I

1Les conditions démographiques étaient jadis, en France, très différentes de ce qu’elles sont de nos jours.

2La natalité, tout d’abord, était beaucoup plus abondante. Une impression très nette nous est donnée à ce sujet par ce que nous voyons des familles où sont nés, des familles qu’ont eues à leur tour les personnages dont les noms se sont inscrits dans l’histoire de l’ancienne France et, d’une manière générale, tous les gens du vieux temps sur lesquels on peut trouver des renseignements de même nature.

3Avec des exemples, avec des faits fragmentaires, on peut non seulement produire une impression, mais faire naître une opinion1. Toutefois, le risque existera que le choix des exemples soit inspiré, d’une manière plus ou moins consciente, par une tendance. De plus, l’impression, l’opinion créées manqueront de précision, à moins que le nombre très grand des faits rassemblés, et aussi les conditions dans lesquelles ces faits auront été pris parmi la masse des faits analogues, ne permettent de baser avec une probabilité suffisante des déterminations quantitatives. Car c’est à de telles déterminations qu’il faut arriver. Les faits particuliers frappent l’imagination ; par-dessus le marché, tel récit de la vie d’un homme, peignant le milieu familial où il est né et où il a grandi, nous renseignant d’une manière détaillée sur son mariage ou ses mariages successifs, sur les naissances survenues à son foyer, sur la destinée qu’ont eue ses enfants, indiquant les sentiments avec lesquels les événements de la vie de famille ont été accueillis ou soufferts par lui, nous donnera la possibilité de comprendre cette réalité démographique que nous voulons étudier : mais il nous faut avant tout la bien connaître, et nous ne la connaîtrons bien que si nous dégageons des chiffres qui s’appliquent à des ensembles.

4Dans de très nombreuses localités de la France, on a, au cours du xviii^e siècle, rapproché du chiffre des habitants les naissances annuelles. Les auteurs de l’époque qui ont travaillé sur la matière ont déterminé ainsi des taux de natalité qui varient peu d’un auteur à l’autre, qui marquent également peu de variation selon les régions considérées. D’après les meilleurs de ces auteurs, Messance et Moheau2, le rapport moyen des naissances à la population aurait été d’environ 1 sur 25,5.

5Pour Paris, il a été publié à partir de 1670 des états mensuels indiquant le nombre des baptêmes par paroisses, en même temps que les mariages et les « mortuaires ». Mais il n’existe, de la population de l’ancien Paris, que des évaluations, dont les plus sérieuses sont basées sur le compte plus ou moins exact des maisons et sur la double estimation du nombre des ménages par maison et du nombre des personnes par ménage. Il semble qu’à Paris le rapport des naissances à la population ait été un peu plus faible que dans le reste du pays. C’est que la démographie d’une grande ville comme Paris était quelque peu différente de celle du reste de la France. Du côté de la natalité, Paris bénéficiait d’un certain afflux – beaucoup moins fort, sans doute, que dans l’époque contemporaine – d’hommes et de femmes jeunes, venant de la campagne, de la province en général, afflux qui élevait la proportion des personnes de l’âge où l’on a des enfants ; il faut tenir compte, en outre, des enfants trouvés, dont beaucoup, vraisemblablement, étaient apportés du dehors ou étaient nés de femmes venues du dehors pour accoucher à Paris3. Mais divers facteurs agissaient plus puissamment dans l’autre sens : il y a lieu de noter la proportion, anormale à Paris, des religieux et de certaines catégories professionnelles où la natalité est très faible : les domestiques, les filles publiques ; il faut penser aussi aux visiteurs, à tous les gens de passage dans la capitale ; il faut admettre enfin qu’à Paris les mœurs différaient quelque peu de ce qu’elles étaient dans le reste du pays et que le mouvement qui bientôt allait affaiblir la natalité française en général avait commencé déjà à se produire dans la capitale.

6Ainsi la France avait, au temps de Louis XV, un taux de natalité avoisinant 40 ‰. Il est vraisemblable que ce même taux y existait, à peu près invariable, depuis très longtemps. L’ancienne France avait, principalement sous le rapport de la natalité, une population se rapprochant du type « stable », au sens où certains démographes emploient ce mot4, c’est-à-dire du type défini par la constance des données démographiques fondamentales5.

