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Cinq types de paix

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Bruno Arcidiacono

Chapitre III. Sur la paix d’union politique, ou paix fédérative

Texte intégral

That by the same Rules of Justice and Prudence, by which […] Princes and Kings [govern] their Principalities and Kingdoms, Europe may Obtain and Preserve Peace among Her Soveraignties. For wars are the Duels of Princes…
William
Penn, An Essay towards the Present and Future Peace of Europe (1693).
[…] Un gouvernement général qui [soit] aux peuples ce que les gouvernements nationaux sont aux individus : un pareil ordre de choses est le seul qui puisse tout réparer.
Claude Henri de Saint-Simon, De la réorganisation de la société européenne (1814).

1Si l’on s’interroge sur l’odieux fléau qu’est l’état de guerre entre les peuples, et si l’on identifie dans le système des États souverains la cause ultime du mal, ou en tout cas la condition sur laquelle on peut agir le plus facilement, la solution qui vient tout de suite à l’esprit consiste, on l’a vu, à réformer les relations internationales suivant le principe hiérarchique, c’est-à-dire à faire la paix en refaisant l’unité du monde, et cela par le sommet : en ramenant l’humanité sous le commandement d’un chef unique, supérieur aux autres soit par l’autorité légitime qu’il incarne (dans la version « monarchique » du modèle), soit par la puissance matérielle dont il dispose (dans la version que nous avons appelée « monocratique »).

2Mais pour les membres du système, princes ou États, cela impliquerait de renoncer à leur autonomie, ou d’en être spoliés, au bénéfice de l’un d’entre eux : et dans cet assujettissement de tous à la volonté d’un seul, bien des gens ont vu un remède pire que la maladie. Certains parmi ces ennemis de la monarchie universelle, refusant malgré tout de se résigner au scandale de la guerre permanente, ont proposé une solution foncièrement différente, de type équilibriste, dans le cadre de laquelle la paix n’est plus vue comme incompatible avec la multiplicité des États indépendants – tout au contraire, elle peut en être le produit.

  • 1 Cité supra, p. 41 : « Utique enim delectat nos varietas, sed reducta in unitatem ».

3D’innombrables auteurs, en somme, ont considéré que « pluralité » rime uniquement avec « hostilité », et que si on veut supprimer la seconde, on doit réduire la première in unitatem, comme le souhaitait Leibniz.1 Mais il y en a eu d’autres pour qui elle peut rimer aussi avec « stabilité » : ils ont imaginé une paix qui ne porterait aucune atteinte à la souveraineté des États, puisqu’elle serait établie et maintenue par l’action combinée des forces présentes dans un système non hiérarchisé. Il faut pour cela, d’une part, que ces forces tendent par nature à s’équilibrer, et d’autre part que leur parité soit toujours mutuellement dissuasive. De telles conditions, leur ont objecté les adeptes de la première école, relèvent d’un acte de foi, en particulier dans un univers complexe où les pôles de puissance seraient plus nombreux que deux : si le monde est multipolaire, la paix d’équilibre, fruit de l’égalisation et de la neutralisation des poussées contraires, constitue le plus hasardeux des paris, alors que la paix hégémonique, reposant sur le pouvoir irrésistible d’un monarque universel, est la plus sûre des configurations. Mais les affiliés à la deuxième école peuvent répliquer que la seule chose absolument sûre, sous la monarchie, est l’asservissement de tous les princes, sauf un ; le reste est laissé au bon vouloir du dominus mundi.

4Y a-t-il une issue à ce débat ? Si l’on ne se fie pas à la paix que le jeu « naturel » des poids et des contrepoids est censé nous valoir, mais si l’on rejette en même temps la paix qui nous serait imposée par un roi des rois, omnipotent et bienveillant à la fois, saurait-on trouver un autre principe d’ordre, différent du principe monarchique mais ayant le même effet ? Cette troisième forme de paix permanente est concevable, et elle a été conçue très tôt. C’est, en quelque sorte, la synthèse des deux autres : aussi solidement fondée que la paix d’hégémonie, mais moins exposée qu’elle à l’arbitraire ; aussi respectueuse de l’indépendance mutuelle des princes que la paix d’équilibre, mais moins aléatoire qu’elle. Une paix qui jouirait (pour citer Gentz) d’une vraie « garantie externe », c’est-à-dire d’une garantie ne venant pas des composantes mêmes du système. Et pourtant, aucune de celles-ci ne devrait se soumettre à une autre. Les peuples en tireraient tous les avantages de l’unité monarchique et ne subiraient pas son grand désavantage, la sujétion à un chef potentiellement tyrannique.

