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Un panel français

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Emmanuelle Duwez
, 
Pierre Mercklé

Partie I . Confronter des données pour renouveler l’analyse de l’espace social

Chapitre 4

Préférences culturelles et attitudes politiques : l’hypothèse d’homologie en question

Philippe Coulangeon

Texte intégral

Introduction

1Ce chapitre a pour visée, en s’appuyant sur les données du panel Elipss, de mettre à l’épreuve deux propositions théoriques centrales dans la tradition sociologique issue de la sociologie de Pierre Bourdieu : celle de l’unité, d’un domaine de la vie sociale à l’autre, des schèmes générateurs de pratiques et d’attitudes individuelles indexés sur la position et les propriétés sociales des acteurs (hypothèse d’unité des habitus « de classe ») ; et, partant, celle de la similitude des principes de distribution, au sein d’un groupe ou d’une société donnée, des attitudes et pratiques observées dans ces différents domaines (hypothèse d’homologie structurale). Cette double hypothèse possède une affinité connue avec la méthode de l’analyse des correspondances multiples (ACM)* [Rouanet et al., 2000 ; Lebaron et Le Roux, 2015 ; Duval, 2013], qui permet de synthétiser et d’organiser la description des caractéristiques d’une population pour laquelle on dispose d’un grand nombre de variables*. On s’appuie ici sur une variante de cette méthode, l’analyse factorielle multiple (AFM) [Escofier et Pagès, 2016], qui permet de mesurer le degré auquel la description synthétique obtenue séparément sur des domaines de pratiques ou d’attitudes distincts est ou non commune à l’ensemble de ces domaines, ce qui correspond précisément à l’hypothèse d’homologie.

  • 1 Philippe Coulangeon, Olivier Donnat, Pierre Mercklé, équipe Elipss [auteurs] : Pratiques culturelle (...)
  • 2 Florent Gougou, Vincent Tiberj, équipe Dynamob, équipe Elipss [auteurs] : Dynamiques de mobilisatio (...)

2La première partie du chapitre revient brièvement sur les controverses théoriques qui accompagnent la double hypothèse d’unité de l’habitus et d’homologie structurale. Dans la seconde partie, cette double hypothèse est mise à l’épreuve des données de deux enquêtes soumises dans le cadre de la phase pilote du panel Elipss. L’une, la vague* 2 de l’enquête Pratiques culturelles, médias et technologies de l’information (PMTI)1, porte sur les pratiques et les goûts culturels ; l’autre, la vague 6 de l’enquête Dynamiques de mobilisation (Dynamob)2, porte sur les attitudes et les opinions politiques.

I. Unité de l'habitus et homologie des attitudes

1. Théorie et controverses

3La notion d’habitus peut être définie comme un système de dispositions pérennes produites au cours de la socialisation des individus et qui oriente durablement leurs comportements dans une grande variété de domaines (Bourdieu, 1980). Les caractéristiques de l’habitus sont très dépendantes de celles de l’environnement social et familial d’origine, en particulier de la classe sociale.

4Le principe d’homologie structurale, qui trouve dans La Distinction sa mise en œuvre la plus aboutie (Bourdieu, 1979), renvoie à l’idée que les différents domaines de pratiques présentent des principes d’organisation analogues dont la proximité ne résulte pas d’un ajustement concerté mais du fait qu’ils sont produits par les mêmes habitus. Par exemple, la division de la société en classes sociales distinctes produit des systèmes de dispositions spécifiques à chacune de ces classes, à l’origine des opinions et des attitudes autour desquelles s’organise la vie politique (clivage de la droite et de la gauche, notamment). De même, le domaine artistique tend à se structurer en étroite correspondance avec les orientations esthétiques des classes et fractions de classes différenciées par le volume et la nature des ressources dont elles disposent.

5L’idée d’unité et d’homogénéité de l’habitus d’un domaine de pratiques à l’autre a fait l’objet de débats et de controverses. Une des discussions les plus poussées a été proposée par Bernard Lahire, autour de l’idée de dissonance des pratiques et des attitudes, conséquence de la pluralité des arènes de socialisation auxquelles les individus sont confrontés (Lahire, 1998 ; Lahire, 2004). Pierre Bourdieu évoquait du reste lui-même la possibilité d’un habitus « clivé » par des trajectoires sociales improbables, à l’origine des tensions et des contradictions associées, par exemple, à l’expérience des transfuges de classe (Hoggart, 1991 ; Bourdieu, 2001 ; Bennett, 2007).

  • 3 Il s’agit de l’enquête Goûts, morales, groupes sociaux (Moract) [octobre 2014].

6Ces notions ont cependant fait l’objet d’assez peu de mises à l’épreuve empiriques. Font exception les analyses proposées par Rémy Caveng, Fanny Darbus, François Denord, Delphine Serre et Sylvain Thine (Caveng et al., 2018, et chapitre 3 du présent ouvrage) à propos des principes générateurs des positionnements moraux, à partir des données d’une enquête menée dans le cadre du panel Elipss3. On mentionnera également, dans le domaine des goûts et des habitudes culturelles, le travail de Nicolas Robette et Olivier Roueff (Robette et Roueff, 2017), qui tend à valider l’hypothèse d’une structuration analogue et d’un principe générateur commun d’un répertoire de pratiques à l’autre (musique, cinéma, télévision, lecture).

2. Une double hypothèse à l’épreuve des données du panel Elipss

7L’analyse présentée dans ce chapitre suit une démarche très proche de celle employée par Robette et Roueff, qui développent, à partir des données de l’édition 2008 de l’enquête du ministère de la Culture sur les pratiques culturelles des Français, la même variante de l’ACM que celle mobilisée ici, à savoir l’analyse factorielle multiple (voir encadré 1). Comme chez Robette et Roueff, cette méthode est utilisée ici pour déterminer si des caractéristiques relatives à des domaines de pratiques ou d’attitudes différents se distribuent de manière homologue et obéissent à des déterminants communs. Si l’analyse de Robette et Roueff porte sur un échantillon* de taille beaucoup plus conséquente et s’appuie sur un questionnaire beaucoup plus détaillé que celui de l’enquête PMTI, elle reste limitée au domaine des goûts et pratiques culturelles, que les données du panel Elipss permettent de mettre en relation avec celui des attitudes politiques.