7La natalité était très forte. La mortalité l’était aussi. Ici encore, il est d’un réel et grand intérêt d’employer la méthode des investigations portant sur l’histoire d’une personne, d’une famille, afin de noter dans quelles conditions, à quels âges s’éteignent les individus figurant dans cette histoire. Et d’autres recherches d’un caractère fragmentaire pourront être faites. On s’attachera à la mortalité des enfants en bas âge : ce sera pour en donner une idée, par les exemples que fournira telle ou telle famille ; ou bien on chiffrera la mortalité exceptionnelle causée par une épidémie chez les enfants de telle ou telle localité. Par rapport à la population tout entière, on étudiera l’action de certaines des causes de la mortalité. On s’occupera des maladies infectieuses, des épidémies, particulièrement de ces grandes épidémies auxquelles on appliquait le nom alors générique de « pestes ». On aura à s’occuper aussi des guerres, des famines et des disettes ; on aura à s’occuper de certaines saisons comme l’hiver tristement célèbre de 1709, où tant de personnes périrent des maladies et des souffrances causées par le froid et qui entraîna tant de morts par le ralentissement de la vie économique en général, les obstacles mis au ravitaillement des villes et la destruction des récoltes.

8Si instructives que soient de telles recherches, il faut en venir, pour la mortalité comme pour la natalité, à établir des taux d’ensemble. Le taux de mortalité qui se dégage pour la France du xviii^e siècle est d’environ 33 ‰. Il est à croire que, dans les siècles antérieurs, la mortalité était un peu plus forte. À Paris, au xviii^e siècle, la mortalité approche et, assez souvent, dépasse la natalité.

9Ajoutons que si les taux de natalité varient peu d’année en année, marquant seulement des fléchissements au lendemain d’événements désastreux qui ont découragé les mariages, les taux de mortalité, au contraire, manifestent à de certains moments des hausses considérables. Et quand il y a de longues périodes de malheur, les conséquences, pareillement, sont plus marquées du côté de la mortalité que du côté de la natalité.

10Comme résultat de ce qui vient d’être dit de la natalité et de la mortalité, deux traits de la démographie de l’ancienne France sont à noter.

11Les familles comptaient, en moyenne, plus de têtes qu’aujourd’hui. On a fait jadis beaucoup de dénombrements de « feux ». Lorsque ces feux sont des feux « allumants », c’est-à-dire lorsqu’ils indiquent des foyers au lieu de représenter, ainsi qu’il est arrivé parfois, des bases d’imposition, le nombre moyen des personnes par feu, au temps de Louis XV, s’établit aux environs de 4,5. Il naissait beaucoup d’enfants, mais une forte proportion, parmi ces enfants, mourait de très bonne heure ou de bonne heure ; comme résultat, le foyer était en moyenne plus peuplé qu’à présent, mais avec une différence moindre que celle qu’on peut être porté à imaginer. Ajoutons que si le nombre moyen des membres de la famille était plus grand qu’aujourd’hui, ce nombre était, d’une famille à l’autre, très inégal : cela non pas, comme de nos jours, en raison de la fécondité très diverse des ménages, mais parce que la mort, inévitablement, ne fauchait pas les enfants avec la même cruauté dans toutes les familles.

12Une autre remarque à faire, c’est que la distribution de la population par âges était notablement différente de celle qu’on constate de nos jours. La proportion des enfants était plus grande ; celle des vieillards l’était moins ; pour l’âge moyen, la proportion était à peu près la même.

13Quant au mouvement de la population, il se caractérise, à l’époque considérée, par une progression sensible, mais cependant modérée.

