1L’objectif de cette préface est de se demander en quoi il peut être pertinent de lire le manuel de Daniel Courgeau aujourd’hui, malgré le changement de contexte depuis la fin des années 1980, période de la première édition. En nous appuyant sur une description succincte de ce changement de contexte, nous montrerons que les apports théoriques de l’ouvrage restent intacts et que la démarche – suivie par Daniel Courgeau – de revue critique et de production des sources a été poursuivie et doit continuer à l’être.

2Parmi les changements observés depuis 1988, il est intéressant de noter que la nature des mobilités a changé. Le processus d’urbanisation a considérablement progressé depuis : aujourd’hui, plus d’un terrien sur deux vit en milieu urbain, contre 42 % au milieu des années 1980. Dans de nombreux pays, les migrations inter- et intra-urbaines sont désormais plus fréquentes que les migrations rurales-urbaines. En outre, à la faveur de la mondialisation, les migrations internationales occupent une place majeure dans l’espace médiatique. Si Daniel Courgeau s’adressait à un public de chercheurs et de décideurs publics menant des politiques de « redistribution spatiale de population », c’est aujourd’hui la gestion des flux migratoires internationaux que la démographie éclaire, notamment avec certains indicateurs formalisés par l’auteur en 1988, comme les soldes migratoires apparents. Enfin, la mobilité quotidienne, objet de recherche relativement récent dans les années 1980, est actuellement perçue comme révélatrice d’inégalités sociales et vectrice de nuisances environnementales, et sa mesure est devenue une donnée sensible.

3Il convient aussi d’insister sur les apports théoriques de l’ouvrage. Le chapitre 1, sans doute le plus cité, a contribué à renouveler l’analyse des migrations en mettant en relation les différentes échelles spatiales et temporelles de la mobilité. L’auteur recommande de ne pas considérer chaque type de mobilité de façon segmentée, mais de les appréhender de manière articulée. Daniel Courgeau invite ainsi à « dépasser le concept de migration » qui, « habituellement mesurée, ne constitue que l’infime partie visible d’un iceberg, où de nombreuses formes de mobilité sont occultées par une définition trop étroite » (p. 42). De même, fruit des interactions que le polytechnicien a eu avec des géographes comme Torsten Hägerstrand ou Denise Pumain, ce premier chapitre rappelle la nécessité, pour appréhender la mobilité, de prendre en compte les changements de logements et d’espaces de vie plutôt que les seuls changements de lieu de résidence. La notion d’espace de vie offre la possibilité de considérer certains déplacements temporaires, tels que les navettes, les déplacements vers des lieux de vacances, les résidences de parents et d’amis, mais aussi d’envisager une extension du concept de mobilité individuelle à des unités sociales de plus en plus complexes, telles que la famille ou un réseau plus large.

4Enfin, les méthodes de mesure envisagent deux sources majeures pour étudier la mobilité. D’une part, celle-ci peut être mesurée indirectement et partiellement grâce aux sources classiques de la démographie que sont le recensement et les registres de populations. D’autre part, des enquêtes spécifiques permettent d’étudier la mobilité de manière approfondie et longitudinale. Alors que l’usage des registres et des recensements perdure, les enquêtes biographiques sur la mobilité se sont répandues dans les années 1990 et 2000, notamment en Europe, en Afrique de l’Ouest et en Amérique latine. Cette préface retracera cette diffusion méthodologique. Toutefois, une nouvelle source est apparue depuis. Des données telles que les traces numériques et notamment GPS, laissées par les utilisateurs de téléphones mobiles et d’applications, sont désormais collectées massivement par le secteur privé. Au-delà du changement de paradigme que cela implique pour la statistique, autrefois quasi-monopole de la puissance publique de l’État-Nation souverain et désormais monnayée par des multinationales sur le marché des données, leur émergence implique un bouleversement majeur en matière de mesure de la mobilité. On passe ainsi d’une approche discrète et déclarative des déplacements à une approche continue – pour peu que l’usager ne désactive pas sa géolocalisation – et non déclarative. Les différents indicateurs développés par Daniel Courgeau peuvent donc trouver un formidable terrain d’application grâce à ce renouvellement des sources disponibles, si tant est que les chercheurs veillent, à l’image de l’auteur, à développer une réflexion critique sur ces nouvelles sources.

I. Évolution des mobilités et de la demande sociale de mesure des mobilités

5« Mobilité généralisée », « modernité liquide », « sociétés fluides » : ces expressions qui ont suscité des controverses dans les disciplines de la sociologie et de la géographie à partir des années 2000 témoignent avant tout d’un intérêt renouvelé pour les questions de mobilités spatiales, mais aussi des transformations profondes qu’ont subies les formes de déplacement humain et l’organisation des sociétés (Gallez et Kaufmann, 2009).

6Sans entrer dans ces débats, cette préface entend plutôt décrire le changement du contexte mobilitaire entre la première édition du présent ouvrage, dans les années 1980, et sa réédition de 2020, à partir d’une grille de lecture s’appuyant sur le modèle de la transition de la mobilité (Zelinsky, 1971). Cette transition fait référence à une évolution des formes de mobilité dominantes au fil de la modernisation des sociétés et de leur transition démographique, dont on peut retenir quatre hypothèses qui éclaireront notre première partie.

• 1. Augmentation des migrations rurales-urbaines pendant la transition démographique.
• 2. Diversification des mobilités dans les sociétés les plus modernisées, avec ralentissement de l’exode rural et augmentation relative des migrations interurbaines et des mobilités résidentielles intra-urbaines.
• 3. Augmentation des circulations longue distance, notamment internationales, dans la phase post-transitionnelle.
• 4. Déclin des différentes formes de mobilité qui arrivent à une forme de saturation et dont une partie est substituée par le développement des systèmes de communications et de distributions.

7Cette dernière étape fait écho aux débats de la période actuelle autour d’enjeux écologiques qui annonceraient une phase « post-carbone »

8La préface retracera enfin sommairement l’évolution de la demande sociale de mesure des mobilités entre le contexte des années 1980 et celui des années 2010. Bien que les formes de mobilité qui attirent l’attention médiatique et politique ne soient pas le décalque des mobilités effectivement dominantes, cette demande oriente de facto la mesure et in fine les mobilités observées.

1. Les migrations internes dans les années 1980 : une préoccupation plus importante que les migrations internationales

9En août 1984 a lieu, à Mexico, une conférence internationale de population chargée, par le Conseil économique et social des Nations unies, de discuter de la mise en œuvre du plan mondial (Vallin, 1984, p. 23). Parmi les principaux objectifs de cette conférence, on note une préoccupation majeure qui concerne la redistribution spatiale de la population. Chiffres de deux enquêtes des Nations unies à l’appui, Daniel Courgeau rappelle en effet que, à la fin des années 1970, la répartition spatiale des populations est considérée comme un problème pour la plupart des pays du monde, à l’exception des États contraints, en termes d’aménagement du territoire, par une très faible superficie nationale. En France, l’ampleur des flux du rural vers l’urbain étant au centre des préoccupations des chercheurs et de la statistique publique dans les années 1950 et 1960 (Bonvalet et Brun, 2002), la centralisation des flux par la capitale est alors perçue négativement, et les années 1960 vont voir le développement de politiques volontaristes via la création des métropoles d’équilibre, qui visent à impulser des processus de développement régional pour rééquilibrer le territoire.