Encadré 1. L’analyse factorielle multiple (AFM)

L’AFM consiste à analyser simultanément un ensemble de tableaux de données qui correspondent à plusieurs groupes de variables portant sur une même population (Escofier et Pagès, 2016 ; Pagès, 2013). Il peut s’agir par exemple, dans le cas de données de panel*, d’un même ensemble de variables renseignées à des dates successives. Il peut s’agir aussi de données de type différent (variables quantitatives* ou variables qualitatives*) collectées à la même date ou, comme c’est le cas ici, de données de même type mais portant sur des domaines différents. Dans tous les cas, la méthode consiste à réaliser simultanément des analyses partielles sur les différents groupes de variables – analyses en composantes principales (ACP)* dans le cas de variables quantitatives et analyses des correspondances multiples (ACM) dans le cas de variables qualitatives – et une analyse globale dans laquelle les groupes de variables sont pondérés afin qu’aucun ne contribue de manière déséquilibrée à la construction des premiers facteurs*. Dans la suite du chapitre, l’hypothèse d’homologie structurale est ainsi mise à l’épreuve à partir d’une analyse globale portant sur un ensemble de variables pondérées* par les résultats des analyses partielles par domaines.

La lecture des résultats consiste dans un premier temps à rechercher l’existence de facteurs communs à l’ensemble des différents blocs de variables, pour lesquels la méthode choisie fournit un certain nombre de critères. L’analyse peut ensuite être approfondie, d’une part en interprétant le sens des différents facteurs, d’autre part en recherchant – comme on le fait usuellement avec les méthodes factorielles ordinaires – les propriétés sociales sous-jacentes à la structuration des attitudes observées dans les différents domaines de pratique. L’analyse peut enfin se poursuivre en observant plus finement la relation entre les facteurs de l’analyse globale et les facteurs des analyses partielles, du point de vue notamment de l’ordre d’importance de facteurs qui, bien que communs, peuvent intervenir dans un ordre différent d’un domaine de pratique à l’autre.

II. L’homologie partielle des attitudes politiques et culturelles

1. Variables culturelles et variables politiques

8L’analyse dont les résultats sont présentés dans la suite du chapitre porte sur deux ensembles de variables issues des enquêtes PMTI vague 2 et Dynamob vague 6. La première a été administrée à l’été 2015 et porte sur les différentes formes de participation à la vie culturelle et sur l’usage des médias et nouvelles technologies ; la seconde, issue d’un projet d’enquêtes sur cinq ans qui s'intéresse aux logiques de formation des préférences politiques et des choix face à différents types d’élections, a été administrée en juin 2014. Chacun de ces deux groupes de variables est lui-même divisé en sous-ensembles thématiques présentant une certaine homogénéité. Dix groupes de variables actives sont ainsi introduits dans l’analyse : quatre groupes de variables pour l’enquête PMTI et six groupes pour l’enquête Dynamob.

9Pour chacune des variables issues de l’enquête PMTI, qui concernent la fréquence d’usage de la télévision en semaine et les chaînes regardées, les genres de musique écoutés, le nombre et le genre de livres lus, ainsi que le genre de films vus, les modalités, repérées dans les figures de ce chapitre par des signes « - » et des signes « + », indiquent la fréquence des différentes pratiques et/ou genre, en trois ou quatre modalités selon les cas (« - », « + », « ++ » et « +++ »). Les variables relatives aux genres de livres lus sont simplement codées « + » si les panélistes déclarent lire le genre de livres correspondant, et codées « - » dans le cas contraire.

10Les variables issues de l’enquête Dynamob sont, pour l’essentiel, des questions d’opinion initialement formulées sous forme d’échelle d’adhésion à des affirmations à propos desquelles les panélistes ont été invité·es à indiquer si elles et ils étaient « tout à fait d'accord », « plutôt d'accord », « plutôt pas d'accord » ou « pas d'accord du tout ». Dans l’analyse qui suit, toutes ces questions ont été dichotomisées*, en distinguant seulement accord (« + ») et désaccord (« - »). Ces questions concernent l’environnement (lien entre croissance et dégradation de l’environnement, énergie nucléaire, incidence de l’activité humaine sur le changement climatique), l’immigration, l’économie (compétitivité, chômage, rôle de l’État dans l’économie, redistribution), l’autorité (peine de mort, respect de la hiérarchie, valorisation du sens de l’effort à l’école), les mœurs (place des femmes dans la société, avortement, homosexualité et homoparentalité), la mondialisation et l’Europe (sentiment d’appartenance européenne, solidarité entre états, intégration européenne, conséquences de la mondialisation). [Voir le détail des questions en annexe.]

11À ces dix groupes de variables actives* s’ajoutent cinq caractéristiques sociodémographiques usuellement mobilisées en sociologie de la culture comme en sociologie des valeurs et des opinions politiques, et qui sont introduites dans l’analyse comme variables illustratives* : âge, sexe, revenu (mesuré ici en tranches de revenu par unité de consommation [UC]* du ménage*), diplôme et catégorie socioprofessionnelle.

2. Une structure commune

12L’analyse globale fait ressortir un certain nombre de facteurs, dont seuls les deux premiers apparaissent véritablement communs à chacune des dix analyses partielles menées sur chacun des dix groupes de variables actives – ou du moins aux deux sous-ensembles de variables « culturelles » et « politiques » –, comme le montrent les corrélations* entre les variables actives sur lesquelles sont menées les analyses partielles et les facteurs de l’analyse globale (tableau 1). Le premier et principal facteur de l’analyse globale apparaît fortement corrélé à l’ensemble des variables culturelles et à la plupart des variables politiques, moyennement corrélé à celles relatives à l’économie et aux mœurs, et faiblement corrélé à celles relatives à l’environnement. Le deuxième facteur est fortement corrélé aux variables relatives à la télévision, à la musique et au cinéma, ainsi qu’à l’économie ; moyennement corrélé aux variables de lecture, d’environnement, d’autorité et de mondialisation ; et faiblement corrélé aux variables d’immigration. Le troisième facteur n’apparaît fortement corrélé qu’aux seules variables culturelles de télévision, musique et cinéma, et n’est corrélé à aucune des variables politiques. En poursuivant l’analyse des corrélations aux facteurs suivants (non reproduite ici), la séparation des deux domaines – le culturel et le politique – tend à se renforcer. Autrement dit, si une structure commune aux attitudes culturelles et politiques existe, elle est limitée aux deux premiers facteurs, qui ne rendent comptent à eux deux que d’un peu moins de 10 % (respectivement 5,7 % et 4,2 %) de la variance* de l’ensemble des attitudes observées.

