1Jusqu’en 1869, l’État s’est refusé à endosser les charges financières de la mission d’inspection. Pourtant, depuis le début du xix^e siècle, son influence grandissante s’est accompagnée d’une bureaucratisation de l’administration à tous les niveaux, dont témoigne l’augmentation du nombre de fonctionnaires. Participant au financement global du service, on ne peut cependant considérer l’État comme totalement en dehors des questions d’inspection, car il fait siennes ses fonctions de surveillance et d’administration. Mais l’inspection souffre d’être à la merci des conseillers généraux et des membres des commissions administratives, qui entravent parfois son action, nient le bien-fondé de ses observations et empêchent les réformes du service qu’elle sollicite1. L’enquête menée par l’inspection générale en 1860 auprès des services des Enfants assistés confirme l’intérêt de l’État pour les questions de contrôle. Son bilan met en lumière les réalisations encourageantes de quelques services, mais aussi les défaillances de quelques autres liées au manque d’autorité d’un fonctionnaire qui caractérise l’intervention de l’État dans les affaires de bienfaisance privée.

2En 1869, alors que Napoléon III a engagé sa politique dans la voie des réformes depuis le début de la décennie, ces observations conduisent son gouvernement à se positionner plus clairement dans le domaine de l’enfance assistée en accroissant sa part de financement des services et en prenant entièrement à sa charge les dépenses d’inspection. Il fait valoir pour cela son intérêt financier dans le respect des lois, la vigilance quant aux fraudes, mais aussi son intérêt à surveiller et intégrer les enfants abandonnés.

3À partir de 1871, le changement de régime politique ne modifie pas radicalement les attributs de surveillance de l’inspection. Cependant, la Troisième République « s’invente » un nouveau corps de fonctionnaires en se l’appropriant. Cette récupération passe par l’élaboration d’un discours élogieux sur la mission de l’inspection, une nouvelle légitimation de ses actions et une définition de ses compétences qui font d’elle l’alliée de la République sociale. Car à partir des années 1880, la politique assistancielle s’inscrit clairement dans le cadre de l’affirmation de la nouvelle République et conduit, d’une part, à la redéfinition des rapports entre l’assistance publique et la bienfaisance privée et, d’autre part, à la mise en place de structures administratives portées par un personnel qui fait siennes les conceptions républicaines2. Pourtant, sous le Second Empire, l’existence d’inspecteurs porteurs d’un discours sur la légitimité de leur mission et de représentations claires de leur fonction dément l’idée d’une inspection « invention républicaine ». Cependant, si les inspecteurs, pas plus que l’idée d’inspection, ne sont d’essence républicaine, l’inspection en tant que corps constitué, structuré dans son administration et valorisé dans ses fonctions est bien une invention des Républicains car elle est porteuse des espoirs d’une République qui s’affirme par la protection sociale. Les arguments déployés pour expliciter la raison d’être du corps, son organisation et sa légitimité comme fonction publique composent alors une institution nouvelle.

I. – L’inspection : un corps de fonctionnaires

1) La loi du 5 mai 1869 relative aux dépenses du service des enfants assistés

4En 1867, l’article inspection du Dictionnaire général d’administration est ainsi rédigé :

« L’inspection a pour but de porter sur les différentes parties d’un service la surveillance directe, les yeux de l’administration placés à la tête de ce service ; l’inspection n’est autre chose qu’une administration ambulatoire.
En même temps que l’inspecteur a pour mission principale de constater la situation de toutes les parties du service, le zèle ou la négligence des agents qui y sont préposés, la façon dont s’appliquent les lois ou ordonnances, dont s’y exécutent les instructions de l’autorité supérieure, il n’a pas pour moindre devoir de répandre la notion de bonne gestion, de faire pénétrer les enseignements, les lumières de l’administration supérieure aux différents degrés de l’organisation administrative »3.

5Inspecter c’est donc voir pour surveiller. En outre, selon cette définition, l’inspection endosse un rôle de représentation de l’administration centrale et, à travers elle, de l’État et de ses intérêts dans les départements.

6Le projet de loi qui confirme cette définition de l’inspection en l’engageant dans la fonction publique date de 1850. La longue maturation de ce projet montre la difficulté à intervenir dans un domaine qui relève de la politique locale et des notables locaux mais confirme aussi les réticences financières de l’État à s’impliquer plus largement dans la gestion du service des Enfants trouvés. La question dépasse celle des gouvernements en place. Le 22 mars 1850, le catholique social Armand de Melun dépose un projet de loi sur ce service. Quatre ans plus tard, son projet est retiré. En 1867 cependant, son texte est déposé à nouveau ; il s’appuie sur le compte rendu de l’enquête de l’inspection générale de 1860. Le sénateur Bérenger qui défend le projet souligne l’urgence d’une réorganisation des services des Enfants assistés : « il y a désormais plus qu’un intérêt de moralité ou d’humanité, il y a une question de patriotisme et de sécurité nationale »4. La crainte de la dépopulation et la menace prussienne ne sont pas étrangères aux propos du sénateur. Le 5 mai 1869, la loi concernant le service des Enfants assistés est votée.

7La loi distingue les dépenses intérieures et extérieures et celles d’inspection et de surveillance. Les dépenses intérieures comprennent les frais occasionnés par le séjour des enfants dans les hospices, par celui des nourrices sédentaires, c’est-à-dire celles qui demeurent dans les hospices, et enfin par les frais de layettes. Les dépenses extérieures, quant à elles, englobent les secours temporaires « destinés à prévenir ou à faire cesser l’abandon »5, le prix des pensions destinées aux gardiens et nourriciers, les fournitures scolaires, les frais de vêtures, de déplacement, les registres et imprimés relatifs au service ainsi que les frais de maladie et d’inhumation des enfants placés en nourrice. Ces dépenses sont payées dans chaque département par « le produit des fonctions, dons, legs faits aux hospices au profit des enfants trouvés ; le produit des amendes de police correctionnelle, le budget départemental, le contingent des communes, la subvention de l’État égale au 5^e des dépenses intérieures »6. L’État s’investit davantage et son intervention est plus décisive encore dans les dépenses dites d’inspection. La loi du 5 mai 1869 crée en effet un deuxième ordre de dépenses qui comprend toutes celles relatives à la surveillance des enfants, notamment les traitements et les frais de tournées des inspecteurs et sous-inspecteurs. Ces dépenses sont entièrement à la charge de l’État : inspecteurs et sous-inspecteurs deviennent fonctionnaires. L’inspection est désormais un corps d’État. Dans une circulaire du 3 août 1869, le ministre de l’Intérieur explique ses motivations qui sont d’ordre professionnel : il s’agit d’organiser un corps, de susciter l’émulation entre ses membres.

« L’utilité de l’inspection départementale, les services qu’elle rend, les résultats obtenus grâce à son active coopération, étaient unanimement reconnus ; mais on regrettait le défaut d’organisation de ce corps, l’insuffisance de ses émoluments, l’absence d’un avancement hiérarchique et de récompenses destinées à l’encourager. En décidant que les inspecteurs départementaux seraient rétribués sur les fonds de l’État, la loi a réalisé des progrès considérables. Peu à peu la situation de ce personnel tendra à s’améliorer »7.

Le rôle du nouveau fonctionnaire auprès du préfet est précisé :

« Ainsi réorganisé, le personnel de l’inspection devra sous [son] autorité prendre plus activement encore la direction du service. Ses tournées seront plus fréquentes. C’est l’inspecteur départemental qui [lui] proposera l’admission aux secours temporaires ; c’est à lui que seront confiés la recherche et l’engagement des nourrices, la préparation et la signature des contrats d’apprentissage, la réalisation des placements de fonds à la caisse d’épargne. Il devra enfin ne demeurer étranger à aucun des détails de la tutelle administrative »8.

8Un modèle de feuille de tournée est proposé aux nouveaux fonctionnaires qui permet de préciser la place de l’enfant au sein de son foyer d’accueil (encadré 1).

9Le 19 juillet 1870, la France entre en guerre. Un an plus tard, la loi du 10 août 1871 établit que les Conseils généraux statuent sur le service des Enfants assistés. Ils votent les budgets et donnent l’orientation de la politique départementale en matière d’assistance aux enfants. C’est l’autorité avec laquelle l’inspecteur devra composer dans son département d’exercice. Cependant, le conflit et les bouleversements politiques qu’il entraîne retarde l’application de la loi du 5 mai 1869.

2) Une carrière sous le Second Empire et la Troisième République

10Les dix-neuf années d’exercice de l’inspecteur Galot, d’octobre 1864 à septembre 1883, montrent les étapes de l’organisation du service des Enfants assistés ainsi que les modalités concrètes du passage à la fonction publique et la récupération de la fonction par les Républicains Opportunistes. Examinons donc les activités auxquelles se livre ce fonctionnaire et les appuis et les freins qui ont marqué sa carrière.

11Fils d’un charretier et d’une journalière, Paul Galot est originaire de Montpellier où il est né en 1829. En mars 1848, il entre à la préfecture de l’Hérault en qualité d’employé. Onze ans plus tard, il est nommé sous-chef de la division des Travaux publics. Son ascension dans les grades de la hiérarchie préfectorale ne s’arrête pas là, puisqu’en 1861, il est sous-chef du cabinet du préfet. Trois ans plus tard, il est nommé aux fonctions d’inspecteur du service des Enfants assistés. La tutelle légale des enfants assistés est exercée par un membre de la commission administrative de l’hospice ; l’inspecteur lui apporte son concours.

12Galot est un fin observateur. Le compte rendu qu’il fait de sa première tournée en octobre 1864 le montre :

« Les enfants [de 1 mois à 6 ans] ne reçoivent que les soins hygiéniques que nécessite leur âge. Ils sont nourris comme les autres enfants de la maison de leurs gardiens [...]. La nourriture se compose de beaucoup trop de farineux tels que les pommes de terre, les châtaignes et les haricots, et d’herbages notamment de choux. La viande est ordinairement du porc frais ou salé. Le pain est fait avec du seigle.
Ces enfants sont relativement propres. Ceux que j’ai visités portaient les vêtements donnés par l’administration. J’ai dit qu’ils étaient relativement propres parce que dans ce pays les habitants et les maisons ne le sont généralement pas. La maison est généralement composée d’une vaste cuisine, le tablier de la cheminée y est établi, comme au moyen âge, à une certaine hauteur, il laisse la fumée s’y répandre et la rend ainsi noire. Les lits sont de petites couchettes établies autour de cette pièce, dans de petites alcôves, les draps de lit tissés au fil de chanvre gris donnent aussi une apparence de peu de propreté, les lits sont les mêmes pour les enfants assistés que pour leurs gardiens.
En somme l’état sanitaire des enfants de cette catégorie est généralement satisfaisant »9.

ENCADRÉ 1 Un modèle de feuille de tournée établi en 1869⁽¹⁾

13L’inspecteur nouvellement nommé déplore l’irrégularité de la fréquentation scolaire des enfants de six à douze ans, en dehors de la période d’hiver. Le reste du temps, les enfants sont employés à garder les bestiaux aux champs. « Aussi leurs progrès sont lents et difficiles »10. L’instruction religieuse des enfants est tout autant négligée. Au grand étonnement de l’inspecteur, le paroissien des enfants est entièrement en latin. Il explique au préfet :

« Sur la remarque que je fis que les enfants qui avaient peine à comprendre le français ne pouvaient tirer aucun fruit de ces lectures, il me fut répondu que c’était pour les habituer à lire en latin et pour les mettre à même de suivre le prêtre à la Messe. Il m’a semblé pouvoir être remédié à l’inconvénient que j’ai cru voir en donnant aux enfants un paroissien dit double contenant le texte latin et la traduction en français ; de cette manière l’enfant connaîtra les Évangiles, les Épîtres, les Psaumes »11.

14Il note que les enfants de plus de douze ans sont confiés à des propriétaires peu aisés qui les emploient à des travaux fatigants et « se croient en droit d’user de leurs services sans leur donner aucune rémunération ». L’inspecteur est également chargé de visiter les enfants secourus, le plus souvent illégitimes, gardés par leur mère. Son action consiste à débusquer les filles qui pourraient régulariser leur situation par un mariage, à les radier du registre des secours en cas d’immoralité reconnue. Ainsi, il rend visite à Marie L. Le maire de sa commune la présente « comme tenant une bonne conduite »12, ce qui explique l’octroi d’un secours. Or, « elle est sur le point d’accoucher des œuvres du même individu dont elle a eu le premier enfant, homme âgé et marié. Cette fille a été prévenue que son second enfant ne serait pas admis aux secours ». Si l’inspecteur ne propose pas au préfet la suppression du secours pour le premier enfant de cette femme « c’est à raison de sa pauvreté ». Néanmoins, « cette fille-mère sera observée avec attention ».

15Tant d’activité déployée au cours de cette première tournée s’explique peut-être par la présence aux côtés de Galot de l’inspecteur général des Établissements de bienfaisance, Vieillard de Boismartin. Le haut fonctionnaire signale au ministre de l’Intérieur, « le zèle et l’aptitude »13 du fonctionnaire de la préfecture mais aussi l’insuffisance du personnel de l’inspection départementale. Le ministre a « peine à admettre qu’aidé du sous-inspecteur placé près de lui et du préposé qui réside à Saint-Cernin, l’inspecteur soit fondé à réclamer de nouveaux auxiliaires »14. Le préfet invite alors Galot à s’expliquer sur la lourdeur de son service.