14Une estimation sérieuse de la population française a été donnée par Vauban dans sa Dîme royale, d’après les mémoires que les intendants avaient rédigés, à la demande du duc de Beauvillier, pour l’instruction du duc de Bourgogne. La population du territoire qui devait être celui de la France en 1789 semble, dans les toutes dernières années du xvii^e siècle, avoir dépassé 21 millions. Avec les malheurs de la fin du règne de Louis XIV, on est descendu plus bas. En 1789, on était remonté à quelque 26 millions. Cela représente, en 90 ans environ, 23 ou 24 % d’augmentation. Le rythme de l’augmentation apparaîtrait naturellement plus rapide si l’on faisait abstraction des premières années du xviii^e siècle pour ne considérer que l’époque relativement heureuse des règnes de Louis XV et de Louis XVI.

15Veut-on jeter un coup d’œil sur les temps antérieurs ? Les discussions auxquelles a donné lieu la population de la Gaule au moment de la conquête de Jules César contiennent trop de conjectures. Mais deux documents, le polyptyque d’Irminon, abbé de Saint-Germain-des-Prés, et un état des paroisses et des feux dressé en 1328 permettent d’avoir une idée de ce qu’était la population de la France au début du ix^e siècle et au début du xiv^e. Ces documents nous donnent à croire que la densité de la population rurale, aux époques auxquelles ils se rapportent, n’était pas très éloignée de ce que l’on a constaté au xviii^e siècle – on peut ajouter : et de ce que l’on constate aujourd’hui. Il y a eu, dans des époques comme celle de la guerre de Cent Ans ou encore pendant les guerres de religion, des chutes plus ou moins profondes, qui ont été suivies de redressements. Pendant les périodes favorables, la population augmentait selon un rythme vraisemblablement plus lent que celui du xviii^e siècle.

II

16Transportons-nous dans l’époque contemporaine.

17La population de la France a fait l’objet d’un premier recensement véritable en 1801. Ce recensement accuse un chiffre de près de 27 millions et demi d’habitants. Au recensement de 1931, le territoire étant accru de la Savoie et du comté de Nice, on a 41 835 000 habitants. Pour le territoire actuel, la population, en 130 ans, a augmenté de 48 %.

18Ce qu’il est très important de souligner, c’est que, dans l’intervalle des deux recensements rappelés, il y a eu, en même temps que cet accroissement de la population, un accroissement de bien-être véritablement énorme.

19Un accroissement de bien-être, disons-nous : on aura présentes à l’esprit, à ce propos, les réserves qui s’imposent concernant la définition même de ce bien-être, et aussi la valeur à attribuer à une telle notion, les rapports à établir entre elle et le bonheur – supposé lui-même défini.

20Un accroissement énorme : qui le contestera, soit que l’on considère le développement de la production de tels ou tels biens, soit que, s’attachant à la consommation, on considère d’une part l’amélioration de la condition matérielle des membres des différentes classes sociales, d’autre part la proportion devenue plus forte des membres des classes aisées ou fortunées ?

21On aimerait pouvoir introduire ici des mesures ; mais comment faire ? Prenons le problème le moins malaisé : le salaire de l’ouvrier d’un certain corps de métier aux deux dates considérées étant donné, et les prix, aux mêmes dates, des biens qu’un tel ouvrier achète, comment déterminera-t-on l’amélioration obtenue ? Pour obtenir un résultat précis, il faudrait supposer que l’ouvrier achète en 1931 les mêmes biens qu’il achetait en 1801, puis encore qu’il profite de la situation nouvelle pour augmenter sa consommation de chacun de ces biens, en quantité, dans la même proportion : de la sorte, il y aura moyen de calculer un quantum d’augmentation de la consommation. Mais l’hypothèse d’une augmentation des consommations uniforme en quantité est irréelle. En outre, à côté de l’augmentation quantitative, il y aura la recherche de qualités supérieures. Et puis, il y a les biens nouvellement introduits ou inventés et qui ont créé des besoins nouveaux ou, si l’on préfère parler ainsi, provoqué de nouvelles spécialisations des besoins : à cet égard, nombre d’exemples récents se présentent d’eux-mêmes à l’esprit. Il y a les biens payants devenus gratuits, et les biens gratuits mis plus abondamment à la disposition des usagers. Il y a, à côté des avantages gagnés du côté de la consommation, les avantages des loisirs accrus.