Tableau 1. Corrélations entre les groupes de variables des analyses partielles et les facteurs de l'analyse globale

Tableau 1. Corrélations entre les groupes de variables des analyses partielles et les facteurs de l'analyse globale

13Au vu des corrélations entre les variables des analyses partielles et les facteurs de l’analyse globale, le premier facteur apparaît fortement corrélé, du côté des variables culturelles, à l’orientation des goûts et habitudes en matière de télévision (G1), à l’orientation des goûts musicaux (G2), à l’orientation des goûts et habitudes en matière de lecture (G3) et, dans une moindre mesure, à l’orientation des goûts en matière de cinéma (G4). Du côté des variables politiques, le facteur* est fortement corrélé aux opinions et attitudes à l’égard de l’immigration (et de l’islam) (G6), aux opinions et attitudes relatives aux questions de pouvoir et d’autorité (G8) et aux opinions et attitudes relatives à la mondialisation et à l’Europe (G10). Le second facteur est quant à lui fortement corrélé à l’ensemble des variables culturelles, mais plus encore aux variables relatives à la musique (G2) et au cinéma (G4). Du côté des variables politiques, ce second facteur est surtout corrélé aux variables relatives aux questions économiques (G7), aux questions environnementales (G5) et aux questions de mœurs (G9).

3. La double face de la légitimité culturelle

14La projection dans le plan des deux premiers facteurs des modalités actives des variables culturelles les plus fortement contributives* au premier facteur fait ressortir, du côté gauche, une attraction pour les goûts et les habitudes les plus légitimes et le rejet des plus illégitimes (figure 1) : auditeurs d’opéra, de musique classique, amateurs de films d’auteur, de littérature contemporaine et de littérature classique, téléspectateurs d’Arte et de France 5, mais ni de M6 ni de TF1. On retrouve les domaines les plus emblématiques de la définition traditionnelle de la légitimité culturelle : répertoires savants et classiques particulièrement valorisés par l’institution scolaire et fortement soutenus par les institutions de la politique culturelle d’État. Mais on trouve aussi, associés à ces goûts très classiquement légitimes, celui pour le jazz et les musiques du monde, la mention de Canal + parmi les chaînes les plus regardées, le goût de la bande dessinée, des romans policiers et des romans de science-fiction. Le côté opposé du facteur associe, à l’inverse, les goûts les moins légitimes à une distance prononcée aux pratiques et aux répertoires les plus légitimes. Non-lecteur·rices, les répondant·es situé·s de ce côté-ci se définissent surtout par les modalités négatives de la plupart des variables culturelles, à l’exception des variables relatives à la télévision. C’est notamment de ce côté-ci que se concentrent les grand·es consommateur·rices de télévision, habitués de M6 et de TF1.

Figure 1. Libéralisme moral et légitimité culturelle

Figure 1. Libéralisme moral et légitimité culturelle

Champ : résident·es en France métropolitaine (hors Corse) âgé·es de 20 à 77 ans (n =  599). Note : le graphique illustre les coordonnées des modalités des variables actives dans le plan des deux premiers facteurs de l’analyse globale. Les carrés représentent les points moyens des modalités des dix groupes de variables qui contribuent le plus au facteur 1, seules reportées sur le graphique. Lecture : le premier facteur de l’analyse oppose des attitudes morales et politiques plutôt libérales, associées à un fort investissement dans les activités culturelles, notamment les plus « légitimes » (côté gauche), à des positions morales et politiques plus conservatrices, une plus grande distance à la culture légitime et une plus forte consommation de télévision (côté droit).

Sources : enquête PMTI – vague 2, 2015 ; enquête Dynamob – vague 6, 2014, Elipss/CDSP.

15La norme de légitimité culturelle que dessine ce facteur correspond assez bien à la définition qu’en donnait Pierre Bourdieu dans La Distinction, revisitée et amendée par toute la littérature postérieure sur l’éclectisme et l’ouverture à la diversité (Peterson, 1992 ; Fridman et Ollivier, 2004), qui identifie une forme hautement sélective de syncrétisme culturel excluant le goût pour les répertoires et les pratiques les plus populaires ou commerciales (Bryson, 1996). Le rejet de la norme se définit ici moins par l’adoption de pratiques alternatives que par la distance à l’égard des répertoires légitimes. Il apparaît ainsi principalement sous l’angle de la privation, n’était la consommation intensive de télévision commerciale, qui se manifeste comme la pratique archétypale de l’illégitimité culturelle.

16Concernant les variables politiques, ce premier facteur associe, du côté gauche, la conception de l’immigration comme un enrichissement culturel et le rejet de l’idée selon laquelle il y aurait trop d’immigré·es en France, ainsi qu’une propension plus forte à se déclarer simultanément citoyen·ne européen·ne et français·e, à considérer que la France est bénéficiaire de son appartenance à l’Europe et à approuver le renforcement des pouvoirs de l’Europe ou l’idée que la France puisse aider un autre État de l’union en difficulté financière. Ce côté gauche du facteur apparaît aussi lié à l’adoption des positions les plus libérales sur le terrain des questions d’autorité (opposition au rétablissement de la peine de mort ; désapprobation de l’idée selon laquelle, dans une société, il faut une hiérarchie et des chef·fes ; conception de l’école comme devant être prioritairement orientée vers la formation de l’esprit critique des élèves ; rejet de l’idée selon laquelle « les chômeurs pourraient trouver du travail s'ils le voulaient vraiment ») et sur le terrain des mœurs (approbation de l’adoption pour les couples homosexuels). Du côté opposé de ce facteur, les positions les moins ouvertes sur le terrain de l’immigration, de la mondialisation ou de la construction européenne s’associent aux positions les plus autoritaires et les moins libérales sur le terrain des mœurs. Les personnes situées de ce côté sont ainsi plus nombreuses à ne pas considérer les musulman·nes comme des Français·es comme les autres, à ne pas envisager l’immigration comme une richesse pour la France, à penser qu’il y a trop d’immigré·es en France et à envisager l’école comme devant avant tout développer le sens de la discipline et de l’effort. Elles sont aussi plus souvent favorables au rétablissement de la peine de mort, fournissent des réponses plutôt négatives sur les questions relatives à la construction européenne (pas favorables à l’aide de la France à un autre État en difficulté financière, en désaccord avec l’idée que la France est bénéficiaire de son appartenance à l’Europe) et rejettent plus fréquemment l’homosexualité et l’adoption par les couples homosexuels.

