1Adolphe Landry a beaucoup été photographié1. Après n’avoir longtemps connu que le visage austère de l’homme d’État en pose officielle, on accède aujourd’hui, en parcourant les fonds historiques, à d’autres images du personnage : étudiant potache avec son camarade normalien François Simiand ; dandy portant frac et haut de forme ; père de famille bourgeois, de bonne volonté bien qu’un peu maladroit, tenant un bébé dans les bras sous l’œil vigilant des femmes de la maison ; patriarche entouré de convives dans la demeure familiale ; orateur exposant la situation démographique de la France dans un congrès spécialisé… Quelques fragments de mosaïque qui disent surtout l’impossibilité de résumer succinctement le parcours et l’œuvre de Landry, sorte de caméléon tour à tour savant, professeur, militant, homme politique et gouvernant. Même en s’en tenant au seul portrait intellectuel, on aura beau identifier des traits stables et cohérents, c’est d’abord la mobilité constante d’une pensée développée au fil d’une carrière étendue et discontinue, qui retient l’attention.

2De la même manière, l’ouvrage La révolution démographique, publié en 1934, apparaît comme un patchwork davantage que comme un traité scientifique unifié ou un essai structuré. Pour tenter d’en éclairer la lecture sans faire double emploi avec le commentaire très fin d’Alain Girard, réédité dans le présent volume, cette présentation se propose de réinscrire la genèse de ce livre rapidement devenu référence dans son contexte national et international2. L’un des fréquents biais de lecture auquel il s’agit de remédier consiste à faire de La révolution démographique un ouvrage « précurseur » de la « transition démographique » ; or cette publication est d’abord une synthèse personnelle des sciences de l’homme et des sciences de la population à la charnière du xix^e et du xx^e siècle, portant le reflet des débats qui animent, voire déchirent, la vie des idées dans l’entre-deux-guerres. Cela n’empêche pas l’ouvrage de regorger de propositions originales, percutantes, dont certaines peuvent aujourd’hui encore s’avérer stimulantes.

Landry, personnalité aux multiples facettes

Camarades de turne (École normale supérieure, 1894)

Sur les toits de l'École normale supérieure en 1894

3Issu de la bourgeoisie ajaccienne, Adolphe Landry apparaît simultanément dans l’espace académique et sur la scène publique dans les années 1900. Incarnation de la figure du « normalien philosophe », le jeune homme est à rattacher à cet ensemble aux contours flous qu’est le « socialisme normalien », d’orientation réformiste et dont les bordures se confondent sur la droite avec celles du radicalisme3. Lorsqu’il rédige sa thèse de doctorat, Landry est « un penseur socialiste, résume François Vatin, qui embrasse l’économie politique, comme le droit ou la criminologie, pour contribuer à la définition de la société idéale qu’il appelle de ses vœux ».

4Ses écrits de jeunesse se situent chronologiquement à l’acmé du combat pour la laïcité en France. Ils expriment le constat de la sécularisation en cours de la société française, que l’auteur – contrairement à de nombreux sociologues, économistes et démographes du xix^e siècle – ne désapprouve pas. Landry a été élevé dans la libre-pensée. Il n’est pas effrayé par l’« hédonisme », recherche de plaisirs et de bonheurs terrestres que la raison elle-même doit pleinement encourager. Son socialisme n’ignore pas l’être de chair derrière le citoyen, le travailleur, l’agent économique ou l’individu démographique. Si sa pensée incline toujours à ramener les problèmes à leurs implications morales, notre homme n’est pas un puritain.

