Introduction

1Observer les « familles à distance » à partir des réponses individuelles à des questions posées aux habitants d’un logement pose de nombreuses difficultés. Tout d’abord, il faut repérer les membres du réseau familial qui vivent dans d’autres logements et identifier les lieux de résidence de ces personnes et leur lien avec chaque répondant. On identifie ainsi une famille qui déborde les limites du logement (Trabut et al., 2015). Ensuite, certaines personnes peuvent circuler entre ces logements et partager leur vie entre plusieurs résidences habituelles. Elles ont ainsi une famille composée de personnes avec lesquelles elles cohabitent dans plusieurs logements. Cette « famille » centrée sur l’individu est composée de membres qui peuvent soit se considérer comme faisant tous partie de la même famille, soit appartenir à deux familles distinctes, qui n’ont en commun que l’individu qui circule entre elles ; c’est le cas en particulier des enfants de parents séparés, quand ils partagent leur temps entre la famille de leur père et celle de leur mère, devenues distinctes après la séparation. Le recensement et les enquêtes incluent le plus souvent des répondants qui sont affectés à un logement unique, dans le but de compter chaque personne une fois et une seule. Mais les personnes logeant dans plusieurs logements peuvent en pratique être comptées dans chacun d’entre eux. Malgré les précautions prises pour affecter les personnes de manière univoque à un logement, dans le but de privilégier le comptage exact des habitants sur la description précise de leurs situations familiales et résidentielles (Coast et al., 2016), le risque de double compte est important pour les personnes résidant habituellement dans plusieurs logements.

2Ce chapitre décrit d’abord les situations dans lesquelles les habitants peuvent partager leur temps entre plusieurs résidences habituelles, et comment ces situations sont repérées et prises en compte dans l’enquête Famille et logements, au recensement et dans les enquêtes auprès des ménages. Ensuite, les estimations qui en sont issues sont présentées et comparées. Les différences ainsi mises en évidence révèlent les limites de chaque mode de collecte. Les habitants qui ont plusieurs résidences habituelles sont souvent comptés plusieurs fois, ce qui traduit la difficulté non seulement de repérer leur situation familiale dans toute sa complexité, mais aussi de les affecter simplement à un seul logement.

I. Vivre dans plusieurs résidences habituelles

3Pour la première fois dans le cadre d’un recensement, l’enquête Famille et logements (EFL) inclut huit questions sur les « autres résidences habituelles » des personnes répondantes et deux sur l’utilisation d’un autre logement par leurs enfants vivant dans le logement. Ces questions, inspirées de celles introduites en 2004 dans le tronc commun des ménages (TCM) utilisé par la plupart des enquêtes que l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) réalise auprès des personnes vivant en ménage ordinaire (Herpin et al., 2001), ont été incluses avec un objectif triple.

4Tout d’abord, compléter les informations sur la dispersion géographique des familles. Le recensement contient un certain nombre d’informations géographiques sur les personnes recensées, outre le lieu du logement où a lieu le recensement : lieu de travail ou d’études, lieu de résidence un an auparavant1, lieu de naissance. L’enquête EFL inclut des questions sur les lieux de résidence des proches des répondants (conjoint non recensé dans le logement, enfants ayant quitté le foyer, parents), à la précision de la commune ou du pays pour l’étranger. Les situations de multirésidence des répondants peuvent ainsi être analysées comme un élément de la dispersion géographique des familles. Le noyau familial peut être dispersé dans plusieurs logements.

5Le deuxième objectif porte sur les situations familiales et professionnelles correspondant à l’utilisation habituelle de plusieurs logements (Imbert et al., 2014). Des questions sur les personnes qui vivent dans l’autre logement du répondant et sur le résident principal de ce logement sont complétées, pour chaque enfant et bel-enfant du répondant qui vit dans le logement recensé, par deux questions sur la présence d’un autre logement et son utilisation (logement de l’autre parent, logement pour les études, autre). Cela ouvre la porte à des analyses qui définissent la situation familiale des personnes à partir d’informations recueillies dans plusieurs logements.

6Enfin, le troisième objectif porte sur la validation des informations du recensement : les habitants sont-ils bien recensés et, si oui, ne le sont-ils qu’une seule fois ? L’enquête EFL était en effet d’abord l’occasion de tester, dans le cadre du recensement rénové (enquêtes annuelles de recensement, dont la collecte est réalisée sous la maîtrise d’ouvrage des communes), la faisabilité des enquêtes complémentaires ; elle a également été une opération de validation de la qualité statistique du recensement, informant sur le nombre d’habitants susceptibles d’être inclus dans le recensement dans plus d’un logement « habituel ». C’est sur ce troisième objectif que ce chapitre se focalise, en tirant également parti des nombreuses enquêtes réalisées par l’Insee auprès des ménages, qui contiennent elles aussi des questions sur la présence d’un ou de plusieurs autres logements habituels.

