Introduction

1La distance est de longue date un prisme pour l’analyse des relations familiales en démographie et en sociologie. Si les mutations de la famille et de la vie privée ont été, en plusieurs décennies, caractérisées par un resserrement sur la famille conjugale (de Singly, 1993), les relations avec la parenté élargie ont été davantage redéfinies qu’affaiblies. La parenté élargie est souvent un réseau de soutien et de solidarités, tant relationnelles que matérielles, qui se décline spatialement de manière diversifiée (Bonvalet et al., 1999 ; Bonvalet et Lelièvre, 2012). Mettre en question l’articulation entre les relations familiales et la distance géographique permet de mieux saisir le déploiement des familles et plus largement les transformations de la vie privée, en particulier au moyen de travaux reposant sur des approches quantitatives. Conjugalités non cohabitantes ou relations avec le réseau familial élargi ont ainsi été étudiées grâce à des enquêtes investissant spécifiquement ces thématiques1. Prisme privilégié pour aborder les relations familiales, la distance interroge aussi spécifiquement certains modes de vie minoritaires qui n’ont pu être analysés par ces enquêtes, en particulier l’homosexualité. Dès les années 1980, rompant avec une approche en termes de déviance, les travaux pionniers de Michael Pollak et de Marie-Ange Schiltz (1994) et ceux qui se sont inscrits, quelles que soient les méthodes utilisées, dans leur filiation, ont interrogé à plusieurs titres l’importance de la prise de distance dans les trajectoires de vie des hommes gays. Ces auteurs ont observé que les enquêtés entretenaient un rapport différent à la conjugalité, marqué par une moindre systématicité de la cohabitation. Une autre spécificité est apparue dans les relations familiales, marquées par un éloignement fréquent de la parenté, en particulier des pères et des mères. Ces observations émanaient d’enquêtes reposant sur des échantillons d’hommes homo- et bisexuels, sans que l’on puisse explorer les trajectoires des femmes de la même manière.

2À ce jour, aucune enquête réalisée en population générale et représentative n’a permis de mettre pleinement à l’épreuve ces deux spécificités : une conjugalité qui serait moins souvent caractérisée par la cohabitation que pour les couples de sexe différent2, et des lieux de vie des gays et des lesbiennes qui seraient plus éloignés de ceux de leurs parents, expression d’un processus d’autonomisation susceptible de caractériser des parcours de vie dont une composante est une orientation sexuelle minoritaire susceptible d’être stigmatisée.

3Ce chapitre propose d’examiner ces deux hypothèses à partir de l’enquête Famille et logements (EFL, Insee, 2011)3. Il revient d’abord sur les problèmes méthodologiques posés par l’étude des populations gaies et lesbiennes dans les enquêtes quantitatives et montre en quoi l’enquête EFL constitue une source novatrice. Elle permet d’abord de mettre en évidence l’importance de la conjugalité « à distance » chez les femmes et les hommes qui déclarent un conjoint de même sexe. La distance semble aussi caractériser davantage leurs trajectoires individuelles, au sens où les femmes et les hommes en couple de même sexe vivent moins souvent à proximité de lieux de référence tels que leur lieu de naissance ou le lieu de résidence de leurs parents que les femmes et hommes en couple de sexe différent. On s’interrogera en définitive sur ce que la distance dit des modes de vie gays et lesbiens.

