1L’avènement de la Troisième République est allé de pair avec une profonde restructuration des mesures d’assistance sociale qui, jusqu’alors, demeuraient dans la mouvance du secteur privé. Construite dans le souvenir de la Révolution française, la nouvelle République s’est forgée une identité qui s’appuie sur la mise en place d’une politique d’assistance laquelle crée la fonction d’État-Providence. Celle-ci est d’ailleurs considérée comme un dispositif qui constitue une des conditions de viabilité du nouveau régime républicain1. Quoi qu’il en soit de ses atermoiements dans cette construction, de la lenteur de l’application des premières mesures d’assistance, la mise en place de la république sociale n’a pas été sans une intense réflexion sur les implications de ce parti pris. Les discours produits par les contemporains en témoignent.

2Pour appliquer les mesures prises, la République dispose dans le secteur de l’enfance assistée d’un corps de professionnels né au début du xix^e siècle et devenu fonctionnaire en 1869 : les inspecteurs des Enfants assistés. Ces hommes ont pris la tête des services départementaux des Enfants assistés dont les ressources dépendaient de l’État et du Conseil général. Initialement, les inspecteurs étaient chargés de rendre visite aux enfants assistés placés dans des familles d’accueil. Car après avoir été accueillis dans des hospices dépositaires où ils pouvaient être surveillés, les enfants abandonnés étaient placés chez des « nourriciers » qui les prenaient en charge moyennant une pension jusqu’à ce qu’ils atteignent treize ans. Après cet âge, ils étaient placés en apprentissage chez des « gardiens ». Ils échappaient alors à toute surveillance. L’inspection des Enfants assistés est née de la nécessité de mettre en place un suivi des enfants placés dans un contexte où les philanthropes s’intéressent au sort des plus démunis notamment à ces enfants abandonnés de plus en plus nombreux2. En 1819, 97 855 enfants sont dits assistés, c’est-à-dire qu’ils appartiennent à l’une des trois catégories : trouvés, abandonnés ou orphelins pauvres ; en 1833, on en décompte 130 945 ! Les effectifs décroissent ensuite pour atteindre, en 1861, 80 235 présents dans les services départementaux des Enfants assistés. En 1881, ils sont 58 6343. Mais à partir de cette date, le nombre d’enfants admis dans les services augmente de nouveau et, à la veille de la Première Guerre mondiale, 101 855 enfants assistés sont présents dans les services départementaux. Cette augmentation résulte en partie de l’admission de nouvelles catégories d’enfants dans ces services, notamment les enfants secourus dont les mères en difficulté reçoivent une aide financière. En dehors de toute considération philanthropique, les frais occasionnés notamment par la pension des enfants placés expliquent l’intérêt que les pouvoirs publics ont accordé à l’enfance abandonnée4. D’autant plus que la publication de statistiques d’enfants présents dans les services départementaux et de celles des abandons contribue à donner de la visibilité au phénomène et permet de mesurer son ampleur.

3En 1874 est votée la loi Roussel sur la protection des enfants du premier âge qui marque le début de l’accroissement des attributions des inspecteurs des Enfants assistés. Les nouveaux services des enfants dits protégés leur sont confiés. Pour faire face à l’ampleur de ses projets sociaux et compte tenu des moyens financiers dont il dispose, l’État s’appuie sur ces inspecteurs pour l’application de mesures qui dépassent leur domaine d’intervention initial. Ainsi, dans certains départements, ces inspecteurs ont pour mission le contrôle sur pièce ou sur place de l’Assistance médicale gratuite (1893), de l’Assistance aux vieillards, infirmes, incurables (1905) ou encore de la loi de Santé publique (1902). En 1904, l’intitulé de la fonction change, davantage en accord avec les diverses actions menées par les fonctionnaires : l’inspection devient celle de l’Assistance publique.

4Chaque service départemental est composé d’un inspecteur, chef du service, secondé par un, deux, voire trois sous-inspecteurs. L’effectif des sous-inspecteurs dépend du nombre d’enfants assistés à surveiller. Le nombre d’inspecteurs varie entre 86 et 89, il suit le nombre de départements ; celui des sous-inspecteurs est compris entre 90 et 120 sous la Troisième République, la tendance étant globalement à l’accroissement.

5L’inspection offre un terrain de recherche pertinent pour comprendre les difficultés d’adéquation existant entre un modèle d’action de l’État – qui s’exprime à travers des déclarations et des lois – une gestion concrète du personnel et les pratiques de ce personnel dont les parcours sociaux et professionnels sont le reflet et l’expression. La longue histoire de ce corps rend compte d’une évolution des pratiques d’assistance et dévoile les intentions de l’État en matière d’action sanitaire et sociale. L’administration sociale est un relais entre le pouvoir central et la société civile. L’inspecteur est la preuve de la présence de l’État dans le champ de l’assistance. L’inspection est une police des assistés ; son action c’est celle du contrôle social.