22Renonçons à une mesure impossible : l’assertion énoncée plus haut, si elle est vague, n’en demeure pas moins pleine de sens, et en même temps indiscutable. Il est inutile, par ailleurs, de s’étendre sur les causes qui ont accru le bien-être au point que l’on voit. D’immenses progrès techniques ont été réalisés. Certains ont eu un caractère purement technique, telles les inventions de métiers et de tant de dispositifs mécaniques. D’autres ont été rendus possibles par l’avancement prodigieux des sciences, notamment physiques et chimiques – on remarquera, à ce propos, qu’on ne peut pas toujours établir une démarcation nette entre les découvertes scientifiques et les découvertes techniques : que l’on pense aux recherches faites, par exemple, dans le domaine de l’électricité ou en matière de télégraphie sans fil. Comme conséquence, on a eu pour l’agriculture, l’industrie, les transports, des augmentations des rendements, parfois des accélérations, ou des améliorations qualitatives. Par ailleurs, il a été dit tout à l’heure quelque chose des biens nouveaux qui ont été inventés, provoquant des consommations nouvelles. Et il faut ajouter que, la productivité générale de l’économie s’étant accrue d’une façon si considérable, l’État a pu augmenter ses revenus et les faire servir, entre autres choses, à développer l’outillage national, entendu au sens le plus large de l’expression ; les entreprises ont eu des ressources beaucoup plus abondantes à leur disposition pour étendre leur activité, pour donner à leurs processus productifs un caractère capitalistique plus accentué, d’où une nouvelle impulsion pour la productivité ; les particuliers ont pu accroître leurs richesses en tant que constituées par ce que l’économie politique appelle parfois des biens de consommation durables.

23Revenons à l’augmentation de population qui s’est manifestée en France dans l’époque contemporaine. Pour l’apprécier, il faut tenir compte que si, jadis, l’émigration et l’immigration avaient peu d’importance et ne pouvaient pas modifier sensiblement, selon l’excédent de l’une ou de l’autre, le mouvement naturel de la population, depuis un certain temps il n’en va plus de même. De 1841 à 1930, la France a eu plus de 3 millions et demi d’excédent de l’immigration sur l’émigration. En retranchant ce chiffre, il apparaît que, entre 1801 et 1931, l’accroissement de la population française s’est fait à un rythme général du même ordre qu’au xviii^e siècle.

24Mais au lieu de considérer en bloc cette période de 130 ans, qu’on la décompose : on s’apercevra ainsi que le mouvement de la population, et surtout le mouvement naturel, n’y ont pas eu une allure uniforme.

25Entre 1801 et 1860, c’est-à-dire dans l’espace de 59 ans, il y a eu une augmentation de 9 millions environ d’habitants.

26Entre 1861 et 1913, c’est-à-dire dans l’espace de 52 ans, l’augmentation n’a guère été que de 2 millions et demi. Pourtant, c’est dans cette période que l’immigration commence à devenir considérable : le recensement de 1911 indique la présence en France de 1 160 000 étrangers.

27De 1913 à 1931, la population du territoire actuel de la France se trouve avoir augmenté d’une manière insignifiante. Mais comment ce résultat a-t-il été obtenu ? La guerre a fait perdre à la France plus de 2 millions et demi d’habitants, tant par les morts qu’elle a causées que par les naissances qu’elle a empêchées. C’est l’immigration qui a comblé, pour la très grande partie, ce vide effroyable. Mentionnons à ce propos que, depuis le recensement de 1931, un certain nombre d’étrangers ont quitté la France en raison de la crise : mais il est difficile de préciser ce nombre.

28Veut-on entrer dans plus de détails au sujet du mouvement naturel de la population française ? Il faut alors relever année par année les excédents de naissances ou de décès. On voit ainsi que, entre 1801 et 1850, toutes les années ont présenté des excédents de naissances et qu’il y a eu huit années dans lesquelles ces excédents ont dépassé 200 000. Entre 1850 et la Grande Guerre, on ne trouve plus d’excédent arrivant à ce chiffre de 200 000, et des déficits apparaissent : en 1854-1855, c’est la conséquence d’une épidémie ; en 1870-1871, c’est la conséquence de la guerre ; mais de 1890 à 1913, sans qu’aucune cause extraordinaire ait joué, 7 années sur 24 présentent des excédents de décès. Depuis 1920, on n’a eu qu’une année déficitaire, 1929 ; les excédents qu’on enregistre varient, à partir de 1922, entre un peu moins de 50 000 et un peu plus de 100 000.