17En définitive, ce premier facteur semble opposer une attitude générale d’ouverture (à la diversité culturelle, à la liberté des mœurs, au dépassement des frontières, au libéralisme politique) à une attitude de distance et de repli dans l’univers le plus standardisé de la culture de masse. Il recoupe à la fois une échelle d’engagement culturel fortement – mais non exclusivement – indexée sur la fréquentation des répertoires les plus légitimes, qui tend à constituer le principe prédominant de différenciation des pratiques et des goûts culturels dans les sociétés contemporaines, et un gradient de libéralisme et d’ouverture à l’altérité souvent mis en avant lui aussi dans l’analyse des comportements et des attitudes politiques (sur ce clivage de l’ouvert et du fermé, voir Chiche et al., 2000). L’adhésion à une norme de légitimité culturelle fondée sur la familiarité avec les registres savants et une certaine ouverture à la diversité semble bien aller de pair avec des dispositions politiques marquées du sceau de l’ouverture au monde et de l’adhésion aux valeurs libérales. On retrouve ici le double principe de structuration des attitudes mis en évidence par ailleurs dans la structuration des comportements moraux (rapport à la culture légitime et rapport à l’altérité – Caveng et al., 2018).

4. Matérialisme conservateur et postmatérialisme contre-culturel

18Le second facteur apparaît structuré selon un principe assez différent (figure 2). Il associe, dans sa partie inférieure, des dispositions et attitudes plutôt libérales sur les questions économiques (favorables à la réduction du nombre de fonctionnaires et à la liberté des entreprises, plutôt défavorables à la redistribution par l’impôt, compétitivité des entreprises considérée comme la priorité), un penchant productiviste (hostilité au ralentissement de la croissance) et pronucléaire, ainsi que des positions conservatrices sur les questions de mœurs ou de société (opposition à l’IVG et à l’homosexualité). De ce côté-ci du facteur, les goûts et habitudes culturelles apparaissent plutôt traditionnels (opéra, musique classique, variété internationale, chaînes de télévision publique généralistes).

Figure 2. Tradition culturelle et matérialisme économique

Figure 2. Tradition culturelle et matérialisme économique

Champ : résident·es en France métropolitaine (hors Corse) âgé·es de 20 à 77 ans (n =  599). Note : le graphique représente les coordonnées des modalités des variables actives dans le plan des deux premiers facteurs de l’analyse globale. Les carrés figurent les points moyens des modalités des dix groupes de variables qui contribuent le plus au facteur 2. Lecture : le second facteur de l’analyse oppose des goûts et pratiques culturelles plutôt traditionnels et une adhésion aux valeurs matérialistes et productivistes de l’économie marchande (en bas) à des goûts et pratiques émergentes, une adhésion plus grande aux valeurs postmatérialistes et une attitude plus favorable à l’intervention de l’État dans la vie économique et sociale (au sommet).

Sources : enquête PMTI – vague 2, 2015 ; enquête Dynamob – vague 6, 2014, Elipss/CDSP.

19Dans sa partie supérieure, ce second facteur associe, sur le plan politique, un certain rejet du libéralisme économique (accord avec le principe de la redistribution fiscale, rejet de la réduction du nombre de fonctionnaires, priorité aux salaires) mais aussi une sensibilité aux questions environnementales (hostilité au nucléaire, accord avec la réduction de la croissance) et au libéralisme des mœurs (accord sur l’adoption pour les couples homosexuels, priorité données à la formation de l’esprit critique à l’école), à une certaine proximité, sur le plan culturel, avec les répertoires populaires contemporains – notamment dans le domaine musical – ou contre-culturels (littérature de science-fiction). De nouveau, ce facteur peut s’interpréter simultanément sur le plan des orientations esthétiques et des habitudes culturelles et sur le plan des valeurs et des attitudes politiques. Il oppose ainsi, sur le plan politique, un pôle libéral conservateur et matérialiste à un pôle progressiste et postmatérialiste (Inglehart, 1977), qui correspond aussi, sur le plan des goûts culturels, à l’opposition entre répertoires établis et émergents (Le Roux et al., 2008).

5. Structure des capitaux et cycle de vie

20L’interprétation du plan des deux premiers facteurs de l’analyse globale est utilement éclairée par la distribution des propriétés sociales des répondant·es qu’illustre la projection des modalités des variables supplémentaires* de revenu, de diplôme, de catégorie socioprofessionnelle, d’âge et de sexe. Si aucun de ces deux facteurs ne semble relié à une différenciation sous-jacente des attitudes des hommes et des femmes, la distribution des autres caractéristiques s’organise assez clairement dans le plan (figure 3).

Figure 3. L’espace des propriétés sociales des répondants de l’enquête

Figure 3. L’espace des propriétés sociales des répondants de l’enquête

Champ : résident·es en France métropolitaine (hors Corse) âgé·es de 20 à 77 ans (n = 599). Note : le graphique représente les coordonnées des modalités des variables illustratives dans le plan des deux premiers facteurs de l’analyse globale. Les symboles correspondent aux modalités des variables illustratives. Lecture : le premier facteur ordonne, de droite à gauche, les différents niveaux de diplôme, du plus faible au plus élevé. Le second facteur distribue, en ordre ascendant, du haut vers les bas, les différentes classes d’âge. Les variables de revenu et de catégorie socioprofessionnelle s’ordonnent simultanément sur les deux facteurs.

Sources : enquête PMTI – vague 2, 2015 ; enquête Dynamob – vague 6, 2014, Elipss/CDSP.

21On observe en particulier que les modalités de la variable diplôme s’ordonnent très nettement le long du premier facteur, opposant les diplômé·es de niveau bac + 3 (à gauche) aux non-diplômé·es et titulaires de CAP et BEP (à droite). Le double principe de légitimité culturelle, qui associe ouverture à la diversité et familiarité avec la culture savante, semble ainsi assez logiquement indexé sur les ressources culturelles des répondant·es, telles que mesurées ici par leur niveau de diplôme.

22Les points moyens* des classes d’âge s’ordonnent par ailleurs assez strictement du haut vers le bas du second facteur. Alors que l’appartenance aux classes d’âges les plus jeunes situe plutôt les goûts musicaux ou cinématographiques du côté des genres émergents, l’appartenance aux catégories plus âgées semble déplacer les préférences vers les répertoires plus établis. Dans l’ordre des attitudes politiques, un déplacement s’opère de la même manière, des plus jeunes aux plus âgé·es, de la proximité avec les opinions en faveur de l’environnement ou de la redistribution vers les opinions économiquement plus libérales et productivistes, mais aussi des opinions politiquement libérales (école prioritairement orientée vers la formation de l’esprit critique, soutien à l’adoption homoparentale) vers des positions plus conservatrices (école prioritairement orientée vers l’apprentissage de la discipline, rejet de l’IVG, de l’homosexualité et de l’adoption homoparentale). Dans un cas comme dans l’autre, il est toutefois difficile de démêler ce qui, dans l’interprétation de l’ordonnancement des attitudes en fonction de l’âge, relève d’un effet d’avancée dans le cycle de vie (effet d’âge* stricto sensu) de ce qui a trait à un effet de génération*. Si la distribution des goûts musicaux ou cinématographiques voire, dans une moindre mesure, des affinités avec les attitudes en faveur de l’environnement paraît davantage redevable d’une interprétation liée aux différences générationnelles, celle des opinions sur les questions économiques peut alternativement s’interpréter en fonction de l’avancée dans le cycle de vie, en relation avec l’évolution des charges et ressources selon l’âge des répondant·es, ou sous l’angle des différences entre générations (Chauvel, 2010).