1. Définition : deux résidences habituelles

7Les questions sur les autres résidences habituelles ne portent pas sur les résidences secondaires, qui sont comptées comme des logements vacants dans le recensement et sont exclues des enquêtes auprès des ménages, mais sur l’ensemble des « résidences habituelles » des personnes. La frontière entre ces deux catégories est cependant floue, à la fois à l’échelle des logements et à celle des individus, comme le montrent les deux exemples ci-dessous. Pour les logements, une résidence de vacances qui devient une résidence habituelle pour une partie de l’année, par exemple au moment de la retraite, passe d’une catégorie à l’autre, sans nécessairement que la définition administrative du logement (déclaration comme résidence principale ou secondaire, inscription des habitants sur les listes électorales, etc.) ne se modifie à cette occasion. De même, une personne peut très bien utiliser comme résidence secondaire la résidence habituelle de proches, et les logements occasionnels d’une personne peuvent être, ou non, inclus dans le recensement et les enquêtes, selon que ces logements sont par ailleurs habités par d’autres ou non. Par exemple, un jeune majeur qui réside chez ses parents mais utilise un autre logement pour ses études doit normalement être recensé dans son logement d’étudiant, et non chez ses parents. Si ce logement est une chambre où il habite seul, celui-ci peut échapper au recensement ; comme ce logement n’est occupé qu’occasionnellement, il risque encore plus d’échapper aux enquêtes auprès des ménages. En revanche, si ce logement est la résidence principale de proches (oncles et tantes, grands-parents…) qui sont normalement recensés, le logement sera inclus dans le recensement et le jeune adulte figurera probablement parmi les personnes recensées. Le risque d’omission au recensement dépend donc de la présence éventuelle d’autres habitants dans ce logement d’études. Quant au domicile parental, le jeune adulte ne doit normalement pas y être recensé puisqu’il « réside ailleurs pour ses études », mais le risque qu’il y soit inclus à tort (et donc qu’il fasse l’objet d’un double compte) est élevé : le fort excès de population recensée à 18 ans (4 % de personnes en plus à 18 ans qu’à 16 ou 20 ans – hors immigrants –, voir Desplanques, 2008) s’explique par les nombreux doubles comptes à cet âge. Cet exemple montre que les risques d’omissions et de doubles comptes varient de manière assez spécifique selon la situation professionnelle ou familiale des personnes dans chacun de leurs logements, en plus de la manière dont elles occupent chacun de leurs logements habituels.

8La logique est différente dans les enquêtes auprès des ménages : la définition des habitants d’un logement inclut toutes les personnes qui utilisent habituellement le logement, et conduit donc normalement à intégrer dans l’exemple ci-dessus le jeune adulte parmi les membres du logement de ses parents, et également dans le logement où il réside pour ses études (à condition que cet autre logement soit un logement « ordinaire », puisque les ménages collectifs comme les cités universitaires sont presque toujours exclus du champ des enquêtes auprès des ménages).

a. Trois sources de données

9Nous présenterons tout d’abord des résultats issus de l’enquête EFL, complétée par le recensement, sur la proportion de répondants déclarant, soit pour eux soit pour leurs enfants, un autre logement habituel (Imbert et al., 2014).

10Le recensement peut également être analysé en tant que tel, grâce notamment à l’échantillon démographique permanent, fichier statistique qui regroupe les données des recensements et de l’état civil, pour un échantillon au 100^e (4 jours de naissance), quadruplé en 2008 (échantillon au 25^e, 16 jours de naissance). Depuis la mise en place des enquêtes annuelles de recensement, si une même personne est recensée deux fois la même année dans deux logements différents, ses deux bulletins sont conservés dans le fichier d’exploitation, ainsi que ceux des personnes recensées dans les deux logements (Mambetov, 2014). À partir de la fréquence des personnes effectivement recensées deux fois la même année, on peut estimer la proportion de doubles comptes au recensement, au prix de quelques hypothèses décrites plus loin.

11Enfin, les enquêtes de l’Insee qui utilisent le TCM permettent de décrire les situations de multirésidence à partir de questions sur la présence d’un autre logement habituel, posées par un enquêteur en face à face, à partir d’une série de questions qui visent à inclure tous les habitants du logement, même s’ils vivent aussi habituellement ailleurs.

b. Questions de définition, problèmes de mesure

12Au recensement, les personnes doivent être recensées une fois et une seule, dans leur « résidence habituelle », c’est-à-dire dans le logement où elles passent ou ont l’intention de passer plus de la moitié de l’année. Cette règle générale souffre de quelques exceptions et n’est pas toujours facile à appliquer : les enfants de parents séparés doivent être recensés uniquement dans le logement parental où ils passent le plus de temps, même s’ils ont également un lit et leurs habitudes dans le logement de l’autre parent ; s’ils sont en garde alternée et passent la moitié de leur temps dans un logement, l’autre moitié dans un autre, ils doivent être recensés dans le logement où ils ont passé la nuit de référence du recensement, information qui ne figure pas dans les bulletins du recensement. Les adultes qui ont une résidence familiale et un autre logement pour leur travail doivent être recensés dans leur logement familial, tandis que ceux qui utilisent leur autre logement pour leurs études doivent l’être dans cet autre logement. La complexité de ces règles et la volonté des personnes répondant au recensement d’inclure ou non tel ou tel comme « habitant du logement » entraînent des risques de doubles comptes et d’omissions.

c. Combien d’omissions et de doubles comptes au recensement ?