« Chargé non seulement du service des enfants assistés mais encore du service des malades psoriques, syphilitiques, des teigneux, des sourds-muets et jeunes aveugles et des bains de mer, aussi lorsque l’inspecteur est en tournée, le sous-inspecteur a fort à faire avec de nombreuses écritures de comptabilité et s’il lui arrive quelquefois d’être obligé de sortir pour les nécessités du service, le bureau doit momentanément rester fermé. Mais néanmoins [...] j’ai pris toute la direction du service. Je fais moi-même toutes les correspondances et mes tournées que je fais plus fréquemment mais plus courtes me permettent d’être plus souvent au bureau que mes prédécesseurs et soulager ainsi autant que possible Monsieur le sous-inspecteur qui n’a en mon absence qu’à expédier les affaires les plus urgentes me réservant toutes celles qui n’ont pas ce caractère »15.

16En juin 1865, le préfet rectifie l’itinéraire de la tournée d’inspection des enfants relevant du département mais placés dans l’Aveyron et le Tarn en raison du manque de nourriciers et gardiens volontaires dans l’Hérault. L’inspecteur avait établi son itinéraire sur la base de cinquante jours de tournée, le préfet le limite à vingt jours. L’inspecteur explique son itinéraire : « Mes prédécesseurs qui faisaient cette tournée au moyen d’une somme donnée à forfait avaient tout intérêt à la faire aussi courte que possible ; néanmoins M. Delanglade y a mis près de deux mois et si M. y a mis un peu moins de temps c’est que peut-être il y avait moins de localités à visiter et c’est dit-il qu’il rentrait presque toujours à 10-11 heures du soir et, ajoute-t-il, ce n’était pas sans périls »16. Il justifie même la durée prévue dans chaque commune. Ainsi pour Plaisance, il prévoyait six jours : « dans ce délai il y avait un dimanche où néanmoins [il] aurait marché ». Dans cette commune, ce sont 71 hameaux ou fermes dans lesquels sont placés les enfants. Pour arriver à certains de ces hameaux perdus dans les montagnes, il faut traverser, à plusieurs reprises des cours d’eau dont les gués ne sont pas toujours praticables. Il faut parfois deux ou trois heures, d’après les précédents inspecteurs, pour accéder à certains placements. Et cela sans compter les visites à faire aux instituteurs, curés, maires qui composent les comités de patronage. L’inspecteur se fie à l’expérience de ses prédécesseurs, établissant ainsi une forme de cohérence dans l’administration du service.

17Première ombre à son dossier, le 15 juillet 1865, Galot doit s’expliquer au sujet d’une plainte présentée au préfet par la veuve T. Au cours d’une tournée à Saint-Cernin, l’agent de placement y résidant lui propose de déplacer un enfant de quatorze ans, placé chez cette veuve17. « Cet enfant grossier, brutal, libertin cause le plus grand scandale dans ce petit hameau. Il était accusé d’avoir volontairement causé la mort d’une vache qu’il aurait fait jeter dans un ravin et avait mis ainsi tout le hameau en émoi »18. La veuve ayant appris l’arrivée de l’inspecteur vint le trouver, « invoqua sa position de veuve et se rendit si intéressante que [l’inspecteur] retardait la mesure à son égard ». Mais pour confirmer son opinion, l’inspecteur parcourt le hameau où réside la veuve et reçoit de nombreuses plaintes.

« J’arrivai chez la veuve T. sans avoir pris aucune détermination mais cette femme se montra alors sous son vrai jour.
Lorsqu’après avoir questionné l’enfant sur divers points, j’arrivais à demander quel était le salaire qu’on lui accordait, je fus invectivé par ce jeune garçon qui me dit que je n’avais pas à m’occuper de lui et qu’il gagnait plus que je ne lui ferais donner. La veuve T. se joignant à l’enfant me fit montrer par sa fille les vêtements qu’elle donnait à ce jeune garçon ajoutant que c’était assez pour lui. Ne répondant pas encore à la véhémente volubilité de cette femme, je lui fis remarquer que l’enfant par les services importants qu’il lui rendait gagnait plus que des vêtements et que l’administration à qui appartenait cet enfant et qui lui avait fort coûté avait à défendre ses intérêts et à le soustraire à l’exploitation [...].
La veuve T. me dit avec un ton de furie, que je ne chercherai pas à dépeindre, que si les enfants n’avaient pas autre chose que mon sou et demi par jour que je leur donnais, ils n’iraient pas se louer et, par un discours plein de volubilité et de prolixité, cette femme tendit à établir on ne peut plus clairement que nos enfants n’étaient secourus que de manière illusoire par l’administration et qu’ils devaient toute reconnaissance à leurs gardiens.
Ce fut alors qu’indigné de son audacieuse violence, je lui reprochais d’apprendre l’ingratitude à nos enfants [...] et j’ajoutai que puisque nos enfants lui étaient à charge, je lui enlevais celui qu’elle avait »19.

18Jusqu’en 1869, à aucun moment, en dehors des justifications qu’il doit donner dans cette affaire, Galot n’est confronté à de réelles difficultés qui auraient menacé sa carrière. Ses relations avec les bureaux de la préfecture semblent bonnes. En outre, il a le soutien du préfet et de l’assemblée départementale. Pourtant, le 3 août 1870, alors que les armées françaises sont sur le Rhin, et après le vote de la loi qui fait de l’inspection un corps de fonctionnaire d’État, le ministre envoie une lettre confidentielle au préfet :

« M. Galot qui remplit actuellement les fonctions d’inspecteur départemental ne me paraît pas réunir les conditions nécessaires d’activité et de fermeté. Il conviendrait donc, je crois, de le rappeler dans les bureaux de la préfecture et de lui donner un successeur qui pût suffire à toutes les obligations nécessaires du service car mon intention est de ne pas créer de sous-inspecteur dans l’Hérault.
Toutefois avant de prendre une décision, je désire, monsieur le préfet, connaître vos appréciations personnelles »20.

19Sollicitant du préfet le nom d’un candidat à la succession de Galot, le ministre précise en achevant sa lettre : « mon intention expresse est de n’admettre dans les cadres que des fonctionnaires réunissant des garanties sérieuses d’intelligence d’activité et de dévouement et qui soient en mesure de remplir tous les devoirs que leur impose la nouvelle organisation du service »21. Le ministre entreprend de réorganiser les services des Enfants assistés sur des bases mieux identifiées avec des hommes nouveaux.

20Ce n’est qu’un an plus tard, le 1^erjuillet 1871, que le nouveau préfet répond à la dépêche du ministre, « dépêche à laquelle les événements de septembre ont empêché [son] prédécesseur de répondre ^» 22. Telles sont ses appréciations sur l’inspecteur :

« Quoique son caractère soit peu sympathique, je n’ai depuis mon arrivée dans le département aucun grief sérieux à élever contre lui ; je ne puis dire comment il s’acquitte de ses tournées ni s’il y déploie le zèle et l’activité nécessaires, n’ayant point eu l’occasion de le constater par moi-même ; je l’ai vu cependant inciter avec une certaine énergie pour obtenir de quelques municipalités la stricte observation du règlement, principalement en ce qui concerne l’admission à l’hospice dépositaire d’enfants ne remplissant pas les conditions légales »23.

21C’est l’exercice de fonctions policières qui est valorisé. On connaît l’attachement du Second Empire pour l’ordre et la discipline ; la Commune confirme les missions de surveillance confiées aux fonctionnaires24. L’argument du préfet est solide puisqu’un arrêté du ministre de l’Intérieur de juillet 1871 confirme l’inspecteur Galot dans ses fonctions. Le ministre précise à l’attention du préfet :

« Je vous prie de veiller à ce que le nouvel inspecteur ne néglige aucun de ses devoirs. Pendant ces dernières années, le service de l’inspection de l’Hérault a été successivement confié à plusieurs titulaires et ces changements répétés n’ont pas été avantageux.
Il conviendra de donner plus de fixité au service et d’exiger de l’inspecteur, principalement en ce qui touche les tournées, le zèle et l’activité dont n’ont pas toujours fait preuve ses prédécesseurs »25.

22Chaque année, le ministre demande au préfet ses appréciations sur l’inspecteur. Celui-ci répond invariablement jusqu’en 1875 que Paul Galot « s’acquitte avec zèle et dévouement des fonctions qui lui sont confiées. Il est chargé à la préfecture de l’Hérault, outre le service proprement dit des enfants assistés, de toutes les questions d’assistance publique et grâce à son activité, ce service est fait de la manière la plus satisfaisante »26. Mais, précise-t-il, le traitement de l’inspecteur n’a pas encore atteint celui qui était le sien avant 1869 quoiqu’il ait été promu à la quatrième classe de son grade en 1874. La Troisième République et l’organisation des cadres de l’inspection par le décret de 1870 n’ont guère été favorables à Galot. De plus, il est marqué par sa carrière passée sous le Second Empire ce qui peut-être le rend suspect aux yeux des Républicains. En septembre 1882, le nouveau préfet insiste sur les désaccords entre l’inspecteur et son subordonné qui entraînent des retards considérables dans l’expédition des affaires courantes du service. Le haut fonctionnaire se plaint auprès du ministre de ne trouver en lui « ni assez de zèle ni assez de dévouement dans son concours »27. En décembre, il persiste dans ses observations, ajoutant même que « son activité laisse parfois un peu à désirer »28. En juin 1883, à 53 ans, Galot est remplacé à la tête du service.

23Ce parcours permet d’approcher le fonctionnaire dans son exercice quotidien. La trajectoire de Galot offre en outre la possibilité de mesurer, au moment de la mise en place de l’inspection corps d’État en 1869, le degré d’intervention de l’administration centrale dans le choix de l’inspecteur qui la représentera désormais dans les départements. La détermination à n’admettre dans le service que des fonctionnaires dignes de la haute mission qui leur est confiée, la suspicion même du ministre à l’égard d’un fonctionnaire sans histoire convainc de l’importance accordée à cette fonction par l’administration centrale. Théoriquement protégé par le haut de la hiérarchie des pouvoirs, par des règles qui fixent les cadres de sa fonction, le fonctionnaire de l’inspection l’a finalement moins été sur le terrain. Faut-il s’en étonner ? Les historiens de l’administration ont souligné la transformation des fonctions préfectorales. Sous le Second Empire, plus encore que sous le Premier, le préfet est « l’empereur aux petits pieds », le délégué de Napoléon III dans les départements. Progressivement le corps préfectoral se fonctionnarise, surchargé de tâches administratives. L’inspection devenue fonction publique d’État lui échappe en partie, même si son pouvoir sur le fonctionnaire est grand par le jugement qu’il émet sur son zèle et son activité. Finalement, parce qu’il dépend un peu plus du ministre et un peu moins du préfet, ni tout à fait de l’un ou de l’autre, l’inspecteur des débuts de la Troisième République est un fonctionnaire peu protégé. Dans ces conditions, la professionnalisation du corps était nécessaire dans l’intérêt de l’émancipation de la tutelle du politique.

II. – Le contexte politique et social

1) L’assistance publique au service de la République

24Le concept et la pratique de l’assistance publique se clarifient sous l’effet conjugué d’un discours politique qui structure le Gouvernement, d’un financement qui marque l’intervention de l’État dans ce secteur et enfin d’une institutionnalisation de l’action sanitaire et sociale.

25En effet, les débuts de la Troisième République marquent l’entrée de la notion d’assistance en politique et l’élaboration de la solidarité sociale comme doctrine politique29. Aussi jusqu’à la Première Guerre mondiale, observe-t-on une institutionnalisation croissante de la protection sociale des plus défavorisés, des enfants, mais aussi des personnes âgées ou encore des travailleurs30. Cette institutionnalisation s’est faite en deux étapes. Chacune d’elles correspond à une approche de l’interventionnisme étatique plus qu’à la conception même de l’assistance. Les années 1879-1885 sont celles de la République des Opportunistes. Les débats sont nombreux et concernent surtout le monde du travail : retraites, accidents du travail31. Si les propositions n’ont pas abouti, elles ont donné lieu à des réflexions qui permettent aux Opportunistes de prendre position entre les thèses socialistes de Jules Guesde et celles des catholiques sociaux comme Albert de Mun. La question sociale abordée par les Opportunistes s’appuie sur une conception du contrat social qui définit la nature des obligations qui régissent les rapports sociaux sans toutefois qu’une doctrine particulière lui soit attachée. La question sociale nécessite une intervention de l’État. Cette préparation intellectuelle rend possibles les réalisations entreprises par les Radicaux portés au pouvoir par les élections de 188532 Jusqu’à la Première Guerre mondiale, le projet social des Radicaux développe celui des Opportunistes. Ils se donnent comme objectif de laïciser la France sur un autre front que celui de l’enseignement – cheval de bataille des Opportunistes – celui de la protection sociale. Comme leurs prédécesseurs, pour corriger les inégalités sociales ils professent l’interventionnisme d’État lequel trouve sa justification dans une doctrine philosophique et politique : le solidarisme. Léon Bourgeois et d’autres qui contribuent à sa conceptualisation postulent qu’un quasi-contrat unit les individus qui sont ainsi liés les uns aux autres. Le solidarisme, devenu doctrine officielle de l’État, légitime la protection sociale.

26C’est dans ce contexte politique que naissent et sont votées les grandes lois sociales. Elles participent de cette idée que les Républicains engagent la société dans un processus de progrès. Mais, en dépit de projets généreux, il y a eu plusieurs freins à la politique sociale. D’abord celui de certains milieux catholiques qui estiment que la charité est une fonction de l’Église non une fonction d’État ; ensuite celui des libéraux dont la plupart refusent l’intervention de l’État. L’autre frein de cette politique est financier.

