1Relatant l’histoire de l’enfance abandonnée et celle de sa protection, un inspecteur constatait en 1913 : « notre fonction n’a pas été créée de toutes pièces ; elle est née des circonstances »1. En lieu et place d’un acte de naissance de l’inspection on trouve tout au plus des traces de plus en plus soutenues, des incitations de plus en plus fermes à la création d’une inspection des Enfants assistés. « Ici la fonction a créé l’organe »2. La création de cette fonction n’est pas le résultat d’une volonté politique bien arrêtée mais de tâtonnements qui reflètent des hésitations sur la voie à suivre pour combler un vide dans la gestion des mesures à caractère social.

2Dès le début du XIX^e siècle, mais surtout dans les années 1830, les enquêtes et les réflexions sur la situation des Enfants assistés convainquent les hommes politiques ou proches du pouvoir central d’impulser une dynamique de rénovation du service des Enfants assistés. Pourtant la prudence est de mise jusqu’en 1869 où la décision est finalement prise de faire de l’inspection un corps de fonctionnaires.

I. – L’état des lieux

3Deux faits au moins expliquent la création d’une inspection du service des Enfants trouvés, abandonnés et orphelins pauvres3. D’une part, la situation de ces nombreux enfants interpelle les philanthropes et les pouvoirs publics et, d’autre part, les carences administratives de ce service sont devenues trop criantes.

1) La situation des enfants trouvés

4Dans le domaine de l’enfance assistée, les évolutions résultent de la prise en considération d’un certain nombre de facteurs caractérisant, d’une part, le vécu de l’enfance assistée et, d’autre part, les dépenses du service, lesquelles sont fortement corrélées avec le nombre d’enfants abandonnés. L’émergence de la statistique n’est pas étrangère à cet effort de réflexion sur les conséquences de l’abandon pour la société4. Lorsque les hommes du début du XIX^e siècle se penchent sur la situation du service des Enfants trouvés, leur attention se porte sur le mouvement des abandons et sur la mortalité des enfants.

5L’accroissement des abandons dès la fin du XVIII^e siècle est aujourd’hui un phénomène bien connu. À Rouen, par exemple, le nombre annuel moyen d’enfants abandonnés est de 120 en 1730-1759 ; il passe à 380 entre 1760-1789. À l’échelon national, le constat est identique : « mauvaises récoltes, perte de production dans les industries prérévolutionnaires, augmentation du nombre de veuves et des orphelins créés par les guerres, envolée des prix des denrées alimentaires, lenteur du gouvernement à payer les pensions. Tous ces facteurs provoquent la rupture fragile de l’économie familiale après 1892 »5. L’accroissement des abandons se poursuit durant le premier tiers du XIX^e siècle. L’analyse des courbes de l’abandon à partir des données de la Statistique générale de la France (SGF) montre que, de 1819 à 1831, ce sont en moyenne 2344 enfants de plus qui sont admis dans les services chaque année. En revanche, à partir de 1831 et ce jusqu’en 1861, le nombre des abandons diminue considérablement : il est pratiquement divisé par deux entre ces deux dates passant de 35 863 à 17 020 abandons6.

6Au moment où le nombre des abandonnés s’est accru à la fin du XVIII^e siècle, les chances de survivre à l’abandon ont diminué. Il y a certainement un lien, dans un premier temps, entre la diminution des chances de survie des enfants et la désorganisation des services due à l’augmentation de leur nombre. La mortalité des enfants abandonnés est un phénomène aujourd’hui bien chiffré. Reprenons le cas de Rouen, au début du XVIII^e siècle, la proportion, pour 1 000 enfants abandonnés, des décédés avant 1 an est de 580 ; à la fin du siècle, elle est de 9467. À Bourg, la mortalité infantile des enfants à l’hospice est de 423 p. 1 000 entre 1815 et 18508. Au début du xix^e siècle, les hommes politiques et les philanthropes, après ceux des Lumières, conscients de la gravité de la situation du point de vue de la mortalité des enfants avaient entrepris de la chiffrer9. En 1847, dans ses Éléments de Statistique, Moreau de Jonnès, chef de bureau du Conseil supérieur du Commerce, confirme cet apport de la statistique : « Il y a vingt ans, la mortalité des enfants trouvés était dans les hospices de 25 %. La statistique dénonça ce méfait et cette mortalité aujourd’hui est réduite de moitié. Sans elle, on eût continué d’ignorer que depuis cent ans peut-être, il y avait des hôpitaux où la mort emportait le quart des malheureuses créatures confiées à leur meurtrière charité »10.

7Une sensibilité nouvelle explique encore l’intérêt porté à la situation des enfants abandonnés. Vers le milieu du XVIII^e siècle naît le mouvement philanthropique qui marque une véritable rupture dans les actes de charité à l’égard des plus démunis. Mais c’est essentiellement à partir du Consulat (1800) qu’il conduit à de nouvelles pratiques d’enquêtes et d’observations des faits sociaux. C’est « le constant souci de l’utilité sociale »11 qui caractérise l’acte philanthropique. Aussi les services des Enfants trouvés seront-ils évalués selon ce critère d’efficacité. Cette nouvelle sensibilité n’exclut pas la crainte à l’égard des classes populaires. À partir des années 1830 surtout, les notables attachés à l’ordre public et moral sont confrontés à la montée du paupérisme et la question de la « démoralisation » est de plus en plus prégnante. La peur du pauvre n’épargne pas les enfants abandonnés. Parce qu’ils ne bénéficient pas de la cellule familiale comme garantie d’intégration sociale, ces enfants suscitent une peur comparable à celle qu’engendrent les classes dangereuses étudiées par Louis Chevallier12. Leur encadrement apparaît nécessaire pour canaliser des tendances dont on se convainc qu’elles sont dangereuses pour l’ordre public. La peur sera tenace. En 1846, dans la Revue des deux Mondes, Esquiros se fait l’écho des sentiments qui animent une partie de la bourgeoisie à l’égard des enfants abandonnés :

« À Dieu ne plaise que nous voulions faire peser un préjugé injuste sur des malheureux déjà si chargés par le hasard de leur naissance ! Toutefois, il faut bien le dire [...], nous les avons trouvés partout d’une race reconnaissable [...]. Ces petits bohémiens ont du sang vicieux et vagabond dans les veines. On attribue en général aux enfants trouvés un mauvais caractère. Cabanis et d’autres observateurs ont vu dans ces enfants-là des êtres à part, dans lesquels le sens moral et le sens social n’existaient pas »13.