10La question de la distribution de la population est jugée encore plus problématique par les pays d’Amérique latine et d’Afrique. De surcroît, la majorité de ces pays considèrent alors qu’il s’agit, avec la maîtrise de la fécondité et la réduction de la mortalité infantile et maternelle, d’une urgence en matière de politique de population. Dans ces pays en effet, en particulier les États latino-américains qui hébergent la conférence de 1984, les trois dernières décennies précédant la parution de Méthodes de mesure de la mobilité spatiale ont vu d’importants flux migratoires internes en provenance des zones rurales contribuer massivement à la croissance des grandes villes. D’après les données de la Banque mondiale (2020), seulement un tiers de la population mondiale vivait dans une zone urbaine en 1960, contre quatre personnes sur dix en 1980. En 2010, la population mondiale est entrée dans une phase avancée d’urbanisation : plus de la moitié de sa population est désormais urbaine.

11Les politiques de redistribution spatiale qui émergent à l’issue de la conférence de Mexico reposent sur quatre propositions ayant pour objectif d’endiguer l’accroissement migratoire des grandes villes (Cosio-Zavala et López Gareri, 2004). Sont ainsi envisagés :

• des politiques de maintien et de rétention de la population sur les lieux de départ à l’aide d’investissements et de développement des lieux d’origine ;
• des politiques de déviation et de réorientation des flux migratoires pour changer les destinations urbaines des migrations internes et réduire les flux vers les grandes métropoles en développant l’attractivité des destinations alternatives ;
• des projets de colonisation agricole de zones non anthropisées ;
• des politiques de décentralisation du pouvoir politique et économique en faveur des villes moyennes.

12À l’heure de cette réédition, au début de la décennie 2020, les migrations rurales-urbaines occupent une place moins importante dans les dynamiques démographiques, au profit des mobilités résidentielles inter et intra-urbaines. Au contraire, à la faveur de la mondialisation, les migrations internationales occupent une place majeure dans l’espace médiatique et leur poids dans la population mondiale atteint 3,5 % en 2019, contre 2,9 % en 1990, alors que ce phénomène ne figurait pas dans le sous-titre de l’édition de 1988 (« Migrations internes, mobilités temporaires et navettes »). Si cette absence de prise en considération des migrations internationales dans le manuel se justifie, aux yeux de l’auteur, par le fait que « la consolidation des frontières internationales, la mise au point de méthodes de mesures propres aux déplacements internationaux, rendent les déplacements internationaux suffisamment différents pour [ne pas avoir] à les traiter ici », on peut aussi faire l’hypothèse d’une moindre demande sociale, dans les années 1980, à étudier les migrations internationales par rapport aux migrations internes et, plus largement, aux mobilités résidentielles. L’étude de l’évolution des occurrences des expressions international migration, internal migration et residential mobility dans les ouvrages numérisés par Google Books1 sur la période 1900-2008 (figure 1) étaye bien l’hypothèse d’un glissement progressif des mobilités spatiales faisant l’objet d’une attention scientifique et médiatique. Alors que les migrations internes et les mobilités résidentielles atteignent leur maximum d’occurrences dans les ouvrages publiés à la fin des années 1970, la citation de l’expression « migration internationale » dépasse en nombre celle des expressions « mobilité résidentielle » en 1980 et « migration interne » au début des années 1990. Si la période couverte par cette étude s’arrête à 2008, on peut supposer que la crise migratoire de 2015 n’a fait qu’amplifier l’attention portée aux migrations internationales.

Figure 1. Occurrence des expressions «international migration », « internal migration » et « residential mobility » dans les ouvrages en anglais numérisés par Google Books, selon l’année de publication

2. Les navettes domicile-travail dans les années 1980 : une perception problématique dans un contexte d’étalement urbain

13Un autre terme suscite moins l’attention scientifique et médiatique aujourd’hui. C’est celui de « navette », notion française introduite en démographie par Daniel Courgeau et traduction de l’anglais commuting. Face à l’étalement généralisé des grandes villes, la dyade lieu de résidence-lieu de travail (deux lieux désormais spatialement distincts) permet de simplifier l’espace de vie, défini par l’auteur comme l’ensemble de « tous les […] lieux avec lesquels l’individu est en rapport ». Ainsi, les navettes ou migrations alternantes domicile-travail apparaissent comme l’incarnation de la ville « salariale » des Trente Glorieuses. Selon cette vision, les bassins de vie sont confondus avec les bassins d’emploi et l’observation de la mobilité quotidienne se limite à l’étude des déplacements domicile-travail, les questions posées lors du recensement ne s’intéressant pas à d’autres lieux que celui de résidence et d’activité professionnelle (Commenges et Fen-Chong, 2017).

14À l’instar des migrations internes, l’intérêt scientifique et médiatique pour les navettes semble moindre aujourd’hui. En témoigne l’évolution des occurrences du terme commuting dans la bibliothèque de Google Books (figure 2). Ainsi, le pic de mention du terme correspond au milieu des années 1970. Selon Commenges et Fen-Chong (2017), l’intérêt pour les navettes domicile-travail qui se déploie à partir des années 1950 dans plusieurs disciplines, comme la démographie, l’économie ou la géographie, doit être rattaché à la problématique du déséquilibre, qui s’inscrit dans le sillage d’une métaphore organique et machiniste de la ville et du réseau urbain. Les navettes ne sont dès lors « pas un objet d’étude en soi » mais « le symptôme d’un déséquilibre dans la localisation des logements et des activités » (Commenges et Fen-Chong, 2017, p. 344), entre la population domiciliée et la population présente2. La problématique du déséquilibre s’est depuis muée en questionnements sur les inégalités dans l’accès aux emplois, aux services publics, aux transports, aux aménités urbaines, etc. (Orfeuil et Ripoll, 2015).

Figure 2 . Occurrence des termes « commuting » et « sustainable transport » dans les ouvrages en anglais numérisés par Google Books, selon l’année de publication

15Depuis ce maximum d’occurrences dans les années 1970, le terme commuting, même s’il reste fréquemment utilisé dans les littératures scientifiques et grise, poursuit un déclin relatif, au profit d’autres expressions comme « mobilité quotidienne » – qui devient un concept et un objet de recherche structurant (Commenges, 2013) – ou, plus récemment, « mobilité durable » ou « écomobilité » (sustainable transport en anglais). Ces termes renvoient à une autre façon d’aborder la mobilité spatiale des individus et à une tout autre métrique que la distance géographique pour les mesurer. On pense bien sûr à l’empreinte carbone des mobilités quotidiennes que les recommandations préconisent de réduire.

