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Précarités en eau

 | 
Lucie Bony
, 
Claire Lévy-Vroelant
, 
Marie Tsanga Tabi

Partie I. Le droit, la loi et les politiques publiques

Chapitre 4

La précarité sanitaire en France, aux marges des services publics locaux d’eau et d’assainissement

Sandrine Vaucelle

Texte intégral

1Dans un pays où la généralisation de l’accès à l’eau conduit à considérer le service d’eau comme un service « universel », puisqu’en France, à 99 %, la population bénéficie de l’eau potable, nous proposons de porter notre regard sur ce 1 % de la population qui se situe aux marges des services publics locaux d’eau et d’assainissement.

  • 1  Programme ANR multisite Eau &3E (responsable scientifique B. Barraqué) AAP Villes durables 2008 ; (...)

2Des difficultés d’accès à l’eau ou à l’assainissement existent effectivement, formant les marges du service, une notion relative et évolutive, aux limites plus ou moins floues mais qui recouvre une diversité de situations sociales et des configurations spatiales très diverses. Le terme de « précarité sanitaire », issu des domaines médical, social ou humanitaire, n’est, pourtant, pas encore employé par les gestionnaires de l’eau urbaine. Étudier des situations de précarité dans le domaine de l’eau potable et de l’assainissement des eaux usées, éléments fondamentaux en matière d’hygiène et de santé publique, peut permettre de contribuer à la construction de cette notion. Pour reprendre les termes du philosophe G. Le Blanc (2007), ces précaires sont souvent « invisibles » ou « inaudibles ». Mobilisant des travaux de recherche en sciences humaines et sociales sur la précarité et sur les services d’eau, ce chapitre s’appuie aussi sur une relecture de mes propres travaux de recherche-action sur la durabilité sociale des services d’eau conduits dans le cadre de différents programmes de recherche, notamment en lien avec la métropole bordelaise1.

  • 2  Le bloc communal est composé des communes et des établissements publics de coopération intercommun (...)

3Les services d’eau sont un service public local, dont la gestion politico-administrative est assurée le plus souvent en France dans le cadre du bloc communal2. Les services d’eau sont aussi composés de dispositifs -techniques en réseau, constituant le « petit cycle » artificiel de l’eau qui s’inscrit dans le « grand cycle » naturel de l’eau : prélèvement de ressources en eau dans le milieu naturel (eaux de surface ou souterraines), potabilisation, transport, distribution de l’eau potable, collecte des eaux usées, traitement dans une station d’épuration, rejet dans le milieu naturel des eaux épurées. Les propriétés de l’eau, à la fois bénéfique et mortifère, indispensable à la vie et vecteur de maladies hydriques, en font un élément majeur pour une analyse des formes de précarité sanitaire.

4Il s’agit ici d’inverser le regard, d’observer le service public par ses marges, ce qui permet d’enrichir à la fois la définition du service public et celle de la précarité sanitaire, pour caractériser différentes situations d’un difficile accès à l’eau et à l’assainissement.

5Après avoir étudié les concepts en jeu pour cerner les problèmes que pose la précarité au service public, les situations concrètes de plus grande exclusion en matière d’accès à l’eau seront analysées à une échelle plus fine.

I. Précarités, principes du service public et droit d’accès à l’eau

6Que ce soit au niveau local, national ou international, les questions de précarité font l’objet d’une attention et d’une prise en charge par divers acteurs publics, parapublics, associatifs ou privés. Les regards convergent pour identifier les situations et les degrés de précarité pouvant conduire à l’exclusion ; des dispositifs préventifs ou curatifs sont mis en place, souvent de manière ciblée.

1. La montée des précarités

7La notion de précarité est relativement récente. Elle émerge dans les années 1970 pour caractériser la situation d’individus ou de familles marqués par l’instabilité, l’incertitude ou la fragilité. Les sciences sociales montrent que, depuis les années 1980, elle est de plus en plus liée à la pauvreté en France (Zaepfel, 2012). De même que plusieurs méthodes coexistent pour aborder et mesurer la pauvreté absolue, relative, administrative ou ressentie (Damon, 2016), cette notion de précarité est souvent précisée par un qualificatif, nuancée ou déclinée dans une approche sectorielle.