8Toutefois, la commisération et la crainte que suscitent les enfants abandonnés sont insuffisantes pour comprendre l’insistance du regard porté sur le service des Enfants trouvés. Car aux considérations philanthropiques et sociales se superpose une vision politique et gestionnaire de la pratique assistancielle. Il ne s’agit pas seulement de donner mais de bien donner. Le regard porté sur la situation des Enfants trouvés est empreint de compassion, avivé par des angoisses profondes mais c’est en même temps un regard politique en ce sens qu’il s’agit de gouverner, d’administrer et de gérer les secours dispensés. La première proposition de création d’une inspection dans le décret du 19 janvier 1811 a pour objectif une meilleure administration des secours destinés aux enfants. Ce texte clarifie la situation des services. Trois catégories d’enfants secourus sont distinguées : les enfants trouvés, les enfants abandonnés et les orphelins pauvres. Un hospice par arrondissement disposant d’un tour devra assurer leur accueil14. Il est chargé de la fourniture des layettes, des vêtures et de toutes les dépenses, dites intérieures, relatives à la nourriture et à l’éducation des enfants. L’État participe aux dépenses extérieures, c’est-à-dire au paiement des pensions de ces enfants placés chez des nourriciers ou gardiens. L’article 16 du décret qui stipule que les enfants élevés à la charge de l’État sont entièrement à sa disposition et que le ministre de la Marine peut en disposer, convainc de la proximité de ces pratiques politiques avec l’esprit « utilitaire » du geste philanthropique. En 1827, la circulaire du 21 juillet poussera à l’extrême ce souci gestionnaire en prescrivant le transfert départemental des enfants pour éviter tout abus : les mères étaient soupçonnées de déposer leur nourrisson au tour avant de se placer à l’hospice comme nourrice rémunérée de son propre enfant.

2) Les carences de l’administration hospitalière

9Les constats faits sur la situation des enfants abandonnés amènent les hommes politiques et les philanthropes à s’interroger sur l’administration de ce service.

10L’histoire de l’administration du service des Enfants trouvés est celle des commissions administratives des hospices. L’évolution de leurs attributions va dans le sens d’une restriction et d’un plus grand contrôle départemental. Un rapide historique en convaincra. Créées par la loi du 16 vendémiaire an V (1796), les commissions des hospices sont composées de cinq citoyens nommés par les municipalités. Après le vote de la loi du 16 messidor an VII (1798) elles sont « exclusivement chargées de la gestion des biens, de l’administration intérieure, de l’admission et du renvoi des indigents »15. C’est ainsi que leur est confié le placement des enfants assistés. Le principe de la responsabilité communale en matière d’assistance était établi. La constitution de l’an VIII (1799) place les commissions hospitalières sous l’autorité du préfet et le décret du 7 germinal an XIII (28 mars 1805) établit que c’est désormais ce dernier qui en nomme les membres. Il est vrai que l’Épisode napoléonien est particulièrement favorable au déplacement de la responsabilité communale vers la responsabilité départementale des fonctions de sélection – donc en partie de contrôle – des membres des instances administratives des hospices, le renforcement des structures administratives passant alors par la préfecture16.

11Les situations sont très différentes d’un département à l’autre comme le confirme la configuration hospitalière départementale en 1845. À cette date, 1 164 commissions administratives dirigent 1 338 hôpitaux ou hospices. Leur cartographie montre des zones bien encadrées : c’est le cas du Var qui compte 46 administrations hospitalières, du Vaucluse (45), du Nord (28). D’autres, en revanche, sont moins bien équipées comme les Hautes-Alpes et la Corse qui comptabilisent trois commissions. En outre, des départements comme le Rhône, la Seine-Inférieure, le Nord, les Bouches-du-Rhône peuvent se prévaloir d’administrations riches contrairement à d’autres.

12Un temps fort de l’histoire de ces commissions est marqué par la loi du 15 pluviôse an XIII (4 février 1805) qui organise l’administration des Enfants assistés et leur défère la tutelle de ces enfants. Un tuteur est désigné par enfant assisté : il jouit de la totalité des droits de la puissance paternelle. Cette tutelle est double, à la fois administrative et morale :

« Comme tuteur légal, il intervient dans les actions judiciaires, dans les règlements de comptes, liquidations et partages. Il défend en un mot les intérêts du mineur [...]. Mais, il est une autre tutelle plus laborieuse et d’une pratique plus usuelle. Moins apparente, mêlée aux actes les plus ordinaires de la vie, suivant l’enfant du berceau à la majorité, elle est de toutes circonstances et de toutes les heures [...]. Entre l’action paternelle et celle du tuteur hospitalier, la loi n’a voulu établir aucune différence. Une parfaite égalité les assimile l’une à l’autre : mêmes buts, mêmes droits, mêmes obligations. Assurer à l’enfant les soins, la nourriture, les vêtements dont son corps a besoin ; déposer, développer en lui les principes religieux et moraux nécessaires à son âme ; le préparer, le rompre au travail qui sera tout son avenir, telle est la tâche immense, multiple du tuteur »17.

13Pour respectables qu’elles soient – elles sont prises en compte pour l’admission à l’ordre de la Légion d’Honneur- les fonctions qu’exercent les membres des commissions, des personnalités influentes et attachées aux valeurs de la philanthropie, ne sont pas rétribuées. La motivation qui les anime est-elle suffisante pour régler le problème du suivi des enfants placés dans des familles d’accueil ? Assurément non. Le baron de Watteville dans un rapport daté de 1849, soit 44 ans après le vote de la loi qui a déféré la tutelle des enfants trouvés aux commissions administratives, constate qu’elle est généralement négligée. « Cette tutelle est bien exercée dans 20 départements, elle est à moitié exercée dans 5 départements, complètement abandonnée dans 61 départements. On ignore en général ce que deviennent les trois quarts des enfants trouvés, une fois qu’ils ont atteint leur treizième année »18. On déplore le manque de surveillance des enfants placés en nourrice ou chez des patrons malgré la bonne volonté des tuteurs qui « ont à remplir des fonctions importantes, à satisfaire aux exigences de la profession, à surveiller la gestion de leurs intérêts privés »19. L’idée émerge donc que la fonction de tuteur exige, pour être efficace, un travail de toute heure qui ne saurait être partagé avec d’autres intérêts.

II. – Des mesures appliquées avec lenteur

14Progressivement, un sentiment de malaise et d’urgence devant les carences constatées s’est insinué dans les milieux politiques et philanthropiques. Il explique la volonté de créer une inspection des Enfants trouvés en même temps qu’il rend compte des atermoiements de sa généralisation. De la monarchie de Juillet jusqu’au début du Second Empire surtout, les dénonciations de largesses inconsidérées sont plus fréquentes, tout comme celles de l’exercice d’une tutelle quasi-inexistante. La mission de l’inspection sera de lutter contre ces abus.

15De 1811 à 1869, une législation foisonnante et complexe va contribuer à l’émergence d’une fonction dans le domaine de l’enfance assistée. La période correspond à un plus grand investissement de l’État dans le secteur. Investissement politique tout d’abord : de nombreuses circulaires adressées aux préfets témoignent de l’intérêt accordé à ces questions. Investissement financier ensuite : en 1811, les dépenses auxquelles donnait lieu le service des Enfants trouvés, abandonnés et orphelins pauvres s’élevaient à quatre millions ; elles étaient de dix millions en 183020.

