qu’elle ne nie pas complètement. Elle favorise l’action bénévole en faveur de l’enfance, champ traditionnellement investi par les femmes, les « patronesses » ou « visiteuses ».

42De façon générale, si l’introduction des femmes dans l’administration est lente c’est que l’opinion n’est guère favorable à leur entrée en dépit du développement de l’enseignement secondaire féminin. À partir de 1890, « la féminisation » des bureaux émeut le personnel administratif masculin. Le mot, qui apparaît au cours de ces années, désigne une augmentation réelle des effectifs de femmes dans les bureaux de certains ministères ou de préfectures. Dans l’administration des Postes, le nombre de femmes passe de 1000 en 1884 à 5000 en 1895. En 1899, 7000 femmes sont employées dans les Postes46. Mais, la situation qui leur est faite du point de vue de leur carrière n’est pas égale, loin s’en faut, à celle des hommes. Il faut attendre le tournant du siècle pour que les femmes investissent les bureaux de tous les ministères. Trois phénomènes expliquent cette entrée des femmes : les pressions qu’exercent celles formées dans l’enseignement secondaire ; à partir de 1887, le développement rapide, dans les bureaux, de la machine à écrire qui va conduire à la disparition de la figure traditionnelle de l’expéditionnaire au profit de celle, moderne, de la dactylographe ; enfin, la crise du recrutement dans la fonction publique à partir de 1905 qui touche tous les corps et tous les grades47.

43En ce qui concerne plus précisément l’administration de l’assistance, les réticences à l’entrée des femmes dans ce milieu – malgré leur forte présence dans les œuvres de bienfaisance – sont liées aux spécificités mêmes du champ investi c’est-à-dire à la nécessité d’allier esprit généreux et maîtrise des dépenses. Or, cette dernière qualité qui fait défaut aux femmes48. En dépit des résistances et de la spécificité du domaine d’intervention, on observe toutefois quelques postes à haute responsabilité tenus par des femmes. Le service des inspectrices générales de l’enfance est créé en 1900 « après de longs et persévérants efforts »49. Il est moins chargé que celui des hommes et les inspectrices ne font pas partie du Comité de l’inspection générale administrative. En 1901, quatre inspecteurs généraux sont membres du Conseil supérieur, il n’y a aucune femme parmi eux. « Les traitements sont, bien entendu, proportionnels au travail et varient entre les inspecteurs et les inspectrices du simple au double »50.

44Pour l’inspection départementale, l’essentiel des débats se déroule autour de l’élaboration du projet de loi sur le service des Enfants assistés qui sera voté en juin 1904. Les arguments avancés par les adversaires comme par les partisans de l’entrée des femmes dans l’inspection sont de nature complexe. L’intérêt des femmes est avancé par les opposants à leur entrée et ce, sous le couvert de préoccupations galantes. Les tournées d’inspection peuvent être difficiles, notamment dans les départements où les voies de communication sont frustes. Des difficultés que « la résistance des femmes, malgré leur bonne volonté, ne leur permettrait pas souvent de vaincre »51. D’autre part, « on peut se trouver en présence de garçons de 18 à 21 ans, dont certains ont des tendances qui exigent leur envoi dans les colonies pénitentiaires, qu’il faut accepter de loger dans des auberges destinées à des rouliers, où on ne trouve qu’une nourriture grossière et l’absence absolue de confort, même élémentaire »52. Un autre argument avancé pour s’opposer à l’entrée des femmes est l’intérêt du service. La question des compétences administratives des femmes est celle qui se pose avec le plus d’acuité. Les nombreux textes législatifs qui organisent l’Assistance publique sont complexes ; les inspecteurs en conviennent. Cependant, il « y a dans les questions d’assistance un point sur lequel la femme a une aptitude spéciale c’est la question du sentiment »53 point sur lequel tous s’accordent. Mais ceux qui s’opposent à l’entrée des femmes estiment que le sentiment ne doit pas dominer dans les questions d’assistance et que si tel était le cas « on irait aux abîmes », même s’« il est bon cependant qu’il y soit représenté »54. Au terme de ce débat, le texte de loi du 27 juin 1904 ne précise pas le sexe des fonctionnaires de l’inspection. Le 15 juillet de cette année, dans une circulaire aux préfets, Henri Monod reconnaît qu’il y a des circonstances où « les femmes peuvent être utilement employées à visiter des enfants »55 et propose aux Conseils généraux de créer des emplois de visiteuses. Le décret du 28 juillet 1906 relatif au personnel de l’inspection n’est pas explicite : il n’est fait mention que d’inspecteurs et de sous-inspecteurs. De là à conclure qu’il s’agit du seul sexe masculin...