27L’enseignement et l’assistance sont deux secteurs particulièrement investis par l’État qui marque là sa volonté de rompre avec l’Église mais les priorités des gouvernements ont évolué progressivement. Du début de la République jusqu’en 1890, la croissance des dépenses est forte en faveur de l’enseignement. Puis la République radicale marque un renversement de tendance, les dépenses d’éducation sont relayées par celles de l’assistance jusqu’en 191433. Dans le seul domaine de la protection de l’enfance, le financement de l’État ne semble guère à la hauteur des ambitions républicaines. En dépit de projets nombreux et de réalisations dont témoigne le vote de la loi Roussel, le nouveau régime ne s’est investi dans les réformes que modestement et lentement. Bien que le budget en faveur de l’enfance ait triplé sous l’effet des efforts consentis pour l’application de la loi Roussel, surtout entre 1879 et 189034, le financement des seuls services des Enfants assistés a stagné. L’investissement de l’État est minime. Les communes, le département surtout, financent largement les services des Enfants assistés même si la part de l’État est allée croissant. Pour l’ensemble des services de l’Enfance, la répartition des dépenses entre l’État et les collectivités locales montre que celles de l’État ont augmenté entre 1875 et 1910 ; passant de 10,7 % en 1890 à 22,6 % en 1895 et, même si elles ont été freinées au cours des cinq années suivantes, elles s’élèvent à 40,9 % en 190535. Les Radicaux au pouvoir, ce sont les hôpitaux et les hospices qui absorbent le plus de crédits publics. En 1910-1913, les dépenses en leur faveur représentent 73 % des dépenses totales de l’Assistance contre 15 % pour le service des Enfants assistés et 12 % pour celui des Aliénés36. Le financement de la protection de l’Enfance est donc progressif mais d’un niveau modeste. Finalement, l’entrée de l’assistance sur la scène politique est plutôt passée par son administration qui s’organise et se structure.

28En effet, pour rendre effective la solidarité théorisée, la Troisième République s’appuie sur deux structures : la Direction de l’Assistance et de l’Hygiène publiques et le Conseil supérieur de l’Assistance publique (CSAP). La première de ces deux institutions est créée par le décret du 4 novembre 1886, elle a été préparée par le député radical Léon Bourgeois, le préfet du Calvados Henri Monod et Charles Floquet, président du Conseil. D’abord confiée au préfet des Bouches-du-Rhône, le protestant Émile Cazelles, elle est dirigée par Henri Monod (lui aussi protestant), à partir du 1^er février 1887. La création de cette direction avait pour objet, selon les vœux du ministre de l’Intérieur, Jean Sarrien, de réunir « en un seul faisceau, les morceaux épars de nos services charitables »37. La direction de l’Assistance se compose de quatre bureaux, dont l’un est chargé des services de l’Enfance. Le 5 janvier 1889, l’Hygiène publique est rattachée à l’Assistance au sein de la Direction ; jusqu’alors, elle relevait du ministère du Commerce. La deuxième structure sur laquelle s’appuie la politique sociale des Radicaux est un conseil consultatif. Le Conseil supérieur de l’Assistance publique (CSAP) est créé par les décrets des 14 avril et 11 mai 1888. Plus qu’un simple rouage entre le pouvoir administratif et le pouvoir politique, le CSAP est le véritable laboratoire où se discutent et s’élaborent les lois sociales. En cela, c’est un espace de légitimation de la Troisième République. Il s’agit de l’organe consultatif de la Direction de l’Assistance chargé d’examiner toutes les questions relatives à l’organisation, au fonctionnement et au développement des divers services d’assistance. En principe, le gouvernement saisit le Conseil pour avis mais avec Henri Monod à la tête de la Direction jusqu’en 1905, c’est lui qui suggère au ministre les questions qu’il désire voir étudiées par le CSAP 38. Sous la direction de Léon Mirman, sera mise en œuvre la politique étudiée par le CSAP avant son arrivée. Dans les années 1910, des dossiers importants lui échapperont, tels celui sur le repos des femmes en couches ou l’assistance aux familles nombreuses39. La structure décline ; les valeurs qu’elle défend, l’assistance, perdent leur pouvoir mobilisateur face à celles de la prévoyance et de l’assurance.

29Le 13 juin 1888, lors de l’allocution d’ouverture du Conseil supérieur, le directeur de l’Assistance, Henri Monod résume la position des Radicaux au pouvoir à l’égard de l’assistance : « nous, l’État n’avons pas d’entrailles, nous n’avons pas le droit d’en avoir. Car si nous en avions, les intérêts des contribuables seraient à la merci d’impressions et d’émotions qui pourraient ne rien devoir à l’idée de justice »40. Monod distingue assistance publique et charité privée : la première est organisée, la seconde ponctuelle. Les deux maîtres mots de la politique assistancielle sont cohésion et surveillance, deux attributs qui font défaut à la bienfaisance privée selon les observateurs de l’époque. Dans son discours prononcé à l’ouverture du premier congrès international de l’Assistance publique à Paris, le 28 juillet 1889, Monod établit le programme d’action de l’État :

« L’État devra fixer et diriger l’organisation générale, lui seul a les pouvoirs nécessaires, des yeux et des bras en assez grand nombre pour accomplir une pareille tâche sans en laisser aucune partie en souffrance, ce serait un rêve d’imaginer que les efforts individuels, sans cohésion, sans surveillance commune pourront jamais donner une satisfaction suffisante à ce grand intérêt social : l’assistance publique »41.

30Les objections financières tombent sous le coup d’une mise en perspective des bénéfices attendus : l’assistance est un investissement. « La société ne fait-elle pas un placement avantageux lorsque [...] un enfant qui semblait voué par sa naissance à toutes les plaies physiques et morales, condamné peut-être à n’être qu’une charge ou un péril pour ses contemporains devient une force sociale, un citoyen honnête et laborieux ? »42.

31À partir de 1885, les conditions structurelles sont réunies pour l’étude et la mise en place d’une politique sociale, fer de lance de la République radicale. Le Conseil supérieur et les hommes qui le composent sont de toutes les grandes lois sociales. En définissant, en limitant ou en concrétisant la notion de protection, ils composent alors une valeur d’assistance, méthodique et rationnelle, distincte de la charité privée. Pour que les valeurs de l’assistance républicaine soient effectives, il faut des professionnels pour appliquer les lois qui en sont les échos. Les inspecteurs seront alors les gardiens des valeurs que véhiculent les lois d’assistance.

2) Prégnance du discours sur la dépopulation

32Une autre grande idée traverse l’histoire de l’inspection et la marque profondément : la dépopulation. Au moment où est votée la loi de 1869, le député Dalmas intervenant à la Chambre sur la question des enfants assistés exprimait ainsi son inquiétude : « la situation actuelle est réellement effrayante et elle amènerait certainement dans un temps relativement court la dépopulation de notre pays et la dégénérescence de la race si elle se perpétuait »43. L’alarme était déclenchée par le dernier recensement de la population de 1866 qui, s’il témoignait de l’augmentation de l’effectif de la population totale depuis 1861 accusait en revanche une nette diminution de son accroissement annuel moyen. Mais les chiffres publiés n’expliquent pas entièrement l’attitude de ce parlementaire, caractéristique d’ailleurs de celle des hommes politiques de la période. La situation démographique de la France n’a pas brutalement changé en 1866. L’accroissement annuel moyen de la période 1846-1850 qui était de 6,8 p. 1000 passe à 2,1 pour les années 1851-1855 et à 1,3 pour 1856-186044. La période suivante présente donc une amélioration sensible de la situation démographique. Si, dans les années 1840-1860, ceux qui s’intéressaient aux questions de population se félicitaient de la diminution du taux d’accroissement pour des raisons essentiellement économiques, la dernière décennie du Second Empire se caractérise par le passage du malthusianisme au populationnisme. Les problèmes internationaux, notamment après la victoire de Sadowa (3 juillet 1866), conduisent à poser en termes nouveaux la question démographique. En effet, la pression internationale explique l’ampleur et la teneur des débats : il importe de maintenir la France sur la scène européenne au moyen d’une population nombreuse qui prouve son dynamisme et consolide sa combativité45. D’ailleurs les passions s’exacerbent après 1870, attisées par la défaite de Sedan. Le recensement de 1872 dans les nouvelles limites territoriales de la France confirme une diminution de la population totale, due à l’excédent des décès sur les naissances au cours des deux années de conflit de 1870-1871. Les débuts de la Troisième République coïncident avec une période de stagnation de la population, le taux de croissance annuelle se maintenant autour de 1 p. 1 000 jusqu’en 1914. Globalement pourtant, la mortalité des enfants a diminué au cours de la Troisième République en dehors de celle de l’année 1911 – consécutive à une très forte chaleur estivale – et de celle des années de guerre. La mortalité des enfants assistés est toujours restée supérieure à celle de l’ensemble des enfants et, parmi eux, les enfants illégitimes ont souffert davantage de la mortalité que les autres. En 1898, la mortalité des enfants assistés s’élève à 238 p. 1 000, elle est proche de 200 p. 1 000 en 1909 ; après les fluctuations de l’après-guerre, elle passe progressivement de 110 p. 1 000 en 1922 à 60 p. 1 000 en 1935-1936 où elle rejoint celle de l’ensemble des enfants46.

33Le milieu de l’assistance se pénètre des inquiétudes démographiques. En 1882, à l’occasion de la distribution des récompenses aux nourrices méritantes à l’Hôtel de Ville de Caen, le préfet du Calvados qui n’est autre qu’Henri Monod tient ces propos :

« Il y a un siècle, la France était la nation la plus peuplée de l’Europe. Aujourd’hui quelle différence ! [...] Il est facile d’établir que plus sa population augmente, plus un pays est riche, plus un pays est peuplé, plus il est fort ; par conséquent, il s’affaiblit s’il se peuple moins que ses rivaux [...]. Par conséquent, il viendra un moment où il sera une proie facile pour les appétits étrangers, d’autant plus aiguisés chez nos voisins que leurs forces physiques se seront accrues. Il est impossible d’être Français, d’aimer ce cher pays de France, et de ne pas se sentir atteint, ému, troublé, jusqu’au fond de l’âme par ces constatations lamentables »47.

34La question préoccupe les Républicains au pouvoir : en 1902 et 1911, deux commissions extra-parlementaires sont invitées à étudier les causes de la dépopulation et à proposer les moyens de la combattre48. Elle n’est pourtant pas restée l’apanage des seuls politiques comme l’illustre le regroupement d’individus inquiets du devenir de la population française. En 1896, est créée l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française avec, à sa tête, le démographe Jacques Bertillon. Des membres célèbres comme Émile Zola, auteur en 1899 de Fécondité, un vibrant manifeste anti-malthusien, donnent à l’Alliance une autorité certaine en matière de dénonciation de la dépopulation. En 1902, c’est la Ligue contre la mortalité infantile qui est fondée par le sénateur Paul Strauss, les docteurs Pierre Budin et Théophile Roussel. Les délégations départementales de la Ligue sont animées par des hommes que motive la question démographique.

35C’est dans ce contexte que se développent les politiques d’assistance et que l’inspection prend corps. La crainte de la dépopulation justifie en partie les actions menées par ces fonctionnaires auprès des enfants assistés et ce, d’autant plus qu’après une baisse rapide des effectifs des enfants abandonnés depuis 1833, la hausse des abandons est spectaculaire à partir de 1881. Le nombre d’enfants abandonnés présents dans les services au 1^er janvier de l’année 1833 s’élève à 130 945 ; au 1^er janvier 1881, ils sont 58 634, deux fois moins nombreux. Mais le nombre des admissions augmente régulièrement de 1881 à 1905 ; à cette date seulement on observe un reflux des entrées dans les services. En 1881, 10 687 enfants ont été admis dans les services, dès l’année suivante, les entrées annuelles s’élèvent en moyenne à 16 000 jusqu’en 1905. À partir de cette date, elles sont réduites à 12 000 entrées annuelles moyennes49. En même temps que les flux d’enfants s’élèvent, les stocks s’accroissent. Les mouvements que l’on observe entre l’augmentation des admissions d’enfants abandonnés et la diminution des admissions aux secours temporaires sont quasi simultanés : la diminution du nombre de secourus est amorcée en 1885. Annuellement, c’est quelque 5 000 secours de moins qui sont attribués aux mères en difficulté. Vers 1895, les secours recommencent à s’accroître, leur nombre se stabilise vers 1905-1906.

36Ainsi, le contexte politique et démographique permet de comprendre les enjeux d’un corps qui contribue à la mise en œuvre de la doctrine solidariste de la Troisième République et qui peut concourir à la diminution de la mortalité des enfants assistés. C’est donc une œuvre devenue républicaine que celle de l’inspection, réinventée par des circonstances favorables et par une organisation administrative relativement forte. Avant même cette organisation, la loi Roussel allait donner à l’inspection ses lettres de noblesse républicaine.

III. – Un corps de professionnels de l’enfance protégée

37Le gouvernement républicain prend un certain nombre de mesures en faveur des défavorisés et accroît les catégories de populations assistées notamment celles des enfants. Progressivement, les attributions des inspecteurs s’étendent à l’application des lois d’assistance aux adultes mais la protection de l’enfance reste l’ombilic de l’inspection. L’administration de la loi Roussel en faveur de la protection du premier âge lui est confiée : l’inspection saura se montrer à la hauteur de sa nouvelle mission.

1) Les inspecteurs et la loi Roussel

a) La première extension des attributions de l’inspection

38La loi du 23 décembre 1874, dite loi Roussel du nom du médecin parlementaire qui en est à l’origine, établit que « tout enfant âgé de moins de deux ans qui est placé moyennant salaire en nourrice, en sevrage ou en garde hors du domicile de ses parents devient par ce fait l’objet d’une surveillance de l’autorité publique ayant pour but de protéger sa vie et sa santé »50. La loi Roussel de protection du premier âge est la première à accroître l’extension des attributions initiales de l’inspection. Elle concrétise ses premiers succès, même s’il s’agit pour le gouvernement d’utiliser un corps déjà constitué plutôt que d’en créer un. La surveillance des enfants « est exercée sous l’autorité du préfet assisté d’un comité départemental, par des commissions locales, par les maires, par les médecins inspecteurs et par l’inspecteur départemental des enfants assistés du département »51. Un service de surveillance médicale est institué par la loi. Les dépenses auxquelles l’exécution de la loi Roussel donnent lieu sont supportées pour moitié par l’État et par les départements.