29La courbe des excédents de naissances ou de décès est une résultante des deux courbes de la natalité et de la mortalité. Quel a été, depuis la fin du xviii^e siècle, le dessin de chacune de celles-ci ?

30La mortalité a subi une décroissance continue, constituant dans l’histoire de la France un phénomène tout à fait nouveau. Si elle était, vers la fin du règne de Louis XV, à un taux de l’ordre de 33 ‰ – lequel, on l’a vu, devait être légèrement inférieur à ce que l’on avait eu, à travers les siècles antérieurs, dans les périodes exemptes de calamités –, on la retrouve à 26,1 en moyenne dans les années 1811-1820, ce qui marque déjà une forte baisse ; en 1913, elle n’est plus que de 17,7, soit une nouvelle baisse de 8,4 points. Ce qu’il faut noter – car là aussi il y a une nouveauté –, c’est que les « pointes » de mortalité sont plus rares que dans l’ancienne France, et moins saillantes. Par rapport aux mortalités moyennes des périodes décennales 1811-1820 et suivantes, on a en 1814, 1832, 1834, 1849, 1854, 1855, des dépassements de 3,7 ‰, 3,8 ‰, 3 ‰, 4,1 ‰, 3,5 ‰, 3,1 ‰ ; les dépassements atteignent 4,8 ‰ en 1870 et 11,4 en 1871.

31La Grande Guerre a eu, du côté de la mortalité, des conséquences sans aucune comparaison avec ce qui s’était produit dans l’histoire des guerres soutenues par la France, remonterait-on à des siècles en arrière : ceci, du moins, si l’on considère la mortalité chez les soldats, parmi lesquels, en 1914-1918, près de 1 400 000 ont péri – la population civile, en revanche, a été moins éprouvée qu’il n’arrivait dans l’ancien temps, lorsque le territoire était envahi. Et après la guerre, on voit la mortalité recommencer à baisser, puisque nous la trouvons en 1932 à 1,9 ‰, au-dessous du taux de 1913.

32Quant à la natalité, elle a dessiné une courbe assez semblable à celle de la mortalité, avec cependant ure baisse plus accentuée.

33Si la natalité avoisinait au temps de Louis XV le taux de 40 ‰, elle n’est plus que de 31,8, année moyenne, dans la période décennale 1811-1820 ; en 1913, elle est au taux de 18,8, ce qui fait, par rapport au chiffre précédent, une différence en moins de 13, contre une différence en moins de 8,4, dans le même intervalle, pour la mortalité. La descente a été assez régulière, sauf quelques paliers, dont le plus long correspond au Second Empire.

34Franchissons la période de la guerre, pendant laquelle un déficit énorme des naissances s’est produit : un relèvement momentané et d’ailleurs très faible se manifeste, au lendemain même de la guerre, en raison du grand nombre de mariages retardés qui se sont faits après la démobilisation. On monte à 21,4 ‰ en 1920, puis on redescend pour se trouver, en 1924, avec 18,7, au-dessous du taux de 1913 et n’être plus, en 1932, qu’à 17,3.

III

35S’il faut résumer en quelques mots, en quelques chiffres, l’exposé précédent, on retiendra ce qui suit. La France ancienne avait une natalité très forte, une mortalité très forte aussi, inférieure cependant, en temps normal, à la natalité, d’où, pour la population, une progression légère, qui s’est quelque peu accentuée au xviii^e siècle. Dans les 150 dernières années, la mortalité est descendue de 33 ‰ à 15,8, soit une baisse de 52,1 % ; la natalité, en même temps, descendait de 40 ‰ à 17,3, soit une baisse de 56,7 %. Comme résultat, la population, à considérer le mouvement naturel de celle-ci, tend à devenir stationnaire.