5Sa découverte de la théorie de l’utilité marginale fait de sa pensée une tentative d’hybridation entre socialisme et économie néoclassique. Se réclamant de l’utilitarisme benthamien, il promeut ce qui peut être défini comme un libéralisme étatisé, ayant pour finalité la production du maximum d’utilités (« le plus grand bonheur pour le plus grand nombre4 »). Dans sa thèse, « L’utilité sociale de la propriété individuelle », dont la soutenance à la Sorbonne, en 1901, fait grand bruit, Landry s’emploie à démontrer qu’en régime de propriété privée, du fait de l’intérêt du capital, l’intérêt privé prend nécessairement le dessus sur l’intérêt général. Seule une économie socialisée peut empêcher un tel travers. Socialisée, mais non collectiviste : Landry penche davantage en faveur de l’économie sociale et coopérative d’un Charles Gide que du côté marxiste. Pour comprendre le rapport ambivalent de cet homme de progrès au capitalisme, il faut accéder à des zones de sa vie et de son activité qui ne sont pas parmi les plus exhibées. Pris de passion pour la vigne, son magistrat de père, Timothée Landry, fondateur en 1900 du domaine du Clos Landry, a incarné aux yeux de son fils une figure positive de l’entrepreneur. C’est par son beau-père, Joseph Thuillier, sénateur parisien et homme d’affaires fortuné, qu’Adolphe Landry est introduit dans les cercles de l’élite économique et politique parisienne5. À la fin de la Grande Guerre, il fraye avec l’Association nationale d’expansion économique (ANEE), fondée en 1915 par le ministre Étienne Clémentel et l’industriel lyonnais Étienne Fougère pour coordonner l’administration et les entreprises nationales : autre témoignage d’une proximité avec le monde des affaires.

6La « population », Landry y accorde de l’intérêt dès ses premiers écrits, situés pourtant loin de la démographie à proprement parler. Proposant de démontrer par la logique mathématique la validité de son système, il se risque, dans sa thèse de doctorat, à élaborer une loi de proportionnalité liant niveau des salaires et effectif de la population ouvrière, que l’aspiration à l’aisance – aux effets antinatalistes – vient moduler. C’est la contradiction sur laquelle bute son désir de marier socialisme et théorie néoclassique qui pousse Landry à s’orienter vers la démographie. Parvenu à la conclusion que l’amélioration du sort de la classe ouvrière ne peut dépendre uniquement d’une plus juste répartition des fruits du travail, il en arrive à juger incontournable une « action sur la population ». Mais il ne saurait être question de recourir aux solutions de Malthus ou aux moyens malhonnêtes prêchés par les néomalthusiens.

7Étonnant socialiste, qui semble moins mû par les idéaux de justice sociale et d’égalité, ou même, dans le style « solidariste », par l’affermissement du lien social, que par l’ambition de refonder la morale – certes sur un mode « rationnel »…, Landry n’est, en réalité, pas le seul penseur progressiste de son époque à vouloir opposer à l’Homo œconomicus (et au type particulier d’hédonisme qui accompagne le développement de l’économie capitaliste) un autre modèle normatif ; encore moins le seul républicain à estimer que la stabilisation du régime passera nécessairement par un dévouement de l’individu au collectif. La sociologie d’Émile Durkheim ne naît-elle pas de motivations analogues ? Le style de raisonnement des deux intellectuels est pourtant diamétralement opposé. En procédant, au nom de la « méthode abstraite », de manière déductive et spéculative, Landry va devenir une cible de l’école durkheimienne, dont l’un des postulats est précisément de résoudre le problème de l’ordre social à partir de l’observation empirique des faits sociaux, et non d’un idéal posé a priori. Landry, un moraliste égaré en science sociale ? Il est clair, tout au moins, qu’il n’envisage pas la poursuite du bien commun sans le maintien des normes collectives.

8Reçu docteur ès lettres en 1901, Landry, qui enseigne la philosophie en lycée depuis 1896, voit une carrière universitaire s’ouvrir à lui. En 1907, il devient maître de conférences à l’École pratique des hautes études, sur une chaire d’histoire des faits et doctrines économiques6. Les raisons qui le poussent à se lancer parallèlement en politique mériteraient d’être davantage élucidées. Est-ce mettre ses actes en conformité avec ses idées, en se faisant à la fois savant et politique, philosophe-roi en quelque sorte, là où les praticiens de l’économie et de la démographie se cantonnent en général au rôle de conseillers ou d’inspirateurs du législateur ? Est-ce l’une des voies d’une stratégie d’ascension bourgeoise, comme a pu le suggérer Anne-Emmanuelle Demartini ? Examiner de plus près ses relations avec la mouvance socialiste, puis avec le Parti radical et les groupements natalistes et familiaux (à commencer par l’Alliance nationale contre la dépopulation de Jacques Bertillon), de même que le balancement de ses activités politiques entre centre et périphérie, permettrait certainement d’affiner notre compréhension. On sait qu’après un premier échec aux élections législatives de 1906, dans la circonscription de Calvi où il se présentait sous l’étiquette de socialiste indépendant, il a rejoint la famille radicale dont il est devenu, sur l’île, le chef de file. En 1910, après quatre années d’habiles manœuvres (Landry parvient même à gagner la confiance des cléricaux), il devient député et, neuf ans plus tard, maire de Calvi, fauteuil qu’il conservera jusqu’à sa mort. Tout en incarnant une nouvelle forme de notabilité, fondée sur la méritocratie républicaine là où prévalait historiquement un principe héréditaire, il se taille rapidement l’image d’un chef de clan, jouissant de liens familiaux solides, de réseaux politiques étendus et d’un cercle de vassaux et de protégés dévoués.