5Voici, à titre préliminaire, la définition la plus simple possible de cette nouvelle méthode de pacification : elle consiste, pour les habitants d’un univers donné, à former entre eux une association susceptible d’engendrer une autorité commune, souveraine dans certains domaines définis par ses créateurs – et au minimum, en matière de recours à la force. Contrairement aux tenants de la paix d’équilibre et comme ceux de la paix d’hégémonie, les champions de cette formule voient dans la pluralitas principatuum la racine du mal, et poursuivent donc l’unification du système. Ils se séparent toutefois des « hégémonistes » parce qu’ils confient la mission pacificatrice non à l’un des princes, désigné pour ce rôle par son auctoritas ou sa potestas, mais à une entité artificielle, dont tous les princes seraient membres et qui pourrait s’imposer à chacun d’eux. Aussi les États demeureraient-ils réciproquement indépendants (aucun n’en dominerait un autre), tout en ayant au-dessus d’eux un supérieur, un pouvoir collectif de leur propre fabrication. Si la paix d’équilibre résulte du jeu d’obstruction mutuelle entre plusieurs acteurs de premier rang, deux ou davantage, et la paix hégémonique de la réduction du nombre des grandes puissances à une seule, la paix d’union s’établit en réduisant à zéro les membres souverains du système – il n’en reste plus aucun qui le soit totalement.

6La condition nécessaire pour que ce modèle mérite d’être appelé fédératif, faut-il insister, est que l’organe dépositaire de l’autorité commune soit autre que ses composantes individuelles, et supérieur à elles. L’institution centrale doit posséder, dans son champ de compétence, une identité propre, qu’on ne saurait réduire à la somme des membres ; elle doit aussi avoir la faculté de leur dicter légitimement sa volonté. Autrement dit, elle doit pouvoir (a) prendre des décisions même contre l’avis de certains membres, et (b) les obliger à s’y plier au besoin. C’est surtout ce second pouvoir qui nous servira de critère pour distinguer les unions fédérales de celles qui ne le sont pas vraiment, et qu’on appellera confédérations. Toute association qui adopte ses décisions à l’unanimité est une confédération, mais toutes les confédérations ne se prononcent pas nécessairement à l’unanimité ; il peut arriver aussi (on va le constater dans le prochain chapitre) qu’elles le fassent à la majorité des voix : quand c’est le cas, toutefois, elles n’exécutent pas par la force les résolutions ainsi adoptées.

7Ce n’est là qu’une ébauche de définition, qui sera enrichie au fil des pages et des exemples. Pour l’instant, elle sert simplement à justifier que nous parlions, ici, d’une troisième forme de paix, et que nous l’appelions « paix fédérative », ou « d’union politique ». Politique parce qu’elle s’inspire du contrat censément conclu par les particuliers pour établir l’État, et applique la même méthode aux États : ces derniers devraient passer entre eux un pacte aux termes duquel ils délèguent une partie de leurs prérogatives (in primis la liberté de prendre les armes) à un organe supranational.

8Comme nous allons le constater, cette forme de paix est rarement globale. Le système qu’elle réorganise s’étend, dans quelques cas, au monde entier, mais la plupart du temps il est constitué par la seule Europe. Ayant prévu de pacifier celle-ci par l’union de ses États, certains auteurs de l’école fédéraliste peuvent suggérer, ensuite, une méthode différente (l’équilibre par exemple) pour assurer la paix entre l’Europe et le reste du monde : on a donc là des plans de paix fédérative à l’échelle continentale, et de paix d’équilibre à l’échelle planétaire. Mais certains autres textes peuvent présenter l’union européenne comme un moyen pour faire la guerre à l’extérieur de l’Europe – ou inversement, ils peuvent présenter la guerre contre les « barbares » comme un moyen pour faire l’unité des Européens. Quoi qu’il en soit, on a là des plans de paix permanente, mais non de paix universelle.

  • 2 Afin de ne pas trop alourdir les notes suivantes, citons ici quelques ouvrages qui passent en revue (...)
  • 3 Gruner, « Perceptions... », p. 169. Souligné par nous.
  • 4 Ou éventuellement à les traduire en termes de représentation inégale au sein d’une assemblée d’État (...)
  • 5 Cité par Osiander, The States System of Europe, 1640-1990. Oxford, Clarendon Press, 1994, p. 182.