36Est-il besoin de souligner que ce qu’il y a, dans ce résumé, d’impressionnant, ce sont les deux énormes baisses de la mortalité et de la natalité ?

37Voyons maintenant ce qui s’est passé à l’étranger, particulièrement dans les pays de population européenne.

38La population de l’Europe, que l’on estime avoir été de 188 millions en 1800, se montait à 401 millions en 1900 et à 500 millions environ en 1930 : c’est, en 130 ans, une augmentation de 165 %, très supérieure à celle qu’on a constatée en France. Encore faut-il rappeler que, dans la période envisagée, l’Europe a contribué au peuplement des États-Unis, du Canada, de l’Argentine et du Brésil, de l’Australie, de la Sibérie, de l’Afrique du Nord et de l’Afrique du Sud. Lorsqu’on voit que l’Angleterre a pu envoyer plus de 300 000 de ses habitants hors d’Europe en 1911, que les émigrants italiens, en 1913, se montaient à 873 000, dont 560 000 pour les pays extra-européens, lorsqu’on voit encore que, de 1905 à 1914, il y a eu six années où les États-Unis ont reçu plus d’un million d’immigrants, de tels chiffres – concernant, à la vérité, l’émigration et l’immigration « totales » et non pas « nettes » – apparaissent considérables.

39On ne s’étonnera pas que les pays européens qui sont hors d’Europe aient eu des augmentations de leur population – tant par le mouvement naturel de cette population que grâce à l’immigration – parfois prodigieuses, que les États-Unis, par exemple, soient passés de 5,3 millions d’habitants en 1800 à 122,8 en 1930. Mais prenons, en Europe, un pays tel que l’Angleterre. Celle-ci, avec le pays de Galles, comptait 8 893 000 habitants en 1800 et 39 948 000 en 1930 : c’est une augmentation de 350 %. Si l’on tient compte de l’émigration anglaise qui fut forte pendant longtemps – l’excédent de cette émigration sur l’immigration a été de 3 252 000 entre 1841 et 1930 –, on voit que, par son mouvement naturel, la population anglaise aurait sans doute quintuplé au cours de cette période. Quel changement par rapport aux siècles antérieurs !

40De même qu’en France, l’accroissement de la population dans les pays étrangers qui nous occupent maintenant s’est accompagné d’un très fort accroissement du bien-être. Si l’on veut considérer particulièrement l’Europe, il n’est pas sans intérêt de mentionner que celle-ci a tiré profit, en même temps que des progrès inouïs de la technique, de cette mise en valeur des contrées lointaines à laquelle l’émigration fournie par elle a contribué, soit qu’elle ait peuplé ces contrées, soit que, moyennant l’envoi d’un nombre restreint de soldats, d’administrateurs et de colons, elle y ait établi l’ordre et développé la production. Il ne s’agit pas seulement ici de l’argent envoyé ou rapporté au pays d’origine par l’émigrant temporaire, ni des placements offerts aux capitaux européens. Il s’agit encore, et surtout, des approvisionnements en matières premières, en produits alimentaires, et des débouchés pour les fabrications européennes que représentent les pays neufs d’outre-mer : telle était du moins l’opinion que l’on admettait il y a quelques années encore ; mais la grande crise actuelle a créé ou fait apparaître une situation qui n’est plus entièrement favorable.

41Il y a eu en Europe, dans l’époque contemporaine, une poussée de population certainement sans précédent. Mais si la population continue de croître dans tous les pays européens, l’accroissement, dans beaucoup d’entre eux, s’est ralenti. Dans la Russie d’Europe, on a en ce moment des excédents annuels de naissances qui approchent 2 millions et demi : ils sont supérieurs à tous ceux qu’on enregistrait dans le passé, non seulement en valeur absolue mais par rapport à la population. Mais en Allemagne, où l’excédent des naissances, en 1906-1910, était en moyenne de 887 000 par an – les naissances dépassant ainsi les décès de 80 % –, cet excédent n’était plus, en 1932, que de 280 000. En Angleterre, où, en 1906-1910, il était de 406 000 – le 79 % des décès –, il n’était plus, en 1932, que de 180 000.