9En Corse, on retient surtout, de ses différents mandats, ses projets de développement insulaire, inspirés des principes de l’économie sociale, et sa volonté de moderniser l’agriculture, de développer l’industrie et de stimuler le tourisme. Sur le plan national, c’est à la cause de la natalité et de la famille que son nom restera le plus fermement attaché. Une clé évidente de cet engagement réside dans son investissement au sein de l’Alliance nationale contre la dépopulation, d’abord comme sociétaire, puis en tant que vice-président en 1923. Avec un autre député et membre de l’Alliance nationale, André Honnorat, Landry a fondé, en 1911, le groupe parlementaire de « protection des familles nombreuses et nécessiteuses » – courroie de transmission précieuse pour l’organisation nataliste –, devenu majoritaire en 1916. Au sortir du conflit, il accède à diverses responsabilités gouvernementales, en particulier comme ministre du Travail et de la Prévoyance sociale à partir de 1931. En tant que membre du cabinet et parlementaire, rapporteur de nombreuses commissions, il traite un grand nombre de dossiers – bataillant par exemple pour l’augmentation des crédits de la Statistique générale de la France –, mais s’illustre tout particulièrement par son soutien à la loi sur les assurances sociales (1928-1930) et par la mise en place de la loi sur les allocations familiales (1932). Celle-ci est conçue à partir de l’expérience des caisses de compensation patronales, dont l’un des grands promoteurs est son beau-frère, l’industriel Lucien Lassalle. D’autres liens familiaux facilitent le succès de la « loi Landry » : Marguerite Pichon-Landry, l’une de ses sœurs, est présidente du Conseil national des femmes françaises.

10En matière d’allocations familiales comme d’assurances sociales, l’œuvre d’Adolphe Landry témoigne à la fois d’une prudence budgétaire (il soutient l’obligation d’assurance mais également la limitation des interventions et des dépenses à la charge de l’État) et d’un souci de « familialiser » la politique sociale en prenant en compte, dans le calcul des impôts, des cotisations et des prestations, la situation et la charge de famille. Landry ne se désintéresse pas de l’explosion du chômage, participant notamment, aux côtés de durkheimiens, à des discussions sur le sujet au sein de l’Institut scientifique de recherches économiques et sociales, mais se voit critiqué sur sa gauche, en tant que ministre du Travail, pour l’insuffisance du soutien apporté par l’État aux travailleurs privés d’emploi.