1) Une aventure législative

a) Un commissaire spécial

16Le décret du 19 janvier 1811 fait une première référence à une inspection des Enfants trouvés : « les commissions administratives des hospices feront visiter au moins deux fois dans l’année chaque enfant, soit par un commissaire spécial soit par des médecins ou chirurgiens vaccinateurs »21. Aux commissions administratives des hospices revenait donc la charge de visiter les enfants dont leurs membres avaient la tutelle mais, tenant compte de l’ampleur de cette mission, le législateur suggère que cette surveillance soit déléguée à un tiers. Le terme de « commissaire spécial » évoque un texte de l’an X (1802) d’après lequel une inspection des hospices relevait des sous-préfets. Le texte suggérait qu’ils soient secondés dans leur mission par des commissaires spéciaux, choisis par des conseillers généraux et chargés de visiter mensuellement les établissements de la sous-préfecture avec pour mission de contrôler leur comptabilité. Ces dispositions qui montrent la conscience d’un besoin de surveillance furent, semble-t-il, très mal appliquées22.

17Le décret du 19 janvier 1811 est lui-même exécuté avec une extrême lenteur. Seules les commissions administratives de l’Isère nomment un agent de l’hospice pour la surveillance des enfants trouvés en 1811. Huit ans plus tard, ce sont les commissions des hospices d’Indre-et-Loire qui chargent un de leurs agents de l’inspection des enfants placés en nourrice. Dans la Drôme, en 1820, c’est un homme influent, le Marquis de Cheylard, qui est nommé inspecteur du service des Enfants trouvés, abandonnés et orphelins. Il bénéficie de la collaboration des maires et des curés des villages où sont placés les enfants. Lorsqu’en 1827 il démissionne, il n’est pas remplacé et il faudra attendre 1845 pour qu’un nouvel inspecteur soit nommé23. Dans le Pas-de-Calais, en 1823, un chirurgien vaccinateur est chargé de faire une « revue » des enfants de moins de treize ans placés en nourrice. Ses observations sur des placements qu’il juge dangereux pour les enfants le conduisent à procéder à plusieurs déplacements. L’année suivante, la commission administrative invite le chirurgien vaccinateur à visiter également les enfants de plus de treize ans en apprentissage.

18Ces agents attachés à l’hospice sont rémunérés sur leurs fonds, ce qui explique sans doute les réticences à leur nomination. Sans qu’ils y aient été conviés, les départements, alors de plus en plus engagés dans la gestion du service des Enfants trouvés, vont s’appuyer sur le décret de 1811 et les circulaires qui suivent pour impulser une nouvelle politique plus efficace que celle menée par les commissions administratives. En effet, à partir de 1817, les lois de finances reportent sur les départements l’intégralité des dépenses extérieures du service des Enfants assistés, c’est-à-dire essentiellement le paiement des pensions aux nourriciers et gardiens. Les départements impliqués financièrement dans l’administration du service prennent alors les mesures nécessaires pour que les dispositions du décret de 1811 soient effectives. En 1822, dans le Bas-Rhin, c’est un agent départemental qui est nommé à la surveillance des enfants trouvés. Il est rémunéré sur les fonds départementaux.

19Le modèle essaime. En 1839, les expériences d’une inspection attachée à la préfecture dans trente-et-un départements ont porté leurs fruits. L’observation a d’ailleurs été faite aux préfets par le ministre de l’Intérieur dans sa circulaire du 27 juillet 1838. Celui-ci, sans rendre cette inspection obligatoire, l’encourage et... accroît ses compétences. Dans la circulaire du 12 mars 1839 (annexe 2), souvent considérée comme l’acte de naissance de l’inspection par les historiens contemporains, le ministre de l’Intérieur s’adresse aux préfets en ces termes :

« Des inspecteurs (du service des Enfants trouvés) ont été établis dans beaucoup de départements et l’expérience a justifié qu’on ne s’était pas trompé sur les heureux effets qu’on pensait devoir attendre de cette institution. Ces résultats satisfaisants m’ont fait juger qu’il convenait d’étendre la même mesure à tous les départements et je viens la recommander à votre sollicitude.

Pour que cette création fît tout le bien qu’elle me paraît appelée à réaliser, il faudrait que l’inspection du service des enfants trouvés et abandonnés ne fût pas seule confiée à ces inspecteurs, mais qu’ils fussent également chargés, sous le rapport de l’administration et de la comptabilité, de l’inspection des hospices, des bureaux de bienfaisance, des maisons de secours et de tous les établissements charitables du département [...]. Ce n’est là au surplus, qu’une extension d’attribution qui ne devra cependant, en aucune manière, changer le caractère de ces employés qui, avant tout, sont institués pour accomplir l’obligation que le décret du 19 janvier 1811 (art. 14) impose à l’administration de faire inspecter, plusieurs fois par an, les enfants trouvés et abandonnés placés en nourrice ou pension »24.

20Entre 1811 et 1839, la définition du rôle de l’inspecteur se précise. À la première attribution de surveillance sur place de l’enfant abandonné, s’est ajoutée une tâche administrative et comptable :

« L’inspecteur vérifiera tout ce qui est relatif à l’administration et aux comptabilités en deniers et matière ; il rappellera les règles prescrites par les lois, les ordonnances et les instructions de l’autorité supérieure. Il s’attachera à maintenir ou à rétablir partout l’ordre et l’économie ; il vous signalera les abus, cherchera à en découvrir les causes et vous soumettra les mesures qu’il croira les plus propres à y mettre un terme. Il s’attachera surtout à résister aux écarts de cette charité exagérée et imprévoyante qui tend sans cesse à mettre à la charge de la société des enfants qui ne doivent pas y être placés et des vieillards qui peuvent se passer des secours de la charité publique. Il aura soin que la surveillance la plus exacte soit exercée sur la comptabilité des établissements charitables »25.

21Vérifier, rétablir, chercher, signaler, autant de verbes qui soulignent un changement de statut de l’inspecteur ; de simple observateur, le voilà collaborateur du préfet. Il lui dresse le tableau de la situation du service et lui suggère les modifications à y apporter. Au quotidien, il doit freiner les largesses des institutions charitables, veiller à ce que leur gestion soit plus rationnelle, redistribuer les aides en fonction des urgences. En un mot, il doit maîtriser les dépenses. Il doit également être le moteur de l’amélioration de la condition des enfants trouvés, de la diminution de leur mortalité par l’observation de l’enfant au domicile des nourriciers et gardiens. Si sa fonction reste attachée à l’économie du service, le rôle social de la mission est aussi clairement exprimé.