9Au vu de la littérature existante,2 deux mises au point terminologiques s’imposent d’entrée. Il semble régner parmi les commentateurs – en témoigne l’article, par ailleurs utile, qui évoque une « organisation fédérative » de l’Europe « dans le cadre du système d’équilibre des puissances » –,3une étonnante confusion conceptuelle entre deux modèles de pacification (l’équilibre et l’union) qui, au contraire, s’excluent l’un l’autre en idée. Le premier repose sur la force, tandis que le second vise à mettre fin aux rapports de force.4 Cela vient peut-être d’un emploi équivoque du mot fédération. On le retrouve, en effet, chez les auteurs des deux écoles, équilibriste et fédéraliste, mais il ne signifie point la même chose sous leurs plumes. Lorsque les adeptes de la balance of power évoquaient la « fédération européenne », ils entendaient par là cette « conscience commune » qui est le sentiment d’appartenir à un même système de relations, à une même communauté d’intérêts, sentiment nécessaire à la bonne marche du jeu de l’équilibre – en son absence, pourquoi deux acteurs s’allieraient-ils afin d’en neutraliser un troisième, quand celui-ci ne les menace pas directement ? Le sens actuel (et strict) du terme fédération ne s’est imposé qu’à une époque relativement récente. Il qualifie dans cette acception, on l’a dit, l’association entre États qui renoncent à une partie de leur souveraineté au profit d’une autorité suprême, à laquelle il appartiendra désormais de peser de sa propre puissance, par définition prépondérante, sur tout membre indiscipliné. Le baron de Humboldt distinguait les deux emplois quand il opposait, en 1814, l’« ensemble idéal » (qu’était l’Europe) et l’« ensemble constitutionnel » (qu’elle n’était pas et, selon lui, ne deviendrait jamais).5 L’union politique est, en fait, la négation de l’équilibre des forces.

10La seconde mise au point porte sur l’adjectif supranational. On le rencontre couramment utilisé comme antonyme d’intergouvernemental, et ce dernier comme synonyme de confédéral, ou en tout cas de moins que fédéral. Un tel usage est, dans les deux cas, étymologiquement et conceptuellement malséant. Nous devons établir nos catégories de sorte à pouvoir classifier une institution, le cas échéant, comme à la fois supranationale (si elle est au-dessus des États) et intergouvernementale (si elle est composée d’États). Dans les pages qui suivent nous donnerons au premier vocable son sens étymologique – super nationes et regna – et définirons donc « supranational » ou « fédéral » l’organe associatif qui peut arrêter, à la majorité des voix, des décisions obligatoires pour tous ses membres, et les leur imposer ; celui qui ne possède pas ces deux capacités, et notamment la seconde, nous l’appellerons « confédéral ». De même, prenant le terme « intergouvernemental » dans son acception naturelle, nous désignerons ainsi l’organe formé de délégués des différents États, et qualifierons en revanche de « transnational » celui qui représente les particuliers ou la collectivité entière, et dont les membres se regroupent non verticalement (par nations) mais horizontalement (par affinités politiques ou autres). Dès lors, dans une association de peuples on aura quatre types d’institutions possibles : fédératives intergouvernementales (dans la tradition qu’inaugureront, on le constatera, la Diète souveraine de William Penn ou le Sénat de l’abbé de Saint-Pierre) ; fédératives transnationales (il peut s’agir d’un parlement représentatif jouissant d’un vrai pouvoir de législation, comme celui que l’on trouvera chez James Lorimer, ou d’un exécutif indépendant et incarnant la volonté générale, à l’image de la Haute Autorité de la CECA) ; confédératives transnationales (un parlement n’ayant de pouvoirs que consultatifs ou de contrôle, comme l’Assemblée de la même CECA) ; confédératives intergouvernementales (un conseil formé d’envoyés des États et se déterminant, tel celui de la SdN, à l’unanimité dans toute affaire importante).

1. Les précurseurs : pour une unité non hiérarchique de la Chrétienté

11C’est au xive siècle que le problème de la paix commença à se poser sous forme de question systémique : comment établir un ordre pacifique entre un certain nombre de princes qui refusent de reconnaître quelque supérieur séculier que ce soit ? L’existence de plusieurs souverainetés distinctes n’apparaissait pas à l’époque comme un état fondamentalement sain, dont il ne conviendrait que de réguler le fonctionnement ; on y apercevait plutôt la dégénérescence du seul ordre parfait (l’ordre unitaire), auquel il faudrait revenir. Réintégrer l’humanité sous la direction d’un gouverneur suprême, telle était la réponse des partisans de la monarchie universelle, qu’elle fût papale ou impériale. Mais même ses adversaires, les avocats du pouvoir absolu des rois, même ceux pour qui le domaine du Pape se bornait au spirituel et celui de l’Empereur à l’Allemagne (rex Germaniæ, et non rector totius orbis), même ceux pour qui le roi de France ne devait, dans la sphère temporelle, allégeance à aucun autre trône, même ceux-là ne faisaient pas avec facilité le deuil de l’idée d’un univers chrétien politiquement cohérent. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’ils réfléchissent aux moyens de marier les deux choses, l’aspiration à l’unité du monde avec le refus de toute soumission de leur roi à l’autorité d’un autre.