42Comme pour la France, venons-en, pour les pays étrangers, à regarder les courbes de la mortalité et de la natalité.

43La mortalité, au cours du xix^e siècle, a marqué dans toute l’Europe une forte baisse. En Suède, après avoir été de 27,4 ‰ dans la période de 1749-1760 – ce qui indiquait, pour ce temps, une situation plus favorable que celle de la France –, on retrouve le taux de 27,9 ‰ en 1801-1810, pour descendre à 12,5 ‰ en 1931 – 11,7 ‰ en 1930. En Angleterre, on passe de 22,4 ‰ en 1841-1850 à 12 ‰ en 1932 ; en Allemagne, de 26,8 ‰ en 1841-1850 à 10,8 ‰ en 1932. Pour la Russie d’Europe, le taux était encore 34,1 ‰ en 1891-1900, et seulement 18,9 ‰ en 1928. Le taux de 20 ‰ n’existe probablement plus aujourd’hui dans aucun pays en Europe.

44Pour ce qui est de la natalité, si elle a commencé à décroître en France dès la fin du xix^e siècle, la décroissance dans les pays étrangers n’a commencé que plus tard, parfois dans la première moitié du xix^e siècle, parfois dans la deuxième, parfois à une époque toute récente.

45En Suède, on était à 36 ‰ en 1749-1760, à 30,9 ‰ en 1801-1810, on remonte à 34,6 ‰ en 1821-1830, après quoi une pente bientôt régulière conduit au taux de 14,8 ‰ en 1931.

46En Finlande, on avait 45 ‰ en 1751-1761, 36,3 en 1801-1810, 37 ‰ environ en 1871-1880 et 19,5 ‰ en 1931. En Belgique, le taux était de 33,5 ‰ en 1831-1840, de 30,9 ‰ en 1841-1850, il se retrouve à 32,3 ‰ en 1871-1880 et décline ensuite jusqu’à 18,2 ‰ en 1931. En Hollande, on monte de 33 ‰ en 1841-1850 à 36,2 ‰ en 1871-1880, pour descendre à 22 ‰ en 1932. En Angleterre, on monte d’une manière analogue à 35,4 ‰ en 1871-1880, et l’on n’est plus, en 1932, qu’à 15,3 ‰. En Allemagne, on enregistre 39,1 ‰ en 1871-1880 et 15,1 ‰ en 1932.

47En Italie, pour la période sur laquelle on est renseigné, le maximum, 37,8 ‰, est atteint en 1881-1890 ; on est à 23,6 ‰ en 1932. Dans le même intervalle, la Hongrie passe de 44 ‰ à 23 ‰.

48En Roumanie, on était à 42,8 ‰ en 1911-1912 et à 33,3 ‰ en 1931.

49Aujourd’hui, dans tous les pays de l’Europe occidentale et septentrionale à l’exception de la Hollande, ainsi qu’en Allemagne, en Autriche et en Suisse, les taux de natalité sont inférieurs à 20 ‰ ; le taux le plus bas est celui de la Suède. Mais si, au lieu de considérer des pays, on considère des villes, des taux encore plus bas sont à observer : en 1931, 14,3 ‰ à Paris – au lieu de 38,4 ‰ en 1828 ; en 1932, 8,2 ‰ à Oslo, 8,1 ‰ à Berlin, 7,3 ‰ à Vienne et 6,9 ‰ à Tallinn.

50Nous signalons les taux les plus faibles. Mais il faut insister avant tout sur le caractère général du déclin de la natalité. Il n’est plus un seul pays de l’Europe où il ne se manifeste. La Russie d’Europe avait en 1928 un taux de natalité très élevé : 42 ‰. Mais elle dépassait 50 ‰ en 1901-1910. Et en 1928, si le taux était de 42 ‰ pour l’ensemble du pays, il s’abaissait à 38,1 ‰ pour l’Ukraine – 34,2 ‰ en 1929 –, à 26,5 ‰ pour les villes de l’Ukraine, à 19,2 ‰ pour les quatre plus grandes villes de celle-ci, à 17,9 ‰ pour Odessa : l’affaiblissement de la natalité qui se marque pour la Russie considérée en bloc est le résultat d’un déclin plus profond qui s’est produit dans certaines parties de ce vaste pays et qui, selon la vraisemblance, se propagera au reste.