22Résolution – voire autorité – et sensibilité doivent caractériser l’inspecteur dont la mission aura été bien comprise. Dès 1839, le ministre de l’Intérieur insistait sur la fermeté : la nature du service exige « des hommes actifs mais graves et qui aient assez de caractère pour ne point se laisser entraîner aux influences locales »26. Les philanthropes, quant à eux, mettent l’accent sur la sensibilité de l’inspecteur : il doit notamment comprendre le désarroi des jeunes femmes qui sollicitent l’admission de leur enfant dans le service, mais également être capable de deviner l’affection que se portent nourriciers et enfants. Observateur compréhensif mais ferme : toute la difficulté de la tâche de l’inspecteur est ici entr’aperçue.

b) L’inspection des établissements de bienfaisance pour modèle

23La réunion, entre les mains d’un seul homme, des fonctions de contrôle sur place et sur pièce du service des Enfants trouvés, telle qu’elle est définie dans le texte de 1839 procède d’un essai d’importation d’un modèle national à l’échelon départemental. Adolphe Thiers, ministre du Commerce et des Travaux publics, chargé depuis 1831 des questions d’assistance publique, rétablit en 1833 l’inspection des établissements de bienfaisance et du service des Enfants trouvés qui avait existé de 1828 à 183027. Sa mission est définie dans la circulaire du 15 mars 1834. Cette inspection dépend de son ministère de tutelle et non pas des autorités départementales. Elle est à l’origine de l’inspection générale des services administratifs. Bien que le service des Enfants trouvés fût le principal motif de cette réorganisation, les inspecteurs étaient également chargés de vérifier la gestion et la comptabilité de tous les établissements de bienfaisance et d’examiner leurs règlements intérieurs. Ce contrôle ne leur conférait aucune autorité sur les administrations charitables mais les inspecteurs devaient signaler les abus constatés au cours de leurs tournées au ministre et au préfet, les seuls à posséder l’autorité pour réformer les établissements.

24En mai 1834, quatre inspecteurs généraux sont délégués dans les départements pour visiter hôpitaux et hospices. Les carences relevées confirment l’intérêt d’une inspection permanente car, comme l’observe le baron de Gasparin, « ce que l’inspection a pu faire lorsque le nombre de ses membres est si restreint indique ce qu’elle pourrait obtenir de résultats bien plus importants si cette institution était organisée sur des bases plus larges »28. La circulaire de 1839 portant l’élargissement des attributions de l’inspecteur des Enfants assistés en lui confiant le contrôle sur pièce de la comptabilité des hospices n’est en fait qu’une copie au niveau départemental des attributions des inspecteurs généraux. L’efficacité de la démarche des inspecteurs généraux convainc des préfets de nommer des inspecteurs départementaux29.

25Les initiatives locales ont été ici dominantes. L’État a renvoyé aux échelons locaux le contrôle et la gestion du service des Enfants assistés. Mais au sein des départements, des conflits d’intérêts ont entravé la marche des services30.

2) Les réticences locales

26L’extension des attributions de l’inspection départementale rencontre en effet dans certains départements des difficultés d’application. La lettre qu’envoie le 22 décembre 1847, le préfet de Seine-et-Marne aux maires du département qu’il administre pour expliciter la démarche de l’inspection, montre la position difficile de l’inspecteur face aux commissions administratives. Le préfet est tenu d’expliquer que l’inspection « n’enlève aux commissions administratives aucune de leurs attributions. Elles les remplissent dans ce département avec un zèle et un dévouement sans limites. Ainsi que l’a voulu M. le ministre, l’inspection n’a pour objet que de leur offrir, au besoin, des indications utiles, des instructions officieuses qui retracent à leur souvenir les principes légaux dont l’observation doit les diriger dans leurs honorables travaux »31. En d’autres termes, la mission de l’inspection ne saurait se confondre avec une pratique policière de l’administration préfectorale et centrale. L’inspecteur n’est qu’un observateur actif, capable toutefois de rappeler les règles du service. Si l’on en juge par cette lettre, il n’administre pas.

27C’est la question de l’exercice de la tutelle qui sera la principale pierre d’achoppement des relations entre l’inspecteur et les administrateurs des hospices32. En 1856, constatant que les charges de la tutelle sont encore mal exercées, le ministre de l’Intérieur invite les préfets à prendre les mesures nécessaires pour « remédier à un mal dont l’existence n’accuserait pas moins la négligence de l’autorité départementale que celle des commissions hospitalières »33. Le préfet, qui possède un droit de regard sur l’activité des commissions administratives, est autorisé à déléguer l’exercice de la tutelle à l’inspecteur départemental. Celui-ci devra « veiller à ce que les commissions remplissent dans toute leur étendue les obligations que la loi leur impose »34. Collaborateur du préfet depuis la circulaire de 1839, l’inspecteur est désormais son représentant. Les commissions deviennent ainsi objet d’inspection, jugées sur l’exercice d’une tutelle qu’elles ne peuvent remplir faute de temps et de moyens.

28Certains départements ont appliqué rapidement les dispositions qui seront celles de la circulaire de 1856 tandis que, dans d’autres, la circulaire n’introduit pas la délégation de la tutelle à l’inspecteur. Ainsi, dans l’Hérault, en 1846, un arrêté préfectoral confie la tutelle des enfants assistés à l’inspecteur attendu que « la tutelle des enfants trouvés, dévolue par la loi [15 pluviôse an XIII] aux commissions administratives des hospices, ne peut être effectivement exercée en fait, quant à la surveillance assidue des enfants qui ne résident pas dans les hospices, que par le concours de l’inspecteur, institué pour seconder les commissions et devenir l’agent extérieur de cette tutelle »35. En revanche, dans le Vaucluse, en 1847, le préfet n’a pas jugé opportun de confier la tutelle des enfants à l’inspecteur : « j’ai voulu laisser l’intégralité de cette tutelle à la Commission administrative qui me donne le concours le plus absolu et exécute ponctuellement à cet égard tout ce qui lui est indiqué »36. Dans le Gard, ce n’est qu’en mars 1858 que le préfet décrète que l’inspecteur devient le tuteur légal des enfants. Conscient des difficultés qu’une telle décision est susceptible d’entraîner, le préfet rassure les administrateurs de l’hospice de Nîmes :

« La commission de l’hospice dépositaire de Nîmes, Alais, Uzès est composée d’hommes désireux de remplir les obligations qui découlent de leurs mandats. Aussi, mon intention est-elle non de la destituer de pouvoirs qu’elle exerce en vue du bien mais d’associer à son action un fonctionnaire responsable et qui supplée au besoin à ce que mon action aurait d’insuffisant. Quel que soit en effet le zèle des administrateurs des hospices, il est des difficultés qu’ils ne peuvent surmonter tout seuls »37.