12En ce sens, on peut trouver déjà au Moyen Âge un ancêtre de la méthode fédérative – mais seulement en ce sens. La souveraineté, en effet, s’incarnait alors dans des individus et non dans des entités politiques, aussi ne s’agissait-il point de fédérer des États, en créant entre eux une société artificielle faite de personnes morales : il s’agissait d’associer des personnes physiques, en donnant ainsi corps et voix à la grande société naturelle de l’humanité. L’idée était en somme, encore et toujours, de réunifier l’espèce humaine, comme le préconisait Dante dans son De monarchia, mais d’une manière nouvelle, non hiérarchique, c’est-à-dire non sous un seul prince (le monarque universel), mais moyennant une congrégation de tous les princes.

  • 6 Comme on l’a vu dans le ch. 1, le conflit entre Philippe IV de France et la Papauté se solda en 130 (...)

13Cet ancêtre est un légiste normand nommé Pierre Dubois (Petrus de Bosco), un des jurisconsultes qui au début du xive siècle dispensaient leurs conseils à Philippe le Bel dans la lutte engagée par ce dernier contre les autorités infraroyales (les grands seigneurs féodaux) et supraroyales (l’Empire et l’Église), et tout particulièrement dans sa campagne contre les débordements théocratiques de Boniface VIII.6 Contemporain de Dante et ennemi comme lui des prétentions du Pape, Dubois était hostile aussi à la primauté impériale, chère au Florentin, et partisan de l’indépendance des rois (en tout cas de son roi). Cependant, et c’est là l’intérêt du personnage, il n’était pas favorable à un monde composé de princes entièrement souverains. Le royaume ne pouvait pas constituer, à ses yeux, le stade ultime de l’association humaine, ce n’était guère la communauté parfaite. Dubois rejetait la monarchie universelle, mais pas l’idée d’une société politique de tous les hommes – ou du moins, de tous les Chrétiens. S’opposant aux défenseurs de la suprématie du Pape ou de l’Empereur, se faisant par là, à première vue, l’apôtre des regna contre les raisons de l’imperium et du sacerdotium, il refusait, en réalité, à la fois le principe monarchique (impérial ou théocratique) et le modèle pluraliste (une multitude d’autorités royales, suprêmes en leurs États respectifs). Tout en niant la sujétion des rois à un autre être humain, tout en proclamant leur autonomie par rapport à l’Empereur romain et au Pontife romain, il continuait de penser le monde idéal en termes d’unité, car la multiplication des souverainetés lui apparaissait ipso facto comme source de discorde – une disposition des choses éminemment mauvaise. D’où la question : comment concilier la bonne disposition des choses (l’union politique du monde) avec le refus du roi de France de reconnaître quelqu’un au-dessus de lui ?

  • 7 Le texte fut inclus dans le recueil Gesta Dei per Francos, compilé par Jacques de Bongars et publié (...)
  • 8 Par un historien français, Charles-Victor Langlois, qui publia la version originale d’après un manu (...)
  • 9 De recuperatione, cité, § 2, p. 3.

14Entre 1305 et 1307 Dubois écrivit un traité intitulé De recuperatione Terræ sanctæ et l’adressa à Philippe le Bel, qui ne tint aucun compte de ses propositions si bien que l’ouvrage et l’auteur tombèrent dans un oubli complet, ou presque,7 dont ils ne seront exhumés qu’à la fin du xixe siècle.8 Comme le titre l’indique, le sujet était une nouvelle croisade – le dernier bastion chrétien en Palestine, Saint-Jean d’Acre, était tombé en 1291. Mais pour que cette opération de reconquête fût possible, il fallait que les futurs croisés établissent au préalable la paix entre eux.9 De ce thème, il est directement ou indirectement question dans une dizaine des cent quarante-deux courts paragraphes dont se compose l’ouvrage. Leur destinataire, Philippe de France, était prié de les transmettre – sauf les derniers trente-trois, qui n’étaient que pour ses yeux – à d’autres rois, à commencer par Édouard Ier d’Angleterre, ainsi qu’au Pape.

  • 10 Ibidem, § 63, p. 54.
  • 11 Ibidem, § 109, p. 97.