16À cette urgence à agir sur la distribution spatiale de la population, symbolisée tantôt par les problématiques des pays du Sud dont les très grandes villes se développent à grande vitesse, tantôt par celles des pays du Nord où la périurbanisation a mis en lumière les difficultés liées aux navettes domicile-travail (accroissement des distances, congestion, pollution), répond en amont l’urgence du besoin de mesurer la mobilité spatiale et en particulier les migrations internes, qui occupent une place centrale dans le manuel. C’est à cette urgence que la publication de cet ouvrage tente d’apporter une réponse. Au vu des contextes historique et urbain dans lesquels ce manuel a été publié la première fois, on comprend mieux pourquoi Daniel Courgeau adresse son ouvrage – entre autres – à des « décideurs publics menant des politiques de redistribution spatiale de population ». La mesure des migrations et, plus largement, des mobilités n’est pas uniquement une préoccupation de chercheurs ; elle est aussi une métrique sur laquelle peut et doit agir le pouvoir politique. Cette mesure s’inscrit dans le contexte de la planification rationnelle et de la problématique du déséquilibre qui se déploie en trois étapes :

• développer un discours sur le déséquilibre ;
• consolider les dispositifs permettant de le mesurer ;
• imaginer des politiques publiques pour lutter contre ses conséquences jugées néfastes (Massé, 1965, cité par Commenges et Fen-Chong, 2017).

17Selon ce schéma de la gestion du déséquilibre, les méthodes de mesure s’inscrivent totalement dans ce deuxième volet.

3. L’évolution des mobilités temporaires depuis les années 1980

18Qu’en est-il de l’évolution des mobilités temporaires, des mobilités circulaires, des circulations ? Elles font partie d’une « grande variété de déplacements habituellement de courte durée, répétitifs ou cycliques, ayant en commun l’absence de toute intention déclarée d’un changement de résidence permanent ou durable » (Dupont et Dureau, 1994, p. 805-806).

19Dans les années 1980, on observe une prise en compte des mobilités temporaires, et notamment des circulations, par la recherche scientifique dans les pays du Sud (Reborrati, 1986). On peut comprendre l’intérêt de la demande sociale, à l’époque, pour cette forme de mobilité : contribution aux dynamiques urbaines et dynamisation économique des espaces ruraux à travers leurs échanges avec les espaces urbains. Les populations « flottantes », c’est-à-dire les populations présentes dont la résidence principale est ailleurs, sont en effet souvent mal observées par la statistique publique, alors qu’elles peuvent avoir des effets très forts sur les territoires, par exemple pour des villes industrielles avec un fort besoin de main-d’œuvre3, des territoires agricoles ou touristiques dont la population subit de fortes variations saisonnières ou, tout simplement, des grandes villes qui captent une large diversité de flux4.

20L’attention grandissante pour les formes de mobilité temporaire dans les pays du Nord s’expliquerait principalement par la démocratisation des transports. Lorsque Daniel Courgeau évoque la mobilité temporaire dans un cadre professionnel, il fait implicitement référence à trois secteurs d’activité : les businessmen et leurs voyages d’affaires, les ouvriers de chantier et les travailleurs agricoles saisonniers. Or ces mobilités temporaires se sont démocratisées depuis, avec l’augmentation des vitesses et la réduction des coûts de déplacement. S’il est difficile de soutenir l’hypothèse de Zelinsky selon laquelle les circulations auraient augmenté – faute d’un appareil de mesure de ces circulations –, on peut a minima affirmer que leurs distances et durées se sont considérablement modifiées : « Par exemple, l’ouvrier agricole qui cueille les fruits dans la vallée du Rhône et qui jadis franchissait le Massif central ou descendait la vallée de la Durance traverse aujourd’hui la Méditerranée ou l’Europe d’est en ouest » (Imbert, 2014, p. 20-21).

21Quant aux mobilités touristiques, leur faible occurrence dans l’ouvrage témoigne non pas d’une absence du phénomène, mais d’une perception moins problématique à l’époque de cette forme de mobilité. En 1995, l’Organisation mondiale du tourisme comptait 500 millions d’arrivées de touristes internationaux par an. En 2018, ces arrivées s’élèvent à près d’1,5 milliard. Localement, ce tourisme de masse a fait naître de nouvelles problématiques en matière de soutenabilité. Un tel phénomène soulève de nouvelles inquiétudes, que l’on songe à la muséification des centres-villes – voire de villes entières comme Venise – ou à l’expulsion résidentielle des habitants face à la pression exercée par les plateformes de type Airbnb (Aguilera et al., 2019).

22Ainsi, le contexte des mobilités a considérablement changé depuis la première édition du manuel, en 1988. Le processus d’urbanisation s’est poursuivi à l’échelle planétaire, et la majorité de la population vit désormais en ville ; dans les pays du Sud qui ont atteint un stade d’urbanisation avancé, la croissance des métropoles repose davantage sur le mouvement naturel que sur le mouvement migratoire, et les mobilités résidentielles inter- et intra-urbaines sont plus fréquentes que les migrations internes rurales-urbaines. De manière générale, au Sud comme au Nord, les problématiques urbaines renvoient beaucoup moins à l’afflux de migrants internes qu’à la soutenabilité des déplacements urbains quotidiens et, dans les villes très touristiques, à celle de l’accueil de millions de touristes chaque année. Néanmoins, les approches proposées par Daniel Courgeau dans un autre contexte n’ont rien perdu de leur pertinence et restent parfaitement adaptées à la nouvelle conjoncture de la mobilité. Parmi celles proposées dans le présent manuel, la mise en relation des lieux de résidence et des lieux de travail – et plus généralement de l’ensemble des lieux de l’espace de vie entre eux – mérite d’autant plus notre intérêt que ces espaces de vie se sont généralement élargis avec la réduction des distance-temps et l’augmentation des vitesses, l’accessibilité accrue des diverses formes de transport et l’ouverture du champ des possibles pour la mobilité résidentielle. Quant aux flux migratoires internationaux, non couverts par l’ouvrage et qui semblent être devenus, avec les mobilités durables, au cœur des préoccupations médiatiques et politiques, la plupart des méthodes de mesure développées dans ce livre sont adaptées à cette catégorie de mobilité spatiale. Pour n’en citer qu’une, ce que Daniel Courgeau appelle la « migration nette mesurée de façon indirecte » (chapitre 8) est un indicateur extrêmement utilisé dans l’étude des flux migratoires internationaux, même s’il porte un autre nom, celui de « solde migratoire apparent ».

II. Les apports théoriques des Méthodes de mesure de la mobilité spatiale

23L’introduction et le chapitre 1 de l’ouvrage rassemblent un ensemble de positions théoriques que l’auteur défendait déjà depuis plusieurs années. Aux côtés de démographes, géographes et sociologues travaillant sur des pays du Nord comme du Sud, il a contribué à ouvrir des brèches entre disciplines et champs de recherche dont les impacts en termes de développements théoriques et méthodologiques ont été retentissants. S’il reste encore beaucoup à faire en ce sens, un grand chemin a été parcouru depuis une cinquantaine d’années, par exemple en ce qui concerne l’étude de la mobilité résidentielle (Bonvalet et Brun, 2002 ; Dureau et Imbert, 2014).