13La dernière étude de qualité statistique du recensement date de 1990 ; elle avait montré environ 1,9 % (entre 1,5 et 2,0 %) d’omissions et au moins 0,7 % de doubles comptes (Coëffic, 1993). Au recensement de 1999, la population était inférieure de 480 000 à l’estimation courante de population. Les omissions ont probablement augmenté d’un quart (+ 260 000 personnes, la proportion passant de 1,9 % à 2,3 %), tandis que les doubles comptes ont diminué de 100 000, passant de 0,7 % à 0,5 % de la population, grâce à une opération spécifique de validation pour les étudiants, le reste du déficit (120 000 personnes) pouvant être imputable à l’incertitude sur les migrations (Desplanques, 2004). Après les enquêtes annuelles de recensement commencées en 2004, l’estimation de population a été relevée à la hausse de 436 000, soit 0,7 % de la population estimée pour 2006 (Héran et Toulemon, 2005 ; Beaumel et Vatan, 2008) ; l’ajustement entre 1999 et 2006, premier millésime complet du recensement rénové utilisant les cinq vagues annuelles de 2004-2008, est maintenant estimé à 661 000, réparti sur les sept années 1999 à 2005 (Beaumel et al., 2010)2. En l’absence de travaux de l’Insee sur le sujet, on peut supposer que cette hausse provient à la fois d’une baisse des omissions, grâce à un meilleur suivi des logements, et d’une augmentation des doubles comptes, dont la plupart deviennent « virtuels » avec la transformation du recensement en vagues annuelles d’enquêtes. En effet, dans un recensement exhaustif, les doubles comptes correspondent à des personnes recensées deux fois, pour lesquelles deux bulletins sont remplis, un dans chaque logement. Les doubles comptes sont donc visibles pour les personnes et peuvent être évités en appliquant une règle simple : « un bulletin et un seul par personne ». Avec les enquêtes annuelles de recensement, le taux de sondage varie entre 8 % dans les grandes villes et 20 % dans les petites communes (100 % dans les communes recensées, une sur cinq chaque année) (Desplanques, 2008). Les doubles comptes ne conduisent alors au remplissage effectif de deux bulletins qu’environ une fois sur sept (entre 8 % et 100 % des cas, selon que les deux logements sont dans la même commune ou non, voir ci-dessous) : très peu de doubles comptes conduisent au remplissage effectif de deux bulletins, parce qu’il faut pour cela que les deux logements soient inclus dans la même vague de recensement. Les doubles comptes sont donc le plus souvent invisibles pour les personnes recensées.

14Les situations de multirésidence ne devraient pas conduire à des doubles comptes au recensement : les personnes résidant habituellement dans deux logements doivent, si elles appliquent les règles d’inclusion et d’exclusion précisées dans la « feuille de logement », remplir un bulletin dans un seul de leurs logements. Dans les enquêtes auprès des ménages, à l’inverse, elles doivent être incluses dans chacun de leurs logements. Les pondérations calculées par l’Insee n’en tiennent pourtant pas compte, ce qui conduit à surestimer la fréquence des situations associées à l’utilisation de plusieurs résidences habituelles.

15Au recensement, les personnes peuvent fournir des réponses erronées ; c’est également vrai pour l’enquête EFL comme pour les enquêtes avec enquêteur. Des erreurs de natures diverses peuvent se produire. Les personnes ne résidant qu’une partie du temps dans le logement peuvent être omises de la liste des habitants ; à l’inverse, elles peuvent être incluses dans le logement comme si elles y résidaient en permanence, l’existence d’un autre logement habituel étant omise. Enfin, les questions sur le temps passé dans chaque logement peuvent également donner lieu à des réponses biaisées, notamment pour les enfants de parents séparés, dont la présence dans un autre logement éventuel peut être sous-estimée par les répondants. La cohérence des réponses fournies et leur adéquation avec les situations que l’on souhaite effectivement décrire ne sont donc pas du tout assurées3.

2. Comment estimer le nombre de personnes qui ont plusieurs logements ?

16En confrontant les trois sources de données que sont l’enquête EFL, les enquêtes auprès des ménages et l’échantillon démographique permanent, on peut comprendre plus en détail la nature de l’information recueillie dans chacune d’elles. Les définitions sont diverses, de la plus large utilisée dans l’enquête EFL à la plus étroite avec les doubles comptes au recensement, en passant par la définition des enquêtes auprès des ménages.

a. Les personnes déclarant un autre logement habituel à l’enquête EFL

17Dans l’enquête EFL, on peut estimer la proportion de personnes ayant plusieurs résidences habituelles parmi les répondants (âgés de 18 ans ou plus et vivant en ménage ordinaire) et parmi leurs enfants.

18Pour les répondants, la question 31 de l’enquête est très générale : « Logez-vous également de façon habituelle ailleurs ? Plusieurs réponses possibles », les réponses proposées – non exclusives – étant les suivantes : « Oui, pour retrouver votre conjoint(e)/ami(e) ou votre famille ; oui, pour votre travail ; oui, pour vos études ; oui, pour vos loisirs ou vacances ; oui, pour un autre motif ; non ». Elle permet de repérer les personnes âgées de 18 ans ou plus qui « logent de façon habituelle ailleurs » (Imbert et al., 2014).

19L’enquête EFL comprend également des questions sur les enfants de la personne. En considérant les enfants qui résident dans le logement avec un de leurs parents (98 % des enfants de moins de 18 ans, voir Lapinte, 2013), on récupère l’information à partir de la réponse du parent à la question 13, posée pour les enfants qui vivent dans le logement, au moins partiellement : « Décrivez chacun de vos enfants et ceux de votre conjoint(e)/ami(e) qui vivent dans ce logement, même une partie du temps seulement » ; « Vit-il aussi régulièrement dans un autre logement ? Plusieurs réponses possibles pour chaque enfant ». Les réponses proposées sont « Non ; oui, chez son autre parent ; oui, pour ses études ; oui, ailleurs ».