8Déclaratives ou objectivées, les méthodes de mesure varient dans des domaines qui sont plus ou moins liés les uns aux autres (Devalière, 2011). Précarité sociale, monétaire… Précarité du travail… Précarité du logement, précarité énergétique, hydrique… Pour « nommer cette nébuleuse de situations […] qui ont en commun d’installer l’incertitude au cœur de l’existence, un néologisme, le “précariat’’, terme combinant précarité et salariat, a été créé permettant d’évoquer un  “infra-salariat’’ […] ne permettant plus d’assurer l’indépendance économique et sociale des travailleurs » (Castel, 2011, p. 21). Ce terme suggère aussi que la précarité ne serait plus transitoire et serait devenue un état permanent (Bresson, 2011).

9Dans le domaine de la gestion urbaine de l’eau, une approche économique de la précarité prévaut. La précarité sanitaire, qui n’est pas encore mesurée, pourrait s’inscrire dans une généalogie prenant appui, d’abord sur la précarité énergétique, puis sur la précarité hydrique. Dans les années 1970, au Royaume-Uni, la notion de précarité énergétique (fuel poverty) est apparue pour caractériser les ménages ayant des difficultés soudaines à payer leur facture, suite aux chocs pétroliers qui ont entraîné une forte augmentation du prix de l’énergie (Lees, 2014 ; Jaquemot, 2017).

  • 3  La notion de précarité hydrique retenue ici par l’auteure est équivalente à la notion de pauvreté (...)

10Plusieurs indicateurs de précarité énergétique ont été proposés, notamment par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). L’indicateur qui est le plus largement utilisé correspond au taux d’effort énergétique, c’est-à-dire au poids que représente l’énergie dans le budget des ménages : quand ce taux est supérieur à 10 %, le ménage franchit le seuil de précarité énergétique. Par la suite, la méthode a été transposée à l’eau : la précarité hydrique3 a été définie par un taux d’effort des ménages supérieur à 3 % (ou seuil d’inabordabilité). Selon cette méthode, la précarité hydrique concerne environ 3 % de la population française (Smets, 2017).

11C’est à travers l’analyse des difficultés d’accès et de maintien dans le logement qu’ont d’abord été abordées les problématiques de précarité dans le domaine de l’eau et de l’énergie (Vaucelle et Batisse, 2013). Sous des formes plus graves encore que celles de précarité hydrique, dans les cas les plus extrêmes de grande précarité, quand le logement fait défaut, le manque d’eau renforce les problèmes d’hygiène et de santé, conduisant à des situations de précarité sanitaire.

2. La précarité sanitaire : une notion en construction

12Cependant, la précarité sanitaire est une notion qui n’est pas encore construite en catégorie d’action publique. En première approche, identifiée par le milieu médical en cas de difficultés d’accès aux soins, la précarité sanitaire peut être considérée comme pluridimensionnelle car elle concerne à la fois la santé individuelle, la santé publique et la santé environnementale. Elle est effectivement observée par des médecins de ville ou des médecins humanitaires dans leurs consultations (interrogatoire du patient, examen physique). Elle peut aussi trouver ses racines dans l’histoire du courant hygiéniste, construit depuis le xixe siècle, lorsque médecins, statisticiens, ingénieurs ou chimistes s’intéressent au corps social et à la salubrité publique : ils définissent en 1829 l’hygiène publique comme « l’art de conserver la santé aux hommes réunis en société4 ». Enfin, elle s’enrichit aussi des études scientifiques les plus récentes sur les facteurs environnementaux et les risques qui influencent la santé humaine (Dab, 2012).

13En matière sanitaire aussi, les populations précaires cumulent souvent les problèmes et présentent un déficit dans leur accès aux services urbains relevant d’un niveau d’hygiène de base (eau et assainissement des eaux usées). Aux déchets liquides s’ajoute d’ailleurs parfois un problème de déchets solides : leur position les met en marge parfois aussi de la collecte régulière des ordures ménagères par les services urbains.

3. Diversité des services et grands principes du service public

  • 5  Rapport publié en 2019, à partir des données de 2016 : 32 508 services d’eau et d’assainissement, (...)
  • 6  Le secteur se réorganise sous l’effet notamment de la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisa (...)

