I. La famille dans la distance : une perspective partagée à revisiter

1Face au caractère changeant des territoires et des sociétés, les individus sont sans cesse amenés à se (re)positionner dans l’espace afin de favoriser leur accès (ou celui des autres) à des ressources diverses mais inégalement réparties. Les choix de localisation supposent souvent des arbitrages complexes prenant en compte cette donnée essentielle que constitue la proximité ou l’accessibilité du réseau familial relativement aux autres lieux de vie et d’activités dans la prise de décision individuelle. C’est ce point de départ qui a conduit à croiser différentes disciplines de recherche1 à partir d’un principe d’analyse plaçant la famille comme assise sociale des pratiques spatiales.

2Comment rendre compte, mais aussi mesurer et comprendre la manière dont fonctionne la famille à distance ? En d’autres termes, comment appréhender un phénomène, par essence multiple, à plusieurs dimensions, et qui couvre des groupes d’individus qui sont, par définition, géographiquement dispersés ?

3Contrairement au ménage, défini comme étant circonscrit aux cohabitants d’un logement, la famille comprend un ensemble de parents qui ne résident pas nécessairement ensemble. Le groupe familial, au-delà du ménage, se déploie sur un territoire aux contours extrêmement variés. Il est tissé de liens dont la composition change au fil des alliances, des naissances et des recompositions familiales, et dont l’implantation se modifie au gré des mobilités de chacun.

4Envisager l’espace de ces liens potentiels ou établis pose le défi de pouvoir localiser l’implantation des membres du groupe familial et les activités des personnes. Le prisme de la localisation des familles confère à l’espace le statut d’analyseur des relations intra et intergénérationnelles.

5Il permet aussi de considérer le jeu entre proximité et éloignement et de revisiter ainsi les évidences fragiles que sont : l’accroissement de l’isolement des personnes, l’équation distance géographique et rupture des liens, l’importance de la résidence principale comme socle de la stabilité et de la continuité familiales.

6Si cette préoccupation partagée n’est pas nouvelle, la somme des contributions rassemblées ici voudrait en constituer une étape supplémentaire, prolongeant une réflexion déjà ancienne issue à la fois de chercheurs spécialistes de la famille, des mobilités, de la ville, des dynamiques de peuplement et travaillant dans des contextes forts dissemblables, que ce soit dans des pays du Nord ou du Sud. Leurs travaux ont permis de développer des méthodes inscrivant les trajectoires résidentielles des individus dans un environnement socio-spatial, au sein duquel la famille, considérée dans un espace de dimension plus large constitué par un « système résidentiel familial » ou un « entourage », tient une place prépondérante. C’est notamment à la faveur de recherches sur la mobilité en Afrique et en Amérique latine que le concept de « système résidentiel » a vu le jour et a permis d’observer la diversité des formes de mobilité. L’approche centrée sur les individus s’est élargie aux unités familiales spatialement réparties sur le territoire. Le concept d’« entourage », proposé par des équipes de recherche en France, définit le groupe des proches de la famille et de la sphère amicale qui constitue l’univers relationnel, au-delà de la corésidence au sein du ménage. Ces concepts, qui ont largement contribué à une meilleure connaissance des relations familiales, des mobilités et des pratiques résidentielles dans des contextes métropolitains ou nationaux, sont par exemple aujourd’hui aussi utiles pour enrichir les recherches sur les migrations internationales que celles portant sur les relations intergénérationnelles.

7Dans la somme des travaux récents menés en sciences sociales sur les mobilités spatiales, le poids des recherches sur les migrations internationales s’est particulièrement renforcé. Ce champ de recherche s’est progressivement emparé de la famille comme unité d’analyse pertinente entre l’individu et les collectifs de migrants : un recentrage à mettre en lien avec le développement des études sur le transnationalisme, et avec une forme d’insatisfaction théorique à comprendre les migrations actuelles à partir des seuls comportements individuels.

8Dès lors, le défi qui s’impose aux chercheurs est d’élaborer ou de faire intervenir des concepts permettant d’analyser le fonctionnement des familles dispersées à l’échelle internationale. La prise en compte d’une échelle supranationale aide à développer ces notions au-delà de leur usage initial tout en posant de nouveaux problèmes méthodologiques souvent inhérents à la nature des données et au cloisonnement national des sources statistiques. En la matière, la famille, longtemps prisonnière des « murs du logement », peut l’être aussi par rapport à des frontières nationales alors que les mouvements internationaux contemporains impliquent de considérer une nouvelle échelle de dispersion.