« Une disposition spéciale de la loi appelle l’inspecteur des enfants assistés à faire partie du Comité départemental, où son expérience et sa compétence spéciale rendront un concours très utile. Les rapports qui existent entre son service ordinaire et l’organisation créée par la loi du 23 décembre 1874 ont inspiré aux rédacteurs du règlement la pensée d’associer plus intimement ce fonctionnaire à l’œuvre nouvelle, en le chargeant de centraliser [...] tous les documents relatifs à la surveillance et d’exercer sur l’ensemble du service un contrôle général »52.

39Il s’agit pour l’inspecteur d’assumer un rôle de centralisation et de coordination ; le premier rôle étant tenu par les médecins-inspecteurs. Mais comme l’observe l’inspecteur Savouré-Bonville, dans l’organisation du service de la Protection des enfants du premier âge, « la théorie n’a pas prévalu contre la pratique. Par la force des choses [...], l’inspecteur départemental est devenu le véritable directeur de ce service »53.

40Cette première extension de leurs attributions occasionne un surcroît de travail pour les inspecteurs. En 1885, dans le Vaucluse, l’inspecteur demande à ses collaborateurs un concours plus actif. « Ils se sont prêtés de bonne grâce à une augmentation dans le nombre des heures de bureau. Non seulement, ils sont restés deux ou trois heures de plus chaque jour à l’inspection mais encore ils y sont venus la matinée du dimanche »54. Le chef du service sollicite du Conseil général une allocation pour les « travaux extraordinaires » occasionnés par le nouveau service au profit du personnel de l’inspection. Ainsi, le premier, le service de la Protection du premier âge, aboutit à la mise en place d’indemnités spéciales, payées par le Conseil général de chaque département. Si elles augmentent les émoluments des fonctionnaires, ces indemnités contribuent aussi, par leur grande diversité, à créer un éventail de départements plus ou moins généreux à l’égard des fonctionnaires de l’inspection et en dehors de toute considération de service.

41Autre conséquence de la loi Roussel : l’inspecteur est davantage impliqué dans le tissu local ce qui contraint l’exercice de sa mission. En 1890, l’inspecteur d’Indre-et-Loire, Gailhard, s’interroge sur l’efficacité de la surveillance effectuée par les maires sur les nourrices. Nombreux sont les inspecteurs qui pensent avec lui que les maires ne pourront sanctionner leurs administrées dans l’intérêt de l’enfant « dans la crainte des inimitiés et des rancunes locales ». Les maires doivent en effet prononcer le retrait de l’enfant s’ils estiment que celui-ci est en danger chez une nourrice. Plusieurs fonctionnaires utilisent des stratagèmes, en accord avec les maires, pour les mettre à l’abri des critiques. Par exemple, Gailhard suggère aux maires, mais aussi aux médecins-inspecteurs qui pourraient être confrontés à des problèmes identiques, de le prévenir, verbalement ou par lettre, des mauvais placements. L’inspecteur se déplace pour constater lui-même la situation, « afin de couvrir le maire et le médecin qui semblent ainsi rester étrangers aux mesures de rigueur prises contre la nourrice en contravention ». Il est donc seul « à supporter les rancunes »55.

42Aussitôt investis de l’application de la loi Roussel, les inspecteurs s’approprient ses résultats qui prouvent la réussite de l’inspection, même s’ils ne manquent pas d’associer à leur succès les médecins-inspecteurs. Ils deviennent un rouage essentiel de l’application de la loi. D’ailleurs en 1896, les inspecteurs sont invités à participer au Jubilé Théophile Roussel, ce qui témoigne d’une reconnaissance de leur action en matière d’application de la Protection du premier âge.

43Pour les inspecteurs, les bénéfices de la loi sont certains56. En 1907, pour le docteur Barthès, inspecteur des Pyrénées-Orientales, la survie des enfants protégés57 est la preuve de l’efficacité de la surveillance instituée par la loi Roussel. Il observe que parmi les 102 enfants protégés placés à Perpignan surveillés par les médecins-inspecteurs, cinq seulement sont décédés. Dans un quartier de la ville, où les enfants ne bénéficient pas de la surveillance médicale, 72 nourrissons sont morts, dont 59 par gastro-entérites.

44Les rapports que les inspecteurs doivent adresser à l’Académie de médecine, où un rapporteur est chargé de dresser le bilan de l’hygiène de l’enfance sur la base des travaux reçus, confirment leur implication dans l’application de la loi Roussel. En 1902, « tous les médecins-inspecteurs », rapporte le docteur Porak « vantent les effets utiles [de la loi Roussel] [...]. Les inspecteurs départementaux dont l’impartialité est peut-être moins discutable que celle des médecins-inspecteurs pensent avec unanimité qu’on ne peut pas mettre en doute la réalité des bons résultats de l’application de la loi du 23 décembre 1874 »58. Les exemples saisis dans les rapports d’inspection qui ont retenu l’attention du rapporteur sont autant de propositions d’améliorations du service : plusieurs inspecteurs sont cités comme œuvrant utilement à la suppression du biberon à tube, réputé dangereux59. L’esprit des inspecteurs départementaux est « toujours ouvert aux propositions nouvelles »60 affirme le rapporteur. Mais le rapport est aussi l’occasion pour l’inspecteur de situer et valoriser sa propre action dans son département (encadré 3).

45La loi Roussel introduit de nouvelles pratiques pour les inspecteurs qui les mettent davantage aux prises avec le local. L’investissement des fonctionnaires dans l’application de cette loi, présentée comme une œuvre patriotique, les échos politiques de la loi, mettent le corps en lumière. La loi Roussel est à la fois un témoin et un facteur de la reconnaissance administrative du corps, mais aussi une des conditions de sa professionnalisation.

b) Les logiques du service de la Protection

46Deux situations montrent quels sont les enjeux du service de la Protection du premier âge pour la promotion ou la reconnaissance de l’activité des inspecteurs. Elles montrent des hommes aux prises avec leurs propres stratégies de carrière et la façon dont elles s’articulent autour de ce service.

47Le service de la Protection du premier âge du Calvados est souvent cité en exemple car son organisation fut rapide et efficace. Il doit son succès à une parfaite entente et à un partage des tâches entre les deux fonctionnaires de ce service mais aussi au soutien du préfet, Henri Monod, futur directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publiques. Le fonctionnement efficace du service est rendu possible par les liens noués entre ses hommes qu’explique en partie, pour chaque protagoniste de cette histoire, une stratégie d’avancement.

48Le parcours de l’inspecteur Lefort est particulièrement intéressant. Cet ancien préfet est nommé inspecteur des Enfants assistés du Calvados, à la fin de l’année 1879. Le préfet du département, Monod, le tient en haute estime. « M. Lefort ne ménage ni son temps ni sa peine, fait de nombreuses et très utiles tournées et les heureux résultats qu’il obtient sont la preuve de l’efficacité de ces travaux »61. L’année même de sa nomination, l’inspecteur se voit adjoindre un sous-inspecteur, ancien employé à la préfecture de Caen. Pierre Fleury a lui aussi le soutien le plus entier du préfet. À tel point qu’au début du mois d’octobre 1881, alors qu’il exerce depuis deux ans seulement dans le service des Enfants assistés, le préfet lui promet de le faire nommer inspecteur dans le Calvados au cas où ce poste serait vacant, car Lefort cherche à obtenir un poste plus élevé. Sa carrière passée n’est en effet guère en rapport avec le poste qu’il occupe62. Ayant sollicité un poste d’inspecteur général des Prisons, il serait bientôt nommé. Fleury ne manque pas de rappeler alors au préfet sa promesse. Le 19 octobre de cette même année 1881, le préfet écrit au ministre et recommande Fleury. C’est « un fonctionnaire très intéressant. Ancien instituteur public et sans aucune fortune personnelle, il est complètement dévoué à ses fonctions ; il les remplit avec zèle et constance dans le travail mais aussi avec intelligence qui lui permettent de suppléer à l’insuffisance du personnel dans cet important service »63. Le préfet explique : « Je me trouverais dans le plus grand embarras, M. Lefort partant, si M. Fleury n’était pas nommé à sa place et quittait l’administration [...]. Il serait fâcheux et nuisible aux intérêts du service qu’il abandonnât ainsi l’œuvre qu’il a tant contribué à faire prospérer, je pourrais même dire à fonder. L’opinion est éclairée sur sa participation dans cette œuvre, elle verrait sans le moindre étonnement ou plutôt avec une satisfaction véritable qu’il succédât à son chef »64. Deux arguments sont avancés : l’intérêt du service et le soutien de la population. Il est vrai que depuis février, les membres du Comité de Protection du premier âge prient le préfet de solliciter pour le sous-inspecteur un avancement exceptionnel. Pierre Fleury est un homme du cru, né dans le département. C’est lui qui est chargé du contrôle sur place des enfants protégés. Un partage des tâches s’est fait entre les deux hommes en fonction des aptitudes de chacun. Fleury est chargé des relations avec les populations assistées qu’il visite, Lefort s’occupe de la partie administrative du service et de nouer des contacts. Il dynamise l’action des membres du Comité de Protection, celle des maires ; il est en relation avec des conseillers généraux. Une efficace gestion des compétences de chacun a conduit à la réussite de l’application de la loi Roussel dans le Calvados tandis que sa mise en place connaît des difficultés dans quelques départements.

49En 1882, le Comité départemental de Protection du premier âge et le préfet décident que la distribution des récompenses aux nourrices méritantes sera faite publiquement à l’Hôtel de ville, en présence des principales autorités civiles et militaires du département. La cérémonie de juillet 1882 est présidée par Théophile Roussel ; celle de 1883 par Quentin, directeur de l’Assistance publique de Paris qui explique à cette occasion :

« La loi Roussel dans le Calvados n’avait produit jusqu’en 1880 que de maigres résultats... Deux hommes sont venus qui ont opéré sous vos yeux une véritable révolution. Un fonctionnaire pénétré de ses devoirs, comprenant tout le parti que l’on pouvait tirer de la loi Roussel s’est mis résolument à la besogne sans se dissimuler mais sans redouter les difficultés. Seul, il aurait dépensé bien du temps et peut-être même n’eut-il trouvé qu’un insuccès quand est arrivé à la tête de ce département un administrateur aimant à faire le bien et à le bien faire. En un instant ces deux hommes se sont compris [...]. L’initiative de ces deux hommes, secondés par les collaborateurs qu’ils s’étaient associés et qu’ils animaient de leur esprit a tout fait. C’est que ces deux hommes croyaient au bien, c’est qu’ils avaient la foi et que la foi accomplit toujours des miracles. Le mot miracle est le mot propre, les chiffres le démontrent ; il y a dix ans à peine le département du Calvados occupait dans la liste de mortalité des enfants une place noire, sombre, sinistre. Plus de trente pour cent des enfants succombaient. Aujourd’hui le même département est au premier rang sur la liste, il est à l’avant-garde »65.

50Invité à s’exprimer, Lefort replace son action dans le cadre de la lutte contre la dépopulation, mettant l’accent sur ce qu’elle a d’éminemment patriotique car l’inspecteur a acquis « la certitude de ne pas travailler pour le roi de Prusse [...]. Moins il meurt d’enfants, moins il meurt de futurs soldats »66.

51En 1883, la nomination de Lefort au poste d’inspecteur général des Prisons, qui semblait imminente, est annulée. Ne désarmant pas, il sollicite un poste d’inspecteur général des services administratifs du ministère de l’Intérieur, en mars 1883. Ce même mois, Fleury réitère aussi sa demande de promotion. Les deux hommes du service des Enfants assistés sont donc de connivence. Henri Lefort a fait part au sous-inspecteur de ses démarches pour obtenir un poste plus élevé et de la vacance possible de son poste. En septembre 1883, Lefort écrit au préfet. L’objet de sa lettre est double. D’une part, il s’agit de rappeler au préfet les félicitations qu’il a reçues du Comité départemental de Protection du premier âge... six mois auparavant ! Cette démarche de valorisation de son activité coïncide avec le moment où le ministre va s’enquérir des qualités du candidat au poste d’inspecteur général auprès du préfet. D’autre part, Lefort prie le préfet de demander au ministre au moins une promotion de classe pour Fleury.

52À la fin de l’année 1884, le décès de sa femme pousse l’inspecteur vers Paris où ses quatre enfants se sont établis. Là, il « se met en instance auprès [du Ministre] pour être appelé à une fonction administrative ». Mais « c’est difficile de se caser à Paris ». Aux prises avec ses propres démarches pour accéder à un poste plus élevé, Lefort n’oublie pas pour autant les intérêts du service du Calvados et l’amitié qui le lie à Pierre Fleury. Le 24 décembre 1884, il lui écrit : « J’ai dit à M. Fayette combien je désirais et combien il était à désirer pour la continuation du succès de l’application de la loi de protection que vous me succédiez au cas où je serais casé à Paris. M. Fayette m’a dit qu’il vous appuierait autant qu’il le pourrait – que vous étiez le candidat du préfet ainsi que des députés du Calvados »67. Les appuis de Fleury se sont-ils révélés efficaces ? Le 31 mars 1885, après six ans de service, il est nommé inspecteur, après que le préfet eût rappelé au ministre sa promesse d’octobre 1884. Au même moment, Lefort, dont on dit qu’il est « doué d’un sens social très profond »68 est finalement nommé inspecteur général des services administratifs du ministère de l’Intérieur. Dans ses investigations de contrôle, il apporte « autant de bienveillance que de perspicacité »69. Il est nommé, avec Théophile Roussel, président de la Société internationale pour l’étude des questions d’assistance. Il restera à sa tête jusqu’en 1900. L’année suivante, il est président du Comité national français des Congrès d’assistance et de bienfaisance.