23La projection des points moyens correspondant aux analyses partielles réalisées sur les différents groupes de variables montre aussi que les propriétés sociales des panélistes ne se distribuent pas de manière strictement identique d’un domaine de pratique à l’autre. Le capital culturel de ces dernier·ères est ainsi associé à une plus grande disparité de réponses sur certains groupes de variables que sur d’autres (figure 4). C’est particulièrement le cas, au regard de la distance entre les diplômés à bac + 3 et ceux de niveau CAP ou BEP, pour les groupes de variables les plus liés au premier facteur, comme les variables relatives à la lecture (G3) ou à l’Europe et la mondialisation (G10). C’est beaucoup moins le cas pour celles relatives aux mœurs (G9), aux questions économiques (G7), à l’environnement (G5) et pour celles relatives aux genres de films (G4), qui sont moins liées à ce facteur. Mais le diplôme se distribue aussi, dans une moindre mesure, sur le second facteur, en particulier au regard des groupes de variables qui lui sont le plus fortement liés : attitudes à l’égard des questions économiques (G7) et à l’égard des questions environnementales (G5).

Figure 4. Espace global et espaces partiels des diplômes

Figure 4. Espace global et espaces partiels des diplômes

Champ : résident·es en France métropolitaine (hors Corse) âgé·es de 20 à 77 ans (n = 599). Note : le graphique représente la projection, dans le plan des deux premiers facteurs de l’analyse globale, des points moyens des deux modalités extrêmes de la variable illustrative du diplôme (CAP/BEP versus bac+3), issus des analyses partielles et de l’analyse globale. Pour chacune de ces deux modalités, le point moyen de l’analyse globale figure au centre du faisceau formé par les points moyens des analyses partielles. Lecture : la distance relative entre les diplômés de niveau bac + 3 et ceux de niveau CAP/BEP sur le premier facteur est plus grande dans l’analyse partielle relative à la lecture (G3) que dans l’analyse globale. À l’inverse, elle est plus faible dans l’analyse partielle relative aux questions de mœurs (G9).

Sources : enquête PMTI – vague 2, 2015 ; enquête Dynamob – vague 6, 2014, Elipss/CDSP.

24De même, les catégories extrêmes de la distribution des revenus sont plus nettement séparées sur le second facteur par les variables relatives aux questions économiques (G7), mais aussi, dans l’ordre des attitudes culturelles, par les variables relatives aux goûts musicaux (G2). Le premier facteur est quant à lui associé à une plus grande distance entre les modalités extrêmes de la distribution des revenus pour les variables relatives à la lecture (G3) et à la télévision (G1). La télévision, dont les grand·es consommateur·rices sont situé·es à proximité des revenus les plus faibles, apparaît à cet égard comme le loisir emblématique des « pauvres ».

25L’âge des répondant·es, enfin, apparaît inégalement séparateur selon les domaines de pratiques et d’attitudes. Particulièrement clivant pour les goûts musicaux (G2) ou cinématographiques (G4), si l’on se réfère aux écarts entre les catégories d’âge extrêmes (18-24 ans et 65-79 ans), il l’est nettement moins au regard des habitudes de lecture. Relativement clivant dans l’ordre des attitudes politiques, à l’égard des opinions relatives aux questions de mœurs (G9) et, dans une bien moindre mesure, à l’environnement (G5) ou à l’économie (G7), l’âge apparaît en revanche très peu distinctif concernant les attitudes à l’égard de l’immigration et de l’islam (G6), et de la mondialisation et de l’Europe (G10).

6. L’unité des habitus en question

26Si la lecture du plan des deux premiers facteurs de l’AFM évoque bien une structure commune aux attitudes culturelles et politiques, l’examen détaillé de la distribution des modalités des différents groupes de variables suggère aussi une certaine autonomie des sous-ensembles de ces deux domaines de pratiques et d’attitudes, qui ne sont pas tous identiquement structurés par ces deux facteurs.

  • 4 La corrélation entre les facteurs des analyses partielles et les facteurs de l’analyse globale est (...)

27L’examen des corrélations entre les facteurs des analyses partielles et les facteurs de l’analyse globale montre ainsi, pour ce qui concerne les attitudes culturelles, que le premier facteur de l’analyse globale est très imparfaitement corrélé4 aux premiers facteurs des analyses partielles (figure 5). On voit ainsi que, si le premier facteur de l’analyse partielle portant sur les variables relatives à la lecture (G3) est nettement corrélé avec le premier facteur de l’analyse globale, c’est moins le cas pour les autres groupes de variables. Le premier facteur de l’analyse partielle des variables relatives au cinéma (G4) apparaît lui aussi relativement corrélé au premier facteur de l’analyse globale, mais il est mal représenté par le plan des deux premiers facteurs. Dans les deux cas, le second facteur des analyses partielles correspond aussi au second facteur de l’analyse globale, mais la corrélation est faible dans le cas de la lecture. Pour les autres domaines, la correspondance entre facteurs partiels et facteurs de l’analyse globale est beaucoup plus incertaine. Le premier facteur de l’analyse partielle relative aux goûts musicaux (G2) apparaît ainsi davantage corrélé au second facteur de l’analyse globale que le premier. Il en va de même pour les pratiques liées à la télévision (G1), même s’il lui est faiblement lié.

Figure 5. Corrélation des facteurs partiels et des facteurs de l’analyse globale (variables culturelles)

Figure 5. Corrélation des facteurs partiels et des facteurs de l’analyse globale (variables culturelles)

Champ : résident·es en France métropolitaine (hors Corse) âgé·es de 20 à 77 ans (n = 599). Note : les facteurs partiels sont figurés par des vecteurs dont la longueur traduit la qualité de représentation dans le plan des deux premiers facteurs de l’analyse globale et dont les angles formés avec ces deux facteurs donnent une mesure de la liaison entre facteurs partiels et facteurs globaux. Le cercle des corrélations correspond à la longueur maximale des vecteurs associés aux facteurs partiels. Lecture : le premier facteur de l’analyse partielle relative à la lecture est nettement corrélé au premier facteur de l’analyse globale. Le premier facteur de l’analyse partielle relative à la musique est nettement corrélé au second facteur de l’analyse globale.

