1Dans un entretien accordé en 2012, le professeur Georges David se remémore sa rencontre avec Michel Poniatowksi, ministre de la Santé du gouvernement Messmer. Nous sommes vers le milieu de l’année 19731. Les statuts du premier Cecos (Centre d’étude et de conservation des œufs humains et du sperme), association qu’il a fondée en qualité de chef du laboratoire d’histologie-embryologie de l’hôpital Bicêtre et dont l’activité a démarré officieusement dès 1972, ont été déposés en préfecture au mois de janvier.

2Mais le professeur David tient à ce que cette initiative expérimentale de recueil et de stockage de gamètes soit reconnue et légitimée par l’État. Si le médecin est particulièrement anxieux, c’est qu’il a peu de raisons de s’attendre à l’enthousiasme du pouvoir pompidolien face à une pratique, l’insémination avec donneur (IAD), qu’un prêtre parisien qualifie alors d’« adultère vétérinaire »2. On mesure la surprise du professeur constatant que, loin de se montrer réticent ou hostile, le ministre fait montre d’une détermination presque excessive : non seulement il cautionne une expérience qui offre un maximum de garanties morales (puisque la collecte du sperme de donneurs, sa conservation et la fourniture de paillettes aux couples demandeurs obéit aux principes de bénévolat, de gratuité, de rattachement au service public et de conformité aux valeurs familiales dominantes), mais il se dit également prêt à légiférer contre toute pratique d’IAD clandestine ou marchande – ce dont le prudent et réaliste professeur David s’empresse de le dissuader. À en croire ce dernier, c’est après avoir lu un roman paru au mois de mars chez Flammarion, Le donneur, écrit par l’auteur de best-sellers Guy des Cars, que le ministre de la Santé en serait venu à une opinion si radicale.

3En se demandant ce que nous dit cette production littéraire de la perception de l’IAD au moment où les banques de gamètes passent du domaine de l’imagination à celui de l’histoire – moment qui coïncide avec le surgissement de la seconde vague féministe –, en cherchant à identifier le cadre de référence et les sources d’inspiration de son auteur, notre contribution vise à mieux cerner les contours d’une panique morale. Le principal point de cristallisation de cette dernière ne fut pas tant la technologisation de la procréation, la marchandisation de l’humain ou la tentation eugéniste – et encore moins le devenir des enfants fabriqués avec l’aide de la science – qu’un renversement supposé des hiérarchies de genre.

I. Le géniteur professionnel

4Le donneur peut être caractérisé comme un roman de mœurs. Auteur à succès3 se qualifiant non sans humour de « romancier de gare », Guy des Cars y déploie sa recette habituelle : il s’empare d’une question sociétale qu’il traite sur un registre hybride, entre roman populaire et enquête journalistique. L’action se situe dans le présent, dans la grisaille de ce que l’on appellera, après le premier choc pétrolier, la « crise ». Le ton est réaliste, le style parfois trivial4. Lucien Mardoux, le narrateur, est un honnête père de famille qui peine à subvenir aux besoins de son ménage. Adrienne, son épouse, employée comme assistante médicale auprès d’un gynécologue (Jacques Varnier) qui s’est lancé dans l’« expérience » de l’IAD clandestine, s’emploie à le convaincre de devenir donneur de sperme.

5Il se trouve en effet que le docteur Varnier est en recherche de matériel biologique : la population dans laquelle s’approvisionnent généralement ses confrères, celle des étudiants en médecine, ne lui semblant pas suffisamment sûre. « L’homme rêvé serait celui qui a une vie régulière, qui est marié, qui adore sa femme, qui a de beaux enfants et qui saura surtout se taire. » Que Lucien n’ait rien d’un « Apollon », qu’il ait le crâne dégarni, qu’il soit de frêle corpulence, atteignant à peine le mètre soixante-dix, n’est donc en aucune manière rédhibitoire.

6D’abord réticent et mal à l’aise, Lucien finit par accepter. Comment résister à l’invocation de « l’intérêt de la famille » ?

7Les séances de travail se mettent en place. En l’absence de système de cryoconservation – il faudrait pour cela une infrastructure matérielle incompatible avec la clandestinité –, prélèvement et insémination ne peuvent être dissociés ; ils sont donc pratiqués, en double aveugle (le donneur et la cliente sont séparés par une cloison), en un seul et même lieu, sans décalage temporel.