15Afin que l’Europe chrétienne connaisse une concorde et une paix durables, écrit Dubois, certains affectent de croire à la monarchie universelle. Mais si cette solution a été praticable dans le passé, elle ne l’est plus. « Personne de sensé ne peut réellement imaginer qu’aujourd’hui, à un stade si avancé de l’histoire humaine (in hoc fine seculorum), le monde entier soit encore susceptible d’être gouverné par un seul monarque temporel, auquel tous obéiraient comme à leur supérieur ».10 Trop nombreux sont les peuples, trop variés et lointains les pays, trop grande l’inclination naturelle des hommes à la discorde pour que de tels projets débouchent sur autre chose qu’« une infinité de guerres, rébellions et litiges », c’est-à-dire sur le contraire de ce qu’ils disent viser. Quant à la prédication du bien, elle n’a, hélas, jamais réussi à assurer la paix.11

  • 12 Ibidem, § 2, p. 3.
  • 13 Ibidem, § 2 et 106, pp. 2-4 et 90. Pour l’allusion à Toulouse cf. le § 109, p. 97.
  • 14 Ibidem, § 3, 4 et 5, pp. 7-8.
  • 15 « iste civitates et multi principes superiores in terris non recognoscentes qui justitiam faciant d (...)
  • 16 Cf. la note 27 ci-dessous.
  • 17 De recuperatione, § 12, pp. 11-2.
  • 18 Ibidem, § 101, p. 82.

16La recette de Dubois, en effet, n’a rien d’un prêche moral : elle consiste à unir la chrétienté de telle sorte « qu’elle forme une seule république, si cohérente qu’on ne puisse jamais la diviser ».12 Le Pape convoquera quelque part (à Toulouse par exemple) un « Concile général de tous les princes et prélats catholiques », et « en particulier des rois et autres qui ne reconnaissent aucun supérieur sur terre ».13 Cette assemblée établira son autorité sur tous les cas de recours aux armes. Si l’un de ses membres s’estimait victime d’un tort, il ne chercherait justice que devant des juges, sous peine d’être privé de ses possessions. Si un inférieur faisait la guerre à son supérieur (le duc de Bourgogne au roi de France par exemple), le Concile punirait le rebelle par la confiscation de ses terres et de ses biens.14 Mais si une querelle mettait aux prises des égaux, deux parmi « ces cités et ces nombreux princes ne reconnaissant pas de supérieurs temporels habilités à les juger »,15 devant qui les parties porteraient-elles leur cause ? La guerre demeure un recours possible, en l’absence de juges établis (« judices statuti ») : la réponse de Dubois consiste donc à en établir entre les princes souverains aussi. Le Concile désignera un certain nombre d’arbitres, aussi bien des prélats que des laïques, et ceux-ci éliront chaque fois un tribunal « formé de trois religieux et de trois autres pour chaque partie ».16 Cette cour instruira le procès et émettra le verdict. Si une des parties en était insatisfaite, elle pourrait faire appel auprès du siège apostolique.17 L’infracteur éventuel de ces règles encourrait les sanctions de la république chrétienne, qui mobiliserait contre lui l’ensemble de ses forces.18

  • 19 Il s’agit des § 110 à 142, pp. 97-130.
  • 20 Le Pape lui confierait le soin de son domaine temporel et viendrait s’établir dans le royaume de Fr (...)
  • 21 Cf. par exemple Souleyman, Hemleben et Stawell, dans leurs ouvrages cités ci-dessus à la note 2.

17Les paragraphes qui suivent, et dont la lecture est réservée au seul Philippe,19 lui exposent les nombreux avantages, territoriaux et autres, qu’il retirerait d’un tel plan.20 Cette partie a amené plusieurs commentateurs à traiter Dubois de crypto-hégémoniste : sous couvert de respublica christiana, c’est à la domination du monde par le roi de France qu’il aurait visé en réalité.21

  • 22 « Nullum temporalem superiorem cognoscens aut habens, quocumque imperatore regnante » : cité par An (...)

18Comme on l’a vu dans un précédent chapitre, quand Henri VII de Luxembourg réussit à se faire sacrer Empereur à Rome, il adressa aux autres têtes couronnées une note réaffirmant hautement la doctrine de la reductio ad unum et le principe monarchique qui en découlait : la suprématie de l’Empereur par rapport aux rois, requise (selon les partisans d’Henri) pour que tout litige imaginable pût être tranché par une instance supérieure aux deux parties. Ce à quoi Philippe le Bel rétorqua immédiatement que jamais, quel que fût l’Empereur en charge, le chef des Francs n’avait eu à souffrir de pouvoir terrestre au-dessus de soi.22 Cela par un privilège spécial (« singularis prerogativa ») venant du Christ lui-même. Mais dans ces conditions, qui arbitrerait entre l’Empereur et lui, s’il en était besoin ? Et pourquoi serait-il le seul roi à se prévaloir d’un tel pouvoir souverain ? Si plusieurs autres suivaient son exemple et à leur tour se proclamaient « empereurs en leurs royaumes », que resterait-il de l’unité du monde chrétien ? Quel ordre pourrait prévaloir entre des sujets ne reconnaissant aucun juge commun ? Tel est précisément le problème que Dubois avait affronté et résolu à sa manière, quelques années auparavant, dans De recuperatione.