14Avec les lois municipales de la fin du xixe siècle, les maires sont en France responsables des services d’eau, puis des services d’assainissement d’abord collectif et, plus récemment, d’assainissement non collectif. La compétence pouvant être transférée à un autre établissement, tous ces services sont des services publics locaux, le plus souvent intercommunaux de petite taille – donc très nombreux – et dont la carte forme une mosaïque s’inscrivant dans le millefeuille territorial français. Le dernier rapport de l’Observatoire national des services d’eau et d’assainissement (ONSEA) dénombre plus de 32 500 services d’eau et d’assainissement sur l’ensemble de la France métropolitaine et d’outre-mer5. Même si ce nombre d’acteurs tend à diminuer6, il demeure toujours une grande diversité de configurations locales.

  • 7  Comme la neutralité ou encore la transparence.
  • 8  À Bordeaux, Léon Duguit construit la notion de service public en réponse à la satisfaction des bes (...)

15Tous ces services relèvent des mêmes principes du service public : continuité, mutabilité et égalité. Si d’autres principes ont pu être proposés plus récemment7, ces trois grands critères ont été d’abord définis par Léon Duguit, fondateur de l’école bordelaise du service public8, puis formalisés par Louis Rolland dans son Précis de droit administratif publié en 1926 chez Dalloz. Au fil du temps, les juges administratifs ont précisé les contours de la mise en œuvre de ces principes. Sans nous plonger dans cette jurisprudence, nous pouvons signaler que c’est bien ce principe d’égalité qui est questionné lorsque le regard se porte sur l’accès à l’eau aux marges du service public.

16Les difficultés d’accès ouvrent de nouveaux champs de recherche en termes de justice sociale, de justice spatiale ou d’équité. Ainsi, dans ses travaux sur la durabilité des services d’eau, B. Barraqué conduit une théorisation des trois dimensions de développement durable qu’il nomme « les 3 E », dans laquelle il introduit, aux côtés de l’économie et de l’environnement, le concept « d’équité » (Barraqué et Isnard, 2013 ; Barraqué, 2017). Entre usagers du service d’eau, une solidarité ou des formes de redistribution peuvent être envisagées via la tarification de l’eau (Barraqué et al., 2007). Des aides sociales sont créées dans le domaine de l’eau selon des dispositifs préventifs ou curatifs (en cas d’impayés) ; elles contribuent à « l’invention de l’eau sociale » (Gremmel, 2016). En dehors du périmètre de gestion du service, des situations de plus grande précarité existent, et concernent des personnes qui pourtant ne peuvent vivre sans eau.

4. Une observation par les marges

17En analyse spatiale, le concept de marge est défini comme « une aire en bordure et qui s’en distingue par une non-conformité aux caractéristiques d’ensemble » (Bavoux et Chapelon, 2014). Sa racine latine (margo, rebord) suggère une position intérieure/extérieure, en limite du système. Si le terme de marge renvoie bien à une centralité, une certaine autonomie et une distance au centre s’ajoutent avec la notion de marginalité. Marges et marginalité concernent aussi bien des espaces que des humains. Ainsi, en géographie sociale, l’étude des marges porte autant sur les marges sociales que sur les marges spatiales, plus encore, au nom de « la consubstantialité des espaces et des sociétés », les marges sont intrinsèquement spatiales et sociales (Séchet et Zeneidi, 2017). La notion de marge évolue dans le temps, elle recouvre des réalités sociales et concerne des espaces différents en fonction de l’époque considérée (Zeneidi, 2017).

18La notion de « marge de manœuvre » suggère quant à elle un moindre contrôle et une certaine liberté de mouvement, la capacité à davantage utiliser sa créativité ou à moins se conformer aux normes. Le rapport corporel à l’eau et à l’hygiène (fréquence de lavage, volumes d’eau utilisés) peut aussi s’éloigner des normes sociales en vigueur. Le processus de marginalisation peut être choisi et/ou subi. Les personnes et espaces en marge peuvent aussi être en cœur de ville, dans les parties les plus anciennes (Dumont et Chalard, 2010). Les marges ne sont pas toujours en périphérie, elles peuvent être plus ou moins intégrées. La notion d’exclusion doit être relativisée, elle est d’ailleurs parfois considérée comme « peu opératoire » (Bouillon, 2011). Puisqu’il s’agit d’un bien essentiel difficilement substituable, les usagers se débrouillent en effet pour avoir accès à l’eau, d’une manière ou d’une autre, quitte à prendre leurs distances avec la légalité. Il y a bien un rapport au service d’eau, même si ce dernier se distend. Dans tous les cas (et dans chacun de ces cas, selon des modalités différentes), se pose alors la question de la mise en œuvre effective du droit d’accès à l’eau.