20Les enfants considérés sont ceux pour lesquels un bulletin du recensement a été rempli : le logement où a lieu l’enquête est donc en théorie leur résidence habituelle4. Un enfant passant plus de la moitié du temps chez un parent mais ayant également un lit chez son autre parent ne doit être compté qu’une fois au recensement et à l’enquête, dans sa résidence habituelle, chez le parent où il passe le plus de temps. Pour les enfants passant exactement la moitié du temps dans le logement, un bulletin de recensement doit être rempli si l’enfant a dormi dans le logement à la date de référence du recensement, mais cette date n’est pas indiquée dans la feuille de logement ; dans l’enquête EFL, on ne distingue pas les enfants qui passent exactement la moitié du temps dans le logement de ceux qui y passent plus de temps. Les validations de cohérence interne sur la durée passée dans le logement ou dans un autre logement sont donc très peu précises.

b. Valider les estimations de la multirésidence dans les enquêtes auprès des ménages

21Les enquêtes réalisées par l’Insee auprès des ménages permettent également de compter les personnes multirésidentes, à partir d’une question similaire sur l’existence d’un autre logement habituel pour chacun des occupants du logement. Dans ces enquêtes, la définition des habitants du logement est beaucoup plus inclusive qu’au recensement. D’une part, l’enquêteur commence l’entretien en remplissant la liste des habitants du logement, définis comme l’ensemble de toutes les personnes qui « vivent habituellement ici », et en précisant à la fin de la liste : « Y a-t-il quelqu’un d’autre qui vit habituellement ici, même si ce n’est pas régulier et qu’il vit aussi ailleurs ? » ; une note aux enquêteurs précise que « si le répondant hésite à ajouter un autre habitant dans la liste, [il faut] spécifier qu’un habitant doit au moins vivre un mois (environ) dans l’année dans le logement pour être signalé ». Puis, pour chacun, l’enquêteur pose les questions suivantes : « <PRENOM> vit-il(elle) aussi ailleurs que dans ce logement ? » et, en cas de réponse positive, quatre questions : « <PRENOM> réside-t-il(elle) habituellement dans un établissement comme un internat, un foyer, une maison de retraite… ? « Où ? » ; « <PRENOM> vit-il(elle) dans un autre logement individuel ? » ; « Combien d’autres logements <PRENOM> habite-t-il(elle) ? ». L’ensemble des TCM des enquêtes réalisées par l’Insee depuis 2006 ont été rassemblées dans un fichier qui permet d’estimer assez précisément la proportion d’habitants vivant habituellement dans deux logements (Toulemon et Denoyelle, 2012), au prix d’hypothèses sur la fréquence empirique des doubles comptes correspondant aux diverses situations dans lesquelles les répondants peuvent vivre dans « un autre logement habituel » en plus du logement où a lieu l’enquête (Chardon et Vivas, 2009 ; Toulemon et Pennec, 2010). Parmi ces enquêtes, la série des Statistiques sur les ressources et les conditions de vie (SRCV, la version française des enquêtes européennes Surveys on Income and Living Conditions, EU-SILC) est une enquête longitudinale, renouvelée par neuvième chaque année, ce qui permet de calculer des probabilités d’entrée et de sortie dans les situations de multirésidence.

22Il est donc très probable que les personnes ayant plusieurs logements habituels soient comptées deux fois, si ces deux logements sont dans le champ de l’enquête. La méthode pour tester l’hypothèse de doubles comptes et valider les estimations issues de ces enquêtes se fonde sur la théorie des tables multi-états. L’enquête SRCV est une enquête longitudinale (panel renouvelé par morceaux). On peut donc analyser la cohérence entre la proportion de personnes ayant deux logements habituels observée à une date donnée et les changements de situation entre deux dates (Toulemon et Pennec, 2009). On tire bénéfice du fait que, même si les situations de multirésidence donnent lieu à des doubles comptes, les probabilités d’entrée et de sortie de la situation de multirésidence calculées à partir des changements de situation entre deux années successives ne sont pas biaisées. En effet, supposons que les personnes ayant deux résidences habituelles soient le plus souvent comptées deux fois. Les probabilités d’entrée en multirésidence, calculées comme la proportion, parmi les personnes ayant un seul logement à la date initiale, de celles qui vivent dans deux logements un an plus tard, ne sont pas affectées par ce biais. De même, les probabilités de sortie (calculées sur une population deux fois trop nombreuse car comptée deux fois) ne sont pas biaisées, si la probabilité de sortir de la situation de multirésidence est indépendante du risque de double compte. À partir des probabilités d’entrée et de sortie de la multirésidence par sexe et âge, on peut calculer pour chaque sexe la série des proportions de personnes multirésidentes par âge qui en découle, par la méthode de la cohorte fictive. Connaissant les situations à un âge x (en simple résidence ou en multirésidence) et les probabilités de transitions entre les âges x et x + 1, on en déduit les situations à l’âge x + 1. Partant de l’âge 0 (aucun multi-résident à la naissance), de proche en proche, on estime ainsi les situations à tous les âges. Finalement, la situation à chaque âge se déduit donc des transitions aux âges plus jeunes, supposées constantes au cours du temps. Comme les situations de multirésidence sont en général courtes (de l’ordre de 1,1 an à 1,4 an en moyenne), ces proportions déduites des probabilités de transition vers et depuis la multirésidence sont proches des proportions transversales, non biaisées par les doubles comptes. En raison d’une attrition assez forte dans l’enquête SRCV, des hypothèses sont cependant nécessaires pour estimer ces probabilités.

c. Estimer les doubles comptes au recensement à partir de l’échantillon démographique permanent