11On ne sait pas dans quelles circonstances précises Landry en vient à rédiger les textes originaux de La révolution démographique et à confectionner le volume. L’une des seules certitudes est que son activité politique connaît alors une période de creux, du fait de sa défaite aux législatives de 1932. Il trouve sans nul doute dans cet allègement de ses charges officielles un répit pour reprendre son travail scientifique et se consacrer à l’écriture7. Le moment a pu lui paraître propice à une stratégie de repositionnement dans le champ scientifique – qu’il s’agisse de sa visibilité auprès de la communauté savante internationale, de sa légitimité comme démographe à part entière ou de la conquête de places institutionnelles –, et ce à la fois dans l’espace académique national et sur l’arène internationale des questions de population. Il a aussi certainement cherché à diffuser ses thèses auprès d’un public élargi, dans une démarche d’« éducation à la démographie » à laquelle il est particulièrement attaché, pour des raisons éminemment politiques. De fait, la parution de La révolution démographique est largement relayée et l’ouvrage fait l’objet de moult commentaires ; Landry y gagne de toute évidence en prestige. En 1935, il se rend avec le secrétaire général de l’Alliance nationale, Fernand Boverat, à la Conférence internationale de la population de Berlin, à laquelle les comités américain et britannique ont refusé de participer pour ne pas cautionner la démographie fasciste et la théorisation nazie de la race8. Par le biais du Comité français pour l’étude scientifique des populations, branche française de l’Union internationale pour l’étude scientifique de la population, il organise et préside, en 1937, le Congrès international de la population de Paris. Autre signe de consécration, il est désigné, en 1936, président de la Société statistique de Paris (dont il est membre depuis 1924). Mais Landry lorgne également du côté du Collège de France. Il y a assuré en 1934 la suppléance d’Édouard Fuster sur la chaire « économie et prévoyance sociale ». Le décès de ce dernier en 1935 l’incite à se porter candidat à sa succession. Au même moment, la mort de Simiand rend vacante la chaire d’histoire du travail. Tablant sur le renouvellement d’une seule de ces deux chaires financées par la Ville de Paris, le sociologue Marcel Mauss et l’historien Lucien Febvre, tous deux professeurs au Collège, font campagne contre Landry : ils voient en lui un politique plus qu’un authentique scientifique et militent pour le recrutement de Maurice Halbwachs, concepteur d’une sociodémographie issue en droite ligne de la morphologie sociale durkheimienne, dont les options sont radicalement différentes de celles de son concurrent9.

La révolution démographique et les sciences de la population de l’entre-deux-guerres

12Alors que la discipline démographique connaît, dans les années 1930, une phase de redéfinition et qu’un modèle standard, d’influence anglo-saxonne, se cristallise, La révolution démographique peut se lire comme une tentative de démarcation. Les deux grandes figures qui règnent sur la discipline à l’échelle internationale sont les Américains Raymond Pearl, un biologiste, et Alfred J. Lotka, un mathématicien, physicien et actuaire. Le courant majoritaire de la démographie internationale conjugue réactualisation des thèses de Malthus et préoccupations eugénistes, dans une perspective à la fois radicalement naturaliste, fortement mathématisée et se voulant « apolitique ». Sur maints aspects, Landry peut donner l’impression de souscrire à ces conceptions dominantes : lorsqu’il reprend à son compte la thématique de l’affaissement du monde occidental face au monde dominé et aux peuples non européens – souvent en se déplaçant vers l’histoire antique pour parler de races et d’empire colonial de manière détournée –, ou encore lorsqu’il affirme que l’« écart de forces » démographiques est un facteur intrinsèque de guerre. Bien qu’il soit moins armé que d’autres en la matière, il défend sans réserve l’analyse quantitative, y compris le maniement – que ce soit à des fins scientifiques, politiques ou administratives – d’instruments aussi techniques que le « taux net de reproduction » élaboré par René Kuczynski ou le « taux intrinsèque d’accroissement naturel » d’Alfred Lotka, jugés indispensables à l’interprétation correcte des données10.

13En revanche, comme la grande majorité des démographes français depuis Achille Guillard et Louis Adolphe Bertillon, Landry est un adversaire farouche des thèses de Malthus et, plus encore, de l’idéologie néomalthusienne. Il récuse la notion même de « surpopulation », à partir d’une réflexion étayée sur le maximum et l’optimum de population : chez lui, ces derniers ne sont pas des quantités absolues dictées par les lois d’airain de la biologie ou de l’économie, mais des quantités relatives qui dépendent des choix effectués par chaque société en matière de distribution des revenus et de niveau de vie. La population reste pour Landry une réalité nationale – et coloniale. Bien que le changement de « régime démographique » relève d’un processus se propageant à une bien plus vaste échelle, c’est bien de savoir comment la France est passée d’une natalité et d’une mortalité élevées à des niveaux tels que « la population, à considérer le mouvement naturel de celle-ci, tend à devenir stationnaire », qui l’occupe en priorité.