5. Vers la reconnaissance d’un droit à l’eau

  • 9  Pour plus de détails sur ce volet juridico-institutionnel relatif au droit à l’eau en France, se r (...)

19À partir de la fin des années 1990, des acteurs de l’eau et des associations se sont mobilisées pour la création d’un droit à l’eau, au plan mondial, mais aussi en France. Ce lobbying a porté ses fruits au bout d’une dizaine d’années9.

20Le droit d’accès à l’eau potable est reconnu comme principe en France en 2006 par la loi sur l’eau et les milieux aquatiques (Lema) qui affirme dans son article 1er : « […] chaque personne physique, pour son alimentation et son hygiène, a le droit d’accéder à l’eau potable dans des conditions économiquement acceptables par tous ». Si le principe est reconnu, la loi ne prévoit pas une organisation dédiée à la mise en œuvre concrète de ce nouveau droit. Sans aller jusqu’à en faire un droit opposable, la proposition de loi déposée le 8 avril 2015 « visant à la mise en œuvre effective du droit humain à l’eau potable et à l’assainissement » entend proposer des mesures concrètes, mais elle est abandonnée en cours de navette parlementaire en 2017, c’est-à-dire aussi en fin de législature.

21Au plan mondial aussi, le principe est reconnu par l’Organisation des Nations unies (ONU), plus précisément par le vote d’une résolution, le 28 juillet 2010, de l’Assemblée générale (ONU, 2010)10. Ce texte « reconnaît que le droit à l’eau potable et à l’assainissement est un droit de l’homme, essentiel à la pleine jouissance de la vie et à l’exercice de tous les droits de l’homme » (article 1er). Il précise ensuite que ce droit à l’eau demeure un objectif à atteindre et que les efforts doivent être intensifiés pour « fournir une eau potable et des services d’assainissement qui soient accessibles et abordables pour tous » (article 2). Sa mise en œuvre est renvoyée à la responsabilité des États (article 3). Facteur de paix au plan mondial, la généralisation du droit à l’eau correspond à une « urgence humanitaire » à différentes échelles (Drobenko, 2012).

22Au-delà des principes, examinons les situations concrètes de précarité sanitaire, quand le droit à l’eau n’est pas effectif en France.

II. Hors du service, le difficile accès à l’eau et à l’assainissement des précaires en eau

23Vivant en marge, les populations ayant le plus de difficultés pour se connecter au service d’eau sont en situation de grande précarité. Que ce soit dans un logement ou non, le caractère de plus ou moins grande invisibilité se conjugue avec un rapport plus ou moins lâche aux normes et à la légalité. Trois configurations de précarité en eau peuvent être présentées : les squatteurs, les campements et les sans domicile fixe (SDF).

1. Les précaires en eau dans les squats et les lieux occupés sans titre

24Les squatteurs occupent de manière considérée comme illégale un local vacant, qui peut être un appartement, une maison, un immeuble, un hôtel particulier ou un hangar, dans lequel ils sont souvent entrés par voie de fait. Ils habitent par conséquent gratuitement un local pour lequel ils n’ont aucun contrat avec le propriétaire (ni signé ni même a minima sous forme d’engagement oral), et qu’ils vont dédier à la fonction d’habitation et/ou à des espaces d’activités (Bouillon, 2003 ; 2011). Mais occupation illégale ne signifie pas toujours entrée illégale dans le local. Certains occupants dits « sans droit ni titre » ont pénétré dans le logement avec un bail, mais leur situation devient illégale s’ils restent malgré la demande de départ en fin de bail (le propriétaire leur ayant signifié leur congé) ou malgré la résiliation du bail prononcée par un juge (pour cause d’impayés par exemple).

  • 11  Voir à ce sujet le chapitre 2 dans le présent ouvrage.

25Même si leur situation est illégale, les squatteurs ne sont pas sans droits. C’est la raison pour laquelle la formulation « sans titre » est préférée par les acteurs de terrain à la formule administrative « sans droit ni titre ». Leur cas illustre d’ailleurs la confrontation de différents droits : droit de propriété (qui conduit à leur expulsion), droit au logement et droit à l’eau (qui conduisent des associations à les aider sur ces points)11. Les associations qui apportent leur soutien aux squatteurs se positionnent dans ces interstices et pointent, sur un plan moral, les contradictions de ce type de situation, surtout en cas d’occupation d’un bâtiment public vacant : la collectivité peut être à la fois propriétaire et responsable du service d’eau. Parfois, la collectivité accepte de rouvrir le compteur si une association paye la facture.