1. Une contribution aux transferts de méthodes et d’objets de recherche entre disciplines

24Daniel Courgeau entre à l’Ined en 1966 en préparant une thèse sur les champs migratoires en France. Cette thèse, publiée à la fin des années 1960, s’inscrit dans un contexte où la migration et, plus généralement, les mobilités spatiales apparaissent comme un phénomène déconsidéré par la science, notamment par la démographie qui tend à les reléguer au rang de phénomène venant perturber l’étude de la fécondité et la mortalité (Piché, 2012). Comme l’annonce l’auteur sur sa page Internet, « la démographie, qui s’est longtemps préoccupée du temps aussi bien historique qu’individuel, laissait [alors] largement de côté ses aspects spatiaux. Dès 1968, [il entreprit] d’étudier la mobilité et les rapports entre l’homme et son espace vécu, dans une approche spatiotemporelle synthétique, indispensable pour ces phénomènes » (Courgeau, 2006).

25Cet intérêt précoce pour les mobilités spatiales et les migrations en font un pionnier dans la démographie francophone, aux côtés d’autres collègues démographes, en particulier de l’Office de la recherche scientifique et technique outre-mer (Orstom, devenu Institut de recherche pour le développement, ou IRD, en 1998) ou de l’Institut national des études démographiques (Ined), comme Michel Picouet, André Quesnel, Philippe Collomb, André Beltramone ou encore Victor Piché. Des réflexions particulièrement stimulantes semblent alors prendre place dans les rencontres internationales, notamment lors du IV^e Colloque de démographie africaine qui se tient à Ouagadougou en janvier 1975. Cet événement, qui a réuni plus de soixante-dix participants, mettait en exergue les migrations, thème qui fait alors l’objet de dix-huit communications dont quatre sont citées dans le manuel (Clairin, 1975 ; Courgeau, 1975 ; Picouet, 1975 ; Quesnel et Vaugelade, 1975). Parmi les participants, Rémy Clairin et André Quesnel (Orstom) présentent les enquêtes sur les migrations en Haute-Volta (actuel Burkina Faso) réalisées dans les années 1960 et 1970, enquêtes qui constituent un exemple d’application des méthodes de collecte proposées dans le manuel et qui en ont inspiré d’autres. On peut également citer la participation de Michel Picouet (Orstom), qui communique sur les résultats d’une enquête sur les migrations à Tunis dans les années 1970. Et, bien sûr, Daniel Courgeau, qui présente une communication intitulée « Le concept de migration ». Selon le compte rendu du colloque dans la revue Population, « les discussions relatives aux migrations ont porté surtout sur les définitions et les concepts, ainsi que sur les divers problèmes rencontrés au cours des enquêtes qui ont été réalisées ; la situation de résidence a tout particulièrement retenu l’attention avec ses nombreuses implications (population légale et de fait, définition des migrations temporaires et des migrations durables, calcul des taux démographiques, etc.) » (Population, 1975, p. 601). On retrouve là plusieurs entrées sur l’objet migration (définition, collecte, mesures) qui irriguent cet ouvrage tout au long de ses chapitres.

26Un des apports théoriques majeurs de ces débats des années 1970, dont ce livre présente une synthèse, est la complexification de l’approche de la migration. On passe de l’observation des changements d’une seule localisation dans l’espace géographique à celle des changements portant sur plusieurs localisations, liés à un individu ou à un groupe. Synthétisée par André Beltramone (1975) et reprise par Daniel Courgeau tout au long de cet ouvrage, cette nouvelle approche permet de définir quatre types de modifications d’un ensemble de localisations :

• diffusion ou extension lorsqu’apparaissent de nouveaux lieux qui s’ajoutent à l’ensemble préalable ;
• glissement lorsque disparaissent une partie des localisations qui composaient l’ensemble préalable et en apparaissent de nouvelles ;
• contraction lorsque disparaissent des localisations composant l’ensemble sans qu’en soient ajoutées de nouvelles ;
• transplantation lorsque la totalité des localisations ont été modifiées et que rien n’est conservé de l’ensemble précédent.

27Une telle approche peut s’appliquer à la fois aux groupes d’individus, notamment les familles, mais aussi à un ensemble de lieux avec lequel un seul individu est en rapport.

28Cette dernière application, qui consiste à étudier les modifications des lieux composant l’espace de vie d’un individu, témoigne également de la fécondité des échanges entre la démographie des migrations et la géographie (Robette, 2012). D’Armand Frémont, qui propose de définir l’espace de vie comme « l’ensemble des lieux fréquentés », l’espace social comme « l’ensemble des interrelations sociales spatialisées » et l’« espace vécu » comme la synthèse des deux premiers types d’espace (Frémont, 1976, cité par Robette, 2012, p. 241), à Daniel Courgeau, qui a introduit la question de l’espace en démographie (Courgeau, 1970 ; Courgeau, 1975), on observe, dans cette petite révolution épistémologique, une même influence démo-géographique venue du Nord de l’Europe, celle du géographe Torsten Hägerstrand. À notre connaissance, c’est le premier auteur à avoir conceptualisé le problème de l’inscription spatiale multiple des individus. Dès 1957, il souligne en effet que chaque individu « has a moving pattern of his own » (Hägerstrand, 1957, p. 27), un espace de mobilité quotidienne qui lui est propre et dont les points nodaux sont le lieu de résidence, le lieu de travail, les lieux d’achats et de loisirs. Par conséquent, selon l’auteur, on ne peut pas assimiler l’individu à un point mais à un ensemble d’isolignes reliant ses différents lieux de fréquentation quotidiens. Une migration est alors définie comme un déplacement du centre de gravité de cet ensemble de points que constitue le réseau des lieux de mobilité quotidienne.

2. Une contribution au décloisonnement des champs d’étude de la mobilité

29Le sous-titre de son manuel, « Migrations internes, mobilité temporaire, navettes », n’est pas, pour Daniel Courgeau, une simple énumération de notions : il s’agit plutôt de composantes interconnectées du concept plus large de mobilité spatiale. Celle-ci s’inscrit dans un continuum spatiotemporel. Un individu est, à un instant donné, localisé dans un lieu unique. Un déplacement depuis ce point peut être décrit dans l’espace et dans le temps. Ce déplacement correspond à des réalités différentes selon l’espace franchi : au sein d’une même agglomération, dans le reste du pays ou à l’étranger. La durée du déplacement intervient aussi en ce qu’elle détermine en partie le caractère réversible ou irréversible, temporaire ou durable du déplacement. Si les trois formes de mobilités qu’énumère Daniel Courgeau correspondent à ce que l’on distingue classiquement encore trente ans plus tard (Kaufmann, 2008), c’est qu’elles se répartissent dans des champs de recherches autonomes, voire souvent cloisonnés du fait de préoccupations et d’objets différents sur lesquels elles portent : les frontières, l’aménagement du territoire, le logement, les transports.