9Or, l’étude de ces liens familiaux déployés dans l’espace nécessite des données particulières (qu’elles soient quantitatives ou qualitatives) et suscite des approches qui, en démographie, en sociologie, en géographie ou en économie appréhendent à la fois dans ces disciplines respectives et de manière complémentaire le fonctionnement du groupe familial et son implantation territoriale.

10Dans le champ des études francophones menées sur la mobilité et la famille, les principales évolutions sociétales et professionnelles confirment la nécessité de considérer à la fois la dimension spatiale des pratiques résidentielles et l’ouverture internationale du cadre d’analyse. En France, les travaux sur la mobilité spatiale intègrent de plus en plus la dimension internationale des pratiques, tout comme les travaux sociologiques sur le couple, le vieillissement, le télétravail se soucient, même encore timidement, des implications ou effets de la distance et du rôle de l’espace dans les pratiques et les comportements individuels.

11En dépit de l’accumulation de connaissances dans ces différents champs de recherche et parties du monde, les concepts employés dans le cadre d’une approche spatialisée de la famille n’ont que rarement fait l’objet d’une discussion théorique aboutie ou d’échanges d’expériences sur la famille à distance. Comment alors, par exemple, faire dialoguer des recherches francophones sur la famille et les mobilités qui partagent le constat de la prévalence d’une proximité géographique de la parenté dans des contextes nationaux variés, avec des études portant sur les migrations internationales qui, au contraire, insistent sur la dispersion et l’éloignement des membres de la parenté dont le fonctionnement à distance est incarné par la famille transnationale ? Peut-on en retirer des pistes de réflexion et des voies nouvelles pour de futures recherches ?

12Un rapide inventaire des concepts auxquels ont recours les auteurs dans cet ouvrage suffit à montrer la diversité des approches. Les divergences majeures se situent dans la lecture des échelles géographiques et des contours familiaux : le « village multisitué » se déployant à l’échelle internationale et impliquant des fratries, et le couple non cohabitant dont les membres résident dans la même commune représentent ici les deux extrémités de l’étendue géographique d’une part, et de la composition familiale d’autre part.

13Les liens scientifiques tissés entre chercheurs de différentes institutions (Ined, Migrinter…) ont permis d’établir des passerelles entre des disciplines, des terrains d’étude mais aussi des approches diversifiées. L’effort fourni ici par chacun pour mettre en relief la dimension spatiale et multiscalaire des fonctionnements familiaux aboutit à un dialogue entre des notions bien spécifiques qui irrigue plusieurs champs théoriques, les faisant circuler entre des milieux scientifiques qui ne se côtoient pas ou peu. Ainsi, ces réflexions autour de la famille à distance ont permis de faire tomber des barrières et ouvrent la voie à de nouvelles réflexions.

II. Les fondements du projet

14Initialement, l’impulsion de ce travail collectif est née d’un projet fondé autour de la dernière mouture de l’enquête Famille2, et plus précisément au sein du groupe pluridisciplinaire d’exploitation des données de l’enquête Famille et logements 2011.Son principal objectif était de procurer des informations sur la famille au-delà du ménage, permettant ainsi d’appréhender l’espace où circulent ses membres et de saisir comment l’espace « fait sens » en participant à la construction du lien familial.

15Elle s’est nourrie des débats et des échanges sur les travaux menés en commun ou comparés, à partir des données de l’enquête Famille et logementsmais également en s’ouvrant à d’autres sources quantitatives et qualitatives.

16Ayant dépassé le constat d’une variété d’approches et d’intérêts disciplinaires pour ce thème, cet ouvrage propose donc d’aborder finement les aspects de définitions et de méthodes relatifs aux familles à distance ; il rassemble aussi une somme très variée de résultats de recherches empiriques, décrivant précisément divers aspects du fonctionnement des familles à distance. Que la famille s’étende au-delà de frontières administratives et/ou sur des distances considérables, que les liens s’organisent à proximité mais dans une alternance hebdomadaire, mensuelle ou annuelle, l’objectif de cet ouvrage est d’explorer sur les plans conceptuel, méthodologique et empirique, la question des territoires et du fonctionnement à distance de la famille.

17Comme le montre la somme de nos travaux, les lieux d’implantation de la famille résultent d’un ensemble de choix et de contraintes, qui dépendent de l’issue de projets migratoires, résidentiels, familiaux et conjugaux, ou de carrières professionnelles. Ils sont les révélateurs de mutations économiques et sociétales susceptibles de modifier les normes de fonctionnement de la famille (rôles sociaux de chacun des membres, maintien des solidarités et nouvelles pratiques de cohabitation). Les configurations observées à un moment donné ne peuvent être comprises qu’en référence à un contexte et à une histoire. Ainsi, nous envisageons les implications du maintien des relations entre les membres d’une famille dispersée en plusieurs lieux. Quels ancrages territoriaux celles-ci révèlent-elles ? Quelles formes de solidarités se manifestent ? Quels ajustements sont opérés ? Quelles dynamiques biographiques ces pratiques présentent-elles ? N’y a-t-il pas, finalement, une remise en cause des normes qui fondent la définition de la famille ?