26Des associations actives pour l’accès à l’eau dans les squats et bidonvilles de la métropole bordelaise se sont réunies dans le collectif Action Bord’Eaux : Architectes sans frontières, Dynam’eau, France Liberté Gironde, Médecins du Monde Aquitaine (mission squat). Leurs enquêtes de terrain dénombrent 1 200 personnes vivant en squats. Le collectif a effectué la mise en eau de 13 squats, dont 400 personnes ont pu bénéficier. Selon des relevés réalisés dans différents squats de l’agglomération en 2017, les volumes d’eau consommés varient fortement selon les situations, entre 15 litres et 343 litres par personne et par jour. Les principaux critères explicatifs sont la quantité d’eau disponible dans le squat, les usages de l’eau et les fuites sur les canalisations intérieures. S’il n’y a pas de fuite, la consommation moyenne est de 90 à 110 litres par personne et par jour (Action Bord’Eaux, 2017). À titre de comparaison, la consommation moyenne en France est de 148 litres par personne et par jour12.

27Quand l’accès à l’eau est rétabli dans un logement classiquement raccordé à l’assainissement, la problématique de l’évacuation des eaux usées s’en trouve simplifiée. Ce n’est pas le cas de tous les squats, en particulier lorsqu’ils sont occupés par un grand nombre de personnes et que les bâtiments ne sont pas conçus pour un usage domestique. Dans certaines configurations, le local peut en effet être détourné de sa fonction première (bureau, local commercial ou de stockage) et les équipements sanitaires peuvent être sommaires, sous-dimensionnés pour la taille du groupe, voire inexistants. La précarité en eau se caractérise alors par un équipement qui peut être incomplet (points d’eau, avec ou sans toilettes, avec ou sans douches), par des toilettes bouchées et par la non-évacuation des eaux usées qui deviennent rapidement un réel problème sanitaire (Andrieux, 2017).

28Les associations mobilisées sur ce sujet indiquent que, par ailleurs, il est nécessaire d’accompagner la réouverture d’un compteur par des explications portant sur le prix et les dimensions économiques de l’eau, sur la nécessité de contribuer financièrement à l’approvisionnement, la protection de la ressource ou une éducation aux gestes hydro-économes. En effet, elles insistent sur la situation paradoxale qu’elles constatent parfois : la remise en eau dans un logement insalubre conduit parfois à un gaspillage, souvent dû à des fuites sur le réseau intérieur de tuyaux d’adduction ou à des équipements cassés (robinet ou chasse d’eau).

  • 13  La pétition lancée en octobre 2017 par Action Bord’Eaux sur la plateforme Change.org « Juste un ac (...)

29Cependant, cette prise en charge, par un relais associatif, de l’accès à l’eau des groupes ou des familles vivant en squat demeure nécessairement temporaire : il s’agit de redonner un accès minimum à l’eau avant expulsion et fermeture du squat. Elle relève de situations d’urgence, faisant régulièrement l’objet d’une médiatisation dans la presse locale. Même si elles conduisent des actions concrètes pour l’accès à l’eau en marge du service, les associations ne souhaitent pas se substituer aux collectivités. Elles lancent des pétitions à remettre aux élus13 et sont à l’initiative de réunions -organisées avec des représentants des associations, des services d’eau, des collectivités et de la préfecture pour améliorer la prise en charge locale de la précarité sanitaire. Par exemple, l’association Dynam’eau à Bordeaux a formulé, auprès de la préfecture de la Gironde, le souhait d’être prévenue en cas d’expulsions afin de récupérer les équipements (robinet et matériel de plomberie) avant la fermeture du squat, pour pouvoir ensuite les réutiliser ailleurs.

30En termes sanitaires, les logements insalubres peuvent être à la fois sans eau potable et très humides, du fait des infiltrations d’eau. Il en va de même pour les parcelles mal drainées.