30La spécialisation des champs de recherche sur la migration, la mobilité résidentielle et la mobilité quotidienne a certes apporté un approfondissement des concepts et une amélioration des connaissances sur ces différents phénomènes. Néanmoins, comme l’énonce Daniel Courgeau, la compréhension des phénomènes est limitée par des définitions trop étroites. C’est ce que montrent notamment des travaux qui s’intéressent au rôle de différentes formes de mobilité dans le fonctionnement des villes (Dupont et Dureau, 1994). Cette spécialisation des champs de recherche a mis aussi en évidence le fait que chacune des formes de mobilité ne peut se comprendre de manière isolée. C’est bien ce que défend Daniel Courgeau en mobilisant la notion de mobilité spatiale5. Par ce positionnement, il contribue au décloisonnement des concepts et des champs d’études sur les mobilités, comme l’ont fait et le feront d’autres chercheurs francophones de différentes disciplines (Domenach et Picouet, 1987 ; Brun, 1993 ; Dureau, 2002 ; Kaufmann, 2008) ainsi que par des chercheurs anglophones (Urry, 2000 ; Hannam et al., 2006 ; Scheller et Urry, 2016).

31Cette approche globale des mobilités suppose une articulation des différentes formes de mobilité. Dans son introduction générale à ce manuel, Daniel Courgeau rappelle « que ces divers types de déplacement forment un système, c’est-à-dire qu’ils réalisent la projection sur l’espace physique des relations familiales, économiques, politiques ». Il prend l’exemple le plus évident des relations entre mobilité résidentielle et navette, en l’illustrant par le choix entre une longue navette et un lieu convenant aux aspirations sociales et, à l’inverse, un déménagement près du lieu de travail, quitte à faire le choix d’un lieu de résidence qui convient moins aux aspirations. Plus largement, à travers la localisation résidentielle et les mobilités quotidiennes, c’est le choix plus ou moins contraint d’un certain mode de vie qui s’exprime (Kaufmann, 2008, p. 37-47). Dans L’accès à la ville (Lévy et Dureau, 2002), c’est ce système spécifique qui est conceptualisé et étudié empiriquement. Son étude présente alors certaines difficultés en raison de la nature différente de ces mobilités. Les auteurs montrent néanmoins comment ce système permet notamment de réinterroger les phénomènes d’étalement urbain et de ségrégation spatiale.

32L’articulation entre migration (interne, internationale) et pratiques résidentielles ou quotidiennes semble peu développée, mais fait néanmoins l’objet de travaux sur les pratiques spatiales et les représentations de l’espace urbain de migrants en géographie, en économie des transports et en psychologie environnementale (Ramadier et Moser, 1998 ; Clément, 2000 ; Dubucs, 2009 ; Lessault et Imbert, 2013 ; Córdoba et Miret, 2015). Ces travaux tendent à montrer qu’un individu s’installant en ville et ayant grandi ailleurs n’a pas les mêmes pratiques qu’un natif de la ville, qui a déjà ses repères et un réseau familial et social développé localement. De même, les individus sont porteurs de pratiques et de représentations qui diffèrent selon leur lieu d’origine : la campagne ou une ville plus ou moins grande ; dans le même pays ou dans un pays de culture différente.

33Le faible nombre de travaux de nature quantitative sur cette articulation des différentes formes de mobilité s’explique sans doute par la rareté des systèmes d’observation permettant de l’étudier convenablement. Le présent manuel, qui est un modèle du genre en tant que critiques de sources, de concepts et de méthodes, constituera un appui pour l’élaboration à venir de méthodes d’enquêtes originales.

3. L’apport de l’approche conceptuelle aux protocoles d’enquête sur les mobilités

34La conclusion du présent ouvrage insiste sur l’intérêt de mettre en place des enquêtes spécifiques sur la mobilité. Les données secondaires, de registres ou de recensements, n’ont en effet pas pour objectif principal une mesure fine des mobilités. En conséquence, Daniel Courgeau exhorte les chercheurs à ne pas reproduire les méthodes de mesure de ces sources et à développer une réflexion approfondie sur les concepts et les méthodes utilisées. Il développe ces réflexions dans un contexte où les sources permettant de mesurer les mobilités spatiales sont relativement pauvres, et sa démarche aboutira notamment au développement d’enquêtes biographiques (collectant de l’information sur les histoires de vie des enquêtés) dont les applications ne se limiteront pas à l’étude de la mobilité.

35Ce manuel, et plus particulièrement le chapitre 1 dans lequel Daniel Courgeau expose l’ensemble des concepts, constitue une source d’inspiration pour définir des protocoles d’enquête sur les mobilités. Depuis sa parution, de nombreuses enquêtes rétrospectives ont été réalisées dans une grande diversité de contextes, dont une partie est recensée jusqu’en 2014 (Grab, 1999 ; Dureau et Imbert, 2014) ; s’y ajoutent des enquêtes plus récentes, par exemple à Buenos Aires (Cosacov et al., 2018), au Mexique (Inegi, 2018) ou en France (Desgrées du Loû et Lert, 2017). L’enquête « Ouaga 2009 » (Boyer et Delaunay, 2009) est une illustration parmi d’autres de la mise en œuvre des approches exposées par Daniel Courgeau dans l’élaboration du protocole d’enquête. Nombre de concepts présentés au chapitre 1 trouvent en effet un écho direct dans les méthodes d’investigation et la conception du questionnaire de cette enquête 6.

36Comme nous l’avons vu plus haut, l’ouvrage regroupe l’étude de différentes formes de mouvements humains en affirmant les liens qu’ils entretiennent et la manière dont une forme de mobilité peut en éclairer une autre. En important la notion d’espace de vie dans la discipline de la démographie, Daniel Courgeau illustre un des intérêts de cette approche pour l’analyse des mobilités, qui permet notamment de tenir compte de l’inscription spatiale multiple des individus. Dans la même lignée, le protocole de l’enquête « Ouaga 2009 » postule qu’aucune forme de déplacement ne peut se comprendre isolément et il a été conçu pour saisir, en complément des migrations internes et internationales au centre de l’étude, un large éventail de mobilités : les déplacements quotidiens, les mobilités résidentielles dans le même bassin d’emploi, les pratiques de multirésidence et d’hébergement et les mobilités saisonnières. Pour ce faire, différents outils sont mobilisés dans les modules du questionnaire afin de saisir trois échelles de temps liées à différentes formes de mobilité :

• une grille biographique de type fiche Ageven (Antoine et al., 1987) retraçant les migrations et les mobilités résidentielles selon un pas de temps annuel depuis la naissance des enquêtés ;
• un calendrier sous forme matricielle retraçant, sur l’année précédant l’enquête, les séjours d’au moins trente jours non consécutifs dans d’autres logements pour saisir les mobilités temporaires, circulaires ou saisonnières (Balan et Dandler, 1987) ;
• un inventaire par motifs de sortie des déplacements quotidiens réalisés la semaine précédant l’enquête, ainsi qu’un programme d’activités recensant tous les déplacements réalisés la veille de la collecte, sur le modèle des enquêtes origine-destination.