14Pour traiter son sujet, Landry considère que le volet statistique de la démographie et le jeu des variables quantitatives ne constituent qu’un temps de la réflexion. Il ne s’agit pas pour autant de se contenter d’une dissertation agrémentée de chiffres, même si son propos est souvent entaché de considérations gratuites et d’affirmations hâtives. Bien qu’il ne se prive jamais de l’argument positiviste selon lequel « les faits parlent d’eux-mêmes », il insiste clairement, par exemple en ouverture du Congrès international de la population de 1937, sur la nécessité d’une « théorie démographique générale ». Mais il ne prétend pas édifier un système parfaitement huilé et verrouillé de « lois » universelles, transposables en tous lieux et en tous temps, entendant plus modestement caractériser un ou des processus, puis en généraliser autant que possible les modalités observées, sans jamais perdre de vue « ce qui se passe sous nos yeux ». Les modèles de croissance démographique à base de biostatistique, de mathématique théorique ou de thermodynamique ne sont pas faits pour restituer d’une quelconque manière le passé démographique. Landry s’en tient à la même distance de cette formalisation mathématique déréalisante que Simiand vis-à-vis de l’économie quantitative abstraite, elle aussi en vogue dans l’entre-deux-guerres11.

15Puisque l’ambition explicative ne peut se satisfaire du seul maniement des données numériques, Landry convoque une pléiade de penseurs ayant, depuis le xviii^e siècle, proposé des considérations sur l’évolution de la population – de Cantillon et Montesquieu à Arsène Dumont – et aborde la dynamique démographique dans la longue durée historique. Il se déploie, dans La révolution démographique, une grande érudition où se mêlent références pointues et bagage « humaniste » d’un bourgeois cultivé du xix^e siècle. La docilité de l’auteur face à certaines autorités et surtout à certains lieux communs est parfois déroutante. Malgré les mises en garde déjà formulées de longue date contre une telle conception de l’histoire de France, Landry place la population française dans la continuité directe de la Gaule. Dans la pure tradition de l’historia magistra vitae (l’histoire « maîtresse de vie », répertoire d’exempla dont l’honnête homme et le gouvernant avisé doivent inspirer leurs actes), il mobilise les grands chapitres de l’histoire de l’Antiquité gréco-romaine comme autant d’enseignements pour le présent et le futur. Parmi ces épisodes topiques, la « décadence romaine » tient le haut du pavé. Chez les spécialistes étrangers de la population, le schème du déclin, ou du rise and fall, renvoie en général à la prose réactionnaire d’Oswald Spengler, auteur du Déclin de l’Occident (1918 et 1922), qui oppose l’instinct et la sagesse des sociétés paysannes à l’intellectualité stérilisante des civilisations urbaines. Landry ne semble pas avoir été aussi galvanisé que d’autres par le style oraculaire de l’essayiste. Son modèle de la décadence, il l’emprunte à un historien italien – aussi reconnu que controversé –, Guglielmo Ferrero, dont La ruine de la civilisation antique (version grand public du plus académique Grandeur et décadence de Rome) avait été traduit en français en 1921. Gendre de l’anthropologue Cesare Lombroso, Ferrero était un positiviste qui, comme Montesquieu, imputait la responsabilité majeure de la « décadence » romaine au christianisme, lequel aurait détourné les fidèles de la chose publique et du patriotisme. Peu nous importe ici que la réalité d’une dépopulation et d’une décadence romaines, idée propagée depuis Montesquieu, soit fortement discutée, en particulier depuis les travaux de Peter Brown et les avancées récentes de la démographie historique et de la paléodémographie. L’essentiel est ce que Landry, en s’emparant de cette littérature historique pour nourrir ses propres considérations sur la « civilisation » et sa propre perception de l’évolution des « mœurs », nous dit de lui-même. Il y a autant de signification dans la manière dont il met en scène l’empereur Auguste, en homme providentiel s’élevant en rempart contre « la corruption des mœurs et la dépopulation », tendant de redonner aux institutions romaines la crédibilité et la poigne nécessaires, que dans les subtilités de son analyse du « changement de régime démographique ».