I. Questions de méthode

1. Apports de l’enquête Famille et logements

4Aborder les populations gaies et lesbiennes sous un angle quantitatif se heurte à de nombreux obstacles. Une telle démarche suppose trois prérequis qui dans les faits ne sont jamais véritablement réunis dans une même enquête : l’existence d’indicateurs satisfaisants pour étudier les homosexualités, la représentativité de l’échantillon analysé et l’importance des effectifs. Un tour d’horizon des sources disponibles permet d’identifier plus précisément ces difficultés et de mettre en évidence les apports de l’enquête EFL. Les enquêtes sur la sexualité4 et plus récemment une enquête sur la formation des couples5 recueillent le nombre de partenaires sexuels de même sexe et de sexe différent. Mais cet indicateur ne renvoie que très partiellement à l’homosexualité : avoir eu un ou des partenaires de même sexe à l’échelle de la vie n’inscrit pas nécessairement les individus dans une orientation à dominante homosexuelle. D’autres indicateurs y figurent, comme l’autodéfinition ou encore des éléments sur l’attirance vis-à-vis de personnes de même sexe, mais faute d’effectifs suffisants6, il est impossible de comparer à partir de démarches quantitatives la conjugalité homosexuelle avec la conjugalité hétérosexuelle. Les enquêtes de convenance, comme l’enquête Presse gays et lesbiennes (Institut national de veille sanitaire, 2011), si elles comportent des corpus d’enquêté.e.s conséquents (3 662 femmes et 11 681 hommes), posent un problème de représentativité, car elles sont fondées sur une participation volontaire et active de personnes qui sont en lien avec des canaux de diffusion de l’enquête – des médias identitaires pour la plupart.

5L’enquête EFL pallie certaines de ces limites. Associé au recensement de la population et consistant en la diffusion d’un bulletin complémentaire, son questionnaire comprenait les questions suivantes :

6Êtes-vous actuellement en couple ?

• Oui, avec une personne qui vit dans le logement.
• Oui, avec une personne qui vit dans un autre logement.
• Non, mais vous avez déjà été en couple par le passé.
• Non, vous n’avez jamais été en couple.

7La personne avec qui vous êtes en couple (conjoint(e), ami(e)) :

• Quelle est sa date de naissance ?
• Votre conjoint(e), ami(e) est : □ Une femme □ Un homme

8Tous les adultes d’un sexe donné recevaient ce bulletin ; il était ainsi possible de recouper les informations des deux bulletins de l’enquête et d’exclure les « faux couples de même sexe » issus d’erreurs de saisie et qui apparaissent fréquemment dans le recensement de la population (Festy, 2007). Par ailleurs, l’association au recensement – enquête obligatoire (contrairement à l’enquête EFL) – apporte un autre avantage : la limitation probable de la sous-déclaration. Le bulletin EFL, dont l’ergonomie et les modalités de passation sont calquées sur le recensement, est moins enclin à faire l’objet de refus ou de non-remplissage que d’autres types de questionnaire. De plus, l’enquête envisage très explicitement la conjugalité entre personnes de même sexe, ce qui est susceptible de favoriser sa déclaration contrairement à la version antérieure de l’enquête Famille, qui n’envisageait que les conjugalités hétérosexuelles7. Il est certes possible de ne pas déclarer sa situation de couple, mais la démarche requiert l’adoption de la part des répondants d’un remplissage coordonné et étudié. Enfin, on ne se heurte pas à des problèmes de représentativité ou encore à la faiblesse numérique de l’échantillon des enquêtes thématiques sur la sexualité ou la conjugalité, qui comprennent environ 10 000 répondants. Réalisée auprès de 359 770 personnes de 18 ans et plus dont les logements ont été tirés au sort sur la base du recensement, l’enquête comprend des effectifs relativement élevés d’enquêté.e.s se déclarant en couple de même sexe (730 femmes et 660 hommes). Sa limite la plus importante tient au fait qu’elle permet d’aborder l’homosexualité uniquement sous l’angle des situations de couple au moment de l’enquête. L’enquête présente toutefois l’intérêt de distinguer les configurations de cohabitation (« être en couple avec une personne qui vit dans ce logement ») et de non-cohabitation (« être en couple avec une personne qui vit dans un autre logement ») et donc de permettre d’étudier spécifiquement le rapport à la cohabitation. Pour l’étude de la distance avec des lieux de référence (lieu de naissance et lieu de résidence des parents), on examine les situations à partir des personnes vivant en couple, sans pour autant faire l’hypothèse que la démarche vaut pour les personnes qui ne le sont pas8.