23Enfin, une troisième manière d’estimer le nombre de personnes ayant deux logements se fonde sur le repérage des personnes recensées deux fois. Comme les habitants sont censés être recensés dans un logement et un seul, les doubles comptes sont des erreurs de collecte rendues possibles par le fait que les personnes ont deux résidences « suffisamment habituelles » pour être considérées comme leur résidence habituelle. Le repérage des doubles comptes est possible grâce à l’échantillon démographique permanent (EDP), qui regroupe pour les mêmes personnes les informations issues des recensements et de l’état civil5. L’EDP est exhaustif pour les personnes nées certains jours de l’année. Comme le recensement annuel est un sondage, les doubles comptes ne donnent lieu que rarement au remplissage de deux bulletins, mais on peut néanmoins estimer la part des habitants qui sont comptés deux fois au recensement. Une personne fait l’objet d’un double compte si elle vit dans deux logements qui peuvent être inclus dans le recensement et si cette personne est prête à remplir un bulletin dans chacun de ses logements. Appelons « bulletin double » la présence effective de deux bulletins pour le même individu (bulletins à poids non nuls, dans deux logements différents). On peut calculer la probabilité d’un bulletin double en cas de double compte, si l’on connaît les probabilités d’inclusion des deux logements et leur corrélation. On déduit alors de la proportion de bulletins doubles dans l’EDP la proportion de doubles comptes dans l’EDP (et donc dans le recensement).

24Les logements dans les petites communes ont 1 chance sur 5 d’être sélectionnés chaque année, les logements dans les grandes communes ont 1 chance sur 12,5 (8 %). La moitié des habitants vivent dans une petite commune (ces communes sont recensées entièrement une année sur cinq), l’autre moitié dans une grande commune (où les échantillons d’adresses des vagues annuelles de recensement sont très dispersés). On calcule le poids moyen des personnes présentes une fois dans une vague annuelle de recensement comme l’inverse de leur probabilité d’être recensées, et le poids moyen des personnes recensées deux fois la même année comme l’inverse de leur probabilité d’être recensées deux fois. Le tableau 1 présente la probabilité d’être recensé deux fois, qui est le produit de la probabilité de sélection du premier logement par celle du deuxième (sachant que le premier logement a déjà été sélectionné). Les pondérations qui en résultent varient de 5 (deux logements dans la même petite commune) à 156 (deux logements à des adresses différentes dans des grandes communes).

Tableau 1. Pondération des individus EDP ayant plusieurs logements

25En pratique les cas A et E sont faciles à repérer dans le fichier de l’EDP, à condition d’avoir accès à la commune ; pour distinguer les cas C et D il est nécessaire de connaître l’adresse des personnes. Dans le cas D, comme les individus ne savent pas comment sont construits les « groupes de rotation », la localisation de leur deuxième logement est nécessairement indépendante de la construction des sous-échantillons (les sous-échantillons de chaque vague annuelle de recensement ne sont pas connexes à l’intérieur des quartiers).

II. Trois estimations de la fréquence de la multirésidence

1. L’enquête EFL : une définition très large de la multirésidence

26La figure 1 présente les estimations de multirésidence déduites de l’enquête EFL, d’après les réponses des personnes les concernant (trait épais) ou concernant leurs enfants ou beaux-enfants vivant avec eux (trait fin). Tous âges confondus, 11 % des adultes déclarent « loger également ailleurs », avec une pointe avant 25 ans et un mode secondaire autour de 65 ans. Les modalités d’utilisation des logements varient selon l’âge et le lieu de résidence, la multirésidence étant la plus fréquente chez les urbains et les cadres (Imbert et al., 2014).

Figure 1. Proportion d’habitants ayant plusieurs résidences habituelles, selon l’âge, en % (répondants et enfants ou beaux-enfants des répondants)

27Les réponses sur la multirésidence des enfants viennent compléter les réponses des adultes. Parmi les enfants mineurs, la proportion d’enfants vivant habituellement dans deux logements augmente avec l’âge, d’abord rapidement de 1 % à 0 an jusqu’à 11 % à 11 ans, puis reste constante entre 11 et 14 ans avant d’augmenter à nouveau à 15, 16 et 17 ans. D’un côté, la proportion d’enfants résidant également chez leur autre parent (la quasi-totalité des enfants en multirésidence jusqu’à 13 ans) diminue à partir de 11 ans, la multirésidence étant plus compliquée pour les enfants qui vont au collège, et les enfants pouvant décider de mettre fin à cette situation de « navette » ou participer à la décision quant à leur résidence ; de l’autre, la proportion d’enfants logés ailleurs pour leurs études augmente à partir de 15 ans (et jusqu’à 22 ans) et les autres types de multirésidences prennent le relais ensuite (figure 2).

28À 18 ans, les deux courbes montrent un écart important. D’une part, seuls 80 % des adultes de 18 ans vivant en ménage ordinaire sont recensés au domicile de leurs parents ou beaux-parents et sont « enfants d’une famille », donc identifiables comme « enfants » dans EFL. D’autre part, à partir de 18 ans, le deuxième logement risque de ne pas être chez l’autre parent, et d’être une résidence universitaire ou un foyer de travailleur, ce qui rend les doubles comptes « en tant qu’enfant EFL » beaucoup moins probables. Cela explique que la proportion d’enfants multirésidents diminue à 18 ans.