6Ce travail est une sociographie de ce groupe de professionnels. La construction de l’inspection comme corps professionnel dans le cadre de la fonction publique est soumise à des contraintes administratives et à des stratégies professionnelles mais aussi à un jeu de stratégies administratives et de contraintes professionnelles5. Nous les mettons en lumière par la confrontation des itinéraires professionnels des inspecteurs aux discours produits sur l’action sociale. Leurs trajectoires mettent en évidence une pratique de terrain qui s’inscrit en marge, en rupture ou en adéquation avec la définition théorique et idéalisée d’une mission sociale. La mesure du lien entre ces deux éléments est l’objet de notre propos. La force ou la faiblesse de ce lien permet de comprendre comment se construit et s’autonomise un corps de professionnels. Ainsi, l’inspection refuse de se cantonner au cadre imposé par les circulaires ministérielles. Son action déborde ses attributions et les nouvelles tâches qu’elle s’arroge sont ensuite considérées comme partie intégrante de la fonction d’inspection. Cela invite à l’observation des processus d’autonomisation du corps mais aussi de récupération par l’administration centrale. De plus, la façon dont s’affirme le corps éclaire les mécanismes de l’évolution du modèle du contrôle social imposé par l’État et relayé par ses fonctionnaires.

7Ce travail se fonde sur des présupposés qui justifient les méthodes d’analyse retenues. Les discours sont analysés comme autant de mises en scène qui rendent compte des représentations de ceux qui les énoncent ou y adhèrent. Il s’est agi d’isoler les arguments qui construisent ces discours afin de mettre à jour la logique qui anime ceux qui en sont les auteurs ou les représentants. Les méthodes d’exploitation des données relatives aux inspecteurs sont, d’une part, la prosopographie et, d’autre part, les biographies individuelles (annexe 1). La prosopographie vise la constitution d’une biographie collective à partir de notices individuelles, l’individu étant toujours considéré dans son rapport à l’ensemble du groupe auquel il appartient6. Il s’agit en fait de dégager des trajectoires différents facteurs qui, sans être des éléments toujours communs à l’ensemble, permettent de saisir certaines régularités significatives dans les trajectoires. Des biographies individuelles particulièrement documentées ont été analysées. La prétention de ces récits biographiques est d’obtenir des éléments d’une portée générale dans leurs grandes lignes. On s’est attaché autant aux comportements des individus qu’aux processus qui ont conduit à leurs positions. Les biographies présentées conservent leur spécificité mais le contexte général dans lequel elles se déroulent est une donnée commune à l’ensemble du groupe. Les réactions singulières, les choix individuels mettent en évidence le domaine des possibles dans la régularisation d’un événement qui déclenche ou laisse apparaître les stratégies des acteurs7. Finalement, les biographies mettent à jour des mécanismes. Dans leur singularité, elles sont un élément de compréhension de la dynamique du corps sur le terrain. En outre, les biographies permettent de retrouver la densité des expériences des inspecteurs ce que ne permettait pas l’analyse sérielle de leurs trajectoires. En cela, elle nous semble complémentaire de la démarche prosopographique.

8Nous avons privilégié l’observation sur le temps long. Nos données portent sur les premiers services d’inspection et les hommes qui les ont dirigés depuis les années 1820 jusqu’à la décennie 1920, de sorte qu’il est possible de cerner l’importance de l’entrée du corps dans la fonction publique républicaine sur l’évolution des pratiques et des représentations de ses agents. Or, des convergences apparaissent parfois à des décennies d’intervalle, sous des régimes politiques différents. Sans doute résultent-elles du métier d’inspecteur qui impose ses logiques comportementales mais aussi de l’inertie et de la complexité des structures sociales qui opposent des résistances aux changements8.

9Le présent travail comprend trois parties. Dans la première, sont étudiées les conditions institutionnelles des actions menées par les fonctionnaires et les réponses qu’ils donnent à l’exercice de leur profession. L’évolution de leurs attributions est particulièrement observée car elle éclaire les modalités du contrôle social, ses ajustements au terrain et aux attentes des fonctionnaires eux-mêmes qui ont une conception propre du service social. Dans une deuxième partie, les choix de l’administration en matière de gestion du personnel sont étudiés. Le mode de recrutement, les procédures d’avancement, de sanction ou de mutation suggèrent autant de stratégies de l’administration centrale tandis qu’elle doit composer avec les attentes des fonctionnaires. Nous observons plus particulièrement l’adéquation entre les discours sur la gestion d’un corps fortement impliqué dans le local et la réalité de cette gestion. Enfin, dans la dernière partie, les stratégies professionnelles individuelles et collectives qui ont conduit à la professionnalisation du corps sont analysées. Il s’agit de déterminer le processus par lequel l’inspection s’est structurée autour de référents et d’un langage communs en définissant ses modes d’actions. Nous observons la construction de l’identité spécifique de l’inspection.