8N’étant pas homme à priver ses lecteurs d’aucun détail émoustillant, Guy des Cars confie à Adrienne un rôle d’assistante érotique, décrivant aussi précisément que l’autorise un livre à grand tirage, la manière dont elle aide Lucien à surmonter la pression mentale. Mais le rôle d’Adrienne va rapidement évoluer. Bien consciente du « capital » que constitue la semence (« Si tu te révèles un bon donneur, la fortune est dans tes mains ! »), elle se mue en un véritable agent – et, d’une certaine manière, en maquerelle – transformant le père de ses enfants en un travailleur du sexe sui generis. Prenant en main l’ensemble de sa vie professionnelle et biologique, elle fait de lui un reproducteur humain dont elle ne songera désormais plus qu’à maximiser le rendement…

9Ce thème du reproducteur « professionnel » n’est pas une nouveauté dans la littérature française du xx^e siècle. Dans un recueil de nouvelles paru en 1956 – et réédité par Gallimard en 1972 –, l’écrivain Jean-Louis Curtis (1917-1995), admirateur d’Aldous Huxley et de George Orwell, mais également de Jonathan Swift et de Marcel Aymé, intitule « Le géniteur », l’un des cinq textes composant l’ouvrage (Curtis, 1972[1956]).

10Bien qu’optant pour la couleur locale d’un Paris de carte postale, la nouvelle reprend plusieurs ingrédients huxleyens : la sexualité et la reproduction sont entièrement sous la coupe d’un institut d’État à visée eugéniste ; seule la caste supérieure des « Supersex » est autorisée à donner la vie ; enfin, la procréation s’effectue par « parthénogenèse humaine » (reproduction asexuelle) – entendons « insémination artificielle ».

11Dépeint en des termes certes plus généreux que son homologue du Donneur, le personnage central, Loulou d’Esclarmont, est lui aussi un individu relativement banal, n’ayant du moins aucune vocation d’étalon humain. Certes « jeune, superbe, pas bête », jouissant d’une « santé magnifique » et portant « un des plus grands noms de France », ce grand « sentimental » végète dans une existence oisive, dénuée d’ambition et de revenus fixes. L’idée de convertir sa semence en source de rentrées financières lui est suggérée par le client d’un café qui, flairant la valeur lucrative du sujet, lui propose ses services comme intermédiaire. La justification morale à laquelle recourt cet entrepreneur est moins terre à terre que ne le sont les arguments utilisés par Adrienne pour convaincre Lucien dans le roman de Guy des Cars. L’Institut de parthénogenèse fait face à une situation de pénurie. Il ne s’y présente plus que des « déchets physiques et sociaux ». En plus de gains matériels conséquents, Loulou pourrait donc se targuer de contribuer à la « régénération de l’espèce5 ». Fort de la grande « continuité génétique » de son pedigree, ce dernier passe avec succès les tests de l’Institut. Il peut alors entamer en toute bonne conscience une nouvelle vie dont le quotidien (« séance de culture physique obligatoire tous les matins », « régime alimentaire » spécial, suivi « psychophysiologique », etc.) est entièrement géré par l’organisme d’État.

12Si la filiation directe entre le texte de Curtis et celui de Guy des Cars semble hautement probable, et que les deux romans s’emparent de représentations répandues, Le donneur ne se comprend que dans son contexte immédiat. Deux mois avant l’acte de naissance officiel du Cecos, l’hebdomadaire Le Point daté du 2 octobre 1972 ébruitait une information encore confidentielle : « La France ouvre discrètement sa première banque de sperme6 ».

13Le regard rivé sur l’initiative de Georges David, cet article pour le moins sensationnaliste empêchait de saisir que la création d’un centre de cryoconservation de l’hôpital Bicêtre n’était qu’une proposition parmi d’autres, dans un espace médico-reproductif en cours de structuration. En plus des circuits clandestins – dont des Cars s’inspire très librement avec le cabinet du docteur Varnier –, deux autres centres de cryoconservation annexés à des laboratoires officiellement reconnus se mettaient en place de manière plus ou moins concomitante : la « spermiothèque » de l’hôpital Necker, fondée par Albert Netter, et la banque de sperme du Centre d’exploration fonctionnelle et de recherche en hormonologie créée à Marseille par Sacha Geller. Mais ce sont surtout les préoccupations exprimées par la journaliste face à cette « première banque de sperme » qui méritent notre attention, notamment parce qu’il y est fait largement écho au Donneur.