Sources : enquête PMTI – vague 2, 2015 ; enquête Dynamob – vague 6, 2014, Elipss/CDSP.

28Le contraste entre les habitudes de lecture (principalement structurées par le principe de légitimité culturelle mis en évidence par le premier facteur de l’analyse globale) et les pratiques liées à la musique (qui paraissent davantage liées au facteur postmatérialiste émergent versus matérialiste traditionnel) éclaire bien le fait que, en dépit d’une structuration par des facteurs communs, des domaines différents peuvent se distinguer par l’importance relative de ces facteurs. En l’occurrence, le principe de légitimité culturelle, et son lien avec le niveau de diplôme – sans doute parce qu’il est davantage relayé par l’institution scolaire –, joue davantage en matière de lecture qu’en matière d’écoute musicale, où la structuration par l’âge (ou la génération) a un rôle prépondérant, dans un domaine où prime le rôle prescripteur de l’industrie culturelle, dont le cycle des modes et l’enchaînement des innovations stylistiques constitue l’un des moteurs. La mise en évidence d’une structure commune n’exclut donc pas des spécificités qui tiennent à la différenciation des modes de régulation des différents domaines de production culturelle.

29Du côté des variables politiques, on retrouve le même type de contrastes selon les sous-ensembles de variables (figure 6). Les premiers facteurs partiels relatifs aux variables portant sur la mondialisation et l’Europe (G10), sur l’autorité (G8) et sur l’immigration (G6) sont nettement corrélés au premier facteur de l’analyse globale, tandis que les premiers facteurs partiels des analyses correspondant aux variables économiques (G7) ou environnementales (G5) sont plus nettement corrélés au deuxième facteur de l’analyse globale.

Figure 6. Corrélation des facteurs partiels et des facteurs de l’analyse globale (variables politiques)

Figure 6. Corrélation des facteurs partiels et des facteurs de l’analyse globale (variables politiques)

Champ : résident·es en France métropolitaine (hors Corse) âgé·es de 20 à 77 ans (n = 599). Note : les facteurs partiels sont figurés par des vecteurs dont la longueur traduit la qualité de représentation dans le plan des deux premiers facteurs de l’analyse globale et dont les angles formés avec ces deux facteurs donnent une mesure de la liaison entre facteurs partiels et facteurs globaux. Le cercle des corrélations correspond à la longueur maximale des vecteurs associés aux facteurs partiels. Lecture : le premier facteur de l’analyse partielle relative aux questions d’immigration est fortement corrélé au premier facteur de l’analyse globale. Le second facteur de l’analyse partielle relative aux questions d’environnement est fortement corrélé au second facteur de l’analyse globale.

Sources : enquête PMTI – vague 2, 2015 ; enquête Dynamob – vague 6, 2014, Elipss/CDSP.

30Comme précédemment, on peut penser que, malgré l’existence d’une structure commune décrite par les deux premiers facteurs, ceux-ci ne sont pas hiérarchisés de la même façon d’un sous-ensemble de variables à l’autre, du fait notamment des propriétés sociales auxquels ils sont liés. Si les attitudes à l’égard des questions de société (mœurs, immigration) ou à l’ouverture au monde et à l’Europe sont plus particulièrement sensibles aux ressources culturelles des répondant·e·s, il est logique que le premier facteur de l’analyse globale corresponde bien au premier facteur des analyses partielles relatives à ces domaines. En revanche, si les attitudes à l’égard des questions économiques ou à l’environnement s’avèrent plus sensibles au revenu ou à l’âge des répondant·e·s, on s’attend à ce que prédomine en ces domaines le second facteur commun de l’analyse globale, comme on le constate en effet sur le graphique des corrélations entre les facteurs des analyses partielles et ceux de l’analyse globale.

31L’inversion de l’ordre des facteurs d’un sous-domaine à l’autre interroge à tout le moins sur la pertinence de l’hypothèse d’une unité de l’habitus, dès lors que les propriétés des répondant·es semblent agir différemment selon les configurations dans lesquelles elles sont mobilisées. Ce résultat rappelle d’autres développements, principalement dans le domaine de la sociologie du vote et des attitudes politiques, qui décomposent l’effet des appartenances de classe – en distinguant l’effet des ressources économiques et celui des ressources culturelles – à l’origine de résultats électoraux partiellement contre-intuitifs et particulièrement sensibles aux variations de l’agenda politique (Houtman et Achterberg, 2010). Si l’appartenance aux classes populaires est plutôt associée à un faible volume de ressources, aussi bien économiques que culturelles, on s’attend à ce qu’elle favorise le vote de gauche, a minima dans les conjonctures politiques où les thématiques économiques (justice sociale et fiscale, redistribution, salaire, droits des travailleurs) sont les plus saillantes et où les positions progressistes, plutôt portées par la gauche, rejoignent les intérêts et les préoccupations des membres des classes populaires. À l’inverse, dans les conjonctures où prédominent les questions de société (famille, sexualité, procréation, mais aussi sécurité, délinquance, immigration), sur lesquelles les positions conservatrices sont inversement corrélées aux ressources culturelles, en particulier au niveau de diplôme, on s’attend à ce que les classes populaires votent davantage à droite (Gougou, 2017). Mutatis mutandis, on observe ici que les attitudes politiques et culturelles sont diversement associées à des caractéristiques hétérogènes (âge, revenu, diplôme) qui affectent inégalement les positions occupées dans les différents espaces de goûts et d’attitudes, mais qui demeurent néanmoins reliées par une structure commune.