37Daniel Courgeau expose également l’intérêt de mesurer les mobilités à partir des changements de logement plutôt qu’à travers la notion de résidence. La notion de logement peut en effet être définie de manière très précise et offre davantage de souplesse pour saisir les populations les plus mobiles. Elle évite par ailleurs de séparer a priori les mobilités temporaires et les migrations selon des critères arbitraires – comme le soulignait aussi Zelinsky (1983), il n’existe pas de points de rupture logique dans le continuum qui va de la mobilité temporaire à la mobilité permanente. Enfin, cette notion permet d’appréhender l’ensemble des changements de logement des individus, quelles qu’en soient les distances, et donc de prendre en compte, par exemple, ceux qui sont réalisés au sein d’une même ville ou d’une même division administrative. L’enquête « Ouaga 2009 » s’inscrit pleinement dans cette démarche, tant dans la collecte des mobilités des personnes enquêtées que dans le fait de choisir, comme unité de sondage, le logement plutôt que le ménage, dont le contour est souvent défini à travers les notions de résidence principale ou habituelle. L’enquête s’applique alors à l’ensemble des personnes présentes dans le logement au moment de l’entrevue, qu’elles soient juste de passage ou non, et aux personnes absentes mais y résidant habituellement ou y ayant séjourné au moins trente jours non consécutifs dans l’année. Le logement constitue ainsi l’unité d’observation fixe7 à partir duquel se déploie l’ensemble des formes de mobilité évoquées précédemment, qu’elles qu’en soient les distances et les durées. À partir du logement, il est en effet possible d’observer les entrées et sorties sans se restreindre à la notion de résidence et en contournant les difficultés posées par les différentes définitions du ménage (Chapon et Le Roux, 2011). Localisé de manière très précise au moment de l’enquête, le logement peut être considéré par ailleurs comme une portion élémentaire du territoire, qui permet ainsi d’analyser le peuplement et l’occupation de l’espace à différentes échelles. À l’inverse, cette localisation offre des éléments de contextualisation essentiels pour comprendre les diverses mobilités.

38Enfin, à travers la définition de la mobilité spatiale d’un groupe, Daniel Courgeau rappelle que les mobilités individuelles s’inscrivent dans des logiques collectives. Il est en soi intéressant de mesurer les phénomènes au niveau des groupes (Le Roux, 2013), et son manuel offre des propositions précises d’analyse qui semblent avoir été encore peu testées empiriquement. Mais la prise en considération des collectifs dans lesquels s’inscrivent les individus permet aussi de mieux restituer, à l’analyse, les comportements individuels en lien avec les divers groupes auxquels les individus appartiennent. Cela fait d’ailleurs l’objet d’un ouvrage ultérieur de Daniel Courgeau (2004). Notons que la collecte d’informations sur le réseau social et familial est un point central de la méthodologie de l’enquête « Biographies et entourage » réalisée par l’Ined en 2001 (Bonvalet et Lelièvre, 2012). Dans le même esprit, l’enquête « Ouaga 2009 » recueille des informations sur les périodes de corésidence et les lieux de résidence des membres de la famille (ascendants, descendants, fratrie), et dédie au « capital social8 » un module spécifique qui se révèle d’une grande richesse pour analyser les migrations et les histoires de vie (Delaunay et Boyer, 2017).

III. Évolution des sources et des méthodes depuis la publication de l’ouvrage

39De la fin des années 1980 – où la France n’est qu’au début du développement de la micro-informatique – à l’avènement actuel des big data, les sources et les méthodes de collecte et de traitement de l’information ont considérablement évolué. Loin de vouloir examiner l’ensemble de ces changements, le présent propos se concentrera sur trois points. En premier lieu, deux sources sont signalées comme prometteuses par Daniel Courgeau, sans toutefois être précisément décrites : les enquêtes biographiques sur les mobilités et l’échantillon démographique permanent, dont le formidable essor mérite d’être retracé ici. Par ailleurs, les sources sur les navettes ou les mobilités quotidiennes, qui paraissent bien pauvres à l’époque de la première édition du présent livre, ont connu un développement considérable qui pose des questions plus profondes sur l’avenir des méthodes de mesure des mobilités, voire de la recherche sur les mobilités dans son ensemble.

1. La « success story » des enquêtes biographiques

40Dans sa conclusion générale, Daniel Courgeau exprime sa conviction que les enquêtes biographiques constitueront la « meilleure méthode d’observation de la mobilité spatiale dans les années à venir ». Il y évoque implicitement la parution prochaine de l’ouvrage co-écrit avec Éva Lelièvre sur les méthodes d’analyse des biographies (Courgeau et Lelièvre, 1989). Mais il annonce surtout le développement et le perfectionnement de ce type de collecte dans les années qui suivent. Dans son ouvrage, il présente les enquêtes pionnières au Mexique (Balán et al., 1973) et en Haute-Volta – actuel Burkina Faso – (Quesnel et Vaugelade, 1975), ainsi que l’enquête « Triple biographie : familiale, professionnelle et migratoire » qu’il dirige à l’Ined en 1981. Aujourd’hui, force est de constater que son intuition était juste. Les collectes se sont multipliées par la suite, notamment en Afrique9, en Amérique latine et en Asie (Dureau et Imbert, 2014). En 1997, une rencontre que Daniel Courgeau a co-organisée avec Philippe Antoine, Catherine Bonvalet, Françoise Dureau et Éva Lelièvre a permis de faire le bilan de quatorze collectes biographiques, dont quatre réalisées en Europe et dix dans les pays du Sud (Grab, 2009). En 2014, Françoise Dureau et Christophe Imbert recensent dix-sept nouvelles enquêtes biographiques portant principalement sur les mobilités et exposent le perfectionnement des cadres théoriques et des méthodes de collecte sur de nombreux plans : transcription matricielle d’une information biographique de plus en plus étoffée, meilleure restitution des enquêtés dans leurs réseaux de relations sociales et familiales, réduction des champs géographiques d’étude et saisie plus fine et contextualisée des lieux, diversification des échelles temporelles de collecte des mobilités et saisie d’états complexes.

41Ce succès s’explique également par le perfectionnement, en parallèle, des méthodes d’analyse des parcours de vie, notamment de l’analyse biographique (event history analysis) dont Daniel Courgeau et Éva Lelièvre sont des pionniers en France. L’appel du premier à appliquer des méthodes « qui suivent davantage la succession des événements que l’écoulement continu du temps » fait par ailleurs écho, au même moment aux États-Unis, au développement des méthodes d’analyse de séquences (Abbott, 1990), qui ne connaîtront pourtant qu’un succès tardif dans la recherche française en sciences sociales (Robette, 2011).