53Les lettres que l’inspecteur Lefort et le sous-inspecteur Fleury se sont adressées, stimulées par un désir partagé de promotion, montrent le respect que se portent les deux hommes ainsi que le soutien de l’inspecteur pour son sous-inspecteur. Comme il est de l’intérêt du service de nommer Fleury à la succession de Lefort, les deux hommes ont le soutien du préfet. Ici, logique de service, logique promotionnelle sont étroitement mêlées, surtout pour l’inspecteur et le préfet Monod qui prépare alors les futures structures d’assistance publique au ministère de l’Intérieur. La carrière de l’inspecteur montre que son sens de l’administration est incompatible avec un soutien accordé à Fleury qui ne serait basé que sur un sentiment d’amitié, aussi fort fût-il. L’inspecteur a jugé les compétences de son sous-inspecteur à la hauteur de celles d’un chef de service, c’est la raison pour laquelle il le soutient et le recommande. Cette capacité à élaborer un seuil de compétence pour la fonction de chef de service concourt à la professionnalisation du corps.

54On pourrait opposer le service de l’Eure à celui du Calvados70. L’inspecteur Belhache est le contemporain de Lefort et Fleury. Mais dans l’Eure, on cherche en vain l’appui du préfet ou un respect mutuel des fonctionnaires du service. L’inspecteur et le sous-inspecteur qui s’opposent, sont les boucs-émissaires de l’ambition du préfet.

55C’est en février 1860 que Belhache est nommé inspecteur de l’Eure dans un service qui comptait alors un peu plus de 900 enfants assistés. Comme dans de nombreux départements, le Conseil général s’est prononcé pour l’extension des secours accordés aux filles-mères. Cette politique augmente considérablement les écritures du service comme les tournées d’inspection de Belhache : « il en résulte pour l’inspecteur, quoique actif et dévoué, des charges au-dessus de ses forces »71. En conséquence, dans sa session d’avril 1879, le Conseil général exprime le vœu que deux sous-inspecteurs soient nommés dans ce département.

56Jusqu’en 1881, les lettres que le préfet adresse au ministre à propos de l’inspecteur lui sont favorables. À partir de cette date et après avoir pris connaissance du rapport de l’inspecteur général Bucquet sur le service de son département, le préfet déplore la rareté des visites aux enfants. Ce compte rendu d’inspection du service de l’Eure transmis au ministre contraint ce dernier à intervenir. La lettre qu’il adresse, le 31 août 1881, quelques jours après que le préfet eût lui-même reconnu des carences dans le service, rappelle le devoir de surveillance et de contrôle de l’inspection. Seulement 94 enfants assistés sur 1164 ont été visités au cours des six premiers mois de l’année, soit 1/12^e des effectifs. En outre, la commission administrative de l’hospice a toujours la tutelle des enfants et effectue elle-même leur placement, fonction pourtant essentielle de l’inspecteur. Le préfet est lui-même mis en cause. Le ministre exige plus de fermeté : « vos exigences seront d’autant plus justifiées que le service de la protection du premier âge n’est pas encore institué dans l’Eure, que ces fonctionnaires ne sont pas dès lors astreints au lourd supplément de travail qui incombe de ce chef à beaucoup de leurs collègues et qu’enfin, le développement des moyens de communication rend les tournées très faciles dans votre département »72. Un ministre informé des défaillances d’un service, un préfet soupçonné de manquer de fermeté : il n’en faut pas plus pour réévaluer à la baisse la notation de l’inspecteur, qui apparaît là peu protégé. Après l’enquête de l’inspection générale, les renseignements sur Belhache que donne le préfet au ministre, sont radicalement différents. En 1881, Belhache, jusque-là dévoué et zélé, est « si scrupuleux dans la tenue de ses écritures qu’il ne peut, malgré son activité réelle, faire une inspection sérieuse. Il a en outre un caractère un peu entier qui rend ses relations difficiles soit avec ses subordonnés soit même avec ses égaux »73. Le sous-inspecteur Fonné, quant à lui, « discute et même critique les ordres de son supérieur hiérarchique, il refuse d’y obtempérer sous le prétexte qu’il n’en comprend ni la portée ni l’utilité »74. Pour remplacer Fonné, le préfet propose le nom d’un membre du bureau de bienfaisance qui préside la société de charité maternelle. Fonné est le premier fonctionnaire bouc-émissaire de cette défaillance du service car pour le préfet, « l’une des principales causes des difficultés qui [...] ont été signalées réside dans la composition du personnel de l’inspection »75.

57La question de la création d’un service de Protection du premier âge est au centre des préoccupations du Conseil général qui a ajourné l’organisation de ce service, en août 1883, après avoir chargé le préfet de fournir des renseignements précis sur les besoins et les coûts qu’induirait sa mise en place. Le haut fonctionnaire prétend ne pouvoir confier à l’inspecteur l’étude du projet de création d’un service « dont il ne semble pas comprendre l’utilité »76. Et comme sa mise en place « exigera beaucoup de dévouement et d’activité, [...] on ne saurait en laisser la direction à un fonctionnaire d’une honorabilité incontestable à la vérité mais imbu d’idées préconçues et arrêtées et surtout d’un âge qui donne droit au repos »77 En conséquence, en février 1883, le préfet demande au ministre la mise à la retraite de Belhache, alors âgé de 67 ans. Metton-Lepouzé, gendre d’un député de l’Eure, se porte candidat à la succession de l’inspecteur. Le préfet motive sa demande par les exigences d’un service de plus en plus lourd. Une lettre du secrétaire général de préfecture appuie la demande de mise à la retraite de l’inspecteur. Belhache « tient sa comptabilité à merveille et est très exact dans sa correspondance ». Mais il « comprend mal ses devoirs d’inspecteur [...]. M. Belhache n’a d’autres soucis que d’économiser les fonds départementaux sans se préoccuper de l’esprit de la loi sur les enfants assistés. Il est très fier des éloges qui lui ont été déclarés par le Conseil général au sujet de la diminution de la mortalité des pupilles départementaux, il oublie qu’il ne doit ce résultat qu’à sa manie de n’admettre à l’assistance que les enfants déjà hors de danger par leur âge »78. Belhache, en effet, insiste sur son aversion « à mettre à la charge du budget des dépenses qui auraient pu être évitées »79. Entré en exercice en 1860, Belhache est resté profondément subordonné au Conseil général comme bien des inspecteurs recrutés au niveau départemental avant que l’inspection ne devienne fonction publique d’État. Son attitude, son souci des dépenses publiques peuvent s’expliquer par la recherche de l’adhésion de l’assemblée départementale.

58Le 13 août 1883, Metton-Lepouzé, qui avait sollicité le poste d’inspecteur, remplace l’inspecteur Belhache admis à faire valoir ses droits à la retraite. Son remplacement, motivé par son obsession du bien départemental, s’inscrit au cœur de trois logiques : d’une part, une logique de clientélisme, comme en témoignent la candidature et la nomination de Metton-Lepouzé, gendre d’un député du département ; d’autre part, une logique professionnelle : il est de l’intérêt du préfet, mis en cause dans la situation du service, de s’entourer d’hommes qui saisissent l’importance stratégique d’un service de Protection de l’enfance. Sa force caractérise, auprès du ministre, la maîtrise que le préfet a des affaires sociales du département qu’il administre. C’est ainsi qu’on peut lire les remontrances du ministre à l’égard du préfet. Enfin, une logique politique explique que le ministre attend, dans ces années 1880-1883, des fonctionnaires de l’inspection, la compréhension de l’esprit des lois que le gouvernement républicain vote. Le fonctionnaire doit veiller à une distribution efficace des finances publiques ; le ministre, le préfet attendent qu’il propose de nouvelles mesures au Conseil général, le seul à déterminer, en votant les crédits nécessaires à sa réalisation, le bien-fondé du projet. Une générosité bien entendue doit caractériser l’action de l’inspecteur ; une qualité attendue présente dans les discours. C’est en effet le moment où les Opportunistes mettent en œuvre une politique de réforme caractérisée principalement par le vote de la loi sur la gratuité de l’enseignement primaire, le 16 juin 1881, et celui sur l’enseignement obligatoire et laïque, le 28 mars 1882. Car en dehors de la loi Roussel et de celle sur la limitation du travail des enfants de 1874, la législation sociale reste encore discrète même si les Opportunistes se sont engagés dans la voie de la sécularisation de l’école qui contient en germe celle de l’assistance. Les pratiques économes de Belhache contredisent une politique républicaine qui se veut généreuse bien que balbutiante. L’inspecteur n’a pas saisi les fondements des textes législatifs sur les Enfants assistés des régimes précédents, mais récupérés par la République et ceux de la loi Roussel, œuvre républicaine s’il en est.

2) Les inspecteurs et les enfants difficiles

59L’extension des attributions de l’inspection se poursuit et s’étend aux enfants dits difficiles. La loi du 24 juillet 1889 sur les enfants moralement abandonnés fixe les conditions de la déchéance de la puissance paternelle et l’organisation de la tutelle de ces enfants. Neuf ans plus tard, le 19 avril 1898, elle est suivie par la loi sur les enfants victimes ou auteurs de crimes et délits. La surveillance des mineurs de moins de seize ans, pour lesquels des jugements ont délégué à l’A.P. les droits de la puissance paternelle abandonnés par les parents, est exercée par le préfet du lieu de résidence de l’enfant ou, sous son autorité, par l’inspecteur de l’A.P. Le fonctionnaire chargé de la surveillance de l’enfant s’assure qu’il est placé dans de bonnes conditions d’hygiène et de moralité, qu’il est convenablement soigné en cas de maladie. Il vérifie que l’enfant reçoit l’instruction primaire prescrite par la loi ; que son éducation professionnelle n’est pas négligée. En outre, si l’enfant est employé à un travail rémunérateur, il s’assure qu’une partie du produit de son travail est versée à son compte personnel. En somme, son action auprès de ces enfants est la même que celle exercée auprès des enfants abandonnés.

60Pourtant, l’attitude des inspecteurs à l’égard de l’exercice des lois sur les enfants moralement abandonnés et victimes ou auteurs de délits est singulièrement différente de celle qui fut la leur à propos de la loi Roussel. En 1906, l’inspecteur Barthès constate que la loi de 1898 « a introduit parmi les pupilles de l’Assistance un élément de contamination des plus dangereux »80. Le même constat est fait à propos de la loi de 1889. D’ailleurs dans les rapports d’inspection, les enfants relevant de ces deux lois sont confondus sous le terme d’enfants difficiles, vicieux ou anormaux. En 1902, l’inspecteur du Nord, Tourneur, prie le préfet de « vouloir bien prendre des mesures pour arrêter l’invasion des enfants de cette catégorie dont la mauvaise conduite [jette] le discrédit sur les véritables enfants assistés ». En 1898, neuf enfants ont été admis au bénéfice de cette loi dans le service des Enfants assistés, ils sont 59 en 1899, 50 en 1900. Un exemple montre la difficulté à intégrer ces enfants dans le service. En février 1901, le tribunal de Lille confie au service des Enfants assistés, Jean, âgé de 15 ans. À sept reprises, l’adolescent s’évade des placements que lui trouve l’inspecteur. Les gendarmes finissent par le ramener à l’hospice. Quelques jours après, l’inspecteur apprend que Jean est interné à la prison de Lille pour coups et blessures sur un infirmier de l’hospice. La justice décide de le confier de nouveau à l’inspection. Placé chez un patron, il le vole. L’inspecteur l’envoie alors à la colonie de Mettray où il est enfermé onze mois81. À sa sortie, l’inspecteur tente un nouveau placement chez un patron. Jean s’enfuit en emportant 40 francs qu’il a volés. « Que faire de pareils sujets ? »82. Convaincu de la gravité de la situation, le préfet obtient du Conseil général la possibilité pour le service des Enfants assistés de refuser des tribunaux les cas les plus difficiles.

61Le département du Nord n’est pas le seul concerné. Dans le Finistère, l’inspecteur Grenier explique en 1903 :

« Nous les plaçons quand même à notre corps défendant et aux risques et périls de la réputation du service et de la confiance accordée à l’Inspection par les nourriciers et les patrons. Notre conscience se révolte parfois de confier un sujet douteux dont nous connaissons les antécédents à de braves gens naïfs et simplistes qui acceptent ce que nous donnons. Si le sujet est mauvais, ils le ramènent purement et simplement sans s’attarder à des conclusions auxquelles fort heureusement leur esprit ne s’est jamais arrêté.
Mais il y a une limite à tout et il ne faudrait pas abuser de la bonne foi des gens. Le jour où l’opinion sera ancrée dans la croyance que nous ne plaçons que des vauriens, le Service des enfants assistés serait bien près d’être sérieusement compromis »83.

62Placer ces enfants dans des maisons de redressement ? La confiance de l’inspecteur Grenier dans ces établissements « est loin d’être établie [...]. Stupidement pervers au départ, [les enfants] reviennent crapuleusement dangereux »84. En 1912 dans l’Ille-et-Vilaine, l’inspecteur Cannet demande au Conseil général qu’un quartier de l’hospice ou une installation rurale soit attribué au service pour y recevoir « les mauvais sujets ». Vis-à-vis de ces enfants « l’administration se trouve désarmée ». Ils bravent leurs maîtres, insultent l’inspecteur :

« Il est indispensable d’isoler ces mauvais sujets et d’empêcher toute contamination des pupilles disciplinés, probes et honnêtes qui sont, il ne faut pas l’oublier, en immense majorité parmi les pupilles soumis à notre surveillance. Le placement de ces mauvais sujets chez de braves cultivateurs présente des inconvénients très graves et vous vous rendez compte combien la responsabilité morale de l’administration pourrait se trouver engagée si l’un de ces drôles venait à apporter avec ses vices la honte et le déshonneur dans une famille honorable, à laquelle on se trouve dans la nécessité de cacher le passé honteux du pupille qu’on lui confie »85.