2. Présentation des groupes étudiés

9Quatre groupes sont constitués pour l’analyse : les femmes en couple de même sexe, les hommes en couple de même sexe, les femmes en couple de sexe différent et les hommes en couple de sexe différent. Leur description met au jour des caractéristiques distinctes (tableau 1). Un premier contraste apparaît clairement entre les deux types de couple indépendamment du sexe. En effet, le pourcentage des personnes en couple de même sexe est relativement plus élevé dans la classe d’âges la plus jeune et dans la classe intermédiaire (36-45 ans) pour les femmes comme pour les hommes. Il est relativement faible dans la classe la plus âgée (13 % des femmes et 12 % des hommes en couple de même sexe ont entre 56 et 75 ans, contre 29 % des femmes et 33 % des hommes en couple de sexe différent). On peut faire l’hypothèse que ces différences ont à voir avec les transformations de la perception et de l’acceptation sociale de l’homosexualité. Les générations les plus anciennes ont été davantage socialisées dans un contexte hostile, voire répressif. Le vécu même de l’homosexualité dans ces générations a été plus complexe, celle-ci n’ayant pas toujours été un mode de vie possible, a fortiori sous une forme conjugale susceptible de créer une visibilité complexe à gérer dans un contexte réfractaire. De ce point de vue, ces disparités seraient le signe d’une évolution sociale plus large et d’aspirations au couple plus récentes (Adam, 1999), liées à un contexte moins défavorable.

Tableau 1. Caractéristiques des femmes9 et des hommes en couple de même sexe et en couple de sexe différent

Tableau 1. suite

10Un deuxième contraste tient au niveau d’études : femmes et hommes en couple de même sexe apparaissent relativement plus diplômés que les femmes et les hommes en couple de sexe différent. Ceci résulte en partie de la structure différente par âges des groupes – les générations les plus récentes, en particulier nées dans les années 1980, ayant eu davantage accès aux études supérieures que les précédentes. Ces différences demeurent néanmoins après un contrôle par l’âge (non présenté).

11Plusieurs hypothèses peuvent être formulées à propos de cette spécificité. Dans une première optique, inspirée des travaux de Pollak et Schiltz (1994), on peut penser que celle-ci est étroitement liée à l’homosexualité. En d’autres termes, le fait même de se découvrir une orientation homosexuelle minoritaire et stigmatisée avant la fin des études pourrait aller de pair avec un investissement fort de la scolarité comme manière de se constituer un capital de ressources permettant de créer les conditions d’une autonomisation matérielle et relationnelle. Dans une autre perspective, on peut penser que cette spécificité est liée à la conjugalité : avoir accumulé un certain capital scolaire constitue une ressource facilitant la vie en couple de même sexe, ou du moins sa déclaration. L’enquête ne permet pas d’aller plus loin pour trancher entre ces possibilités.

12En partie du fait de la structure par âges, les personnes en couple de même sexe sont plus souvent en emploi ou en études et moins souvent à la retraite. Un écart supplémentaire attire l’attention sur l’activité des femmes : il est nettement moins fréquent pour les femmes en couple de même sexe d’être « au foyer ». C’est l’expression d’une conjugalité qui, parce qu’elle n’est pas traversée par la différence des sexes, offre moins de prise à des rôles sociaux distincts et à une division du travail forte au sein du couple (Dunne, 1998).