Conclusion

32L’exploration de la distribution croisée des attitudes politiques et culturelles renseignées dans deux enquêtes du panel Elipss conforte l’existence de principes communs de structuration d’attitudes situées dans des domaines de pratiques distincts. Deux principes prédominants sont identifiés :

  • en premier lieu, un principe de légitimité, fortement indexé sur les ressources culturelles des individus et qui revêt la forme, dans l’ordre des goûts et des pratiques culturelles, d’une familiarité avec les registres savants – notamment les plus valorisés par l’institution scolaire – et d’une ouverture à la diversité des répertoires, d’un éclectisme mesuré qui va de pair avec un rejet des formes les plus banalisées de la culture de masse (télévision commerciale, en particulier). Dans l’ordre politique, ce principe ordonne les attitudes sur l’échelle du libéralisme et de l’émancipation des mœurs et des valeurs, du cosmopolitisme et de l’ouverture à l’altérité ;
  • en second lieu, un principe fortement indexé sur les ressources économiques et sur l’âge des répondant·es, qui ordonne les attitudes sur l’échelle de la tradition et de la nouveauté, laquelle, dans le domaine culturel, revêt la forme de l’opposition entre répertoires établis et émergents. Sur le plan politique, ce second principe s’articule autour de l’opposition entre l’adhésion à l’ordre économique libéral et productiviste et sa remise en cause.

33Le concept d’homologie structurale décrit adéquatement cette communauté de principes pour autant, d’une part, qu’il n’en soit pas déduit que les attitudes observées sont exclusivement et intégralement redevables de ces principes et, d’autre part, que ceux-ci opèrent toujours identiquement d’un domaine à l’autre. L’analyse factorielle multiple suggère que, au-delà de premiers facteurs communs, des facteurs secondaires de différenciation restituent à chacun des domaines son autonomie relative. Par ailleurs, les principes communs de structuration mis en évidence par l’analyse se déclinent inégalement selon les domaines d’attitudes concernés, certains étant plus fortement structurés par le premier principe que par le second, et inversement.

34L’analyse fait aussi apparaître, sous-jacente à la distribution des attitudes, l’articulation des ressources des acteurs et d’un élément de dynamique temporelle là où la définition originelle du concept mettait l’accent sur celle du volume et de la structure de ces mêmes ressources (ou capitaux), que l’on ne retrouve pas à l’identique dans les données du panel Elipss. On peut lire ces résultats comme une validation seulement partielle des hypothèses de Pierre Bourdieu (unité des habitus et homologie structurale). On peut aussi les interpréter comme l’indication d’une certaine plasticité de ces concepts, dont ils invalident uniquement les lectures les plus mécanistes, et d’une part d’instabilité et d’indétermination des réalités qu’ils éclairent.

Annexe : liste des questions retenues

Quatre groupes de questions issues de l’enquête PMTI

  • Télévision (G1) : fréquence d’usage de la télévision en semaine (TVSEM) et fréquence à laquelle sont regardées une liste de chaînes (TF1, France 2, France 3, Canal+, France 5, Arte).
  • Écoute de musique (G2) : genres de musique écoutés (variété française [VAR_F], variété étrangère [VAR_ét], musique du monde [WORLD], électro, rap et hip-hop, pop, rock, jazz, musique classique [CLASS] et opéra).
  • Lecture (G3) : nombre de livres lus (LIVRE) et genres (romans policiers [_POLAR], romans de science-fiction [SFromans], littérature classique [litCLASSIQUE], littérature contemporaine [litCONTEMP], sentimentale [litSENTIM], livres de sciences humaines [SH_liv], bandes dessinées [BD], livres d’art [ART_liv], livres politiques [POLIT_liv], livres scientifiques [SCIENCE_liv], livres pratiques, de décoration, loisirs, bricolage, tourisme, etc. [PRATIQUE_liv]).
  • Cinéma (G4) : genres de films vus (films comiques [FILM_COM], films d’action [FILM_AC], films historiques [FILM_HIST], films policiers [FILM_CRIME], films d’aventure [FILM_ADV], comédies dramatiques [FILM_DRAMA], dessins animés [FILM_CARTOON], films d’horreur [FILM_HOR], films d’auteur [FILM_AUT], documentaires [FILM_DOC], westerns [FILM_WEST], films érotiques [FILM_ERO], films de science-fiction [FILM_SF], comédies romantiques ou sentimentales [FILM_ROM], comédies musicales [FILM_MUS]).

Six groupes de questions issues de l’enquête Dynamob

  • Environnement (G5) : opinion sur la nécessité de ralentir la croissance pour préserver l’environnement (RALENTCROISS), sur la production d’énergie nucléaire (NUCLEAIRE), sur la responsabilité humaine dans le changement climatique (CLIM_HUM), sur l’origine non-humaine du changement climatique (CLIM_NAT), sur l’indétermination de l’origine du changement climatique (CLIM_IND).
  • Immigration (G6) : opinion sur l’idée selon laquelle la présence d'immigrés en France est une source d'enrichissement culturel (IMMIGRICHCULT), sur l’idée qu’il y aurait trop d’immigrés en France (TROPIMMI), sur l’idée que les Français musulmans sont des Français comme les autres (MUSFRAN).
  • Économie (G7) : opinion sur l’idée qu’il faudrait réduire le nombre de fonctionnaires (REDUCFONCT), sur l’idée que la priorité doit être donnée à a compétitivité de l'économie française (ECO_PRIO_competit), sur l’idée que l’État devrait faire confiance aux entreprises et leur donner plus de liberté (ETAT_ENTR_lib) ou au contraire les contrôler et les réglementer davantage (ETAT_ENTR_reg), sur l’idée que les chômeurs pourraient trouver du travail s'ils le voulaient vraiment (CHOMTRAV), sur l’idée que pour établir la justice sociale, il faudrait prendre aux riches pour donner aux pauvres (REDIST).
  • Autorité (G8) : opinion sur le rétablissement de la peine de mort (RETABPMORT), sur l’idée que l’École devrait donner avant tout le sens de la discipline et de l'effort (ECOLE_Discip) ou devrait au contraire former avant tout les gens à l'esprit éveillé et critique (ECOLE_Esprit crit), sur l’idée que dans la société il faut une hiérarchie et des chefs (AUTCHEF).
  • Mœurs (G9) : opinion sur l’idée que la femme est faite avant tout pour avoir des enfants et les élever (FEMMENFANT), sur le fait qu'une femme puisse choisir d'avorter (IVG), sur le fait que l’homosexualité est une manière acceptable de vivre sa vie (HOMOACCEPT), sur le fait que les couples homosexuels puissent adopter des enfants (HOMOADOPT).
  • Mondialisation/Europe (G10) : opinion sur l’idée que les conséquences économiques de la mondialisation sont extrêmement négatives pour la France (MONDNEG), sur l’idée qu’en temps de crise, il est souhaitable que la France aide financièrement un autre État membre de l'Union européenne confronté à d'importantes difficultés économiques et financières (AIDEAUTRETAT), sur la nécessité du renforcement des pouvoirs de décision de l'Europe, même si cela doit conduire à réduire la souveraineté de la France (RENFORCEUE), sur le fait de se sentir citoyen(ne) Français(e) seulement (FR_seul), Français(e) et Européen(ne) (FR_EUR), Européen(ne) et Français(e) (EUR_FR) ou Européen(ne) seulement (EUR_seul), sur l’idée que La France a bénéficié de son appartenance à l'Union européenne (UE_bénéf).