16Depuis ses origines au xvii^e siècle, sous la forme de l’arithmétique politique, la démographie a à voir avec la question du (bon) gouvernement des hommes. Landry, comme de nombreux auteurs avant lui, saisit sans cesse son objet par les deux côtés : la régularité et la calculabilité des « faits de population » ; l’orientation des conduites, par l’action politique, vers le bien commun. Il s’efforce donc – et c’est en cela que son ouvrage conserve une actualité – de penser conjointement la dynamique démographique et l’intervention politique sur la population. L’hypothèse théorique forte pour expliquer le passage d’un « régime primitif » (où l’effectif de la population résulte du niveau des subsistances) à un régime contemporain (où la fécondité relève de la sphère psycho-culturelle et non plus des contraintes matérielles) est celle d’une « conception nouvelle de la vie », à savoir la « rationalisation ». Dans les années qui suivent la Première Guerre mondiale, le terme « rationalisation » est utilisé, avec des significations variables, dans de nombreux domaines (psychanalyse, sociologie, organisation du travail et management, administration12). L’auteur de La révolution démographique ne prend la peine ni de définir précisément le concept ni d’indiquer à quel corpus théorique il l’a emprunté. En tout état de cause, l’usage qu’il en fait est proche de celui que l’on trouve chez Max Weber et chez Norbert Elias, qui publiera, à la veille de la Première Guerre mondiale, Sur le processus de civilisation (1939) : il renvoie au fait que les actions humaines tendent à être de plus en plus raisonnées, moins soumises aux pulsions, aux croyances, à l’inconscience ou à l’impensé ; les comportements sont, sans cesse davantage, orientés vers la maîtrise du monde et des choses ; la recherche d’efficacité tend à s’étendre à tous les domaines de l’existence, sociale ou individuelle.

17L’un des points aveugles de La révolution démographique tient au relatif désintérêt de l’auteur pour ce que Marcel Mauss appelle, dans un article publié lui aussi en 1934, les « techniques du corps ». Aussi étonnant que cela puisse paraître aujourd’hui venant d’un spécialiste de la population par ailleurs très focalisé sur la fécondité, le livre n’aborde les moyens pratiques du contrôle des naissances que par de chastes allusions ou par des piques décochées contre les néomalthusiens et les quelques féministes de l’entre-deux-guerres qui réclament le droit à limiter les naissances afin de préserver la santé et la qualité de vie des femmes. Or on sait aujourd’hui combien cet objet d’étude permet de réviser d’idées préconçues, en particulier à propos des populations anciennes, au sein desquelles les techniques individuelles et conjugales de prévention des naissances, à tort considérées comme inexistantes ou anecdotiques, furent longtemps occultées par la théorie « homéostatique ». L’attention aux pratiques de contrôle de la fécondité est nécessaire pour rompre avec une vision masculine de la fécondité, qu’elle permet de réinsérer dans les rapports de force entre les sexes et les logiques de négociation entre partenaires sexuels ou conjoints. Pour le dire autrement, il n’y a pas de « rationalisation de la vie » sans corps, sans sexe et sans genre.

18C’est bien parce que cette rationalisation peut mener au débordement moral et à la dépopulation (les deux étant, on l’a compris, intimement liés) que les institutions doivent les canaliser. Trois d'entre elles concourent à empêcher qu’elle ne se traduise par le triomphe de l’« égoïsme » : la famille, l’Église – tout émancipé qu’il soit à l’égard de la religion, Landry estime qu’il ne faut pas se priver d’une telle alliée dans la régulation des mœurs – et l’État. Ce dernier est au centre des développements sur « ce qu’il y a lieu de faire » pour remédier à la « dépopulation ». En cela, le texte constitue un excellent analyseur des stratégies d’action « biopolitiques » en régime démocratico-libéral. Landry est un théoricien des politiques de la vie et de leurs obstacles. Ses propos révèlent à quel point il est difficile de façonner la population lorsque celle-ci se compose de personnes, de sujets de droit, de citoyens fondés à « demander des comptes », et non de pions ou de rouages… Faut-il miser sur l’intérêt (au bien-être ou au profit) ou sur le sens du devoir ? Jusqu’à quel point est-il raisonnable de contrer les tendances nouvelles ? Doit-on toujours rechercher le consentement du peuple ? Malgré l’apparente rationalisation du plan d’action qu’il traite dans La révolution démographique, Landry exprime des hésitations qui sont celles de la majorité des combattants « pour la vie » et contre les « fléaux sociaux ».

19Adolphe Landry n’accède pas au Collège de France mais il retrouve, avec l’arrivée au pouvoir du Front populaire, un siège parlementaire dans la circonscription d’Ajaccio. La politique l’aura donc rappelé à l’ordre. Son rôle est crucial lors des dernières années de la III^e République, dans l’entourage d’Édouard Daladier, lequel offre la meilleure écoute à l’Alliance nationale et aux militants familialistes. L’auteur de La révolution démographique est, en particulier, l’une des principales cautions scientifiques du Haut Comité de la population instauré par le président du Conseil en 1939.