13De manière attendue, on observe dans le prolongement de ces scolarités distinctes des distributions différentes dans les catégories socioprofessionnelles : femmes et hommes en couple de même sexe sont un peu plus fréquemment dans la catégorie « cadres, professions intellectuelles supérieures » que celles et ceux en couple de sexe différent (21 % contre 10 % pour les femmes, 27 % contre 18 % pour les hommes). Les autres contrastes sont liés au sexe : les hommes en couple de même sexe sont plus souvent employés (21 % contre 11 %) et moins souvent ouvriers (15 % contre 33 %). Chez les femmes, les différences se situent au niveau des professions intermédiaires, plus fréquentes chez les femmes en couple de même sexe (32 contre 23 %), la part des employées étant plus faible (26 % contre 39 %). Ces différences ne renvoient que très partiellement à des origines sociales distinctes. Les femmes et les hommes en couple de même sexe sont un peu plus souvent issus des classes moyennes ou supérieures ; surtout, elles.ils ont connu une mobilité sociale plus marquée que les autres (Rault, 2016a). Ces disparités dissimulent d’autres contrastes : indépendamment de leur niveau de diplôme, femmes et hommes en couple de même sexe exercent plus fréquemment des activités dans les catégories socioprofessionnelles mixtes ou dominées numériquement par l’autre sexe. En définitive, la ségrégation professionnelle sexuée est moins marquée chez ces couples (Rault, 2017). Les trajectoires individuelles semblent ainsi façonnées en partie par une orientation sexuelle minoritaire. Ceci invite d’autant plus à prendre au sérieux l’hypothèse de trajectoires marquées par des prises de distance distinctes.

II. La distance dans le couple. Un rapport différent à la conjugalité cohabitante ?

14La conjugalité avec une personne de même sexe semble être un phénomène croissant au regard des enquêtes réalisées en population générale. Son essor peut s’expliquer en partie par l’évolution de l’acceptation de l’homosexualité. Jusqu’aux années 1980, celle-ci a été fortement stigmatisée, réprimée et discriminée. Plusieurs dispositions juridiques ont mis fin à l’inégalité des sexualités : les mesures votées au début des années 1980 qui prévoyaient une majorité sexuelle distincte selon qu’il s’agissait d’hétéro- ou d’homosexualité ; plus récemment, en 1999, la reconnaissance du couple par le pacs et l’ouverture du concubinage au couple de même sexe ; des dispositions contre l’homophobie dans les années 2000 ; et l’ouverture du mariage et de l’adoption aux couples gays et lesbiens en 2013. Cette reconnaissance progressive de l’homosexualité par le biais du le couple s’est accompagnée d’un changement de discours sur la conjugalité parmi les gays et lesbiennes, plus récemment sur le mariage. Le couple est devenu plus désirable (Adam, 1999) à mesure qu’il a semblé plus envisageable. Ce faisant, l’écart à la norme conjugale s’est réduit, la critique du couple comme forme d’organisation de la vie privée aussi. Pour autant, divers travaux invitent à considérer l’hypothèse d’un rapport au couple toujours différent. Les enquêtes de convenance déjà citées, réalisées auprès des hommes pour la plupart – à l’exception de l’enquête Presse gays et lesbiennes 2011 qui n’a pas encore été analysée sous l’angle des modes de vie –, ont notamment mis en lumière deux spécificités, sans en permettre la mesure compte tenu de la spécificité de ces échantillons : des formes relationnelles qui s’écartent plus volontiers du couple cohabitant, et un rapport différent à l’exclusivité sexuelle, moins systématique, le multipartenariat pouvant même parfois faire l’objet de négociations conjugales plus ou moins explicites (Lerch, 2008).

15L’enquête EFL n’aborde pas la question des comportements sexuels et ne permet pas d’explorer ce dernier point. Toutefois, le rapport à la cohabitation peut l’être. Ainsi, la conjugalité non cohabitante est beaucoup plus fréquente lorsqu’est déclaré un.e conjoint.e/ami.e de même sexe (tableau 2). Elle est 3 fois plus fréquente chez les femmes (15 % contre 4,5 %) et 4 fois chez les hommes (16 % contre 4 %) en couple de même sexe. Cette spécificité des couples de même sexe demeure après un contrôle par l’âge et le niveau de diplôme (tableau 3).