63Au moins jusqu’en 1914, les rapports d’inspection convergent. Ils montrent que la question des enfants difficiles réside dans le fait qu’ils jettent « dans le public un certain discrédit sur l’ensemble »86. Ils risquent d’annihiler aux yeux du public les efforts et les progrès réalisés par l’inspection. Si les inspecteurs ont travaillé à l’application de la loi Roussel et ont souligné ses bienfaits et ses limites c’est parce qu’elle contribuait à accroître leur prestige et leur influence dans le département. L’application des lois sur les enfants difficiles compromet au contraire les résultats de l’action d’ensemble des fonctionnaires en ce sens que l’attention du public risque de se porter sur les marges du service. Les fonctionnaires sont donc récalcitrants à accepter ces enfants dans leur service et ce, par intérêt professionnel. Une telle convergence des positions prises par les inspecteurs montre que la professionnalisation du corps est engagée à la fin du siècle. Les fonctionnaires ont conscience de leurs intérêts.

3) La loi du 27 juin 1904 : l’inspecteur de l’Assistance publique

64La loi qui vise à réorganiser le service des Enfants assistés fut longuement préparée. Après un rapport d’Henri Monod présenté en janvier 1889, le gouvernement dépose au Sénat un projet de loi, le 18 février 1892. Les inspecteurs attendent la réforme. Cette même année, l’inspecteur Barthès s’impatiente du vote de ce « véritable monument national »87. Les discussions mettent pourtant douze ans : la loi sur le service des Enfants assistés du 27 juin 1904 est commentée le 14 juillet dans une instruction aux préfets par le directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publiques (annexe 3).

65Cette loi consacre plusieurs évolutions. L’État finance plus généreusement le service. En 1889-1890, le cinquième de l’ensemble des dépenses intérieures et extérieures était supporté par l’État ; en 1904, sa contribution s’élève aux deux-cinquièmes des dépenses du service. Le service est contrôlé par l’inspection générale des services administratifs du ministère de l’Intérieur et par les inspectrices générales de l’Enfance. Désormais, le service des Enfants assistés dont est chargé l’inspecteur comprend de nouvelles catégories d’enfants : les enfants secourus c’est-à-dire ceux dont la mère, sans ressources, reçoit un secours temporaire, les enfants en dépôt qui par suite de l’hospitalisation ou la détention de leur père ou mère se trouvent temporairement confiés au service et les enfants en garde confiés à l’Assistance publique par les tribunaux. Ces derniers sont sous la protection de l’autorité publique. Quant aux enfants trouvés, abandonnés, les orphelins pauvres, les enfants maltraités ou moralement abandonnés, ils sont sous la tutelle de l’autorité publique et dits pupilles de l’Assistance. Cette tutelle est exercée par le préfet qui, s’il le souhaite, la délègue à l’inspecteur départemental. Le tuteur est assisté d’un conseil de famille, composé de sept membres élus par le Conseil général. Tout enfant relevant de l’Assistance publique « est l’objet d’une surveillance qu’exercent les inspecteurs et les sous-inspecteurs de l’Assistance publique ».

66Le service des Enfants assistés est administré par le préfet qui soumet au Conseil général les prévisions des recettes et crédits et qui exécute, liquide et ordonnance les dépenses. Sur la proposition de l’inspecteur départemental, le préfet accorde ou supprime les secours temporaires, prononce les admissions, décide les placements, nomme et révoque les agents du service payés sur les fonds du département. En définitive, le pouvoir du préfet en matière d’assistance aux enfants est exécutif, il administre le service des Enfants assistés « par l’entremise de l’inspecteur de l’assistance ». Il en résulte, explique Henri Monod « que ce dernier doit être investi de l’ensemble des attributions des services de l’enfance. Il n’est plus comme au début de l’institution un simple surveillant d’enfants dont la tutelle était réservée à la commission hospitalière ; il est devenu un administrateur dirigeant, sous l’autorité du préfet, un important service départemental »88. L’inspecteur est chargé du recrutement des nourrices, des gardiens et patrons et de la distribution des vêtements aux enfants. Il doit préparer les contrats de placement et d’apprentissage. « D’une manière générale, [il] propose au préfet les mesures que commandent la protection et la tutelle instituées par la présente loi. »

67Une autre innovation de cette loi concerne le changement de dénomination de l’inspection des Enfants assistés qui devient celle de l’Assistance publique. L’inspecteur général Émile Alcindor voit dans cette modification de dénomination un acte de législation. Le législateur a voulu faire cadrer cette loi de 1904 avec les dispositions des lois du 24 juillet 1889 et du 19 avril 1898 en vertu desquelles les enfants moralement abandonnés peuvent être confiés par les tribunaux à « l’Assistance publique » et non pas « au service des Enfants assistés ». Le titre de la fonction est davantage en relation avec les tâches de plus en plus nombreuses que les inspecteurs exercent en matière d’assistance publique.

68Enfin, la loi de 1904 crée une nouvelle fonction dans l’inspection : celle de commis. Car « inspecteurs et sous-inspecteurs ont été jusqu’ici trop absorbés par des travaux de bureau. La principale fonction d’un inspecteur est d’inspecter [...]. Ce n’est que sur place et par des visites inopinées qu’on exerce une surveillance véritablement efficace. Les inspecteurs et les sous-inspecteurs pourront désormais faire un plus grand nombre de ces visites, presque toute la correspondance, les relevés statistiques et autres travaux de bureau étant sous l’autorité de l’inspecteur confiés à un commis »89.

69La loi Roussel et celle sur le service des Enfants assistés confirment la position des inspecteurs dans le secteur de l’enfance. Avec les médecins-inspecteurs, ces fonctionnaires sont les figures de proue de l’assistance à l’enfance dans les départements. Qu’une association ou un comité de protection de l’enfance en danger naisse dans un département et l’inspecteur est invité à participer à son action. Il tient là un rôle de spécialiste et de conseiller mais aussi d’intercesseur auprès du préfet et des conseillers généraux. L’inspecteur est devenu le fonctionnaire incontournable de la protection de l’enfance plus seulement chargé de sa surveillance mais aussi de son administration. Et le titre d’inspecteur de l’Assistance publique qu’il acquiert en 1904 suggère que, plus généralement, ce fonctionnaire est devenu le représentant de la Troisième République en matière d’assistance et de protection sociale.

IV. – Un corps de professionnels de l’Assistance publique

70L’extension des attributions de l’inspection se poursuit et engage les fonctionnaires dans un champ plus large que celui de l’enfance protégée : celui de l’assistance aux adultes. Avant même le vote de la loi de 1904, dans de nombreux départements, l’inspecteur est déjà celui de l’Assistance publique.

1) De nouvelles attributions

71Dans certains départements, l’inspecteur est chargé du contrôle de l’application de la loi du 15 juillet 1893 sur l’Assistance médicale gratuite (amg). La circulaire du 18 mai 1894 qui commente la loi recommande aux préfets de rechercher pour son organisation la collaboration de l’inspecteur des Enfants assistés. Là où il est chargé du service, l’inspecteur, pour mener à bien sa mission, commente l’un d’entre eux, « doit s’inspirer de deux sentiments : celui d’assurer à tout malade nécessiteux les soins médicaux et pharmaceutiques et celui d’empêcher autant que possible, qu’il y ait des abus ou exagération dans les frais de visites médicales, de médicaments ou de traitements à l’hôpital. À cet égard, il doit s’inspirer du principe de sage économie qui doit présider au fonctionnement du service »90.

72Dans plusieurs départements, généralement les mêmes que ceux qui ont confié l’AMG à l’inspection, l’inspecteur est aussi chargé de l’application de la loi de 1902 sur la protection de la santé publique et de celle du 14 juillet 1905 relative à l’assistance obligatoire aux vieillards, infirmes et incurables privés de ressources. Dans la circulaire du 16 avril 1905, le ministre recommandait aux préfets : « Vous pourrez vous faire aider dans cette nouvelle tâche par l’inspecteur départemental de l’Assistance publique, j’apprécie hautement le zèle de ces fonctionnaires, leur dévouement éclairé aux diverses œuvres de solidarité sociale développées ou créées par la République ; sur ce domaine, ils pourront être de très utiles auxiliaires »91. Le but du contrôle est de vérifier si les bénéficiaires d’une allocation mensuelle remplissent les conditions requises par la loi du 14 juillet 1905. « Notre attention », explique l’inspecteur des Landes en 1911, « se porte surtout sur les ressources et les moyens d’existence que les assistés auraient pu dissimuler ainsi que sur la possibilité de recours contre les personnes tenues à la dette alimentaire. Notre tâche, on le voit, est particulièrement délicate »92.

73L’application des lois d’assistance aux adultes concerne une grande partie des départements mais les modalités de l’application de ces lois varient, diversifiant ainsi les conditions d’exercice des inspecteurs.

2) Une grande variété de situations93

74L’application des lois d’assistance aux adultes devrait être fonction des charges du service de l’enfance. Dans un département où l’effectif des enfants relevant du service est peu élevé, l’inspection est chargée de l’ensemble des services de l’Assistance publique. Mais dans certains départements, des bureaux de préfecture influents ont pu s’arroger le contrôle sur pièce de l’application des lois en faveur des adultes, l’inspection se chargeant alors du seul contrôle sur place.

75De décembre 1911 à mars 1912, l’inspection générale des services administratifs contrôle l’organisation et le fonctionnement des services des Enfants assistés et constate une grande diversité de situations. Dans certains départements, l’inspecteur est chargé du contrôle de certains services comme l’assistance aux vieillards, infirmes, incurables et la protection de la santé publique. Dans quelques autres, l’inspection est chargée de l’application des lois relatives à la médecine et la pharmacie, à l’assistance retraite, à la répression des fraudes même, ou encore des textes relatifs aux hôpitaux et hospices, aux bureaux de bienfaisance ou au service des sourds-muets et des aveugles. Mais « les départements sont d’importance trop inégale pour qu’il soit possible de proposer pour tous une organisation unique »94. Par exemple, dans un département de l’Est, le nombre des enfants assistés est supérieur à 1 000, celui des enfants secourus et protégés est proche de 4000 enfants. Ce service est composé, en dehors de l’inspecteur, d’un seul sous-inspecteur et d’un commis. Or l’inspection est chargée, outre ses attributions concernant l’enfance, de l’application de la loi sur l’amg, de celle sur les vieillards, infirmes, incurables, de la protection de la santé publique et de l’assistance retraite. Dans ces conditions, les visites aux enfants sont négligées. Face à d’autres cas similaires, l’inspection générale se prononce pour une plus stricte adéquation des attributions des services d’assistance aux adultes avec les charges du service de l’enfance :

« Certains inspecteurs se sont plaints d’avoir la plus grande partie de leur temps absorbée par le travail de bureau. Leur plainte était absolument justifiée, bien que trop souvent ce soient eux-mêmes ou leurs prédécesseurs qui aient demandé le rattachement à l’inspection des services annexes afin d’augmenter le chiffre des indemnités que leur alloue le département »95.

76Les inspecteurs départementaux se sont, en effet, prononcés pour la centralisation des services de l’Assistance publique entre leurs mains. En 1911, dans les Vosges où sont placés 2774 enfants de l’A.P., tous les services d’Assistance publique sont placés sous l’autorité de l’inspecteur Mailloux. Il s’en félicite.

« L’ensemble de nos lois d’assistance est merveilleux. Mais les résultats de ces lois sont encore médiocres par suite de leur application défectueuse due à ce que les services en sont confiés dans la plupart des départements aux soins de diverses catégories de fonctionnaires disséminés dans les divisions des préfectures et à l’inspection de l’assistance publique.
[Nos lois] ne forment dans leur multiple et complexe variété qu’un tout. Or, pour réaliser le maximum de bien, ces divers services doivent être soumis à la même direction, ayant besoin d’être unis dans l’action, coordonnés afin de se compléter réciproquement au mieux des intérêts de l’humanité souffrante »96.

77En 1912, en Charente, où le même inspecteur nouvellement muté est chargé de la surveillance de deux fois plus d’enfants (4683), la situation est différente. Le service de l’Assistance n’est pas à la hauteur de sa mission. « Mais ce n’est pas de sa faute. Une inspection qui [...] est réduite au seul service des enfants assistés et protégés, ne peut pas rendre le bien que la collectivité serait en droit de lui demander. Les bureaux de la préfecture et de l’Assistance, souvent en conflit d’attributions et d’inertie, se renvoient des dossiers d’affaires qui exigeraient parfois un rapide examen et demanderaient une solution urgente »97. Le cas de la Charente et des Vosges montre que si l’effectif des enfants peut déterminer si l’assistance aux adultes peut être du ressort de l’inspection, les services de la préfecture jouent aussi un rôle non négligeable dans cette attribution.

78À la veille de la Première Guerre mondiale, les inspecteurs sont chargés de services d’assistance (contrôle sur place et sur pièces) autres que ceux concernant l’enfance dans quarante-trois départements, soit pratiquement la moitié d’entre eux. Dans les autres départements, ces services sont répartis dans des divisions de préfecture. Parfois, les fonctionnaires de l’inspection ne sont chargés que du seul contrôle sur place des lois d’assistance aux adultes. Ils effectuent donc des tournées supplémentaires en relation avec les bureaux de préfecture qui sont chargés du contrôle sur pièces.

79Les inspecteurs ont plaidé pour cet accroissement de leurs attributions. L’enjeu est double. D’une part, il est financier : pour chaque nouvelle attribution, l’inspecteur est indemnisé, il reçoit des primes et des frais de tournées pour toutes ses enquêtes. D’autre part, il s’agit pour l’inspecteur d’étendre son champ de compétence pour accroître son autorité dans le département, dans un secteur valorisé par le discours politique.