51Hors d’Europe, les pays de population anglo-saxonne sont entraînés dans le même mouvement. La natalité qui, dans l’État australien de Victoria, était de 43,3 ‰ en 1861-1865 n’y est plus que de 19 ‰ en 1929. En Nouvelle-Zélande, on descend de 41,2 ‰ en 1876-80 à 17,1 ‰ en 1932.

52Au Canada, réputé jadis pour la très grande fécondité de sa population – elle a permis que de quelque 70 000 Français qui se trouvaient là-bas en 1763 soient issus plus de 3 millions de descendants vivant aujourd’hui dans ce pays –, cette fécondité est en voie de diminution : le taux de la natalité, dans la province de Québec, s’est abaissé de 38,9 ‰ en 1915 à 30,6 ‰ en 1930 – 30,3 ‰ en 1929. Même phénomène chez les Européens d’Algérie, où la natalité était de 36 ‰ dans la période 1877-1886, de 24 ‰ en 1906 et de 22,2 ‰ en 1930.

53Dans l’Amérique latine, le Costa Rica a une natalité de 46,9 ‰ en 1928, le Chili de 39,4 ‰ en 1930, et l’Argentine, la même année, de 30,1 ‰. Mais la natalité de l’Uruguay a passé de 50 ‰ en 1881-1885 à 24,2 ‰ en 1929. Celle de Rio de Janeiro, en 1932, n’est que de 17,2 ‰.

54En Orient et en Extrême-Orient, on a des taux de natalité de 43,7 ‰ pour l’Égypte en 1929, de 52,9 ‰ pour la Palestine en 1930, de 48,3 ‰ dans la province de Dehli en 1928. La natalité du Japon, cependant, marque depuis quelques années un certain déclin : elle est passée de 36,2 ‰ en 1920 à 32,2 ‰ en 1931.

55Dans les pays où aucun déclin ne se manifeste, cette situation est-elle destinée à durer indéfiniment ? Ou bien les pays dont il s’agit seront-ils, à des époques plus ou moins éloignées, atteints à leur tour par l’affaiblissement de la natalité ? Il y a des raisons – sur lesquelles on reviendra – qui portent à croire que ce phénomène deviendra universel.

56Une remarque à faire est celle de la rapidité avec laquelle, presque partout, la baisse de la natalité s’est effectuée, et de l’accélération que l’on constate d’une façon générale dans cette baisse, lorsqu’on met en comparaison les pays où elle est plus ancienne et ceux où elle est plus récente.

57Si, en France, le taux de la natalité est descendu de 31,8 ‰ en 1811-1820 à 17,3 ‰ en 1932, c’est, en 115 ans, une baisse de 14,5 points et de 45 %. Mais quand l’Allemagne passe de 39,1 ‰ en 1871-1880 à 15,1 ‰ en 1932, c’est, en 55 ans seulement, une baisse de 24 points et de 61 %. En 1912 encore, le taux de la natalité allemande était de 35,1 ‰ ; il a donc baissé depuis cette date, en 20 ans, de 56 %, c’est-à-dire qu’il a diminué de plus de moitié dans un espace de temps bien moindre que l’intervalle de deux générations. À Berlin, la natalité a baissé comme de 5 à 1 dans l’espace d’à peine un peu plus d’un demi-siècle. Dans l’Ukraine, elle est descendue de 42,7 ‰ à 34,2 ‰, soit une diminution de 20 %, de 1925 à 1929, en 4 ans ; à Odessa, de 1925 à 1928, en 3 ans, elle est tombée de 30,8 ‰ à 17,9 ‰, soit une diminution de 42 % : il est vrai qu’en Russie la législation concernant le mariage et la famille, ainsi que l’organisation administrative de l’avortement – dont le résultat est que, dans une ville comme Léningrad, les avortements légaux sont devenus notablement plus nombreux que les naissances –, ne peuvent pas manquer d’avoir des conséquences très sérieuses pour la natalité.