II. Matriarcat et déclin de l’homme

14Selon un procédé d’intrusion du réel menant à la mise en abyme, le géniteur professionnel du Donneur apprend, dans le dernier chapitre du livre, l’ouverture de la « première banque de sperme » française en prenant connaissance de l’article du Point, que lui soumet Adrienne après l’avoir un temps dissimulé. L’ambiguïté soigneusement entretenue entre fiction vraisemblable et roman vrai est alors totale. Adrienne cherche à faire réagir Lucien – désormais jugé trop âgé par les médecins pour continuer à offrir ses services – afin qu’il compense cette perte de revenus par l’écriture, assistée par un écrivain, d’un livre de témoignage dans lequel il ne manquerait pas de proclamer son opposition à la cryoconservation et de critiquer la doctrine Cecos, qu’Adrienne désapprouve fermement.

15Par la bouche de cette dernière, et donc sous forme d’antiphrase, des Cars exprime ce que doit et ne doit pas être la procréation assistée. Le donneur est-il alors encore pleinement un roman ? Comble de la confusion, des Cars a – sans le vouloir – affublé son personnage de médecin du nom d’un gynécologue parisien bien réel, qui le poursuivra en justice après avoir subi les reproches de clientes outrées7.

16L’équivoque ne fait que refléter le statut, lui-même incertain, de l’article du Point, qui démarre comme enquête journalistique, s’appuyant notamment sur des témoignages de médecins, pour se transformer, après une mention de la nouvelle de Curtis (présentée comme prémonitoire), en essai d’anticipation ; voire en inventaire de toutes les menaces que feraient planer les « apprentis sorciers » de la procréation assistée : disparition de la reproduction naturelle, paternité post mortem, sélection raciale, eugénisme actif, gestion « bancaire » (selon un glissement sémantique plus ou moins contrôlé) du matériel reproductif. Or, de toutes ces « dérives » imminentes, celle qui amène la journaliste à prophétiser « le début d’une civilisation » est le fait que ces nouveaux moyens reproductifs pourraient bénéficier à des femmes vivant hors de la norme matrimoniale.

17L’allusion à cette porte ouverte au « matriarcat » a fait mouche auprès d’un Guy des Cars visiblement tourmenté par la guerre des sexes8. Brossant l’un après l’autre le portrait des clientes qui défilent quotidiennement dans le cabinet du docteur Varnier, l’écrivain décline toutes les variantes de la célibataire capricieuse qui exige un enfant – son enfant – mais ne veut pas s’encombrer d’un mari. De l’institutrice fanatisée par le Mouvement de libération des femmes à la lesbienne incurable, dont Adrienne suppute, sans d’ailleurs s’en émouvoir davantage, qu’elle se débarrassera de la grossesse s’il s’avère que l’enfant à naître est un garçon, il ressasse avec une hargne à peine dissimulée les diatribes antiféministes de son époque.

18Ce n’est pas un hasard si la couverture de deux rééditions (France Loisirs en 1977, Club pour vous en 1975) exprime l’idée d’« effacement » d’un géniteur fantomatique, non sans résonner avec la figure, elle aussi en vogue, de l’ « homme-objet ».

19Rien d’étonnant non plus à ce que la grande tireuse de ficelles de l’intrigue soit une femme. Possessive, vénale, dominatrice, Adrienne révèle au fil des chapitres une perversité qui culmine dans le dernier chapitre, lorsqu’elle avoue à Lucien avoir fait de lui un donneur dans le but de mettre sa vie sexuelle sous contrôle – aveu d’autant plus diabolique qu’Adrienne est elle-même, depuis les débuts du mariage, une infidèle invétérée, son appétence pour les relations sexuelles extra-conjugales n’ayant fait que se renforcer à mesure que Lucien dépensait son énergie « au travail ».