Tableau 2. Proportion de personnes se déclarant en couple non cohabitant en fonction du type de couple, par classe d’âges

Tableau 3. Facteurs associés au fait de déclarer « être en couple avec quelqu’un qui ne vit pas dans le logement » (modèle logit, odds ratios)

16Être « en couple chacun chez soi » renvoie à une grande diversité de situations10. Si elle s’apparente parfois à une nouvelle manière d’être en couple, notamment pour des personnes ayant déjà vécu en couple (Régnier-Loilier, 2016), elle correspond la plupart du temps à un prélude à des relations cohabitantes. La haute fréquence des relations non cohabitantes parmi la classe d’âges la plus jeune semble bien renvoyer à des formes de conjugalité « précohabitantes » ou encore à des relations qui n’ont pas nécessairement vocation à s’inscrire dans la durée et qui semblent avoir augmenté ces dernières décennies (Rault et Régnier-Loilier, 2015). Toutefois, au-delà de cette classe d’âges, « être en couple avec une personne qui vit dans un autre logement » demeure nettement plus fréquent pour les femmes et les hommes en couple avec une personne de même sexe. Parmi les femmes et les hommes en couple de même sexe, les « Living Apart Together » (LAT) se distinguent quelque peu des cohabitants (tableau A en annexe). Plus jeunes, ils sont également plus diplômés et plus souvent étudiants. Le principal contraste observable concerne leur lieu de résidence : femmes et hommes en couple non cohabitant résident moins souvent dans les entités rurales au profit d’entités moyennes (surtout les hommes) ou de la région parisienne (surtout les femmes). Sur ce dernier point, la spécificité des femmes en couple non cohabitant est double : le pourcentage de celles qui vivent en région parisienne est à la fois supérieur à celui des femmes qui vivent en couple (21 %) et, de manière moins significative, à celui des hommes (39 % contre 31 %).

17Faute de dimensions rétrospectives et longitudinales dans l’enquête, il est impossible d’étudier dans la durée le phénomène de LAT chez les couples de même sexe à travers l’enquête EFL. Le recueil de la date de début du couple permet d’observer si le phénomène ne concerne que des relations de courte durée ou si à l’inverse, les couples non cohabitants s’inscrivent dans la durée, ce qui signifierait qu’il s’agit davantage d’une forme de vie commune. Parmi les femmes et les hommes qui disent être en couple depuis plus de 3 ans, la part des personnes en couple non cohabitant est de fait bien plus élevée parmi les femmes (7 %) et les hommes (11 %) en couple de même sexe que chez celles et ceux en couple de sexe différent (2 %). Il semble bien que le couple non cohabitant soit un horizon plus fréquent chez les couples de même sexe. La distance serait plus structurante des relations entre personnes de même sexe, sans que l’on puisse dire si c’est le signe de comportements conjugaux précurseurs (Bozon, 2008) ou bien, à l’inverse, d’une spécificité gaie et lesbienne amenée à se dissoudre dans une conjugalité dominante qui inclut de plus en plus les unions de même sexe. Dans cette optique, l’existence de ces unions non cohabitantes aurait un caractère plus résiduel que novateur. Ce sont en réalité probablement ces deux processus qui sont simultanément à l’œuvre11.

III. La distance dans la famille. Un éloignement marqué des lieux de référence

18Les enquêtes de convenance réalisées auprès des homo- et bisexuels masculins depuis le milieu des années 1980 ont abordé le thème de la distance dans les parcours gays sous l’angle de l’éloignement du réseau familial. Si la distance physique vis-à-vis des parents est, de manière générale, une condition nécessaire de la construction de soi pour les plus jeunes (Gotman, 1999), elle revêt un enjeu particulier dans le cas des jeunes gays et lesbiennes dont les relations familiales sont fortement structurées par la connaissance et l’acceptation de l’homosexualité par les proches. La prise de distance est ainsi apparue comme une condition nécessaire à la mise en œuvre d’un mode de vie caractérisé par une orientation sexuelle minoritaire. Marie-Ange Schiltz (1997) a montré, à partir de l’enquête Presse gays 1995, comment les trajectoires biographiques des jeunes gays étaient marquées non seulement par des phénomènes de mobilité sociale, mais aussi de mobilité géographique exprimant des formes spécifiques de désaffiliation. Celles-ci débutent fréquemment par un départ précoce de chez les parents puis une migration vers des espaces urbains – en particulier la région parisienne – dont l’anonymat et la concentration de lieux de sociabilité homosexuelle sont censés faciliter un mode de vie minoritaire. C’est ce modèle idéal-typique qui a été qualifié de « fuite vers la ville » par Didier Eribon (1999).