29Mais les administrateurs de la commission hospitalière de Nîmes n’entendent pas se laisser déposséder de leurs privilèges :

« Nous admettons avec empressement le concours de l’inspecteur départemental [...] pour nous éclairer par ses rapports dans l’exercice de la tutelle des enfants qui nous est attribuée formellement par le décret du 19 janvier 1811 et pour nous faciliter l’action de cette tutelle ; mais il nous est impossible de consentir à ce que cette tutelle soit déléguée aux inspecteurs. Ce serait abdiquer le caractère honorable de nos fonctions, le titre d’autorité que nous confère la loi pour l’administration des personnes et des biens des enfants trouvés. Ce serait nous réduire à la constatation de l’état civil de ces enfants et à la rédaction de l’état de leurs dépenses »38.

30Certaines commissions, conscientes de leurs limites, ont « accueilli sans arrière-pensée, avec empressement même, l’adjonction de l’inspecteur »39. Dans la Meurthe, l’inspecteur des Enfants assistés et la commission administrative des hospices civils de Nancy se partagent la surveillance des enfants. D’autres commissions sont plus réticentes à collaborer avec l’inspecteur. En 1858, dans le Calvados, les commissions des hospices ont, les unes après les autres, sans enthousiasme, abandonné à l’inspecteur départemental la tutelle des enfants assistés, « à condition qu’il leur soit rendu compte des actes accomplis en vertu de cette délégation »40.

31En 1860, une enquête menée sur la situation des services des Enfants assistés41 révèle que, dans dix-sept départements, le préfet n’a pas délégué la tutelle à l’inspecteur conformément aux prescriptions de la circulaire de 1856. En 1862, ils ne sont plus que sept.

32Quelles que soient les difficultés rencontrées au sein de leurs départements respectifs, préfets et inspecteurs tentent de rénover le service des Enfants assistés. Les configurations départementales mais aussi, et surtout, les hommes appelés à mettre en œuvre cette politique, ont déterminé la dynamique de cette nouvelle institution.

III. – Des spécificités départementales

1) La disparité des années de création des inspections départementales

33La circulaire de 1856 lève progressivement les dernières réticences à la création d’une inspection. Au final, il aura fallu 46 ans pour que l’ensemble des départements soit doté d’une inspection comme le montre le tableau 1.

34La création des inspections s’est accélérée dans les années 1835- 1839 : un peu plus d’un département sur trois a mis en place ce service durant ces cinq années. Ces créations se poursuivent à un rythme relativement soutenu entre 1841-1847 : c’est le cas dans 31 départements, la mise en place de l’inspection générale des établissements de bienfaisance a donc stimulé la création d’une inspection départementale. Ainsi, trois-quarts des services départementaux sont en place entre 1835-1847. La circulaire de 1839 a eu dans la création de l’inspection un rôle certain. En revanche, les circulaires du 12 septembre 1845, du 8 novembre 1848 et du 30 avril 1856 n’ont pas réellement exercé d’influence sur la mise en place de l’inspection ; chacune d’elles concerne des demandes de renseignements sur le service, renseignements théoriquement contenus dans les rapports de l’inspecteur.

Tableau 1. – Année de création d’une inspection départementale permanente des enfants assistés

35Existe-t-il un lien entre la création d’une inspection et l’évolution des caractéristiques départementales du service des Enfants assistés ? En observant les données relatives au service au cours des cinq années précédant la date de création de l’inspection, nous avons tenté de répondre à la question. Les variables observées concernent les dépenses totales du service et les dépenses par enfant assisté ; deux autres caractéristiques sont l’effectif des enfants et sa variation et la mortalité des enfants. Ces caractéristiques avaient été à l’origine de la proposition des ministres successifs de créer une inspection. La corrélation entre l’accroissement de ces diverses variables et la date de création de l’inspection présentée dans le tableau 2 montre qu’il n’y a pas de lien fort entre l’année de création d’une inspection et l’évolution des caractéristiques locales du service qui devaient la justifier.

Tableau 2. – Corrélation entre l’accroissement de diverses variables (observé les cinq années précédant la création de l’inspection) et la date de création de l’inspection

36La nature de l’accroissement des dépenses, des admissions d’enfants et de leur mortalité n’explique pas à elle seule la fonction créée.

37Il n’apparaît pas non plus d’ensemble géographique cohérent. Globalement, les inspections des départements du Nord de la France sont plus tardives que celles du Sud. La mise en place de l’inspection est tardive en Bretagne, à l’exception du Finistère et du Calvados tout comme dans l’Artois, la Picardie et une partie de la Champagne, à l’exception toutefois de la Meurthe. Les inspections languedociennes et provençales sont, quant à elles, plus précoces. Il est difficile de définir l’existence d’un département pilote à partir duquel le modèle aurait essaimé. L’inspection est une expérience départementale. Ce sont sans doute les figures locales qui ont influencé l’emploi ou non, sur les fonds départementaux, d’un inspecteur. La personnalité du préfet, celle des conseillers généraux, les priorités qu’ils donnent à l’assistance départementale mais aussi les relations entre la préfecture et les commissions administratives sont autant de variables qui interfèrent avec les données objectives sur la situation des enfants assistés. Dans les départements où une inspection ponctuelle a précédé l’inspection permanente, son degré d’efficacité a sans doute été de nature à influencer la promptitude à créer cette dernière. La situation faite à l’inspecteur est, elle aussi, très variée : en 1860, dans la moitié des départements, le traitement des inspecteurs est inférieur à 2 200 francs. Dans le Rhône, le traitement de l’inspecteur s’élève à 5 000 francs annuels, dans les Basses-Alpes et le Cantal il est de 1200 francs. Globalement, il n’y a pas de lien entre le traitement de l’inspecteur et l’effectif des enfants du service.

38Ainsi, les configurations départementales, la perméabilité des conseillers généraux et du préfet aux questions relatives à l’enfance assistée et l’autorité des commissions administratives expliquent en grande partie la disparité des années de création d’un poste d’inspecteur et la situation qui lui est faite.

2) Un patchwork d’expériences

39Des exemples départementaux attestent de la grande variété des situations de l’inspection du service des Enfants assistés.

40Dans l’Hérault, une première inspection départementale est créée en 1825. Des économies budgétaires expliquent sa suppression de 1830 à 1833, date à laquelle un arrêté préfectoral rétablit « l’inspection permanente des hospices, des bureaux de bienfaisance et des enfants trouvés et abandonnés ». En effet, « les abus signalés par l’inspection et qu’elle avait fait disparaître se sont manifestés de nouveau dans les localités inspectées »42. La mission de l’inspecteur départemental est de vérifier si « l’enfant est laborieux, s’il est obéissant [...], s’il paraît avoir de l’affection pour ses gardiens, s’il se fait aimer de sa famille adoptive et de ses voisins, s’il a fait sa première communion, s’il remplit ses devoirs religieux et enfin s’il fréquente les écoles primaires »43.