80L’exemple savoyard montre l’application concrète de ces lois d’assistance aux adultes. En 1911, en Savoie, l’inspection est chargée du contrôle sur pièces et sur place de la loi d’assistance aux vieillards, infirmes et incurables et de l’Assistance médicale gratuite. « Le service de l’assistance médicale est un service très chargé en détails ; il exige un contrôle sur pièces très attentif et très minutieux. Pour donner une idée des travaux de comptabilité qu’il comporte, il nous suffira de mentionner que plus de 2084 mémoires représentant 8 199 ordonnances ont dû être vérifiés et mandatés au cours de l’exercice précédent. Ce travail ne constitue du reste qu’une partie des obligations du service. La détermination des domiciles de secours, les hospitalisations, l’établissement des contingents communaux créent encore un travail considérable »98. Le service contrôle les listes d’assistés qui sont établies par les communes et vérifie que seules y sont inscrites les personnes qui sont dans l’impossibilité absolue de faire face à la maladie à leurs frais. Le maire, chargé de l’inscription sur les listes d’assistés, s’oppose difficilement aux demandes de ses administrés. Ainsi, l’inspecteur Sarraz-Bournet constate que la femme d’un instituteur a été admise à l’Assistance. « Ce sont là des complaisances coupables contre lesquelles nous protesterons très énergiquement. Il est bien entendu que les dépenses ont été payées par le mari aussitôt l’intervention de l’Administration »99. Pour déterminer le niveau de fortune réel des inscrits, l’inspecteur suggère que les listes d’assistance mentionnent le nombre et la nature des bestiaux possédés par chaque famille. Là où il a fait établir ce renseignement, il constate plusieurs inscriptions abusives telle celle de ce fermier qui possède six boeufs, quatre vaches et deux génisses ! « Nous sommes fermement décidés à réprimer les abus partout où ils se produiront et à déférer devant la commission cantonale toutes les décisions qui ne seront pas conformes à l’esprit de la loi et des règlements ainsi que celles qui ne nous paraîtront pas être prises dans un sentiment de justice et d’équité »100. Le contrôle de l’inspection porte également sur le nombre de visites et interventions chirurgicales effectuées pour un malade inscrit sur la liste d’assistance mais aussi sur le montant des ordonnances prescrites. L’inspecteur s’indigne : « il faut que les médecins de l’Assistance se persuadent bien qu’ils font des visites et prescrivent des médicaments à un malade relevant de l’assistance et non à un client qui peut se payer le luxe de visites quotidiennes, voire bi-quotidiennes et de remèdes coûteux »101. En général toutefois, « les médecins et pharmaciens se conforment aux prescriptions du règlement, aux décisions du Conseil général et à celles du Comité départemental, tout en conciliant les intérêts de leur profession et ceux des finances publiques »102.

81La plupart des exemples départementaux montrent que la mission de l’inspecteur est davantage administrative qu’elle ne l’est pour le service des Enfants assistés ou Protégés. Les fonctionnaires n’ont d’ailleurs pas développé de discours sur un rôle autre que gestionnaire dans le domaine de l’assistance aux adultes. Ils se sont contentés de la stricte application des textes de lois même si cela n’empêche pas des propositions au Conseil général.

82La loi du 27 juin 1904 qui faisait de l’inspection celle de l’Assistance publique légitime le sentiment qu’ont les inspecteurs d’être investis de la direction des services départementaux de l’A.P. Dans les nombreux départements où ces fonctionnaires étaient chargés de l’application des lois d’assistance aux adultes, l’inspecteur était déjà celui de l’Assistance publique avant la lettre. Cette extension des attributions de l’inspection à l’ensemble des services de l’Assistance était l’occasion pour eux d’obtenir de nouvelles primes et indemnités du Conseil général lorsque l’administration centrale reconnaissait la modestie de leurs émoluments. C’était aussi l’occasion d’exercer pleinement leur influence dans le monde de l’assistance ou la bienfaisance départementale mais aussi de se positionner face aux bureaux de préfecture qui tendaient à s’imposer. Là encore, les primes dont étaient susceptibles de bénéficier les services chargés de l’application des lois d’assistance en faveur des adultes expliquent l’attrait de ces nouvelles attributions. Pour certains inspecteurs, il s’agissait aussi en partie de répondre à une définition large de leur rôle dans la société. Mais les modalités différentes d’application des lois d’assistance aux adultes confiées à l’inspection dans chaque département contribuent à diversifier les attributions du corps qui devra se souder autour des seules questions de la protection de l’enfance, communes à l’ensemble du groupe.

V. – La valorisation de la fonction

83Les descriptions que font les hommes politiques et les partisans de l’assistance publique du rôle de l’inspecteur sont valorisantes. Si leur fonction de surveillance et d’administration est parfois rappelée, c’est surtout une définition sociale de leur mission qui prévaut, marquée par les conceptions de leur rôle des premiers inspecteurs et que reprennent ceux des générations suivantes.

1) Les définitions du rôle de l’inspecteur

84Plutôt qu’une évolution de la définition du rôle de l’inspection, on observe une sorte de typologie qui montre que ce qui fait cette définition, c’est l’intérêt de celui qui la définit. Ainsi, en 1878, le Conseil général du Rhône décrit le rôle de l’inspecteur : « sa mission [n’est] pas de diriger mais de s’assurer de la bonne surveillance des enfants et de contrôler l’emploi qui [est] fait par les hospices des deniers du département » 103 Cette définition place le fonctionnaire de l’inspection dans une hiérarchie d’autorité et de compétences administratives et sociales (ou charitables). « L’inspecteur qui a la direction du Service, sous l’autorité [du préfet] qui en centralise tous les détails, fait la correspondance et se transporte aussi de temps en temps, partout où il est nécessaire pour juger par lui-même de la situation globale et des besoins des enfants et enfin pour s’assurer de la manière dont les agents, à tous les degrés, comprennent leurs devoirs et appliquent les instructions de l’administration »104. Pour le Conseil général, la mission de l’inspection est administrative et gestionnaire.

85Pour administratives qu’elles soient, la dimension sociale des missions de l’inspection est mise en exergue, de façon très significative à partir du tournant du siècle et jusqu’en 1914, c’est-à-dire au moment où s’élargissent ses attributions et où le travail des membres du CSAP met leur activité en lumière. Cette vision est celle des hommes politiques qui valorisent ainsi à travers le corps d’inspection l’action menée par et pour la République. En 1898, Henri Monod brosse les traits du fonctionnaire modèle :

« La formule qu’un service vaut ce que vaut celui qui le dirige est une vérité absolue pour le service des Enfants assistés. Ce ne sont pas de froids règlements qu’il s’agit d’exécuter avec conscience et intelligence [...].
S’il a le cœur tendre et l’esprit avisé ; s’il aime les enfants et s’il sait s’en faire aimer ; s’il discerne avec justesse, d’après les origines et le caractère du pupille, le placement qui lui convient et la voie où il sied de le diriger ; s’il surveille, sans morgue et sans dureté, mais aussi sans complaisance, chacun des placements [...], si auprès du préfet, du secrétaire général, du chef de division compétent, auprès du président, du rapporteur et successivement de tous les membres du conseil général, il plaide la cause des enfants avec la force de persuasion que donnent la conviction ardente et une émotion sincère, notre inspecteur départemental est un véritable bienfaiteur public ; il rend à la France, fortifiés, utilisables, souvent excellents, des éléments sociaux qu’il avait reçus affaiblis ou avariés et nuisibles ; il a accompli la plus noble des tâches »105.

86En 1898 également, Théophile Roussel affirme à propos de l’enfant surveillé ; « quand il voit un inspecteur, l’autorité publique, ce quelque chose de lointain de solennel, d’un peu inquiétant, s’incarne à ses yeux en une personne bienveillante ; il a l’idée comme la sensation d’une main qui le protège […]. La parole de l’inspecteur, si l’inspecteur comprend son devoir est un bien pour l’enfant »106. En revanche, la soumission à l’assemblée départementale, la seule préoccupation financière du service font de l’inspecteur un traître à la cause de l’Assistance publique.

« Mais s’il pouvait se trouver quelque inspecteur qui fût exclusivement préoccupé de lui-même ; qui, à sa tranquillité personnelle, au vain désir de se rendre populaire auprès d’une assemblée départementale peut-être moins parcimonieuse s’il l’éclairait au lieu de l’aveugler, sacrifiât les intérêts dont il a accepté, dont il a sollicité la garde ; qui même, pour se faire bien voir, détruirait les progrès accomplis, les réformes obtenues à grand’peine par ses prédécesseurs, je ne connaîtrais pas de termes assez sévères pour qualifier sa conduite [...]. Il pourrait même s’être fait une situation inattaquable, il n’en serait pas moins un fonctionnaire félon. Les maux qu’il aurait pu éviter, morts d’enfants, débilités définitives, ruines morales, retomberaient sur ce prévaricateur »107.

87Or c’est cette soumission qu’attendent les conseillers généraux. En dessinant le portrait du fonctionnaire idéal, indépendant des pressions financières du Conseil général, les hommes politiques, particulièrement ceux qui seront à la tête des grandes institutions d’assistance publique, proposent un modèle fortement politisé de l’inspecteur qui se trouve ainsi au centre d’intérêts économiques et sociaux, donc politiques, avec lesquels il devra composer.

88La position de l’inspection générale se situe à l’intersection de celle des Conseils généraux et de celle de l’administration centrale à travers la Direction de l’Assistance et le CSAP sans doute parce que ses hauts fonctionnaires ont une vision plus pragmatique de la gestion d’un service. En 1912, sa définition de l’inspecteur modèle est la suivante :

« Le personnel de l’inspection doit avoir l’autorité morale qui lui permettra de discuter avec les commissions administratives et le corps médical. Il lui faut aussi des qualités particulières de tact et de discrétion pour les cas de nature délicate devant lesquels il pourra lui arriver de se trouver. L’inspecteur doit aussi être un administrateur et connaître de façon complète la législation de l’enfance. Il lui faut encore l’activité physique qui lui permettra de faire les tournées fatigantes de visite des placements. Enfin, dans ce service particulièrement attachant, il est indispensable qu’inspecteurs et sous-inspecteurs connaissent l’enfance, s’y intéressent et sachent inspirer la confiance aux pupilles dont ils ont la direction »108.

89Cette valorisation de la mission des inspecteurs a une heureuse conséquence : l’inspection est un corps protégé par l’administration centrale109, surtout à partir du moment où le CSAP s’appuie sur lui dans les départements pour appliquer les grandes lois qu’il contribue à mettre en œuvre. Cette protection du corps est allée croissant, s’accélérant à partir de la loi Roussel. En 1876, le docteur Brochard, connu pour ses ouvrages sur la situation des enfants assistés et son hostilité à l’égard de l’inspection, s’indignait de la protection dont elle bénéficie110 :

« Tous les médecins qui, depuis quelques années, ont critiqué le système aujourd’hui suivi ont été considérés comme hostiles à l’administration et ont été, sans exception aucune, révoqués des fonctions administratives ou hospitalières qui leur étaient confiées. C’est ainsi qu’il est permis, en France de dire la vérité. Il ne faut pas toucher à l’inspection départementale »111.

90Il semble qu’à tous les points de vue, tant administratif que social, l’inspection ait joué le rôle que l’on attendait d’elle. D’ailleurs, l’extension des attributions des inspecteurs confirme l’autorité qu’ils ont acquise en même temps que leur succès. Hommes politiques et philanthropes soulignent « leur désintéressement, leur dévouement, la haute idée qu’ils se font de leurs devoirs envers leurs pupilles et envers la nation »112. Des fonctionnaires ont été particulièrement remarqués comme celui-ci qu’a rencontré une inspectrice générale de l’enfance :

« Notre inspecteur n’ayant d’autre ambition que celle du bien, jouissant d’influences, grandissant à mesure qu’il était mieux connu, ayant maintenant acquis l’estime de tous, une autorité incontestable, emploie ses influences, cette autorité, ses relations au profit des enfants. Il est le chef de famille dans toute l’acceptation du mot ; ses pupilles sont des enfants d’adoption ; jamais courant plus sympathique, solidarité plus complète n’a uni les membres d’une même famille [•••]• Depuis sa prise de possession du service, il s’est occupé tout d’abord de grouper ses pupilles, de les réunir sous sa main afin d’être en communication constante avec eux, de ne pas les perdre de vue, de faire sentir à toute heure son influence morale [...]. Non jamais plus grande prévoyance, plus complète sollicitude n’a entouré des enfants, ceux-ci sont vraiment privilégiés »113.

91On peut s’interroger sur les raisons qui ont poussé ces hommes à souscrire à cette mise en valeur de ce qui apparaît comme une vertu du fonctionnaire, la développant eux-mêmes bien souvent dans leurs écrits. Car l’enjeu est de taille : dès lors que la dimension sociale de leur fonction est soulignée, leurs actions sont aussi jugées sur ce terrain. Ces actions, à l’heure où la Troisième République s’engage dans la voie de l’aide sociale, sont plus valorisantes que la seule administration et gestion d’un service. Ces fonctionnaires participent alors pleinement à l’œuvre sociale républicaine qui contribue à légitimer la nouvelle institution114.

2) Le titre et la fonction

92Une des conséquences de l’extension des attributions de l’inspection et de la valorisation de la fonction est la modification de son titre. Celui-ci a toute son importance dans un monde administratif où il caractérise le domaine de compétence du fonctionnaire et son autorité. Après 1870, trois temps marquent l’histoire de l’intitulé de la fonction. En 1888, on s’interroge sur l’opportunité de transformer l’inspection des Enfants assistés en inspection de l’Assistance publique mais ce n’est qu’en 1904 que le titre est officiellement pris. Enfin, après cette date, les inspecteurs revendiquent le litre de directeur des services d’assistance.

a) 1888 : l’inspection de l’Assistance publique ?