Figure 2. Proportion à chaque âge d’enfants et de beaux-enfants ayant plusieurs résidences habituelles, selon le mode d’occupation de l’autre logement (%)

29Concernant les jeunes adultes vivant avec un parent ou un beau-parent, les pondérations (respectivement les poids « individus » et « ménages » pour les répondants et leurs enfants, voir Blanpain, 2013) assurent normalement une bonne représentativité et les effectifs devraient être identiques : les effectifs pondérés indiquent que sur 700 000 jeunes adultes de 18 ans, 535 000 sont recensés comme « enfants d’une famille » et, parmi eux, 80 000 logent aussi ailleurs que chez leurs parents6 ; d’après les réponses de leurs parents, les jeunes sont plus souvent au foyer, et moins souvent ailleurs : les répondants rapportent 584 000 enfants de 18 ans vivant avec eux, dont 64 000 logent aussi ailleurs. Ce décalage entre les âges au départ de chez les parents du point de vue des adultes et des enfants explique également la plus faible proportion d’enfants multirésidents d’après les réponses des parents, mais la différence entre les courbes s’explique surtout par la forte probabilité de double compte au recensement pour les jeunes ayant plusieurs logements habituels, déjà mise en évidence par Desplanques (2008). Ces doubles comptes s’accompagnent, quand les parents parlent de leurs enfants, d’une baisse apparente de la proportion de multirésidents entre 17 et 18 ans.

30Aux âges supérieurs à 25 ans, le nombre d’enfants présents dans le logement devient très faible, et la proportion élevée d’enfants multirésidents indique que les adultes vivant encore chez leurs parents ont, plus que les autres, un autre logement, ou que la multirésidence inclut souvent aux âges adultes l’utilisation du domicile des parents comme l’un des logements habituels.

2. Les enquêtes de l’Insee et le tronc commun des ménages

31Les enquêtes de l’Insee permettent deux mesures de la fréquence des situations de multirésidence. D’une part, l’observation à une date donnée permet une mesure directe, mais éventuellement biaisée par les doubles comptes ; d’autre part, les enquêtes SRCV, longitudinales, permettent de mesurer les débuts et les fins des épisodes de multirésidence, non biaisées, et dont on peut déduire la proportion qui correspond aux fréquences des changements de situation d’une année à l’autre.

a. Les situations à une date donnée

32Les estimations de la multirésidence sont assez variables d’une enquête à l’autre : pour l’ensemble de la population, la part des personnes qui « vivent aussi ailleurs » que dans le logement où a lieu l’enquête varie de 5,4 % à 7,1 % (tableau 2, proportions brutes).

Tableau 2. Proportion d’habitants en situation de multirésidence, selon diverses enquêtes réalisées par l’Insee de 2006 à 2010

Figure 3. Proportion de multirésidence selon l’âge, pondérations brutes, d’après diverses enquêtes réalisées par l’Insee entre 2006 et 2010

b. Estimer la fréquence d’après les entrées et les sorties

33D’après les données de l’enquête SRCV (2004-2009), on peut calculer les probabilités d’entrée dans une situation de multirésidence et de sortie de la multirésidence, d’une année à l’autre. Ces estimations sont fragiles pour quatre raisons : premièrement, les effectifs de changements de situations sont faibles ; deuxièmement, les situations sont observées à date fixe, et l’on ne connaît pas les dates exactes de début et de fin d’épisode ; troisièmement, les données souffrent d’une attrition corrélée aux transitions ; quatrièmement, les multirésidents sont très hétérogènes et, notamment, les probabilités de quitter une situation de multirésidence varient avec l’ancienneté de cette situation. Sous l’hypothèse que les perdus de vue ne sont pas multirésidents en fin de période (hypothèse justifiée car s’ils sont perdus de vue, c’est qu’ils ont déménagé ou quitté un de leurs logements), et en faisant des hypothèses haute et basse pour les sorties de multirésidence après une durée de 5 ans (taux de sortie constant ou égal à un), on peut proposer des durées moyennes en multirésidence selon l’âge en début d’épisode (figure 4).

34Les probabilités de sortie de la multirésidence sont élevées, de l’ordre de 30 % à 50 % d’une année à l’autre. Aux âges entre 5 et 10 ans, ainsi qu’entre 50 et 70 ans, les taux de sortie diminuent après un ou deux ans, traduisant des situations de multirésidence qui s’installent dans la durée ; à l’inverse, entre 15 et 50 ans ainsi qu’après 70 ans, les épisodes de multirésidence sont brefs et les taux de sortie augmentent après un ou deux ans, conduisant à des épisodes plus courts et limitant l’incertitude sur la durée moyenne des épisodes de multirésidence.

Figure 4. Durée moyenne des épisodes de multirésidence selon l’âge en début d’épisode, en années

35La faible durée moyenne des épisodes de multirésidence permet une comparaison de la proportion de multirésidents par âge avec la proportion déduite de la table multi-états. La figure 5 compare trois estimations de la prévalence par âge, pour les hommes. La courbe épaisse présente les proportions observées en utilisant les pondérations brutes des enquêtes SRCV (moyenne : 6,8 %) ; la courbe en traits fins (moyenne : 4,4 %) représente les mêmes données, fondées sur une pondération corrigée pour tenir compte du fait que la probabilité d’inclusion d’une personne est proportionnelle au nombre de logements ordinaires utilisés par cette personne ; enfin, la troisième courbe, en pointillé, représente la population stable correspondant à la table multi-états : les proportions sont déduites des transitions à chaque âge vers et depuis la multirésidence (moyenne : 4,2 %). La proximité des deux dernières courbes montre que l’hypothèse de double compte des personnes ayant deux résidences habituelles est extrêmement vraisemblable : conformément aux consignes données dans le TCM, la plupart des personnes ayant plusieurs résidences habituelles dans des logements ordinaires7 sont éligibles dans chacun de ces logements.