2. Les précaires en eau des campements et des bidonvilles

31En zone urbaine, des groupes peuvent aussi s’installer illégalement sur un terrain public ou privé, durant un certain temps, et y implanter leur campement, soit mobile (tentes, caravanes ou camions) soit plus sédentaire (cabanes, bidonvilles). Les derniers chiffres officiels recensent « environ 16 090 personnes vivant, au 1er juillet 2018, dans 497 bidonvilles en France métropolitaine » (Dihal, 2018, p. 3). Ces chiffres, qui sont une synthèse des données provenant des différentes préfectures, sont une photographie à un moment donné, mais la situation est en constante évolution. Il peut en effet s’agir de constructions plus ou moins précaires sur des parcelles non constructibles (Fondation Abbé Pierre, 2006 ; 2013 ; 2017) ou dans des zones naturelles protégées (Mésini, 2011).

32Leur fourniture en eau recouvre des réalités très diverses : cela peut passer par l’accès, sur place, à un puits privé simple (non équipé de pompe) ou, à distance, à une fontaine publique pour remplir bidons ou jerricanes de 10 litres. Les distances de transport sont parfois longues, rendant plus difficile la corvée d’eau, nécessitant du temps et une organisation. A contrario, leur accès à l’eau courante peut être effectif, par le biais d’un branchement illégal sur le réseau d’eau potable, ou même parfois par un simple tuyau d’arrosage (autant de situations susceptibles d’être qualifiées de vol d’eau). Le branchement peut aussi être effectué sur des bornes incendie, ce qui entraîne une réduction de la pression dans ce réseau spécifique et s’avère dangereux en cas de besoin (les lances à incendie nécessitant une très forte pression).

33Dans ce cas, des gaspillages d’eau très importants peuvent être constatés par les opérateurs de service d’eau, que ce soit par des fuites au niveau des branchements sauvages ou par des consommations importantes liées à différents usages de l’eau. Des observations de terrain montrent des machines à laver installées dans les camions, ou en plein air à même le sol, et protégées par des bâches en cas de pluie ; des véhicules lavés très régulièrement (caravanes, camions) ; des piscines gonflables pour enfants ou de taille familiale installées l’été, etc.

  • 14  Ils ont longtemps demeuré à Bordeaux, dans un campement sous le pont Saint-Jean, avant d’être relo (...)

34Parmi les facteurs explicatifs de ces modes de consommations, la présence ou non d’enfants dans le groupe est un élément déterminant. D’autres critères, socioculturels, sont davantage liés au style de vie antérieur, à la culture de l’eau ou à l’origine géographique, Ainsi, à Bordeaux, ceux qui ont les consommations d’eau les plus faibles sont d’anciens nomades venant du Sahara occidental, les Sahraouis, des travailleurs saisonniers installés en Gironde14.

35Si l’accès à l’eau est résolu d’une manière ou d’une autre, le problème sanitaire du manque de toilettes et du non-traitement des eaux usées demeure entier. Certains construisent des toilettes sommaires (un trou, entouré de 4 planches avec un toit). D’autres sont contraints à la défécation à l’air libre (Andrieux, 2017). S’y ajoutent souvent les problèmes du stockage des déchets sur un temps long et de la fréquence de leur enlèvement par la collectivité : les campements ne sont généralement pas desservis par les tournées de ramassage des ordures ménagères ni équipés de bacs ou de conteneurs comme les maisons ou les résidences. Quand un campement s’établit de la sorte, la collectivité est parfois contrainte d’installer une grande benne à ordures, qui n’est souvent enlevée qu’après le départ du groupe.

36Pour traiter ces problématiques, plusieurs types de solutions peuvent être envisagées, en particulier des approches moins stigmatisantes envers ces formes atypiques d’habitat léger, mobile et éphémère.

37La réglementation peut également évoluer (Mésini, 2011). Installer des toilettes sèches peut parfois être une solution (Toilettes du Monde et Terr’Eau, 2017). Concernant les gens du voyage, puisque les aires ne sont pas assez nombreuses, il convient de poursuivre l’équipement du territoire en aires de passage, aires de grand passage et autres catégories prévues par la loi du 5 juillet 2000 relative à l’accueil et à l’habitat des gens du voyage, dite loi Besson II.

  • 15  Il faut 600 euros pour installer un réseau temporaire avec robinet et compteur donnant accès à l’e (...)