  • 23 Kurze, op. cit., p. 38.

19Pour dresser un rapide bilan de cet écrit, le point de départ est assurément le concept de rois superiorem in terris non recognoscentes, que Dubois accepte, rejetant ainsi la conception pyramidale de l’ordre politique mondial – s’opposant à ceux qui, tel Engelbert d’Admont, voyaient dans la séparation des regna une terrible catastrophe, le signe avant-coureur de la venue de l’Antéchrist.23 Cependant, reconnaît-il, qui dit pluralité d’autorités, multi principes hiérarchiquement égaux, dit guerre : l’idée que la paix puisse résulter de l’équilibre entre forces opposées ne lui traverse même pas l’esprit. Si le monde où un seul briguerait le gouvernement de tous, en dépit de la diversité des peuples et des pays, serait constamment en état de conflit (le théâtre de « guerre, seditiones et dissensiones infinite »), le monde fait de plusieurs princes souverains ne serait pas moins souillé de sang, car comment ces princes régleraient-ils leurs disputes sinon par les armes ? Mais comment les régleraient-ils d’une autre manière, c’est-à-dire judiciairement, sans reconnaître de monarque universel ? Ils le pourraient, répond Dubois, s’ils se constituaient eux-mêmes en monarque collectif. Cet obscur homme de loi semble avoir été le premier, ou parmi les premiers, à poser la question de savoir si l’indépendance des rois les uns par rapport aux autres exclut toute forme d’obéissance à une autorité supérieure, et à y avoir répondu par la négative.

  • 24 Ibidem, pp. 42-3.

20La formule qu’il propose permet, en somme, d’établir la paix tout en acceptant la prétention des rois à l’égalité. À l’encontre de la démarche hiérarchique, son plan emprunte le principe conciliaire, pratiqué au sein de l’Église, et l’adapte aux affaires politiques.24 Comme dans la sphère spirituelle la suprême autorité appartient au Concile, dans la sphère séculière le pouvoir unificateur, régulateur et pacificateur ne revient pas à un prince particulier, mais à l’ensemble des princes de la Chrétienté. Aussi notre auteur prévoit-il (a) une association volontaire entre tous les membres du système, (b) lesquels se soumettront, en matière de règlement des conflits, à l’autorité collective d’une assemblée générale, (c) ce qui les laissera mutuellement indépendants (aucun roi ne sera assujetti à un autre, aucun n’en commandera un autre). À la place de la monarchie universelle, la république chrétienne. À la place de l’Empereur ou du Pape, le Concile réunissant tous les potentats européens, seigneurs séculiers et princes de l’Église. Et à la place de l’obéissance de tous à un, celle de chacun à tous – c’est-à-dire aussi à soi-même. Chaque roi, en tant que membre du Concile, est en quelque sorte son propre supérieur.

  • 25 Selon Langlois (cf. son introduction à De recuperatione, p. xx), ce serait plutôt l’inverse : la no (...)
  • 26 « Guerre catholicorum inter se sunt pessime » : § 2, p. 3. L’auteur donne deux raisons : d’une part (...)
  • 27 Le passage qui s’y rapporte (§ 12, p. 11) se prête à deux interprétations, selon où on met la virgu (...)

21La paix visée ici n’est pas mondiale, comme chez Dante : elle ne concerne que la Chrétienté, et devrait permettre à cette dernière d’entreprendre la guerre sainte contre les infidèles. La pacification des rapports entre les princes n’est pourtant pas, pour Dubois, un simple moyen en vue d’une fin plus élevée (la reconquête de la Terre sainte).25 La guerre entre Chrétiens est mauvaise en soi, et non seulement parce qu’elle nuit à l’organisation de la croisade.26 De tels combats fratricides ne sont licites que s’ils constituent la seule voie, pour le juste, de redresser un tort subi. Donc ils ne le seront jamais dès lors que des « juges établis » existeront. À cette fin le Concile créera un collège d’arbitres, du style de la future Cour permanente de La Haye, et parmi eux seront choisis les membres de chaque tribunal.27 Dubois n’invente pas l’arbitrage, mais il en fait une obligation. En cas de violation de ce pacte de paix universelle (« pacis universalis fœdus »), les sanctions seraient appliquées en commun.