36Pour les femmes, la concordance entre les données corrigées et celles issues de la table multi-états est un peu moins bonne (figure 6), comme si les doubles comptes étaient moins systématiques en cas de multirésidence (en particulier pour les jeunes adultes), mais le diagnostic global de double compte reste valable.

37Pour les enquêtes SRCV tous sexes et âges confondus, l’estimation issue des changements de situation (4,0 %) est donc beaucoup plus proche de la proportion déduite des pondérations corrigées (3,9 %) que de la proportion brute (6,1 %). Quand on corrige pour les doubles comptes les pondérations de l’ensemble des enquêtes de l’Insee, la proportion moyenne tombe de 6,3 % à 3,2 %, tous sexes confondus (tableau 2 ci-dessus, colonne « corrigées »). On peut donc estimer que la part des personnes comptées deux fois est de l’ordre de 3 à 3,5 %, et que les personnes ayant deux logements sont le plus souvent susceptibles d’être comptées dans chacun de leurs logements dans les enquêtes auprès des ménages.

Figure 5. Proportion d’hommes ayant deux logements selon l’âge, d’après les enquêtes Statistiques sur les ressources et conditions de vie, 2004 à 2009

Figure 6. Proportion de femmes ayant deux logements selon l’âge, d’après les enquêtes Statistiques sur les ressources et conditions de vie, 2004 à 2009

3. L’échantillon démographique permanent et les personnes en double compte au recensement

38D’après l’EDP non pondéré, 0,25 % des personnes EDP recensées une année donnée le sont dans deux logements différents (Mambetov, 2014). En 2008, année de mise en place du quadruplement de l’échantillon, le repérage des bulletins doubles n’a été conservé que pour les mois d’octobre (tableau 3).

Tableau 3. Proportion de bulletins doubles dans l’EDP

39Les données individuelles de l’EDP appariées seront disponibles via le Centre d’accès sécurisé aux données (CASD). Une demande d’accès à ces données est en cours. Dans l’attente des données de l’EDP, on peut tenter de déduire des poids du tableau 1 le coefficient multiplicateur qu’il faut utiliser pour passer de la proportion des bulletins doubles dans l’échantillon à la probabilité de doubles comptes dans la population. La pondération des différentes situations repérées au tableau 1 n’est pas triviale. D’une part, les personnes EDP vivant dans une commune de moins de 10 000 habitants (la moitié de la population) ont une probabilité de 20 % d’apparaître chaque année, tandis que celles qui vivent dans une grande commune (l’autre moitié) n’ont que 8 % de chances d’être incluses dans une enquête annuelle. Il en résulte que, parmi les individus de l’échantillon EDP recensés chaque année, 71 % vivent dans une petite commune, tandis que la répartition dans l’échantillon pondéré est moitié/moitié. D’autre part, la probabilité d’avoir plusieurs résidences est plus forte en milieu urbain (Imbert et al. 2014). Selon les hypothèses que l’on fait sur la probabilité de vivre en multirésidence dans les catégories du tableau 1, on arrive à un coefficient multiplicateur moyen variant entre 6 et 10, et donc à une estimation de la proportion de doubles comptes comprise entre 1,5 % et 2,5 % des habitants (et donc entre 1,5 % et 2,5 % des bulletins qui sont remplis à tort, dans le logement où la personne en double compte ne devait pas être recensée). Cette fourchette est fragile, car les pondérations du tableau 1 sont très dispersées. En cas de double résidence, les doubles comptes sont probablement plus fréquents pour les enfants mineurs : les enfants multirésidents partagent presque tous leur temps entre les deux domiciles parentaux, éligibles au recensement, tandis que les jeunes adultes échappent plus souvent au recensement dans leur logement isolé et que les deuxièmes logements inoccupés pendant la période du recensement (janvier-février) sont réputés vacants et donc non recensés.

4. Comparaison entre les estimations

40Les trois sources de données mobilisées fournissent des résultats très contrastés. La validation des données des enquêtes auprès des ménages par la table multi-états rend l’hypothèse de doubles comptes dans les enquêtes par TCM très vraisemblable. La comparaison entre les estimations issues de EFL et du TCM pour les enfants conduit à supposer que les doubles comptes sont également massifs au recensement pour les enfants en résidence partagée, bien que la règle soit théoriquement de ne recenser les enfants (comme tous les habitants) que dans un de leurs logements s’ils résident dans plusieurs logements habituels (figure 7). De même, le décrochement pour les enfants EFL à 18 ans et la proportion très forte de répondants EFL âgés de 18 ans qui déclarent « loger aussi ailleurs » s’expliquent très bien si l’on considère les données du TCM « corrigées » comme point de référence. Dans l’enquête EFL, il y a probablement des doubles comptes comme dans les enquêtes par TCM ; en outre, on peut supposer que, aux autres logements des personnes adultes qui « vivent aussi ailleurs », s’ajoutent des résidences secondaires qui peuvent être exclues lors des entretiens dans les enquêtes avec TCM mais sont comptées par les personnes qui remplissent elles-mêmes leur bulletin de l’enquête EFL. Ces autres logements sont peut-être vacants au recensement et ne donnent donc pas forcément lieu à des doubles comptes, contrairement aux logements des enfants.

Figure 7. Proportion d’habitants ayant plusieurs résidences habituelles, selon l’âge, d’après diverses estimations

41Enfin, l’EDP permettra de repérer les situations où les personnes remplissent à tort un bulletin, dans l’un de leurs logements où elles ne devraient normalement pas être recensées.