41Dans le Vaucluse, le 15 mai 1838, Perrot, nommé inspecteur du service des Enfants trouvés et abandonnés, est chargé du transfert et de l’échange entre départements de ces enfants. Il s’agit d’appliquer les principes coercitifs contenus dans la circulaire du 21 juillet 1827 qui prévoit le déplacement des enfants d’un département à l’autre pour éviter que les mères ne soient tentées de retrouver leur enfant élevé aux frais de l’État et du département. Un an plus tard l’inspection du Vaucluse devient permanente. Initialement chargé de contrôler la comptabilité des hospices et de visiter les établissements de bienfaisance, Perrot n’a jamais réellement exercé ces missions, à l’exception de la visite faite aux enfants placés dans des établissements comme les orphelinats ou les refuges du Bon Pasteur. Le deuxième inspecteur du Vaucluse de 1841 à 1847, Victor Paul, est à l’origine de nombreuses modifications dans le service. En juin 1844, il crée le secours aux « filles-mères indigentes » dans le but avoué d’éviter des abandons par une aide pécuniaire. Il mène une campagne active pour la fermeture des tours dont il pense qu’il facilite – voire favorise – l’abandon : trois tours sur quatre sont fermés. L’inspecteur ne se contente pas de contrôler le service, de vérifier l’application des lois : il propose des mesures. Outre des fonctions de police que lui confère sa mission dans le département, l’inspecteur rénove le service.

42Dans les Bouches-du-Rhône, l’inspection des enfants assistés, hospices, hôpitaux, bureaux de bienfaisance et monts-de-piété, créée en 1839, coexiste avec une inspection du service des aliénés. « Le premier de ces services est confié à un inspecteur et à un inspecteur adjoint sédentaire. L’inspecteur est exclusivement chargé des tournées et exerce, concurremment avec les commissions administratives des hospices de Marseille, la tutelle des enfants trouvés. Dans l’intervalle de ses tournées, il prépare dans les bureaux [de la préfecture] la correspondance relative à son service ; [un] inspecteur adjoint l’aide dans ce travail et le supplée en cas d’absence »44. Ici le service s’est étoffé. Il est vrai qu’il est particulièrement chargé dans ce département.

43La situation est particulière dans le Rhône où le nombre d’enfants assistés exige un aménagement du dispositif de surveillance. En 1843, le Conseil d’administration des Hospices civils de Lyon chargé du service des Enfants assistés crée des délégations dans les principaux arrondissements du département. « Il y aura un préposé en chef pour le service extérieur des enfants trouvés ou abandonnés, il sera nommé par le conseil d’administration. Des sous-préposés également nommés par l’administration seront établis dans les chefs-lieux des arrondissements où les enfants seront placés »45. Les sous-préposés sont chargés du recrutement des nourrices, de la surveillance des enfants placés ; le préposé en chef, qui a le titre d’inspecteur, supervise leur action. La création de cette inspection a bénéficié du soutien de l’inspecteur général de Watteville ; le conseil d’administration et le haut fonctionnaire étant « tombés d’accord sur la nécessité de créer une place d’inspecteur de ce service [des Enfants trouvés] »46. Au même moment, le ministre continue d’appeler de ses vœux la généralisation d’une inspection des Enfants assistés qui a porté ses fruits là où elle est mise en place.

IV. – Un premier bilan

1) Les missions des inspecteurs dans leur département

a) La comptabilité et le contrôle des établissements de bienfaisance

44Lorsque le 8 juin 1840, le préfet du Loir-et-Cher nomme un inspecteur, la réaction des commissions administratives est immédiate. Leur plainte, portée devant le Conseil général aboutit à un compromis : la mission de l’inspecteur se limitera au seul service des Enfants trouvés. L’inspecteur se voit retirer la mission comptable que prescrivait la circulaire de 1839.

45Dans le Vaucluse, en 1839, sur les dix-huit articles que comporte l’arrêté qui détermine les attributions de l’inspecteur, deux évoquent les établissements de bienfaisance. L’inspecteur est chargé de leur visite « sans aucune autorité directe sur ces établissements et seulement pour vérifier, au nom du Préfet, toutes les parties du service de ces établissements et lui rendre compte des observations que cette inspection lui a suggérées ». Il doit adresser un rapport au préfet sur chacune de ces institutions en ce qui concerne l’exécution des lois et règlements administratifs47. Or, il ne reste aucune trace de ces rapports tandis qu’un rapport annuel existe sur le service Enfants trouvés. Ce dernier ne mentionne pas d’inspection ou de contrôle dans des établissements. La mission de l’inspecteur ne porte que sur le service extérieur des Enfants assistés, c’est-à-dire sur ce qui intéresse les enfants placés chez des nourriciers ou des gardiens. La comptabilité des établissements de bienfaisance, des monts-de-piété, est délicate et complexe – c’est ainsi que la juge le préfet – aussi est-elle examinée par un bureau de la préfecture. Mais ce sont surtout les réticences des commissions chargées de l’administration des établissements de bienfaisance qui expliquent que cette mission a échappé à l’inspecteur du Vaucluse comme à plusieurs autres. Sans doute aussi les premiers inspecteurs n’avaient-ils pas les compétences comptables pour effectuer un contrôle des états financiers. Plusieurs d’entre eux étaient employés de préfecture lorsqu’ils ont été nommés inspecteur.

46Les renseignements dont disposent les préfets sur la comptabilité des établissements de bienfaisance proviennent des rapports des inspecteurs généraux des établissements de bienfaisance dont l’autorité, par le fait de leur proximité avec le ministre, est incontestable. Pourtant, au tournant du xx^e siècle, lorsqu’il sera question d’étendre les attributions des inspecteurs départementaux aux établissements de bienfaisance, les allusions aux difficultés d’exécution des propositions des inspecteurs généraux qui ont une autorité supérieure à celle des inspecteurs départementaux seront nombreuses. Cela confirme donc la difficulté pour l’inspecteur départemental, du double point de vue de sa compétence et de son autorité, d’établir et de vérifier la comptabilité des établissements de bienfaisance.

47S’il est difficile de dire dans quelle mesure la résistance des commissions a été passive ou active, les premiers inspecteurs ont focalisé leur attention sur le service des Enfants trouvés. Leurs allusions à l’ampleur de leur tâche auprès des enfants justifient cette négligence des tâches comptables. Leur priorité s’explique tant par l’urgence de contrôle dans ce service que par les vertus sociales qui y sont attachées. La place grandissante de l’enfant dans la société civile, l’avenir dont il est porteur et les enjeux que représente son intégration sont le terreau de ces vertus. De plus, les carences des commissions administratives laissent aux inspecteurs, en dépit des difficultés, un champ libre pour se créer un espace spécifique d’intervention.

b) La fonction principale des inspecteurs : les visites aux enfants

48La mission principale de l’inspecteur est auprès des enfants. Le 17 novembre 1849, le préfet de Seine-et-Oise invite l’inspecteur, nouvellement nommé, à commencer une tournée d’inspection. Il lui rappelle les principales dispositions des instructions ministérielles se rapportant au service des Enfants trouvés et abandonnés, notamment celles relatives à la fréquence des visites :