22Comme on l’a dit, certains lecteurs ont attribué à Dubois le dessein de promouvoir la suprématie de son maître, Philippe IV, et ont ramené De recuperatione à un plan hégémonique sous de fausses enseignes. Aucun privilège n’y est accordé à l’Empereur, traité comme un roi parmi les autres, tandis qu’une position spéciale est reconnue au Pape – ce dernier constituerait, à lui seul, la cour d’appel du système. Ceux qui voient Dubois comme un hégémoniste déguisé ont beau jeu de rappeler qu’à l’époque le siège pontifical était occupé par un Français, qui n’allait d’ailleurs pas tarder à le déplacer en Avignon. Il est indéniable que dans la république européenne rêvée par notre auteur le royaume de France aurait occupé une position éminente et joui d’avantages certains. Ce qui nous importe, cependant, ce n’est pas la secrète intention de Dubois mais le modèle qu’il ébauche ; et là, le point fondamental est que Philippe et ses successeurs auraient été soumis comme les autres aux sentences de l’organe juridictionnel suprême, et le cas échéant aux sanctions du Concile. Le modèle en question est donc bien celui d’une unification non hiérarchique du monde, obtenue en y instituant une autorité collective. Quelles que fussent ses arrière-pensées, Dubois fait effectivement œuvre de précurseur : il anticipe l’idée selon laquelle, pour que l’ordre et la paix règnent dans la Chrétienté sans qu’aucun prince ne doive obéissance à un autre, il faut que chacun obéisse, en certaines matières, à l’ensemble des autres.

23Il ne faut pas voir pour autant dans Dubois, comme certains l’ont fait, l’ancêtre médiéval du fédéralisme moderne. Son plan n’annonce pas le futur « système des États », encore moins le dépassement fédératif de ce système. Cela au double motif qu’il n’y a, à la base de ses propositions, ni le concept de système, ni celui d’État, tels que nous les entendons aujourd’hui. D’une part, son Europe idéale ne constitue pas un espace politiquement pluriel dont les composantes auraient, un beau jour, décidé de s’associer ; l’idée sous-jacente est que le gouvernement du monde appartient de droit au Concile général de la Chrétienté – celui-ci ne trouverait pas sa légitimité dans un contrat, ce serait moins une création des princes que le dépositaire naturel de l’autorité séculière, comme le Concile de l’Église est le titulaire ultime de l’autorité spirituelle. Il s’agirait, d’autre part, d’une congrégation médiévale de rois, évêques et seigneurs féodaux n’ayant, bien évidemment, rien de commun avec une assemblée d’États au sens contemporain, ni même avec une diète de souverains comme on en rencontrera dans les plans du xviie et du xviiie siècle.

24Pour lire quelque chose qui commence à ressembler à une véritable esquisse de fédération internationale, il faut, précisément, se transporter du début du xive siècle au début du xviie.

  • 28 L’humaniste Enea Silvio Piccolomini (Pape de 1458 à 1464 sous le nom de Pie II) venait d’écrire De (...)
  • 29 Composée de deux organes, que l’on établirait à Bâle : une assemblée générale investie de la direct (...)

25Ce n’est pas qu’entre ces deux dates rien de significatif pour notre sujet ne se fût produit dans les esprits. Des projets de coalition militaire chrétienne contre le Turc avaient été échafaudés, et certains allaient loin sur la voie de l’institutionnalisation du rapport d’alliance. C’est le cas de celui que le roi de Bohème, Georges de Podiebrad, présenta au roi de France, Louis XI, et à d’autres princes dans les années 1460 – alors que le souvenir de la chute de Constantinople brûlait encore. Les Européens étaient en danger.28 Pour avoir une chance de résister à l’ennemi extérieur, et peut-être de le refouler, il leur fallait faire cause commune, et pour cela ils devaient gérer leurs disputes internes autrement que par l’épée. D’où l’idée d’une vaste confédération (« congregatio ») : une ligue de défense et reconquête ouverte à tous les princes chrétiens, dont le traité constitutif ne comporterait pas seulement un engagement d’assistance mutuelle contre les « ignobles Turcs » et leur « très abominable prince », il mettrait aussi en place une organisation intégrée et permanente.29

  • 30 Cf. supra, p. 35.