42On peut donc se réjouir du succès de ces enquêtes qui ont permis des avancées théoriques importantes dans le champ de recherche sur les mobilités, mais aussi au-delà. Daniel Courgeau a ainsi contribué au développement d’enquêtes biographiques ayant offert des avancées notoires dans l’étude des trajectoires familiales, des parcours professionnels ou encore de la santé. Mais leur avenir n’est pas assuré, dans un contexte de réduction des moyens accordés au développement d’enquêtes dans le milieu de la recherche et de concurrence exercée par d’autres sources de données, notamment la statistique publique et les big data.

2. L’échantillon démographique permanent : une source qui s’étoffe et se complexifie

43Dans ses conclusions générales, Daniel Courgeau présente, sans le nommer, l’échantillon démographique permanent (EDP) comme « nouvelle utilisation des données de recensement ». Créé en 1967 par l’Insee, l’EDP est un panel sociodémographique de grande taille représentatif de la population française, mis en place pour étudier les parcours de vie individuels. Il contient des informations issues de cinq sources appariées : des bulletins d’état civil depuis 1968 ; des recensements de 1968, 1975, 1982, 1990 et 1999, puis des enquêtes annuelles de recensement (EAR) à partir de 2004 ; du fichier électoral depuis 1967 ; du panel « tous salariés » depuis 1967 ; des données sociofiscales depuis 2011 (revenus 2010), notamment du dispositif Filosofi10. Il est ainsi possible de suivre les communes de résidence d’un même individu à chaque recensement et de mettre en relation la trajectoire migratoire avec des éléments de la trajectoire familiale ou professionnelle, par exemple. Dix ans après la publication du présent manuel, Daniel Courgeau, Éva Lelièvre et Odile Wolber publient un article qui développe une analyse biographique des trajectoires résidentielles à partir des biographies fragmentaires reconstituées (Courgeau et al., 1998). L’accès aux données est néanmoins contraint et nécessite une autorisation du Comité du secret statistique, ainsi qu’un accès sécurisé via le CASD (Centre d’accès sécurisé aux données).

44Cette source est particulièrement complexe à maîtriser, ce qui pourrait expliquer le nombre encore relativement faible de publications sur les migrations et la mobilité résidentielle recensées par le CASD. Le passage des recensements exhaustifs de la population aux enquêtes annuelles de recensement (EAR) constitue une difficulté supplémentaire, ce qui contribue sans doute à la rareté des publications mobilisant des données postérieures à 1999. En effet, contrairement aux recensements exhaustifs où l’on peut assimiler le non-recensement d’un membre du panel à une présence à l’étranger (Solignac, 2018), l’absence d’observation d’un individu pour des EAR données peut être autant le fait de résider hors du champ enquêté en France que celui de résider à l’étranger. Ces constats posent non seulement des problèmes d’identification des sorties du territoire, mais ils impliquent également des déformations importantes de l’échantillon observé, en sous-représentant certaines catégories de population, mobiles ou étrangères. Des pondérations peuvent néanmoins être mobilisées pour redresser en partie ces déformations pour une analyse longitudinale entre deux EAR données à cinq ou dix ans d’écart. Mais la reconstitution de trajectoires individuelles complètes pose souvent problème, car les personnes d’une même cohorte de naissance ne seront pas nécessairement observées aux mêmes dates ni à la même fréquence à partir des années 2000. La pondération de ces trajectoires et la mobilisation de plus de deux EAR dans leur reconstitution est également problématique (Le Roux et al., 2020).

45Passé ces difficultés, l’EDP constitue à plusieurs titres une source précieuse dans l’étude des parcours de vie, d’autant plus que les collectes biographiques se raréfient en France. En premier lieu, la taille et la couverture du panel permettent de travailler sur des cohortes et des catégories de population spécifiques, tout en offrant une grande flexibilité pour définir le champ géographique étudié. Le suivi et la comparaison de trajectoires de cohortes s’enrichissent par ailleurs au fil du temps, et l’information collectée s’étoffe, que ce soit à travers l’information collectée dans les recensements ou l’ajout de sources, par exemple les données socio-fiscales des ménages. On peut évoquer également l’avantage reconnu des panels sur les enquêtes rétrospectives dans la mesure où ils ne reposent pas sur la mémoire des enquêtés, mais aussi parce qu’ils rendent possible le suivi des trajectoires jusqu’au décès des individus. L’information collectée n’est pas aussi riche, de nombreuses transitions biographiques étant ignorées lors de la reconstitution des trajectoires, mais l’EDP permet de reproduire les grandes structures et le sens des trajectoires dans leur ensemble. Un dernier point mérite d’être mentionné : l’EDP facilite le suivi des sorties du champ géographique étudié. Il est ainsi possible d’intégrer dans l’analyse des trajectoires les individus qui sont passés dans le champ d’études mais qui en sont sortis, ce qui permet notamment d’étudier l’effet de ces mobilités sortantes sur le peuplement.

46L’EDP n’est pas la seule source administrative à s’être développée. Dans les pays dotés de registres de population (la plupart des pays d’Europe, avec quelques exceptions notables dont la France et le Royaume-Uni), la centralisation et l’informatisation des données dans les années 1990 ont contribué à l’essor de cette source pour étudier les dynamiques de population (Poulain et Herm, 2013), en particulier les migrations internes et internationales (Ródenas et Martí, 2006 ; Domingo et Sabater, 2013 ; Sierra-Paycha, 2016 ; Sierra-Paycha, 2019). Cet essor des registres est tel que la source concurrente, le recensement, pourrait être définitivement abandonnée – comme c’est le cas en Espagne.

3. Navettes, mobilités quotidiennes, espaces de vie : des sources qui se multiplient

47Au moment de la rédaction de ce manuel, les « navettes » – c’est-à-dire les déplacements entre le domicile et le lieu de travail ou de scolarisation – constituaient encore un jeune champ de recherche en démographie, géographie et socioéconomie des transports. Si des démographes comme Daniel Courgeau et Pierre Merlin se sont emparés de la question, ce champ reste encore peu couvert par la démographie francophone. Dès les années 1950 pourtant (Foley, 1954), l’étude des « populations présentes », rendant compte des changements de répartition des populations entre la nuit et le jour, est signalée comme un champ de recherche prometteur pour la démographie.

48Si les déplacements quotidiens sont décrits par Daniel Courgeau comme des mouvements à prendre en considération dans l’étude des mobilités spatiales, leur place dans son ouvrage n’est pas équivalente à celles des autres formes de mobilité. L’auteur mobilise ces déplacements avant tout pour mesurer des changements d’espaces de vie, en les illustrant à travers les lieux de résidence et de travail. Nicolas Robette (2012) reprendra cette démarche en l’appliquant à des données d’enquête en Île-de-France, en mettant en évidence les liens entre la forme des espaces de vie et les intentions de déménager. Néanmoins, la place secondaire de l’étude des navettes par rapport aux études sur les migrations s’explique probablement par le manque de sources statistiques sur les déplacements quotidiens – sources que Pierre Merlin qualifie en 1967 de médiocres.