III. – De l’examen au concours

1) Un premier pas : l’examen de 1906

45Le décret du 28 juillet 1906 détermine de nouvelles conditions d’entrée dans l’inspection. Désormais, nul ne peut être nommé fonctionnaire de l’inspection s’il n’a satisfait aux épreuves d’un examen d’aptitude. Le même décret établit un nouveau grade dans le corps : celui de commis d’inspection. La fonction est modeste mais elle offre la possibilité d’accéder au grade de sous-inspecteur.

a) Des garanties minimales requises

« Le décret du 8 mars 1887 a réglé le recrutement des inspecteurs de l’Assistance publique [...]. Pendant quelques années, les choix faits parmi ces catégories de fonctionnaires pour l’inspection des enfants assistés s’inspirèrent assez directement des intérêts de l’Administration. Mais, un peu à la fois, les choses changèrent : les sous-inspecteurs qui pouvaient justifier des meilleurs titres à l’inspection, furent de plus en plus rarement nommés chefs de service. En revanche, on appela à ces fonctions des pharmaciens que n’enrichissait point leur commerce, des médecins sans clientèle, des inspecteurs primaires qui n’avaient point réussi dans l’enseignement [...].
Le devoir social auquel le vote de lois nouvelles donnait un caractère si élevé et qui exigeait tout à la fois des connaissances techniques si étendues et toutes les qualités morales qui distinguent l’homme de bien était remis entre les mains de candidats auxquels on ne réclamait guère que cette seule garantie : la preuve de leur échec dans une carrière antérieure »56.

46Ce texte de 1905 de l’inspectrice générale de l’Enfance, Hélène Moniez, témoigne de troubles dans l’inspection liés au mode de recrutement et interroge sur les motivations des candidats à l’inspection. C’est d’ailleurs au tournant du siècle que se multiplient les allusions à des difficultés de recrutement des fonctionnaires de l’inspection. De plus, des tensions entre l’administration centrale et les fonctionnaires de l’inspection se cristallisent autour de la question du recrutement direct au grade d’inspecteur qui entrave la carrière et l’avancement des sous-inspecteurs. En 1904, des sous-préfets sont nommés directement inspecteurs. « Ces nominations causèrent une émotion de plus en plus vive dans le corps des sous-inspecteurs, auxquels elles enlevaient l’espoir de devenir à leur tour chef de service et, comme les sous-préfets n’étaient point nommés par le décret de 1887, on demanda au Conseil d’État d’annuler ces dernières nominations. La haute assemblée reçut le recours et cassa toutes les nominations de sous-préfets à l’inspection du service des enfants assistés »57. L’association des fonctionnaires de l’inspection, créée en 1900, est probablement à l’origine de ce pourvoi devant le Conseil d’État. Mais le décret du 7 mai 1904 classe parmi les candidats admissibles aux fonctions d’inspecteur, les sous-préfets et les secrétaires généraux de préfecture, seules modifications apportées au précédent décret de 1887. « Le Conseil d’État n’avait plus à reconnaître désormais des nominations qu’il plairait à l’administration de faire dans cet ordre d’idées. La protestation des fonctionnaires lésés avait permis d’ériger une exception en principe : désormais, tous les transfuges des autres carrières pouvaient aspirer aux fonctions de l’assistance publique »58.