19Pour la première fois, grâce à l’enquête EFL, il est possible d’aborder certaines dimensions relatives aux migrations et aux prises de distance des gays et des lesbiennes avec la famille, à partir de l’analyse des femmes et des hommes qui se déclarent en couple. L’enquête ne permet pas d’entrer dans le détail des mobilités géographiques mais renseigne sur certaines dimensions des parcours individuels. La mobilité géographique et la prise de distance vis-à-vis de la parenté peuvent être analysées lorsque l’on examine les écarts entre, d’une part, le lieu de résidence des individus et celui de leurs parents (tableau 4) et, d’autre part, le lieu de résidence et le lieu de naissance12 (tableau 5).

Tableau 4. Lieu de vie des parents en fonction du lieu de résidence actuel des hommes et des femmes en couple

Tableau 5. Lieu de naissance en fonction du lieu de résidence actuel des femmes et des hommes en couple

20Il est nettement moins fréquent pour les femmes et les hommes en couple de même sexe de vivre à proximité des lieux de vie de leurs parents. Si le phénomène concerne à la fois les deux sexes, il est plus marquant pour les hommes : 23 % des hommes en couple de même sexe vivent dans la même commune ou le même département que leur mère contre 46 % pour les hommes en couple de sexe différent. Ce pourcentage descend respectivement à 21 % et 42 % lorsque l’on compare leur lieu de résidence avec celui de leur père. Chez les femmes, cet écart existe également mais il est un peu moins marqué (38 % contre 46 % pour la mère et 29 % contre 41 % pour le père). Cet écart entre les deux sexes renvoie au fait que les relations familiales sont différemment normées pour les femmes et pour les hommes, les premières étant souvent plus proches de la parenté (Bonvalet et al., 1999). La proximité plus fréquente des femmes en couple de même sexe par rapport aux hommes en couple de même sexe va de pair avec le fait d’avoir des enfants ou beaux-enfants dans le foyer. Parmi les femmes en couple de même sexe qui ont entre 25 et 55 ans, celles qui vivent à proximité de leur mère (même département) ont plus souvent 1 enfant au moins dans le foyer que celles qui vivent à distance (28 % contre 20 %, p < 0,1). Les effectifs des hommes qui déclarent vivre avec des enfants sont trop faibles pour constater une tendance du même ordre. La plus grande proximité des mères que des pères pose question. Il est possible que le phénomène renvoie au cumul de deux mécanismes : la plus grande proximité des mères de leurs enfants de manière générale, et leur plus grande acceptation de leur homosexualité, qui est perceptible tant dans les enquêtes en population générale (Rault, 2016b) que dans celles réalisées auprès de volontaires (enquêtes Presses gay notamment, voir Schiltz, 1997 et Rault, 2011).

21On pourrait penser que cette distance plus fréquente est à rapporter aux trajectoires scolaires et qu’elle est la résultante mécanique d’un niveau de diplôme plus élevé. Mais une régression modélisant la probabilité d’être en couple de même sexe (versus en couple de sexe différent) et incluant à la fois l’âge, un indicateur de distance et le niveau de diplôme, montre que le fait de vivre ailleurs que dans le département de résidence de chacun de ses parents accroît la probabilité d’être en couple de même sexe à effet constant des autres variables (tableau 6). De manière également révélatrice de cette distance, on observe, pour les femmes comme pour les hommes, qu’il est plus courant d’indiquer que le lieu de résidence de ses parents est inconnu. Si les écarts sont faibles dans l’analyse descriptive univariée, un modèle de régression logistique qui permet de tenir compte des disparités de structure des groupes étudiés montre que ce phénomène n’est pas anecdotique : à effet constant des autres variables, il est bien plus fréquent pour les femmes et les hommes en couple de même sexe de ne pas savoir où vivent leurs parents. Cette différence peut être le signe d’une rupture relationnelle avec la parenté plus fréquente. De nombreux travaux qualitatifs rendent compte de tels processus de distanciation et de rupture qui caractérisent parfois les parcours gays et lesbiens (Courduriès et Fine, 2014 ; Costechareire, 2009).