42Finalement, les ordres de grandeur sont les suivants : 10 % de multirésidents d’après EFL ; 6 % d’après les enquêtes TCM « brutes », et entre 3 % et 3,5 % si l’on corrige les pondérations ; entre 1,5 % et 2,5 % de doubles comptes au recensement, soit entre un tiers et deux tiers des multirésidents (probablement plus pour les enfants et moins pour les adultes) au sens du TCM, et entre 15 % et 25 % de ceux qui déclarent loger ailleurs à l’enquête EFL. Ces résultats sont compatibles entre eux, à condition d’accepter leurs spécificités : inclusion de résidences secondaires dans EFL, doubles comptes presque systématiques en cas de multirésidence dans les enquêtes auprès des ménages, et ayant lieu dans la moitié des cas au recensement.

Conclusion

43La confrontation de trois sources permet de montrer la richesse et les limites de chacune d’elles. L’enquête EFL aide à faire le lien entre les recensements et les enquêtes par TCM, et contient des informations supplémentaires sur l’autre logement qui permettent de mieux interpréter les situations familiales correspondant aux multirésidences. L’Échantillon démographique permanent permet non seulement d’estimer le poids des doubles comptes au recensement, mais également, dans les cas où les doubles comptes sont réalisés sous forme de bulletin double, de décrire les situations professionnelles et familiales des personnes multirésidentes à partir des informations présentes dans chacun des logements où ils ont été recensés, informations sur les personnes elles-mêmes et sur les autres habitants de chacun des logements. Par ailleurs, les enquêtes utilisant le TCM, que l’Insee doit rendre disponibles prochainement, fournissent l’estimation la plus fiable sur la prévalence des situations de multirésidence, à condition de modifier les pondérations diffusées actuellement pour tenir compte de la présence de doubles comptes.

44En France, le logement est le point d’entrée du comptage des habitants, contrairement à d’autres pays où les estimations sont construites à partir des registres de population qui enregistrent les individus et recueillent ensuite leur adresse pour les regrouper dans des logements (Valente, 2010). Il en résulte une première difficulté pour les opérations statistiques qui cherchent à compter les personnes une fois et une seule : les personnes vivant habituellement dans plusieurs logements sont parfois comptées deux fois, ou parfois omis dans les comptages.

45Parce qu’ils conduisent à surestimer la fréquence des situations qui se traduisent pour les personnes concernées par l’occupation habituelle de deux logements, les doubles comptes perturbent également les estimations pour les catégories courantes de situations familiales. Par exemple, la proportion de personnes vivant seules varie entre 12,5 % et 14,2 % (soit 14 % d’écart relatif) selon que l’on considère uniquement les personnes toujours seules dans leur unique logement ou si l’on inclut les personnes parfois seules mais qui partagent leur logement avec un autre habitant qui vient de temps en temps, ou celles qui vivent seules dans un logement et avec d’autres dans un autre logement (Toulemon et Pennec, 2011). Pour les mêmes raisons, les statistiques courantes surestiment le nombre des familles monoparentales. La proportion d’enfants mineurs vivant dans une famille monoparentale est estimée à 20 % avec la définition habituelle : un parent isolé et au moins un enfant mineur. Mais elle n’est plus que de 13 % si, d’une part, on restreint la définition des familles monoparentales en ne comptant ni les familles dans lesquelles tous les enfants vivent aussi ailleurs (le parent gardien vivant seul une partie du temps) ni celles dans lesquelles le parent gardien est en couple avec quelqu’un qui ne vit pas dans le logement et si, d’autre part, on corrige les pondérations des adultes et des enfants qui partagent leur temps entre plusieurs logements habituels (Toulemon et Denoyelle, 2012). De même, un quart des personnes qui sont en couple avec « une personne qui vit dans un autre logement » dans l’EFL (voir le chapitre 7 dans cet ouvrage) déclarent vivre de façon habituelle dans le logement de leur « conjoint(e) ou ami(e) », et pourraient être comptées comme membre du ménage si le recensement ou une enquête avait lieu dans le logement de leur ami(e).

46La prise en compte des multirésidences modifie donc les définitions des catégories de ménages et de familles : l’entourage déborde les limites du logement, les personnes circulent entre leurs logements, ce qui impose de définir la famille de chacun au-delà des habitants permanents de son seul logement (Bonvalet et Lelièvre, 2012). Si l’on ignore ces situations, les familles paraissent davantage éclatées qu’elles ne le sont en réalité. Les familles à distance, réparties sur plusieurs logements, sont invisibles pour les opérations statistiques qui privilégient le logement comme unité de vie des individus. Les situations de multirésidence peuvent aussi correspondre, surtout pour les enfants, mais également pour les adultes, à des situations complexes (deux maisons, deux familles).

47Reconstituer les familles dans toute leur complexité nécessite donc non seulement de dépasser le cadre du logement pour représenter l’ensemble des personnes liées par des relations de parenté qui en font une famille, mais aussi de définir des règles organisant l’articulation entre un comptage identique de tous les habitants, et un comptage différent des familles, en repérant précisément les appartenances multiples. Les règles habituelles du recensement supposent que chaque individu ne l’est que dans un logement, au sein duquel sa famille est définie (Trabut et al., 2015). En l’absence de règle simple et claire permettant aux habitants de se situer de manière unique, les règles énoncées ne sont pas suivies en pratique. Il devient alors nécessaire de repérer explicitement les situations de multirésidence pour éviter qu’elles ne déforment l’observation des « familles » et des individus. Les familles multisituées sont donc non seulement difficiles à repérer en tant que telles, mais également sources d’erreurs d’estimation pour les opérations statistiques qui les ignorent.