« Le nombre de visites annuelles ne saurait être limité : l’inspecteur doit se rendre souvent dans les lieux où les enfants trouvés et abandonnés ont été placés [...], c’est donc au zèle, à la conscience de ses agents à apprécier l’utilité des visites fréquentes dans l’intérêt du service. Mais, indépendamment des visites individuelles que vous pourriez faire, je dois fixer à deux par année les inspections générales.
Pour que la visite des enfants soit réellement utile et qu’elle ait l’effet de prévenir les négligences et réprimer les abus, il est indispensable qu’elle soit imprévue et ce but ne peut être rempli que par des tournées faites à des époques indéterminées dans les communes où se trouvent placés les enfants.
La surveillance des enfants s’effectue sous le rapport de leur santé, de leur nourriture et des soins physiques qui doivent être donnés, de l’instruction morale et religieuse, du genre d’occupation auquel ils sont employés et de toutes les circonstances qui peuvent intéresser leur conservation et leur bien-être. Cette surveillance commence à la mise en nourrice et en pension des enfants ; elle se continue jusqu’à leur majorité [...]. Une active sollicitude, si bienfaisante de ses effets doit les accompagner et leur préparer l’avenir »48.

49Dans la plupart des départements, une feuille de tournée est établie qui rend compte de l’importance accordée au suivi de l’enfant.

50En Haute-Loire, au cours de sa tournée, l’inspecteur remplit les différentes rubriques contenues dans cette feuille. Il adresse ensuite ce document à la préfecture.

51Dans le Gard, en 1839, l’inspecteur, « indépendamment de plusieurs visites partielles et de courses extraordinaires qu’il fait suivant les besoins du service, soit d’après les ordres [du préfet] ou les invitations des commissions administratives, soit d’après les avis qu’il reçoit des maires, est tenu annuellement à quatre tournées générales »49. Dans les années 1850, les sous-préposés des Hospices civils de Lyon étaient tenus d’effectuer des tournées trimestrielles. Toutefois, ceux des régions montagneuses pouvaient s’abstenir d’effectuer des tournées durant les mois d’hiver. Quant à l’inspecteur, il effectuait une seule tournée annuelle d’avril à octobre pendant laquelle il parcourait toutes les circonscriptions. Comme celles des sous-préposés, les visites de l’inspecteur sont faites à l’improviste bien qu’il effectue aussi des visites collectives. Ces dernières, souvent critiquées, offrent pourtant des avantages que ne présente pas la visite à domicile : « si l’on a des reproches à adresser ou des compliments à faire, la solennité de la visite collective donne beaucoup plus de poids aux paroles exprimées »50. Dans le Vaucluse, la première tournée d’inspection de l’année 1868 a duré 34 jours : 534 enfants ont été vus ; autrement dit, 15 à 16 pupilles en moyenne ont été visités par jour. Au cours de la deuxième tournée, 10 à 11 enfants ont été vus quotidiennement : « ces résultats paraîtront tout d’abord moins laborieux que ceux qui ont été constatés à l’époque de ma première tournée », explique l’inspecteur. « Mais la saison d’hiver et des difficultés de communications entre cantons [...] expliquent suffisamment ces différences »51. Au total, 241 enfants ont été visités. Au terme de cette année, l’inspecteur a rencontré tous les pupilles. Les enfants assistés d’un département étaient parfois placés hors de celui-ci, ce qui allongeait considérablement la tournée de l’inspecteur. Dans l’Hérault, par exemple, en 1860, les 586 enfants assistés sont ainsi répartis : 478 dans l’Aveyron, 100 dans le Tarn, 8 dans l’Hérault52. Comme « la voiture départementale franchit en 16 heures une distance de 150 km »53, la tournée est des plus longues. Selon la distance, l’accessibilité des placements et le moyen de locomotion utilisé, ces visites peuvent donc être plus ou moins difficiles. Pourtant, elles sont indispensables pour connaître la situation des enfants placés. En Eure-et-Loir, le rapport de l’inspecteur Chemin montre, au-delà de la situation des enfants abandonnés qu’il décrit, l’intérêt des tournées d’inspection :

« Les enfants trouvés ne sont pas en général, vaccinés, même quand ils sont entre les mains de nourrices, aussi la petite vérole en moissonne-t-elle un grand nombre.
Il y a d’ordinaire 4 ou 5 enfants trouvés chez la même nourrice. [On] en a même compté jusqu’à huit, à quoi il faut ajouter ceux de la nourrice elle-même. La demeure d’un grand nombre de nourrices est mal aérée ; quelques-unes n’ont qu’une seule chambre dans laquelle sont entassés plusieurs lits et berceaux. Il y en a même qui couchent dans un seul et même lit avec trois nourrissons.
Beaucoup de nourrices sont indigentes. Bien que nourrices sèches, elles n’ont ni chèvre, ni vache et elles donnent pour toute nourriture aux enfants du mauvais pain émietté dans l’eau.
Il y a des nourrices qui font profession de mendicité et, pendant leur absence, les enfants restent seuls au logis ou dans les chemins, quelques-uns mendient avec leurs nourrices qui les dressent à exercer seuls cette coupable industrie. Quelques nourrices cèdent leurs nourrissons moyennant salaire ; d’autres louent les enfants à prix d’argent soit à des mendiants infirmes ou aveugles, soit à des artisans qui les font travailler avec eux.
La plupart des enfants ne sont pas envoyés à l’école, les nourrices s’y refusent et offrent même de les rendre à l’hospice si on exige d’elles cette obligation. L’hiver, elles n’ont pas de feu et les pieds des enfants gèlent dans les langes mouillés.
À Saint Rémy sur Havre, les enfants travaillent 14 heures par jour dans des ateliers malsains »54.

52Au cours de leurs tournées, le regard que portent les inspecteurs sur les enfants, sur les familles d’accueil et leur demeure, les mesures qu’ils proposent pour remédier aux abus et lacunes, constituent la clé de leur succès auprès des autorités.

2) Des succès mais des difficultés d’exercice

53La création de l’inspection est incontestablement un succès, « l’une des mesures les plus efficaces qui aient été prises par l’administration »55. Bien souvent c’est la mission initiale des inspecteurs – la répression des abus – qui détermine leur efficacité. En Côte-d’Or, de l’aveu même du préfet, « en permettant la réalisation d’économies d’une certaine importance et de plusieurs améliorations, [l’inspection] a mis fin aux abus nombreux que le service des enfants assistés présentait »56. Mais ce n’est pas le seul critère d’évaluation, les conditions de placements, le choix des nourrices, le suivi médical des enfants sont autant de points sur lesquels préfets et conseillers généraux portent leur attention.