93À la fin de la décennie 1880, face au développement de l’assistance publique, il apparaît urgent de disposer au sein des départements de fonctionnaires qui auraient pour mission « d’étudier sur place la situation du service de l’assistance, de centraliser les observations recueillies, de dégager de leur comparaison un enseignement pratique, de signaler les améliorations obtenues et les imperfections subsistantes, d’aviser aux moyens d’étendre les unes, de supprimer ou d’atténuer les autres »115. La création de la Direction de l’Assistance et du CSAP explique en partie cet intérêt pour une organisation méthodique de l’assistance et l’intérêt de la fonction inspection n’est plus à démontrer : « la lecture des règlements nous apprend ce que doit être le service intérieur ; l’inspection nous apprend ce qu’il est ». Cette inspection qu’il s’agit de créer :

« serait à la fois un moyen de contrôle et un instrument de progrès. L’intervention d’un fonctionnaire compétent se mettant en rapport avec les commissions de bienfaisance, visitant les établissements, faisant profiter les uns de l’expérience acquise par les autres, vulgarisant les règles de l’hygiène hospitalière, aurait un degré d’efficacité que n’atteint pas l’action administrative ordinaire s’exerçant par voie de circulaires ou même de lettres individuelles »116.

94Les quatre mille établissements publics de bienfaisance visités par les cinq inspecteurs généraux sont visés par cette mesure. Les rapports des hauts fonctionnaires fustigent la situation déplorable et le manque de moyens de ces établissements et leur tournée départementale n’a lieu que tous les quatre ans si bien qu’ils ne peuvent seuls « réveiller l’esprit de solidarité et encourager les indifférents à remplir leurs devoirs sociaux. Il y aurait donc un puissant intérêt à ce qu’une personne spéciale fût instituée pour répondre à ces besoins »117. En 1888-1889, la mise en place d’une inspection de l’Assistance publique est donc étudiée par le CSAP qui recherche une solution efficace et peu coûteuse c’est-à-dire à utiliser des fonctionnaires déjà existants, de façon à ne pas grever le budget d’une somme trop importante. Henri Monod et Théophile Roussel proposent donc d’accroître les attributions de l’inspecteur des Enfants assistés, d’autant que l’expérience a porté ses fruits dans quelques départements qui ont procédé à cette transformation de leur propre chef. La première section du CSAP émet donc l’avis que les inspecteurs des Enfants assistés deviennent ceux de l’Assistance publique. Ils seront chargés d’exercer dans les départements les attributions qu’exercent les inspecteurs généraux au niveau national. L’avis soumis au vote des membres donne lieu à un débat particulièrement intéressant. Deux points retiennent l’attention des intervenants : celui de la compétence et celui de l’autorité des inspecteurs des Enfants assistés. Plusieurs d’entre eux n’ont pas la compétence et l’autorité nécessaires pour la mission nouvelle qu’on veut leur confier. Pour le sénateur Paul Strauss, « le personnel actuel des inspecteurs des enfants assistés est insuffisant et vous voulez encore le surcharger de nouvelles attributions, en faire des inspecteurs généraux au petit pied [...]. Vous croyez que là où échouent [les inspecteurs généraux], de simples fonctionnaires qu’on appelle dans les campagnes ‘ les surveillants des nourrices’ [...] auraient des chances de réussir ? C’est une illusion »118. Strauss se prononce pour la création d’un nouveau corps d’inspecteurs régionaux ou l’augmentation du nombre des inspecteurs généraux. Une distinction en fonction de l’importance du service est proposée. Si dans les petits départements on pourrait confier l’inspection et la surveillance des établissements de bienfaisance à l’inspecteur en place, dans les autres d’une certaine importance, il est impossible de surcharger le service des Enfants assistés. « Ce service est assez important pour occuper un seul homme. Si vous lui donnez encore à surveiller les établissements de bienfaisance, de deux choses l’une : ou il négligera l’un de ces deux services ou il ne fera d’une manière convenable ni l’un ni l’autre »119. Finalement, la première section adopte la proposition suivante : en attendant qu’un service d’assistance puisse être régulièrement organisé sur tout le territoire, l’administration peut confier les fonctions d’inspecteur de l’Assistance publique aux inspecteurs des Enfants assistés, dans les départements où il sera possible de le faire sans que le service des Enfants assistés en soit compromis.

95Ce n’est qu’en 1891 que le régime de l’inspection des établissements de bienfaisance est fixé120. Les inspecteurs généraux sont chargés du contrôle des établissements publics d’assistance, des bureaux de bienfaisance, de toutes les œuvres privées reconnues d’utilité publique ou qui reçoivent des subventions. Il n’est pas créé de corps spécifique d’inspecteurs départementaux des établissements de bienfaisance. Mais dans quelques départements, les inspecteurs des Enfants assistés ont visité ces établissements après 1888. Ils ne semblent pas avoir contrôlé leurs budgets même s’ils ont fréquemment sollicité, pour certains d’entre eux, des subventions départementales. Leurs observations portent sur la propreté des locaux, le respect de l’hygiène mais aussi l’utilité de l’œuvre, le dynamisme de ses dirigeants. Sans doute, le contrôle financier des établissements de bienfaisance compromet-il le fonctionnaire de l’inspection aux yeux des notables locaux. Aussi le préfet continue-t-il d’être informé par l’inspecteur général de la situation financière des établissements de son département.

b) 1904 : l’inspection de l’Assistance publique

96La loi de 1904 consacre le changement d’intitulé de la fonction. Pour Loys de Brueyre, le rapporteur du projet qui consacre la modification du titre de la fonction, « c’est dans ce changement d’appellation que réside toute l’économie et la philosophie du projet de règlement [... |. Il est tout un programme ; il indique une orientation nouvelle »121. Drouineau, inspecteur général des services administratifs, ne partage pas ses vues :

« Ce changement d’appellation qui semble donner une direction nouvelle à l’inspection procède d’un petit fait dont le conseil supérieur a sa part de responsabilité : dans l’étude du projet faite par M. Brueyre, le mot d’inspecteur des Enfants assistés a été remplacé par celui d’inspecteur de l’Assistance publique et l’expression s’est perpétuée [...]. Finalement, le mot a passé du langage ordinaire dans le langage législatif »122.

97S’interrogeant sur le pouvoir de l’inspecteur de contrôler des œuvres d’assistance et sur la résistance des commissions administratives, Drouineau rejoint les préoccupations du député républicain du Nord, Dron. Un fonctionnaire ayant pour attribution la surveillance de toutes les œuvres d’assistance est nécessaire.

« Mais, songe-t-on à donner un rôle pareil au directeur actuel du service départemental, un fonctionnaire de la préfecture ? C’est lui que vous allez envoyer dans les hôpitaux auprès des commissions administratives ! Lorsqu’il y aura, comme il arrive souvent, conflit entre elles et l’administration que fera l’inspecteur ? Aura-t-il l’autorité et l’impartialité qui conviennent à ce rôle délicat ? »123.

98Un débat s’instaure entre Drouineau et Monod.

• Drouineau : « Certains départements ont donné plusieurs services à l’inspecteur des Enfants assistés. Ce n’était pas une obligation légale et ces départements ne sont certainement pas la majorité. »

• Monod : « Ça viendra. »

• Drouineau : « Il s’agit d’une trentaine de petits départements. En outre, les inspecteurs ne sont pas très satisfaits d’être ainsi surchargés. »

• Monod : « Ceci n’est pas notre affaire et des inspecteurs aussi peu zélés ne m’intéressent pas. »

• Drouineau : « La visite des enfants s’en est ressentie. Le contrôle de l’Assistance médicale gratuite nécessite une grande correspondance et prend la moitié du temps des employés du service. De plus, leurs occupations sont sensiblement augmentées du fait de la nouvelle loi. Et c’est à ce moment que vous allez les charger d’un travail de bureau considérable, tout à fait en dehors de leurs attributions »124.

99En 1905, le débat sur une inspection de l’Assistance publique, entendue au sens large, procède des mêmes enjeux que dans les années 1888- 1889 mais les relations avec la bienfaisance privée ont changé. Les Républicains qui soutiennent l’assistance publique appellent à la collaboration et l’inspecteur départemental est ce trait d’union nécessaire entre les deux formes de protection sociale publique et privée. Cela explique en partie le changement de l’intitulé de leur fonction.

c) Le directeur des services d’assistance publique

100En 1905, le débat n’est pas clos. Loys de Brueyre, rapporteur d’un projet de règlement d’administration publique, visait le titre de directeur des services publics d’assistance du département pour les inspecteurs. Mais sa proposition n’est pas retenue. Le titre de directeur pose la question de la centralisation entre les mains d’un fonctionnaire du contrôle des services de l’Assistance publique. Si dans quelques départements le titre d’inspecteur suffit à déterminer la position du chef de service, dans d’autres, il ne correspond pas à l’ensemble des lois qu’il est chargé de l’application. Aussi quelques fonctionnaires ont-ils déjà pris le titre de directeur des services d’assistance. Selon un « ami des services de l’inspection », « mettant à profit la préparation de ce fonctionnaire aux choses d’assistance, son instruction et son éducation professionnelle, les préfets et les conseils généraux reconnaissent de plus en plus la nécessité de centraliser sous la direction de l’inspecteur départemental, responsable envers eux, tous les services d’assistance »125. Le moment paraissait donc venu de régulariser une situation existant dans plus du tiers des départements. De ce point de vue, les inspecteurs attendaient beaucoup de la nouvelle législation de 1904 mais le règlement d’août 1906 n’a pas répondu à leurs espérances. Ils ne désarment pas. En 1907, l’association amicale des inspecteurs se prononce pour que les inspecteurs deviennent des directeurs, les sous-inspecteurs des inspecteurs et les commis des secrétaires d’inspection. En 1911, l’inspecteur Le Roy s’indigne dans la Revue Philanthropique :

« Qu’est actuellement l’inspecteur, par rapport aux services départementaux d’assistance ?
– Peu de chose !
– Que doit-il devenir ?
– Beaucoup sinon tout !
Et de fait ou il se sera définitivement sacrifié ou il se haussera au premier plan.
Aut Caesar, aut nihil ! » 126.

101Deux ans plus tard, l’inspecteur Tissot devant la Société internationale pour l’étude des questions d’assistance émet le vœu que l’inspection soit réorganisée sur de nouvelles bases. L’administration des divers services d’assistance, confiée au préfet serait exercée par un directeur départemental de l’Assistance publique. Ce directeur aurait la tutelle des pupilles ; il serait secondé par des inspecteurs chargés de la surveillance sur place des services publics d’assistance. « L’inspecteur devient directeur. Il est avant tout administrateur. Ses sous-inspecteurs deviennent de véritables inspecteurs au sens précis du terme [...]. Plus de dispersion, plus de cloison entre les différents services. L’assisté pourra être suivi, l’assistance de tous points contrôlée »127.

102Le titre du fonctionnaire est la marque de son autorité. Si l’administration n’a pas accordé le titre tant convoité de directeur c’est sans doute pour ménager les susceptibilités des tenants de la bienfaisance privée qui auraient craint de voir un fonctionnaire « diriger » les questions d’assistance dans le département. La difficulté à reconnaître à l’inspection un rôle d’administration plutôt qu’un seul rôle de surveillance depuis les premiers conflits avec les administrations hospitalières confirme cette prise en compte de l’appréciation des responsables locaux des questions de bienfaisance. Il s’agissait d’autre part de ménager le Conseil général qui aurait pu voir lui échapper les questions d’assistance départementale dirigées par un fonctionnaire de l’État. Enfin, le refus de l’administration centrale à nommer directeurs les fonctionnaires de l’inspection s’explique aussi par un souci d’économie. Les nouveaux directeurs n’auraient pas manqué de solliciter des émoluments à la hauteur de leur fonction ! Pour toutes ces raisons, pour quelques fonctionnaires, la fonction de directeur a été négociée au niveau local. Pour d’autres, elle fut le rêve d’une autorité incontestée et incontestable sur les questions d’assistance, rehaussée de traitements avantageux. La valorisation de la fonction a trouvé ses limites.

***

103Le passage à la fonction publique mais surtout l’application de la loi Roussel et ses premiers effets à partir de 1880, marquent une évolution de la fonction d’inspection. Les missions surveiller et punir sont devenues administrer, représenter et protéger. Il s’agit là d’un affinement de la conception de l’inspection marquée par l’arrivée d’une nouvelle génération d’inspecteurs, portée par des discours sur la solidarité et l’impératif démographique.

104La transformation de la surveillance en administration correspond à la modification de la notion d’assistance. L’administration est une fonction de direction et de contrôle. Or la collaboration recherchée avec les tenants de la bienfaisance privée interdisait de définir clairement de telles fonctions et invitait à faire de l’inspecteur plus un conseiller qu’un administrateur auprès de ses représentants, même si concrètement il gère les services d’assistance qui lui sont confiés. L’inspection est un corps finalement assez peu protégé des implications politiques qui résultent de sa mission. Elle doit faire face à une administration centrale qui la valorise sans répondre à ses attentes mais aussi à un milieu d’influence avec lequel elle est aux prises dans les départements. Pourtant, l’inspection s’enorgueillit d’incarner dans les départements la politique sociale républicaine, consciente des enjeux de sa mission. Ce rôle de représentation porté par les discours politiques l’est aussi par les fonctionnaires eux-mêmes. Ils ont largement contribué à la transformation de leurs fonctions, des modalités du contrôle social, en diffusant eux-mêmes les normes de l’assistance imposées par le CSAP mais revisitées à la lueur des réalités de terrain. Cette fonction d’administration et de représentation allait contribuer à cristalliser le processus de professionnalisation du corps.

105Tant que l’assistance publique reste la référence d’une République qui se veut sociale et que la question politique la domine, le corps à son service est mis en lumière, observé, objet d’une évaluation permanente. C’est le cas jusqu’à la Première Guerre mondiale. Au-delà, les valeurs de l’assistance publique laissent la place à celles de la prévoyance et de l’assurance dont l’application des principes échappe aux inspecteurs. Ce ne sera pas sans conséquences sur le corps.