20L’insémination avec donneur (IAD), voie royale d’une inversion radicale des rapports de pouvoir, indépendamment des préjugés de genre exacerbés par les « années MLF », la potentialité d’une révolution reproductive et civilisationnelle était-elle vers 1973 une pure vue de l’esprit ? Quand, en 1915, Charlotte Perkins Gilman concevait, dans le roman utopique Herland, une société entièrement transformée par le recours généralisé à la « parthénogenèse humaine », l’écrivaine féministe américaine se plaçait sciemment dans la politique-fiction (Perkins, 1915). Quelque vingt ans plus tard, le public américain découvrait dans la presse l’existence d’une clinique new-yorkaise, dirigée par Frances Seymour et Alfred Koerner, qui proposait l’accès à un sperme de haute qualité eugénique à des clientes triées sur le volet, dont certaines étaient en situation de célibat9. Qu’il s’agisse là des prémices d’une redéfinition radicale des modalités de la procréation permettant aux femmes, faisant fi des exigences de « Dame Nature », d’engendrer à terme de façon totalement autonome avait alors été envisagé par divers commentateurs.

21C’est en 1953 que Raymond Bunge et Jerome K. Sherman, fondateurs, à l’université de l’Iowa, de la première banque de sperme de l’histoire, avaient prouvé qu’il serait bientôt possible de constituer des réserves, potentiellement abondantes, de semence humaine utilisable au moment voulu et pour les motifs souhaités. Lorsque la notion de « parthénogenèse » resurgit dans les années 1970, aussi bien chez les adversaires de la reproduction assistée qu’au sein de certains cercles féministes (les lesbian separatists américaines notamment), on n’est donc plus dans la stricte expérience de pensée.

22Plutôt que de céder à l’ironie facile ou de réduire au « fantasme » les prophéties médiatiques et littéraires du passé, il convient de distinguer, comme l’a fait Kara Swanson, les différentes composantes du discours sur la « fin de l’homme » (Swanson, 2013). S’il n’est aujourd’hui plus exclu que le lien séculaire entre virilité, domination masculine et reproduction sexuée soit en passe d’être remis en question, rien ne laisse très sérieusement présumer que le patriarcat vive actuellement ses dernières heures ; du moins peut-on fortement douter que la diffusion de la PMA implique mécaniquement la subversion de l’ordre des genres10.

III. Le Cecos : une voie de salut ?

23Bien que comportant une dimension allégorique comparable, la déchéance qui s’abat sur Loulou d’Esclarmont et Lucien Mardoux – deux anti-héros s’il en est – n’obéit pas aux mêmes ressorts. Curtis accable son personnage de trois malédictions : sa vie amoureuse est ruinée parce que ses conquêtes ne peuvent accepter de le « partager » avec d’innombrables receveuses ; il est rejeté par sa famille qui lui reproche de dilapider le sang du lignage ; enfin, le secret professionnel lui interdit tout contact avec les individus nés de sa semence, ou qu’il suppose être tels, alors qu’il désirerait exprimer sa fibre paternelle. Congédié à 45 ans après vingt ans de « fonctionnariat de la masturbation », Lucien ne sort guère plus vaillant de l’expérience, bien qu’il se résigne à son sort et se plie sagement à la consigne de reconversion dans l’écriture. Mais tandis que la noirceur tragi-comique de la farce de Curtis restait à l’état abstrait, le livre de Guy des Cars exhorte implicitement le lecteur à prendre parti dans une histoire en cours. En prêtant à Adrienne une hostilité à l’égard des banques de sperme, qu’elle décrit comme de « monstrueuses usines » à bébés, de même qu’un rejet de la doctrine Cecos (connue dans ses grandes lignes depuis la conférence de presse de Georges David, peu après la « révélation » du Point11), l’auteur condamne à la fois l’IAD clandestine et l’accès des femmes célibataires à l’assistance médicale à la reproduction.

24La ligne de conduite adoptée par le Cecos, qui réserve l’IAD aux couples hétérosexuels légitimes confrontés à une infertilité (masculine) physiologique attestée, ne peut s’expliquer uniquement par le rejet des pratiques mercantiles ou par la volonté de parer aux dérives eugénistes. Interprète d’une certaine volonté sociale, convaincu que les mentalités doivent évoluer à leur rythme, sans être heurtées de front, et que seule la légitimité médicale permettra le consentement de l’opinion, le professeur David juge que l’accès des femmes seules (les couples lesbiens n’étant jamais mentionnés en tant que tels) aux paillettes de sperme congelé, dans une société qui marginalise encore l’illégitimité, ne peut que freiner l’acceptation de l’IAD12.