47C’est un double processus qui a conduit à l’adoption de l’examen comme mode d’entrée. D’une part, la volonté de soustraire les candidats de l’inspection aux pratiques de favoritisme jusqu’alors courantes, a conduit le législateur à définir un recrutement qui limite le pouvoir de nomination du ministre. D’autre part, au moment où se développent les thèses solidaristes, le vote des lois sociales a mis en lumière les professionnels chargés de les mettre en œuvre, d’où la nécessité d’établir un seuil minimal de compétence du fonctionnaire. L’élaboration de la loi de juin 1904 sur les enfants assistés a particulièrement contribué à l’observation des compétences professionnelles des inspecteurs en exercice. En 1892, au moment du dépôt à la Chambre des députés du projet de loi sur le service des Enfants assistés, une réforme du mode d’entrée des fonctionnaires de l’inspection est proposée. En février 1904, devant le Sénat, Paul Strauss met l’accent sur les « garanties sérieuses » dont devra justifier le futur personnel qui sera chargé de l’application de la nouvelle loi en préparation59. Les garanties dont il s’agit visent à protéger l’administration et les administrés d’un fonctionnaire incompétent mais aussi les candidats à l’inspection qui devraient voir écarter « le danger de se voir préférer un concurrent moins instruit et moins laborieux »60. L’examen soustrait en effet « les futures nominations d’inspecteurs et de sous-inspecteurs des enfants assistés aux influences politiques »61. L’ensemble des fonctionnaires de l’inspection en exercice doit aussi applaudir cette mesure. Les chefs de service « qui se sont toujours efforcés d’obtenir leur avancement par le zèle et le dévouement qu’ils apportaient dans l’accomplissement de leurs délicates fonctions sont assurés que des nominations d’inspecteurs absolument étrangers aux services d’assistance ne viendront plus bouleverser profondément les cadres du personnel »62. Cette attention portée au recrutement des fonctionnaires de l’inspection entraîne la promotion du corps dans la hiérarchie des groupes professionnels constitués. La mise en place d’un nouveau grade, celui de commis d’inspection, qui élève de fait à un grade supérieur les deux grades d’inspecteur et de sous-inspecteur participe de cette même valorisation des cadres de l’inspection.

b) Les changements introduits

48La commission qui procède à l’examen et devant laquelle le candidat se présente est composée de personnalités du csap, de la Direction de l’A.P. et d’un inspecteur du service. Le programme de l’examen éclaire le rôle attendu des fonctionnaires de l’inspection. Il comprend trois sections : l’assistance publique et privée aux adultes et aux enfants, l’hygiène, le droit (annexe 4). Les connaissances exigées en matière d’assistance et d’hygiène de l’enfance se justifient par la mission principale dont est chargé l’ensemble de ces fonctionnaires, quel que soit leur département d’affectation. Mais,

« alors même qu’ils seraient exclusivement chargés des services départementaux de l’enfance, ils prendraient des deux lois essentielles dont la mise en vigueur leur est confiée (loi de 1874 et 1904) une idée inexacte s’ils ne possédaient pas quelques notions de l’ensemble de la législation d’assistance [...]. Ils seraient inexcusables de ne pouvoir faire entre ces diverses lois des rapprochements et des comparaisons indispensables à quiconque veut et doit s’élever à une juste appréciation de l’œuvre sociale de la République »63.

49Maîtriser l’esprit des lois dont il sera chargé de l’exécution : voilà ce que l’administration centrale, et à travers elle le csap et la direction de l’A.P., attend du candidat. Finalement, c’est la compréhension des valeurs républicaines qui justifie l’ampleur des connaissances exigées. Et chargés de surveiller les enfants et de s’enquérir des conditions matérielles et morales dans lesquelles ils sont élevés, les inspecteurs :

« doivent posséder comme tout père de famille soucieux de sa responsabilité, les notions essentielles de l’hygiène infantile [...]. Il y a plus, nos inspecteurs de par leurs fonctions circulent dans les départements, visitent les familles dans les plus petites communes rurales ; ils peuvent donc travailler utilement à la diffusion des connaissances essentielles touchant à la propagation des maladies contagieuses »64.