38Le coût pour la collectivité comprend non seulement les volumes d’eau consommés et ceux gaspillés en cas de fuites sans être facturés, mais aussi les dégradations liées aux branchements de fortune ou à la casse sur les infrastructures. A contrario, les associations insistent sur le faible coût d’installation d’un réseau temporaire15. Les services pourraient favoriser les possibilités de branchements provisoires (par un accès technique dédié et une tarification adaptée). À l’instar des catégories d’usagers temporaires sur les chantiers, il peut être envisageable, pour les services d’eau, de préciser les conditions d’un accès temporaire (par exemple pour les gens du voyage) avec, par exemple, des compteurs spécifiques équipés de cartes prépayées, comme ceux utilisés pour accéder aux points d’eau, sur les marchés ou pour les camping-cars. Si l’objet technique le plus utilisé dans ces configurations est plutôt le tuyau d’arrosage pour relier le réseau public au campement ou au bidonville, ce qui leur permet de consommer des volumes d’eau plus importants, les bidons et autres bouteilles sont davantage utilisés par les personnes sans domicile fixe et sans-abris, ce qui limite leur consommation d’eau.

3. La précarité en eau des personnes sans domicile fixe et des sans-abris

  • 16   « Canicule à Paris : ils distribuent des bouteilles d’eau et des fruits aux SDF », P. Baverel, Le (...)

39La dernière forme de précarité en eau qui doit être prise en compte est aussi la plus mobile, puisqu’il s’agit des personnes sans domicile fixe (SDF) ou sans abris, dormant dans la rue, dans leur voiture ou dans différents centres d’hébergement (Zeneidi-Henry, 2002 ; Fondation Abbé Pierre, 2013). Ces situations résidentielles imposent de lourdes contraintes dans l’espace public, et notamment pour un accès à l’eau, aux toilettes et à une hygiène de base. Plusieurs associations se mobilisent et accompagnent ces personnes (comme par exemple Mobil’Douche qui a offert pendant douze ans à Paris la possibilité à des SDF de se doucher dans des services sanitaires mobiles, type camping-car). En dehors des associations et via les réseaux sociaux, des mouvements citoyens de solidarité incitent à aller porter de l’eau et des fruits aux SDF à Paris, à Lille ou dans d’autres grandes métropoles régionales16.

40Si la période hivernale est prise en compte prioritairement par les pouvoirs publics dans le cadre du plan Grand froid (augmentation du nombre de places d’accueil), les difficultés d’accès à l’eau subies durant l’été, notamment lors des périodes caniculaires, ne bénéficient pas de mesures particulières. Cela relève davantage de l’action caritative et humanitaire, mais aussi d’initiatives personnelles, relayées par les réseaux sociaux.

41Cette question est ainsi de plus en plus prise en charge par la société civile et par les pouvoirs publics dont l’attention se porte sur le nombre de points d’eau et de toilettes gratuites dans la ville. Ainsi, depuis plus de 10 ans, le ministère du Développement durable, puis de la Transition écologique et solidaire, l’Association des maires de France se mobilisent sur ces sujets concrets en diffusant des guides de bonnes pratiques (MEDDTL et AMF, 2012). Il s’agit notamment de maintenir ou réouvrir des fontaines publiques, des toilettes gratuites et des bains-douches.

Conclusion : réduire la précarité sanitaire

42En marge du service d’accès à l’eau se trouvent différentes formes d’exclusion, des personnes non ou mal raccordées à celles qui, bien que logées, cumulent les formes de précarité. Plus globalement, l’absence de domiciliation et de titre d’occupation, rendent difficile l’accès à l’eau et a fortiori à l’assainissement des eaux usées. Concrètement, la variété des situations s’inscrit dans un gradient de précarité. Ceci conduit à préciser la grille de lecture de ces situations pour identifier différentes formes d’action. La question de l’accès à l’eau varie dans le logement ou hors du logement, dans l’espace public ou dans l’espace privé, selon une réglementation différenciée de l’occupation du sol (zonages d’aménagement ou de protection de l’environnement). La dimension temporelle est aussi un critère de la précarité en eau : la durée d’occupation, parfois très courte quand il s’agit de populations mobiles, peut s’allonger quand la situation se pérennise et que les populations se stabilisent. Si certaines situations illégales sont interrompues par les forces de l’ordre de manière soudaine, voire brutale, le problème ne prend pas fin, il se déplace sur d’autres lieux.

43La précarité sanitaire est ainsi une notion en construction. Si elle n’est pas encore mesurée par les opérateurs de services, elle les interroge sur le périmètre de leurs missions.