25Albert Netter et Sacha Geller destinent, eux aussi, principalement leurs services à des couples stables ; mais ils ne s’interdisent pas de considérer certaines demandes plus atypiques si celles-ci devaient se présenter. Geller insiste bien sur le fait qu’au Cefer (Centre d’exploration fonctionnelle et d’études de la reproduction), comme d’ailleurs au Cecos, l’acte d’insémination reste aux mains du praticien libéral, la banque de sperme n’ayant pas à s’immiscer dans ses décisions13.

26Si David est à ce point soucieux de rassurer le public et d’éviter les polémiques, c’est peut-être, en partie au moins, parce qu’il sait combien la temporalité et les logiques propres au champ médiatique peuvent distordre durablement le débat sociétal. Les Américains Bunge et Sherman, pionniers de la fécondation in vivo à partir de sperme congelé, en avaient fait la douloureuse expérience. Alors qu’ils souhaitaient n’effectuer de communication publique qu’une fois certifiée la naissance d’enfants vivants et bien portants, une gazette locale, ayant retenu de la lecture superficielle d’un article signé par les deux scientifiques dans Nature, que la médecine s’apprêtait à permettre de devenir « père après la mort », avait déclenché un scandale qui devait coûter à Bunge son prix de l’American Society for the Study of Sterility et le faire renoncer à ce domaine de recherches. Ayant, on peut le présumer, retenu certaines leçons du passé, Georges David soigne donc autant que possible l’image de marque de son association. Il s’efforce notamment de forger un récit, sinon une fiction éthique, un peu comme l’avait fait, dans les années 1960, le docteur John Rock pour surmonter l’hostilité de l’Église catholique à la pilule contraceptive.

27En anoblissant symboliquement le don de sperme par sa mise en équivalence avec le don de sang et en élaborant l’IAD comme un « don de couple à couple », il se distingue de ses concurrents plus enclins à se décrire comme des prestataires techniquement efficaces et moralement neutres.

28Que le versant masculin de la reproduction suscite infiniment moins de discours que le versant féminin, les études féministes l’ont abondamment démontré. L’irruption des banques de sperme a produit à cet égard un retournement certes temporaire mais particulièrement instructif. Engendrant un flot discursif inattendu, elle a agi comme révélateur d’un inconscient social relatif à l’homme géniteur, à son statut symbolique et à son éventuelle fragilisation.

29Les années 1970 fournissent ainsi de spectaculaires expressions de cet impensé collectif, véhiculé sous forme de schèmes et de lieux communs plus que par des arguments structurés ; impensé dont le poids dans la réflexion et les débats « bioéthiques » ne s’est jamais démenti depuis. On peut soutenir que le modèle philosophico-juridique des Cecos et le modèle français de PMA qui en découle fonctionnent autant en relation ou en opposition à des représentations collectives que par référence à des pratiques effectives et avérées.

30C’est souvent là où ils pensaient avoir fait preuve d’une lucidité ou d’une prescience supérieures que les commentateurs de l’actualité et les chroniqueurs du changement sociétal se sont fait le relais des stéréotypes et des préjugés les plus ordinaires. Derrière un ensemble de craintes dont il n’y a pas lieu de nier les fondements – sélection humaine, déshumanisation, marchandisation et consumérisme –, ils ont mis en discours ce qui relevait pour beaucoup d’une anxiété face au mouvement féministe, auquel le progrès technologique était supposé fournir les clés d’un « matriarcat » séparatiste et misandre.

31Après deux siècles de développement d’une science de la reproduction humaine et cinquante ans de PMA, nous disposons d’un recul historique suffisant pour envisager avec la même circonspection les promesses mirobolantes (victoire absolue et définitive sur la stérilité, maîtrise totale de l’aléa génétique) et les prédictions apocalyptiques (effondrement moral ou civilisationnel).

32Démystifier les biotechnologies et distinguer plus clairement le registre de la fiction, celui de la réflexion théorique et celui de la connaissance empirique – pour tirer de chacun le meilleur parti – devraient être les préalables à tout débat serein.