50Les connaissances requises par le futur fonctionnaire de l’inspection l’inscrivent dans l’œuvre sociale et hygiéniste républicaine en faisant des inspecteurs les hérauts de ses valeurs. De plus, la définition des connaissances techniques minimales requises de fonctionnaires a conduit à des réflexions sur les aptitudes personnelles minimales qu’impose la mission de l’inspecteur. L’inspecteur Savouré-Bonville, auteur d’un manuel à l’usage des candidats à l’examen, prévient :

« L’inspecteur départemental, pour s’acquitter convenablement de sa mission, ne doit pas seulement posséder les connaissances spécifiées dans le programme d’examen ; il doit encore et surtout, par l’honorabilité de sa vie privée, par sa tenue, par son activité, par son dévouement, par sa manière de faire, par son tact, justifier la confiance de l’autorité qui l’a nommé et conquérir la confiance absolue de son chef direct, le préfet, dont l’appui et la sympathie lui sont indispensables. Il doit encore conquérir celle du conseil général dont l’appui lui est précieux. Il doit entretenir de bons rapports avec les maires [...], avec les membres des tribunaux et des parquets, avec le corps médical [...], avec les membres des commissions administratives [...]. Et, il doit obtenir ce résultat en s’inspirant, toujours et quand même des intérêts multiples dont il a la garde, à l’égard, soit des nombreux pupilles [...] confiés à ses soins vigilants, soit des nombreux enfants placés en nourrice et soumis à la surveillance légale, soit des nombreuses personnes ayant droit à l’assistance soit, enfin, des collectivités qui concourent aux dépenses des divers services d’assistance départementale »65.

51Que cette valorisation de la fonction par la définition des aptitudes humaines qu’elle requiert soit le fait d’inspecteurs n’est pas fortuit. Elle est soutenue par le sentiment de promotion du corps qu’a entraîné l’adoption de l’examen comme mode de recrutement. Certes, les fonctionnaires de l’inspection n’ont pas attendu 1906 pour se convaincre de l’intérêt de leur mission. Mais la date marque l’adhésion de l’administration centrale aux définitions de leur rôle qu’ils se sont imposées puisqu’elle relève le niveau des fonctionnaires à l’entrée et garantit une plus grande autonomie face aux pratiques de favoritisme.

52Le décret du 28 juillet 1906 précise les profils que les candidats doivent présenter à l’examen d’entrée. « Pour passer inspecteur, on devrait être sous-inspecteur ou occuper une situation administrative offrant des garanties sérieuses d’aptitude aux fonctions et l’expérience administrative66. La liste des candidats possibles à l’inspection est établie. Le tableau 2 (p. 122) montre en quoi elle diffère de la précédente de mai 1904.

Tableau 2. – Liste des candidats possibles à l’inspection aux décrets du 7 mai 1904 et 6 novembre 1906, selon le grade à l’entrée*

53Les catégories d’emplois administratifs se sont diversifiées en même temps que leur niveau s’est élevé. Trois profils se maintiennent : le politique, l’employé de l’administration et le médecin67. C’est donc la valorisation des deux grades par la mise en place de l’examen et la redéfinition des profils possibles de candidats dotés d’une expérience administrative plus grande qui a prévalu dans cette modification des conditions d’accès à l’inspection. L’expérience de l’administration constitue en 1906 une garantie sérieuse exigée du candidat. Tout concourt à la promotion du corps par le relèvement de son niveau, jusqu’à l’introduction d’un nouveau grade, celui de commis. Les candidats au poste de commis d’inspection, quel que soit leur profil, doivent se présenter à l’examen prescrit pour l’emploi d’expéditionnaire au ministère de l’Intérieur. Quatre nominations sur cinq sont réservées aux sous-officiers remplissant les conditions prévues de la loi du 21 mars 1905 relative aux emplois réservés. Aucun profil n’est exclu.

2) Causes et conséquences de l’introduction du concours en 1909

54L’application de l’arrêté du 10 novembre 1906 n’a donné lieu qu’à trois sessions d’examen pour l’accès au grade de sous-inspecteur. Au cours du premier examen de 1906, trente-deux candidats se sont présentés, seuls treize d’entre eux ont été reçus. Rares sont les candidats brillants, la plupart d’entre eux sont même d’un niveau moyen, voire « médiocre ». Au cours de la session de 1907, trente-quatre candidats se sont présentés, onze ont été reçus. Le niveau de cette deuxième session d’examen a été inférieur à celui de la première. Seuls douze candidats sur les trente-quatre qui se sont présentés à l’examen ont obtenu le nombre de points suffisants pour l’admission aux épreuves orales. La commission a même dû « faire preuve d’indulgence »68 pour permettre à huit d’entre eux d’atteindre un minimum de points. En 1908, vingt-sept candidats se sont présentés : vingt-quatre commis et trois sous-chefs de préfecture. Ces trois derniers ont été reçus ainsi que huit commis.