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Notes

1 Philippe Coulangeon, Olivier Donnat, Pierre Mercklé, équipe Elipss [auteurs] : Pratiques culturelles, médias et technologies de l’information -PMTI – vague 2 (2015) [fichier électronique], Fondation nationale des sciences politiques (FNSP) [producteur], Centre de données sociopolitiques (CDSP) [diffuseur], version 0.

2 Florent Gougou, Vincent Tiberj, équipe Dynamob, équipe Elipss [auteurs] : Dynamiques de mobilisation (Dynamob) – vague 6 (juin 2014) [fichier électronique], Fondation nationale des sciences politiques (FNSP) [producteur], Centre de données socio-politiques (CDSP) [diffuseur], version 1.

3 Il s’agit de l’enquête Goûts, morales, groupes sociaux (Moract) [octobre 2014].

4 La corrélation entre les facteurs des analyses partielles et les facteurs de l’analyse globale est figurée à la fois par la longueur relative des segments relatifs aux axes partiels et par l’angle formé avec les facteurs de l’analyse globale. Plus un axe est proche du cercle des corrélations, mieux il est représenté dans le plan des deux premiers facteurs ; plus l’angle qu’il forme avec un axe global est réduit, plus il lui est corrélé.

Table des illustrations

Titre Tableau 1. Corrélations entre les groupes de variables des analyses partielles et les facteurs de l'analyse globale
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Titre Figure 1. Libéralisme moral et légitimité culturelle
Légende Champ : résident·es en France métropolitaine (hors Corse) âgé·es de 20 à 77 ans (n =  599). Note : le graphique illustre les coordonnées des modalités des variables actives dans le plan des deux premiers facteurs de l’analyse globale. Les carrés représentent les points moyens des modalités des dix groupes de variables qui contribuent le plus au facteur 1, seules reportées sur le graphique. Lecture : le premier facteur de l’analyse oppose des attitudes morales et politiques plutôt libérales, associées à un fort investissement dans les activités culturelles, notamment les plus « légitimes » (côté gauche), à des positions morales et politiques plus conservatrices, une plus grande distance à la culture légitime et une plus forte consommation de télévision (côté droit).
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Titre Figure 2. Tradition culturelle et matérialisme économique
Légende Champ : résident·es en France métropolitaine (hors Corse) âgé·es de 20 à 77 ans (n =  599). Note : le graphique représente les coordonnées des modalités des variables actives dans le plan des deux premiers facteurs de l’analyse globale. Les carrés figurent les points moyens des modalités des dix groupes de variables qui contribuent le plus au facteur 2. Lecture : le second facteur de l’analyse oppose des goûts et pratiques culturelles plutôt traditionnels et une adhésion aux valeurs matérialistes et productivistes de l’économie marchande (en bas) à des goûts et pratiques émergentes, une adhésion plus grande aux valeurs postmatérialistes et une attitude plus favorable à l’intervention de l’État dans la vie économique et sociale (au sommet).
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Titre Figure 3. L’espace des propriétés sociales des répondants de l’enquête
Légende Champ : résident·es en France métropolitaine (hors Corse) âgé·es de 20 à 77 ans (n = 599). Note : le graphique représente les coordonnées des modalités des variables illustratives dans le plan des deux premiers facteurs de l’analyse globale. Les symboles correspondent aux modalités des variables illustratives. Lecture : le premier facteur ordonne, de droite à gauche, les différents niveaux de diplôme, du plus faible au plus élevé. Le second facteur distribue, en ordre ascendant, du haut vers les bas, les différentes classes d’âge. Les variables de revenu et de catégorie socioprofessionnelle s’ordonnent simultanément sur les deux facteurs.
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Titre Figure 4. Espace global et espaces partiels des diplômes
Légende Champ : résident·es en France métropolitaine (hors Corse) âgé·es de 20 à 77 ans (n = 599). Note : le graphique représente la projection, dans le plan des deux premiers facteurs de l’analyse globale, des points moyens des deux modalités extrêmes de la variable illustrative du diplôme (CAP/BEP versus bac+3), issus des analyses partielles et de l’analyse globale. Pour chacune de ces deux modalités, le point moyen de l’analyse globale figure au centre du faisceau formé par les points moyens des analyses partielles. Lecture : la distance relative entre les diplômés de niveau bac + 3 et ceux de niveau CAP/BEP sur le premier facteur est plus grande dans l’analyse partielle relative à la lecture (G3) que dans l’analyse globale. À l’inverse, elle est plus faible dans l’analyse partielle relative aux questions de mœurs (G9).
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Titre Figure 5. Corrélation des facteurs partiels et des facteurs de l’analyse globale (variables culturelles)
Légende Champ : résident·es en France métropolitaine (hors Corse) âgé·es de 20 à 77 ans (n = 599). Note : les facteurs partiels sont figurés par des vecteurs dont la longueur traduit la qualité de représentation dans le plan des deux premiers facteurs de l’analyse globale et dont les angles formés avec ces deux facteurs donnent une mesure de la liaison entre facteurs partiels et facteurs globaux. Le cercle des corrélations correspond à la longueur maximale des vecteurs associés aux facteurs partiels. Lecture : le premier facteur de l’analyse partielle relative à la lecture est nettement corrélé au premier facteur de l’analyse globale. Le premier facteur de l’analyse partielle relative à la musique est nettement corrélé au second facteur de l’analyse globale.
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Titre Figure 6. Corrélation des facteurs partiels et des facteurs de l’analyse globale (variables politiques)
Légende Champ : résident·es en France métropolitaine (hors Corse) âgé·es de 20 à 77 ans (n = 599). Note : les facteurs partiels sont figurés par des vecteurs dont la longueur traduit la qualité de représentation dans le plan des deux premiers facteurs de l’analyse globale et dont les angles formés avec ces deux facteurs donnent une mesure de la liaison entre facteurs partiels et facteurs globaux. Le cercle des corrélations correspond à la longueur maximale des vecteurs associés aux facteurs partiels. Lecture : le premier facteur de l’analyse partielle relative aux questions d’immigration est fortement corrélé au premier facteur de l’analyse globale. Le second facteur de l’analyse partielle relative aux questions d’environnement est fortement corrélé au second facteur de l’analyse globale.
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