20L’empereur Auguste avait pénalisé le célibat et la stérilité volontaire. Adolphe Auguste (puisque tel est son second prénom à l’état civil) Landry le républicain, après avoir instauré les allocations familiales et défendu le vote familial, contribue au très nataliste Code de la famille adopté à la veille de la guerre. Alfred Sauvy, qui n’oubliera jamais ses leçons, le décrira comme « ce Corse qui fit gagner à la France plus de vies que Napoléon n’en fit perdre13 ». D’un tempérament plus favorable à l’incitation qu’à la coercition – encore que la publication en 1941 et 1942, sous les auspices de François Perroux et de l’Alliance nationale, de La démographie française, traduise une inflexion assez conforme à l’esprit du temps14 –, il laisse des natalistes plus radicaux comme Fernand Boverat s’investir dans la lutte contre l’avortement et se répandre en diatribes et imprécations. Persona non grata sous Vichy pour s’être abstenu lors du vote des pleins pouvoirs constituants à Philippe Pétain, en juillet 1940, il se consacre principalement, durant les années d’occupation, à la recherche. Ayant affiné son goût pour la démographie « pure », il signe en 1945, avec le concours d’Henri Bunle, de Pierre Depoid, de Michel Huber et d’Alfred Sauvy, un Traité de démographie qui fera autorité. Il participe à la création de l’Institut national d’études démographiques (Ined) en 1945 et préside, entre 1947 et 1954, le comité exécutif de l’Union internationale pour l’étude scientifique des populations.

Conclusion

21Il y a bien une constante qui relie les diverses facettes d’Adolphe Landry et les différentes époques de son parcours : l’obsession de concilier aspiration des individus au bonheur et intérêt général de la nation. Depuis 1900, Landry consacre son énergie d’intellectuel à concocter un savant mélange d’« hédonisme », de libre concurrence, de protection sociale et de morale collective. Cette approche normative et théorique des questions de population – qui s’exprime par son goût pour les expériences de pensée, sous la forme du « supposons que… » – prédomine sur l’analyse empirique et l’usage des techniques statistiques : La révolution démographique est un essai de « science morale et politique » autant que de vulgarisation démographique. L’ouvrage a d’ailleurs inspiré, de source sûre, plusieurs hommes d’État et hauts fonctionnaires de premier plan : Pierre Laroque (chef de cabinet de Landry au ministère du Travail), Michel Debré ou encore Jean-Marcel Jeanneney.

22Didactique, d’une grande lisibilité, rendant accessible des raisonnements complexes en épargnant au profane l’accumulation de symboles mathématiques, de chiffres et de calculs, La révolution démographique produit un impact considérable, mais ne fait cependant pas l’objet d’une réception critique unanime15. Dès sa sortie, l’ouvrage s’attire les foudres de promoteurs français du birth control, étroitement liés au mouvement eugéniste, s’en prenant à la fois au natalisme de Landry et à sa prétention à vouloir confisquer, en tant que démographe, la détermination de l’optimum16. Maurice Halbwachs, tout en saluant la hauteur de vue et l’esprit de synthèse, met en doute le caractère globalisant et discontinuiste de l’idée de « révolution démographique17 ». D’exagérer la profondeur, la généralité et la portée des changements survenus aux xviii^e et xix^e siècles, est l’un des reproches qui seront adressés, un demi-siècle plus tard, à la théorie de la « transition démographique18 » telle que façonnée par les démographes américains au sortir de la guerre.

23Quels que soient ces reproches et les nombreuses faiblesses du livre – sa dimension normative et conservatrice, sa démarche souvent scholastique, son absence d’approfondissement des hypothèses les plus riches, ses nombreuses contradictions internes, etc. –, Landry a un grand mérite : celui d’avoir fait de l’évolution des populations non pas un objet d’histoire naturelle, comme c’était le cas habituellement, mais d’histoire tout court. Ce n’est pas sans raison qu’il a directement inspiré les travaux de l’historien des populations et des « mentalités » Philippe Ariès19. En cela notamment, La révolution démographique est toujours à même de nourrir l’imagination des chercheurs désireux de réinterroger les frontières entre démographie quantitative et histoire, entre analyse statistique et interprétation, mais aussi entre monde académique, décideurs politiques et grand public.