55En 1909, l’examen est abandonné au profit du concours. Au tournant du siècle, la généralisation du concours comme mode de recrutement dans la fonction publique ne permet pas de tenir plus longtemps l’inspection à l’écart de cette mesure. Le concours offrirait toutes les garanties contre les risques de recrutement par recommandations. En outre, le bilan des trois sessions d’examen a montré l’intérêt mais aussi les limites de la procédure de recrutement mise en place. Compte tenu de ses observations, la commission du jury du dernier examen estime qu’il conviendrait d’admettre d’autres catégories de candidats en dehors de celles désignées dans le décret du 18 juillet 1906, notamment des diplômés de l’enseignement supérieur. Cette ouverture assurerait un recrutement « de niveau élevé pour les inspecteurs, qui sont chargés maintenant, il ne faut pas l’oublier, d’un service très important et exigeant » en combinant aux « qualités d’expérience professionnelle, celles d’une science administrative aussi précise que possible »69. Pour s’entourer de toutes ces « garanties sérieuses » lorsque le candidat est sans expérience administrative, donc sans dossier et sans supérieur hiérarchique pour confirmer ou infirmer ses aptitudes, un mode de sélection basé sur la seule compétence du candidat est établi : le concours. Il présente donc ce double avantage de mettre fin au favoritisme et de relever le niveau du recrutement, davantage encore que l’examen.

56À partir du décret du 21 août 1909, trois inspecteurs sur quatre au moins sont recrutés parmi les sous-inspecteurs ayant six ans de service et inscrits au tableau d’avancement70. Le quart des vacances de poste d’inspecteur est attribué aux candidats admis au concours71. Si jusqu’alors une expérience professionnelle était exigée, ce décret marque une rupture. Désormais les titulaires de diplômes ou de certificat de fin d’études de l’enseignement supérieur peuvent prétendre à concourir pour entrer dans les cadres de l’inspection.

57En 1912, les conditions d’entrée dans l’inspection sont modifiées. Le nouveau règlement prévoit que la quatrième, la huitième, la douzième vacance au grade d’inspecteur pourra être attribuée soit à des candidats issus de concours soit à certains fonctionnaires, les autres vacances étant attribuées aux sous-inspecteurs. « On allègue qu’il existe des sous-préfets, des secrétaires généraux, des conseillers de préfecture, des rédacteurs au ministère que leurs goûts ou des études spéciales inclinent vers des fonctions d’un caractère social et humanitaire et qu’il convient de faire bénéficier les administrations d’assistance publique des départements de ces précieux concours »72. En 1912, ces fonctionnaires sont dispensés du concours. Les conditions d’entrée dans le corps ne sont plus modifiées jusqu’au décret du 20 mars 1925 qui admet les femmes à concourir au poste de sous-inspectrice mais les profils requis des candidats restent identiques. En 1938, le décret du 24 août modifie les conditions d’accès au poste d’inspecteur : ils sont recrutés parmi les sous-inspecteurs ou les sous-inspectrices comptant au moins six ans d’ancienneté.

58Parmi les 226 fonctionnaires entrés dans l’inspection au grade de sous-inspecteur entre 1909 et 1939, le profil à l’entrée de 134 d’entre eux est connu. Le tableau 3 indique, par période triennale, la situation à l’entrée des recrutés par concours.

59Après la Grande Guerre, la disparition des docteurs en médecine puis progressivement celle des commis d’inspection réduit l’éventail des profils de recrutés. Les nouveaux fonctionnaires sont de plus en plus souvent des diplômés de droit avec ou sans expérience professionnelle puisque les rédacteurs de préfecture, en particulier, sont au minimum des licenciés en droit.