49Depuis 1988 et la première parution de ce livre, les sources de données et les méthodes d’enquête sur les déplacements quotidiens se sont considérablement développées. Actuellement, les recensements collectent des informations sur les seules navettes professionnelles et scolaires, mais d’autres enquêtes de la statistique publique offrent des informations plus détaillées (Orfeuil, 2002). Les enquêtes ménages-déplacements (EMD)11, par exemple, recensent, pour un échantillon représentatif d’un territoire, les caractéristiques des ménages et des personnes, ainsi que la description précise de tous leurs déplacements réalisés la veille du jour de l’enquête, avec les heures et lieux de départ et d’arrivée, le motif et les modes de transport utilisés. Plus de cent soixante enquêtes ont été réalisées sur plus de quatre-vingts territoires depuis 1976, dont plus d’un quart à partir de 2009. L’exploitation de ces enquêtes peut se centrer sur les déplacements des personnes en tant que tel, mais aussi sur les variations temporelles des « populations présentes » (Banos et Thévenin, 2005 ; Le Roux et al., 2017).

50De nombreuses enquêtes ad hoc ont été aussi été conduites, dont certaines présentent des innovations conceptuelles et/ou techniques, en mettant par exemple en œuvre des méthodologies mixtes (Berthomière et al., 2020) associant enquêtes par questionnaires et matériaux qualitatifs (observations, photographies, vidéo). Se développe par ailleurs une approche biographique des mobilités qui articule les mobilités résidentielles et quotidiennes. Certains travaux montrent le rôle central des contextes résidentiels dans lesquels ont vécu les individus pendant leur enfance sur leurs pratiques de déplacement quotidien, ainsi que les effets des changements de résidence sur l’acquisition de nouvelles dispositions (Cailly et al., 2020). D’autres théorisent les liens entre les mobilités quotidiennes – et les espaces de vie qu’elles décrivent – et les différentes dimensions de la vie sociale (Van Ham et Tammaru, 2016). À notre connaissance, l’opérationnalisation de cette démarche dans un protocole d’enquêtes quantitatives n’a pas encore été réalisée, mais ces développements théoriques laissent espérer que des projets d’application naissent dans un avenir proche.

51Ces dernières années, les outils de collecte des mobilités ont connu des évolutions technologiques. Évoquons en premier lieu les collectes CAPI (Computed Assisted Personal Interviewing), qui permettent le développement d’interfaces cartographiques interactives pour recueillir l’ensemble des lieux que fréquentent les enquêtés (Chaix et al., 2012). Mentionnons ensuite l’utilisation de technologies GPS portatives qui permettent d’observer les déplacements dans toute leur complexité, sans reposer sur de l’information déclarative qui peut être source d’omissions (Kestens et al., 2016). Signalons enfin le fort développement des recherches reposant sur l’exploitation des big data, notamment celles issues de la téléphonie mobile (Aguilera et Rallet, 2016), qui laissent des traces géolocalisées en continu. Les développements technologiques peuvent accompagner celui des méthodes de collecte ou, dans le cas des big data, s’y substituer en réduisant sensiblement le coût de production et en accroissant considérablement la taille des échantillons. Toutefois, malgré l’engouement qu’il suscite, ce type de données n’est pas sans défauts. Parmi les reproches que l’on pourrait faire aux big data figurent en premier lieu la non-maîtrise de la couverture de l’échantillon et la faible connaissance des caractéristiques sociodémographiques des individus qui le composent. La critique des sources proposées par Daniel Courgeau dans ce livre constitue un modèle que l’on se doit de suivre pour exploiter ces nouvelles sources.

Conclusion

52Trente-deux ans après sa première édition, et malgré les bouleversements qu’ont connus les sources et méthodes, cet ouvrage reste d’actualité. On doit cette intemporalité à la volonté de définir un cadre universel de mesure de la mobilité qui ne soit pas tributaire des sources. Le chapitre 5 est un bon exemple de l’ambition universaliste de l’auteur. Par ailleurs, cet ouvrage est composé de chapitres relativement autonomes. Même des lecteurs peu familiers des formalisations abstraites et des formules mathématiques pourront y trouver leur compte, que ce soit dans les développements théoriques, dans les synthèses pédagogiques offerts par les transitions et conclusions ou encore dans la description fine des potentialités et limites des sources. En outre, Daniel Courgeau résume des positionnements scientifiques et des approches qui ont contribué à ouvrir des brèches entre disciplines et champs d’études dans lesquels ont circulé et se sont perfectionnés des concepts et des méthodes. Cette démarche mérite d’être poursuivie tant la mobilité est un champ de recherche riche et vaste, dans le sillage d’un nombre croissant de travaux.

53Le développement des nouvelles sources peut offrir un terrain d’application des méthodes de mesures proposées ici. Néanmoins, il convient de rester prudent face à l’enthousiasme qu’elles suscitent. Non seulement l’utilisation de sources issues du privé (big data) ou l’utilisation secondaire de sources administratives ayant une fonction différente sont la conséquence d’un désinvestissement des pouvoirs publics dans le financement de la recherche, notamment pour la production d’enquêtes, mais elles pourraient aussi à l’avenir en être la cause si les chercheurs renoncent à concevoir des sources adaptées à leurs objets d’étude. Quant aux données administratives, leur utilisation à des fins scientifiques se heurte aux catégories produites a priori. En cela, ce manuel incite les chercheurs à constamment réfléchir aux concepts et catégories qu’ils emploient et à en produire par eux-mêmes. Face au foisonnement de nouvelles données, il invite à poursuivre le travail méticuleux de description critique des sources et d’articulation d’un questionnement scientifique dans toute sa richesse avec les sources qui permettent d’observer les phénomènes malgré leurs limites. Ainsi la démarche critique et réflexive de Daniel Courgeau semble aller à contre-courant de pratiques émergentes liées aux big data et à l’intelligence artificielle, qui consiste à « laisser parler les données ».

54Ce livre est donc est un véritable plaidoyer pour la production d’enquêtes. Dans sa conclusion, Daniel Courgeau nous confie son enquête idéale : une enquête biographique qui se doublerait d’un suivi des enquêtés. En 2020, cette enquête idéale n’a toujours pas été réalisée. Au fil du texte, on perçoit chez l’auteur un souci voire une passion pour la mesure des phénomènes. Toutefois, il se montre également sensible aux questions de respect de la vie privée et de finalité de la mesure. Il rappelle ainsi que les pouvoirs publics produisent des données avant tout pour « retrouver rapidement [l’individu], le taxer, le contrôler, l’observer ». À l’ère néolibérale de collecte massive de données personnelles par le privé, parfois à l’insu des personnes observées, il faut rappeler que ces données sont produites avant tout à des fins lucratives et souvent orientées en vue du profilage des personnes. Bien qu’elles offrent de nouvelles opportunités complémentaires aux enquêtes, leur utilisation pose de nombreuses questions d’ordres épistémologique, éthique et politique (Ermans et al., 2019) sur lesquelles nous devons réfléchir et prendre position.