44Réduire concrètement la précarité sanitaire des non-branchés conduit à rendre plus effectif le droit à l’eau. Le principe général a été posé comme un nouveau droit humain et accordé par une résolution adoptée par l’Assemblée générale des États membres de l’Onu. Mais la mise en œuvre concrète de ce droit se situe au niveau local et peut prendre différentes configurations selon le contexte et l’organisation des collectivités locales.

45Ainsi, en France, la loi Lema de 2006 reconnaît le principe d’un droit d’accès à l’eau, sans en organiser l’application, ni en faire un droit opposable. Pour améliorer l’accès à l’eau et à l’hygiène des personnes précaires dans l’espace public et dans le logement, la lutte contre la précarité sanitaire pose la question de sa prise en charge financière et suppose d’identifier qui va en supporter les charges au plan local (budget de l’État, budget général de la collectivité ou budget annexe du service d’eau ; usagers du service, propriétaires ou occupants). Dans le cadre de l’affirmation du droit à l’eau, de la mise en œuvre du droit au logement et de la lutte contre l’habitat indigne, certaines collectivités insistent sur les difficultés présentes au niveau de leur territoire pour financer les différentes solutions qui rendraient plus effectif le droit d’accès à l’eau et à l’assainissement.

Bibliographie

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Notes

1  Programme ANR multisite Eau &3E (responsable scientifique B. Barraqué) AAP Villes durables 2008 ; Programme ECU, L’eau dans les choix urbains (responsable scientifique S. Vaucelle) AAP Région Aquitaine 2011 ; L’accès à l’eau dans les squats et bidonvilles de l’agglomération bordelaise, Dynam’eau et le collectif Action Bord’eaux, depuis 2014.

2  Le bloc communal est composé des communes et des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI).

3  La notion de précarité hydrique retenue ici par l’auteure est équivalente à la notion de pauvreté en eau étudiée dans le premier chapitre du présent ouvrage.

4Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1829, 1, « Le Manifeste » ; http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/31542/C%26T_1980_3SPEC_232.pdf?sequence=1.

5  Rapport publié en 2019, à partir des données de 2016 : 32 508 services d’eau et d’assainissement, soit 11 779 services d’eau potable, 14 622 services d’assainissement collectif des eaux usées et 3 460 services d’assainissement non collectif (ONSEA, 2019).

6  Le secteur se réorganise sous l’effet notamment de la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation de la République (dite loi Notre) et dans le cadre de la révision des schémas départementaux de coopération intercommunale (SDCI). Les services seront moins nombreux et d’une taille moyenne plus importante.

7  Comme la neutralité ou encore la transparence.

8  À Bordeaux, Léon Duguit construit la notion de service public en réponse à la satisfaction des besoins d’intérêt général. Dans le même temps, à Toulouse, le professeur de droit public Maurice Hauriou travaille sur la notion de puissance publique et centre sa doctrine sur les prérogatives de la puissance publique pour défendre l’intérêt général.

9  Pour plus de détails sur ce volet juridico-institutionnel relatif au droit à l’eau en France, se référer au chapitre 2 du présent ouvrage.

10https://undocs.org/fr/A/RES/64/292.

11  Voir à ce sujet le chapitre 2 dans le présent ouvrage.

12  Selon le Centre d’information sur l’eau : https://www.cieau.com/le-metier-de-leau/ressource-en-eau-eau-potable-eaux-usees/quels-sont-les-usages-domestiques-de-leau/.

13  La pétition lancée en octobre 2017 par Action Bord’Eaux sur la plateforme Change.org « Juste un accès à l’eau pour tous, pétition remise au président de Bordeaux Métropole » a recueilli 15 000 signatures en neuf mois.

14  Ils ont longtemps demeuré à Bordeaux, dans un campement sous le pont Saint-Jean, avant d’être relogés dans de grands hébergements d’urgence de l’agglomération.

15  Il faut 600 euros pour installer un réseau temporaire avec robinet et compteur donnant accès à l’eau à un campement sur la commune de Bordeaux (source Dynam’Eau, 2015).

16   « Canicule à Paris : ils distribuent des bouteilles d’eau et des fruits aux SDF », P. Baverel, Le Parisien du 4 août 2018 ; « Solidarité : une collecte d’eau pour les SDF » Lilleactu du 26 juillet 2018.

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