3) À partir de 1923 une carrière pour des femmes

60La guerre a joué un rôle essentiel dans la reconnaissance du travail des femmes lorsque celles-ci ont pris le relais des hommes mobilisés, dans les usines, ateliers ou les bureaux de préfecture ou de ministère. De plus, le conflit est à l’origine des difficultés de recrutement dans la fonction publique en raison du déficit des classes masculines. Aussi en 1919, le ministère du Commerce ouvre-t-il, le premier, un concours de rédactrice. Les jeunes diplômées sont, il est vrai, de plus en plus nombreuses : elles sont 360 inscrites dans les universités de Droit en 1918, 1 248 en 1924 ; on en compte 1637 en 1927. Rapidement, dans tous les ministères qui admettent désormais des femmes dans leurs bureaux, les jeunes diplômées « envahissent les concours »73. Le mouvement général qui conduit les femmes à l’accès à des postes dans la fonction publique, la guerre surtout, expliquent que la loi du 20 juillet 1923 qui admet les femmes dans les cadres de l’inspection au grade de sous-inspectrice a donné peu de prises au débat.

Tableau 3. – la situation à l’entrée de 134 sous-inspecteurs recrutés par concours entre 1909 et 1939

61Deux ans après la promulgation de la loi, le décret du 20 mars 1925 fixe les conditions d’entrée des femmes dans l’inspection. Les femmes, au même titre que les hommes, sont recrutées par voie de concours et les profils possibles des candidates sont les mêmes que pour les hommes. La répartition entre hommes et femmes, sous-inspecteurs d’un même département, n’est plus exigée. Théoriquement, un département de plus de 5 000 enfants assistés pourrait avoir trois postes de sous-inspectrices. Mais cela n’a jamais été le cas. Le profil à l’entrée de douze des 75 femmes qui ont composé l’inspection entre 1925 et 1939 est connu. Six étaient licenciées en droit, cinq employées ou rédactrices de préfecture, une licenciée ès sciences. Les arcanes du législatif et de l’administratif ne sont donc pas inconnus aux femmes qui intègrent l’inspection.

62Il faudra cependant attendre qu’une « expérience de près de quinze années confirme que les sous-inspectrices peuvent avoir la compétence et l’autorité exigées d’un chef de service » pour se rendre compte que l’autorité de ce dernier « ne dépend en aucune façon du sexe de l’individu mais de sa valeur morale et professionnelle »74.

63Jusqu’au 9 avril 1938, le gouvernement, « par une réserve peut-être excessive »75 avait renoncé à se prononcer sur l’accession des femmes au poste d’inspectrice. Celle-ci est moins le résultat d’un mouvement extérieur au corps que celui qui les avait portées au grade de sous-inspectrice, lequel était largement le fruit de l’expérience collective de la fonction publique. L’absence de débat le confirmait. En revanche, l’accès des femmes au poste d’inspectrice a donné davantage prise à une évaluation de leurs compétences particulières.

64À partir des années 1930, l’administration, pour des raisons multiples, ne peut reculer devant l’accès des femmes au grade d’inspectrice. Les spécificités de la femme, sa sensibilité particulièrement, sont désormais des valeurs sûres qu’il faut exploiter. Le président de la commission d’Hygiène, rapporteur du projet de loi devant le Sénat, Merlin, estime que « le milieu des enfants assistés trouvera dans la femme l’auxiliaire qui convient, la collaboratrice qualifiée qui apportera dans l’accomplissement de son devoir les qualités de cœur, de sensibilité indispensables dans ce contact quotidien avec l’enfance abandonnée »76. Le député Gaillemin, rapporteur du projet devant la Chambre estime quant à lui que « s’occuper des enfants, et surtout de cette enfance abandonnée et souvent malheureuse et mal dirigée, qui forme les pupilles de l’assistance publique est un rôle pour lequel la femme est particulièrement désignée ; elle apportera dans l’exercice de ses fonctions une sensibilité, une délicatesse de sentiments et de gestes, des qualités de cœur, qui lui attireront la reconnaissance et l’affection de tous ceux à qui elle doit s’intéresser »77. Du fait de cette valorisation et de cette reconnaissance de l’aptitude des sous-inspectrices, il était difficile à l’administration de reculer plus longtemps devant une modification des cadres de l’inspection. De plus, les femmes sont de plus en plus nombreuses à se présenter aux concours d’entrée. Au concours de décembre 1936, sur les 51 candidats, 31 sont des candidates ; en juillet 1937, elles sont 36 sur 50 candidats. En 1936, les cadres de la sous-inspection comptent 90 fonctionnaires dont la moitié sont des femmes (49). En conséquence, « l’intérêt du service exige [...] qu’on ne continue pas à recruter des inspecteurs exclusivement parmi des sous-inspecteurs, car il serait bientôt impossible au ministre d’exercer un choix judicieux et il ne pourrait prendre les chefs de service que parmi les débutants »78. Ajoutons que le succès des femmes aux concours grandit lui aussi, au rythme de leurs candidatures. Les femmes sont particulièrement brillantes aux épreuves comme en témoigne le classement des candidats reçus (tableau 4).