Tableau 6. Facteurs associés au fait d’être en couple de même sexe versus de sexe différent intégrant les variables de localisation (modèle logit, odds ratios)

22L’éloignement est également visible lorsque l’on compare le lieu de naissance des individus et leur lieu de vie au moment de l’enquête : femmes et hommes en couple de même sexe sont plus enclins à vivre dans un autre département que les femmes et hommes en couple de sexe différent, le contraste étant là aussi un peu plus marqué pour les hommes (74,1 % contre 55,2 %) que pour les femmes (64,6 % contre 56,6 %). Cet éloignement est en partie lié au niveau d’études : femmes et hommes en couple de gay ou lesbien ont été conduits à davantage de mobilité géographique, le fait même de faire des études impliquant un éloignement qui structure des trajectoires géographiques différemment. Mais ces particularités – distance plus grande du lieu de vie des parents, ignorance plus courante de ce même lieu et éloignement du lieu de naissance – demeurent davantage associées au fait d’être en couple de même sexe à effet constant de l’âge et du niveau de diplôme.

23La distance vis-à-vis des lieux significatifs que sont le lieu de naissance et le lieu de résidence des parents est plus donc caractéristique de la situation des femmes et des hommes qui sont en couple de même sexe. Cette observation vérifie les hypothèses fondées sur les enquêtes de convenance réalisées auprès d’hommes uniquement dès les années 1980. Toutefois, cette distance est loin d’être systématique. L’éloignement est étroitement lié aux indicateurs de milieu social. Tandis que les femmes et hommes cadres et professions intellectuelles supérieures sont souvent plus « à distance » de leurs parents, celles et ceux qui exercent des professions intermédiaires, sont employé.e.s ou ouvrier.e.s tendent à être plus proches de leurs parents et de leur lieu de naissance (Rault, 2016a ; Giraud, 2016).

Conclusion

24Les femmes et les hommes en couple de même sexe ont des trajectoires davantage caractérisées par la distance. Mais le sexe et le milieu social déterminent aussi largement les modalités de cette prise de distance. Certaines dynamiques déjà observées en population générale semblent s’appliquer aux personnes en couple de même sexe. C’est le cas du rôle plus central des relations familiales – donc d’un moindre éloignement – pour les femmes en couple de même sexe par rapport aux hommes, phénomène encore plus marqué que pour les femmes en couple de sexe différent. De même, on observe des proximités familiales plus grandes dans les catégories populaires et des distances géographiques marquées pour les catégories supérieures (Bonvalet et al., 1999). Pour autant, ces observations, issues pour la première fois d’une enquête représentative, ne permettent pas de conclure sur la réalité des relations familiales dans toutes leurs composantes. Les distances géographiques constituent un indicateur ambigu des relations familiales. De plus grandes distances spatiales peuvent traduire un éloignement relationnel et affectif. Il y a probablement ici une spécificité des personnes en couple de même sexe, visible notamment dans le fait que celles-ci ignorent plus souvent le lieu de vie de leurs parents. Mais il est réducteur de percevoir la distance uniquement sous cet angle : d’une part parce que la proximité spatiale est parfois faite de contraintes et d’éloignement relationnels, d’autre part parce qu’une « bonne distance » est parfois une condition nécessaire à la pérennité des relations familiales. Analyser l’importance de la distance à la parenté chez les femmes et les hommes en couple de même sexe, c’est caractériser – de manière partielle, car l’enquête Famille et logements n’est pas une enquête biographique – des trajectoires qui continuent de présenter des spécificités et qui semblent toujours structurées par un mode de vie minoritaire, malgré une acceptation sociale de l’homosexualité grandissante.

Annexe

Tableau A. Les non-cohabitants sont-ils différents des cohabitants ? Caractéristiques des cohabitants et des non-cohabitants (%)

Tableau A. suite