54En 1844, l’Administration des Hospices civils de Lyon se félicite de sa nouvelle organisation, « [les] délégués justifient généralement la confiance qui leur est accordée »57. Les nourrices sont mieux surveillées, « le choix en est meilleur qu’il ne l’a jamais été ». Le paiement des gages et pensions est désormais régulier. « La visite à domicile a produit d’excellents effets [...]. Les mauvais placements ne peuvent échapper à ce genre d’inspection »58. Dans le Vaucluse, les tournées d’inspection conduisent également à une amélioration de la situation des enfants, notamment en ce qui concerne la nourriture, l’entretien, les soins ou la fréquentation scolaire. En 1863, l’inspecteur Bosse se satisfait de la situation : « les gardiens stimulés par les conseils bienveillants que je ne cesse de leur donner et par le concours que nous nous efforçons d’obtenir de M. les Maires, M. les Curés, stimulés aussi par les récompenses [...], remplissent généralement leurs devoirs d’une manière satisfaisante »59.

55Avec la mise en place de l’inspection, est créé un lien entre la composante économique et sociale du service, lien suscité par les nombreux discours des hommes politiques ou philanthropes sur le service, mais aussi par la réinterprétation des attributs de leur mission par les inspecteurs eux-mêmes qui orientent leurs actions. Leurs observations sur le terrain se portent sur ce que ne peuvent constater les membres des commissions administratives. Elles ne peuvent donc donner prise aux critiques. En revanche, leur travail administratif, c’est-à-dire le refus ou l’octroi d’un secours, les propositions de budget, sont l’objet de critiques des milieux philanthropiques car il lie les questions économiques – voire politiques – aux questions sociales.

56Des années 1830 au Second Empire, d’autres difficultés apparaissent qui préfigurent celles rencontrées dans la deuxième moitié du xix^e siècle. Même dans un département où il n’y a qu’un petit nombre d’enfants assistés, compte tenu de l’ampleur de sa mission, l’inspecteur se heurte à des difficultés d’organisation de son emploi du temps. En 1847, l’inspecteur de la Gironde calcule :

« Admettons cent jours d’absence, de la part de l’inspecteur départemental dans l’année [...]. Admettons en outre qu’une commune renferme quatre enfants [et toutes ne les posséderont pas], un inspecteur, que nous supposons à cheval et suivi d’un guide, ne pourra visiter plus de deux communes par jour, soit huit enfants par jour et, dans cent jours, huit cents enfants. Pour qu’il pût visiter les enfants une fois par trimestre, il faudrait donc que le département n’en eût pas plus de deux cents »60.

57Seuls les Vosges et la Haute-Saône sont dans ce cas. Pour parer cette difficulté dans l’exécution des tournées, l’inspecteur de la Gironde, Lamothe, demande la création de postes de sous-inspecteurs. De tels postes existent dans quelques départements comme l’Hérault. Fréquemment les inspecteurs revendiqueront l’accroissement des effectifs des employés de leur service ; bien souvent, ils seront entendus.

58Les employés de l’inspection ont également été confrontés à des problèmes de reconnaissance administrative qui semblent avoir émergé sous le Second Empire. Le cas du service d’inspection du Rhône est exemplaire. En 1859, le statut des sous-préposés des Hospices civils pose problème : doivent-ils être considérés comme des employés du département ou des Hospices ? Il s’agit de déterminer qui, du département ou des Hospices, sera chargé de régler leur retraite. « L’espérance d’un secours réservé à leur vieillesse ou à leurs infirmités n’est-elle pas un moyen d’exciter le zèle de nos sous-inspecteurs ? » interroge le conseil d’administration des Hospices civils61. Pour le préfet, même si les dépenses d’inspection sont en grande partie acquittées sur les fonds départementaux, les délégués nommés et révoqués par le conseil d’administration des Hospices ne peuvent pas être des agents départementaux. La situation n’est réglée qu’en 1867, compromis des positions respectives de chacun. Tous les employés du service appartiennent à l’administration des Hospices et sont payés par elle. L’administration départementale contribuera à la dépense des traitements, indemnités et retraites des employés par une subvention annuelle représentant la moitié de cette dépense.

59Une autre difficulté à laquelle ont été confrontés ces agents est celle de l’intitulé de leur fonction. Entre 1843 et 1870, ils eurent plusieurs titres successifs tandis que l’inspecteur conserva son titre. Au moment de leur création, ils portaient le litre de sous-préposé. Dès la fin de l’année 1843, le titre ne semble pas refléter exactement la fonction ; surtout, il fait de son bénéficiaire un subalterne et le prive de toute l’autorité. Les sous-préposés, soutenus par l’inspecteur, sollicitent une autre dénomination « plus convenable ». « Elle sera », dit l’inspecteur, « accueillie avec satisfaction dans l’intérêt du service plus encore que dans l’intérêt même des réclamants »62. La réponse des Hospices est favorable : « Il n’y a aucun inconvénient à acquiescer à la demande de messieurs les préposés guidés, dans cette circonstance, on n’en saurait douter, par des considérations principalement relatives au succès qu’ils ambitionnent comme agents de notre administration ». L’administration des Hospices propose le titre de délégué plutôt que celui de préposé. Mais douze ans plus tard, ce titre présente lui aussi des inconvénients inattendus : la création de délégués chargés de la surveillance des écoles primaires provoque de nombreuses confusions notamment dans le courrier. Le titre de sous-inspecteur remplacera celui de délégué et ce jusqu’en 1870.

60C’est un désir de reconnaissance des agents sur le terrain et d’une spécificité de leur mission qui justifie la demande de modification de leur titre. Que leurs revendications aient été prises en compte montre que l’administration des Hospices et la préfecture ont pleinement agréé cette meilleure identification de l’inspection sur le terrain.

***

61Les efforts financiers consentis par l’État, la crainte de débordements sociaux véhiculée par les affrontements populaires comme par les études sur les « vices » de la société (criminalité, prostitution...), expliquent l’intérêt manifesté pour le suivi et l’encadrement de l’enfant abandonné ; s’y mêle un souci philanthropique que montre l’attention portée aux questions de bien-être et de survie. Durant la première partie du xix^e siècle, chaque régime politique, sans être toujours animé par des ambitions différentes en ce domaine, a manifesté le désir de maîtriser le destin des enfants assistés et par là même son propre destin. La création d’une inspection administrative du service est le fruit de cette préoccupation.

62Dès le début de la mise en place de l’inspection, les principales modalités de sa dynamique, de l’orientation de ses missions sont en place. À l’action économique initiale se mêle une activité sociale qui sera l’objet de nombreux discours dans la deuxième moitié du xix^e siècle, tant des inspecteurs que de l’administration centrale et des instances locales. L’implication des inspecteurs dans le tissu local est déjà forte. Leur action au sein des départements, l’étendue plus ou moins grande de leur champ d’intervention, sera soumise au jugement des notabilités locales. Tensions et conflits en résulteront souvent mais, avec l’appui de l’administration centrale et par une réflexion permanente sur la légitimité de leur action, les inspecteurs renforcent leur position.