Tableau 4. – La place des femmes au concours

65Il est donc apparu nécessaire de limiter le recrutement des sous-inspectrices. Ainsi en même temps qu’est votée, le 9 avril 1938, la possibilité pour les femmes d’être nommées inspectrices, leur recrutement est limité à la moitié des effectifs des hommes recrutés. En outre, le dernier rempart à l’accès des femmes au grade d’inspectrice, c’est-à-dire la question de la tutelle légale des enfants assistés, tombe. En effet, au regard du Code civil, une femme ne peut légalement exercer une telle délégation... qu’avec le consentement de son mari. Pour remédier à cet état de choses, il est prévu que ces dispositions du Code civil ne seront pas applicables à la tutelle administrative déléguée aux inspectrices de l’Assistance publique.

66Cette loi a-t-elle été votée suffisamment tôt pour ne pas léser la carrière des sous-inspectrices comparativement à celle des hommes entrés au même moment qu’elles ? Ou au contraire, le vote de cette loi a-t-il été trop tardif, repoussant trop longtemps la promotion de quelques femmes par rapport à celle de leurs collègues ? Parmi les vingt-quatre femmes sous-inspectrices entrées entre 1925 et 1934, dix n’ont pas été promues avant 1945. Des trente-cinq sous-inspecteurs recrutés au cours de la même période, un seul n’a pas été promu jusqu’en 1945 au moins. La différence entre l’ancienneté moyenne à la promotion de celles et ceux qui ont été promus avant 1945 est significative. C’est en moyenne 4,5 ans de plus que les sous-inspectrices recrutées entre 1925 et 1929 sont restées à ce grade, ce qui est logique compte tenu de la date de la loi. Mais même pour les cohortes les plus récentes, il apparaît que les femmes ont été pénalisées, ce qui prouve que la loi n’a pas établi la stricte égalité des situations.

67L’entrée des femmes dans l’inspection est donc le résultat d’un double processus : celui, large, d’une société en mutation que la guerre a profondément bouleversée et celui, interne à la configuration de l’assistance, qui admet désormais les compétences des femmes reconnues comme spécifiques.

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68Ainsi, « les garanties sérieuses » exigées des fonctionnaires de l’inspection ont évolué. L’appartenance à la sphère républicaine est une de ces garanties au moins jusqu’à l’introduction de l’examen, sans qu’il s’agisse d’une spécificité du recrutement dans l’inspection. La modification des conditions d’entrée dans le corps par l’introduction d’un examen puis, trois ans plus tard, par celle d’un concours, a donné moins de prise aux hommes politiques, particulièrement ceux du ministère de l’Intérieur. Le programme imposé, loin d’être un exercice de culture générale, est déjà celui d’une compétence professionnelle car il valide des savoirs théoriques. Dans ces conditions, le stage d’un an au terme duquel le nouveau fonctionnaire est confirmé dans ses fonctions apparaît comme la mise à l’épreuve des ressources que le recruté mobilise dans l’exercice de ses fonctions79. Au tournant du siècle, examen et concours marquent donc la reconnaissance d’une spécificité de l’inspection. Pour le législateur, la professionnalisation du corps est donc passée par la définition d’un seuil minimum de savoirs théoriques et de savoir-faire empiriques dans le champ de l’assistance.