18Les résultats présentés tirent parti de huit sources de données quantitatives et de six enquêtes qualitatives conduites dans plusieurs pays du Nord (France et DOM, Espagne, Portugal, Royaume-Uni) et du Sud (Colombie, Sénégal, Haïti). Cette richesse de contextes permet d’envisager les modalités du fonctionnement à distance des familles et leurs rapports aux normes de façon nuancée. C’est donc autour des sources et résolument adossé à la production de résultats empiriques que cet ouvrage apporte une contribution à une meilleure définition de la famille à distance, renforçant ainsi la confrontation de points de vue de la part de chercheurs travaillant tant sur les migrations internationales, que sur les mobilités résidentielles (internes), professionnelles, sur la famille et sur les relations intergénérationnelles.

Les enquêtes ayant servi de base à l’ouvrage

III. Les grandes thématiques de l’ouvrage

19Notre propos s’articule autour de trois parties qui déclinent la famille à distance sous l’angle de perspectives plurielles de la famille et de son territoire ; sous celui de l’analyse des configurations spatiales produites par la distance et enfin, par l’étude de modes de vie spécifiques.

20La première partie, « Perspectives plurielles sur la famille et son territoire », fait état de la diversité de concepts et de pratiques qui permettent d’incarner la famille à distance. Celle-ci peut en effet prendre des formes très variées inscrites dans un espace à géométrie variable, concerner un groupe de plus ou moins grande dimension et constituer une situation plus ou moins durable. Dans le champ d’étude des migrations internationales, la famille tend également à s’affirmer comme une unité d’analyse pertinente des comportements migratoires. On voit, à travers plusieurs contributions de géographes, démographes et sociologues, comment se maintiennent et s’organisent les fonctionnements familiaux malgré la distance et les frontières. Cela étant, le rôle primordial de la famille pour comprendre les pratiques de multirésidence ou de circulation, se manifeste aussi dans le cadre de situations plus courantes et à une échelle géographique plus réduite.

21L’identification de lieux stables et variés de l’implantation territoriale de la famille n’est pas chose aisée dans la mesure où les recensements considèrent généralement les individus dans une seule « résidence habituelle » et les enquêtes ménages n’envisagent les relations familiales qu’au sein du logement. Néanmoins, de grandes enquêtes permettent dorénavant de conjuguer l’analyse des liens et des distances, qu’il s’agisse d’enquêtes nationales sur la famille ou d’enquêtes sur les migrations.

22La deuxième partie de l’ouvrage, « Configurations spatiales, distances et liens sociaux » décrit, mesure et analyse plusieurs formes territoriales à partir de ces données variées (EFL, Mafe, ERFI, MFV) afin de mieux cerner la fréquence et le fonctionnement des familles à distance. Plusieurs questions sont alors abordées : quelle incidence la distance peut-elle avoir sur des couples qui ne vivent pas sous le même toit ? Quel peuvent être le rôle et l’impact d’une distance spatiale dans l’exercice des liens conjugaux, familiaux et intergénérationnels ? Enfin, nous nous demanderons si la distance prend la même signification selon qu’il existe ou non des frontières étatiques entre membres de la famille.

23La mise en évidence de fonctionnements familiaux à distance aboutit également à s’interroger sur l’évolution des modes de vie, qui changent avec les grandes transformations économiques et sociétales, l’urbanisation et les dynamiques migratoires qui leur sont associées.

24La troisième partie, « Quand la distance caractérise le fonctionnement familial », traite de situations familiales définies par l’éloignement, qu’il s’agisse de prise de distance vis-à-vis de ses proches, de formes de travail qui structurent les relations familiales ou encore d’éloignement lié à la migration. Des situations très contrastées sont présentées, qui vont de la maîtrise de la distance pour maintenir les solidarités familiales à un isolement physique qui accentue un isolement social, avec entre ces deux extrêmes, des arrangements trouvés pour maintenir le lien malgré la distance ou la mobilité. Au sein de ces arbitrages, on voit comment les liens conjugaux peuvent s’ajuster en fonction du lien parental.

25Ces quinze contributions offrent donc des visions variées mais complémentaires de l’évolution et de l’adaptation des dynamiques familiales contemporaines. Par leurs différents angles de vue, elles plaident pour conférer un rôle toujours de premier ordre aux configurations spatiales dans l’étude des relations familiales.