26Mais c’est pendant la guerre de Trente Ans (parmi les projets évoqués ici beaucoup sont écrits in tempore belli) que deux auteurs se font les vrais précurseurs de la paix par l’union politique : l’un inconnu de son temps et destiné à rester tel pour la postérité, l’autre très connu par ses contemporains et père d’un des plus célèbres parmi les plans de paix. Le premier est un moine parisien du nom d’Emeric Crucé. Le second est Maximilien de Béthune, baron de Rosny puis duc de Sully, le principal ministre et plus étroit collaborateur du roi Henri IV. Chez l’un comme chez l’autre, l’union constitue manifestement le produit d’un pacte associatif, conclu par les princes européens en qualité de maîtres de leurs États respectifs. Depuis un demi-siècle à peu près avait été théorisée la notion d’État souverain. Le grand ouvrage de Bodin avait présenté la souveraineté, en 1576, comme l’essence de la « république ». Dans ces pages l’orgueil du seigneur médiéval, qui ne voulait pas plier le genou devant l’Empereur (« superiorem non recognoscens »), s’était ainsi transformé en la définition même de l’État royal : le domaine spatial dans lequel (ou la collectivité humaine sur laquelle) s’exerce l’autorité souveraine.30 Cette dernière est le plus haut pouvoir temporel existant sur terre – le souverain fait la loi aux autres et ne la reçoit de personne, de ce fait il n’a pas d’égal au-dedans (tous lui sont inférieurs) et n’a que des égaux au-dehors (nul souverain étranger ne lui est supérieur). Il se trouve ainsi en position d’assurer la paix à ses sujets, mais de devoir régler les litiges avec ses pairs par la guerre.

  • 31 Le Nouveau Cynée, ou Discours d’Estat représentant les occasions et moyens d’establir une paix géné (...)
  • 32 « Observations sur le projet d’une paix perpétuelle de M. l’abbé de Saint-Pierre », in G.W. Leibniz (...)
  • 33 L’épisode est rapporté par Plutarque dans les Vies parallèles (cf. celle de Pyrrhus) ; mais Crucé p (...)
  • 34 Il n’est pas articulé en chapitres (tout se suit, sans même d’alinéas). Mais on pourrait le diviser (...)
  • 35 Les « guerres étrangères » sont entreprises pour quatre raisons, l’honneur, le profit, la réparatio (...)

27L’ouvrage de Crucé parut, semi-anonyme, en 1623, sous le titre Le nouveau Cynée, allusion à un proche du roi Pyrrhus, et tomba rapidement dans une obscurité dont il ne devait sortir (lui aussi) qu’à la fin du xixe siècle.31 En 1715 Leibniz se souvenait vaguement de l’avoir lu dans sa jeunesse, mais il ne connaissait pas le nom de l’auteur et n’avait retenu aucun détail en dehors du thème général et du titre.32 Celui-ci peut paraître cryptique ; il indique, en fait, la volonté de Crucé de s’adresser « aux monarques et princes souverains de [son] temps » pour les persuader de l’absurdité de la guerre, comme le conseiller de Pyrrhus, Cynée, avait essayé (en vain) de le faire avec son maître.33 Démontrer aux princes régnants l’intérêt que revêt pour eux la paix, voilà l’objectif, et le livre est pour l’essentiel un plaidoyer faisant appel moins à leur bon cœur qu’à leur bon sens.34 La guerre n’est jamais nécessaire,35 et elle peut renverser les trônes, alors que la paix les raffermit. Mais Crucé aborde aussi la question du comment : il consacre une quinzaine de pages à la meilleure manière d’établir et de maintenir l’ordre et la tranquillité du monde en dépit de l’existence de princes insensés, et sans passer par la voie classique de la monarchie universelle. Ce qu’il propose aux puissants de la terre est une réorganisation profonde de leurs relations : une association qui se distinguera des alliances courantes parce qu’elle sera globale, et parce qu’elle se donnera une armature institutionnelle.

  • 36 On entrevoit ici une image de l’état de nature aux antipodes de la vision que Hobbes en présentera (...)
  • 37 Non qu’il n’y en ait pas une plus « vraie » que les autres ; aucune, cependant, ne mérite d’être im (...)

28Globale, cette union-là le serait au vrai sens du terme : elle accueillerait non seulement tous les États d’Europe, mais aussi les autres – la Turquie, la Perse, la Chine, le Japon, l’Inde, l’Éthiopie, etc. Elle ne se ferait donc pas contre quelqu’un, mais pour quelque chose (la pacification de l’univers). Comme l’auteur le clarifie dans la préface, il est hostile à toute guerre, non à la seule guerre entre chrétiens : c’est, selon lui, une activité toujours exécrable parmi des êtres raisonnables, « bonne pour la République des bestes qui n’ont que les dents et les griffes ». La paix ne se conçoit donc que planétaire, et cet état n’est point une chimère : l’humanité l’a déjà connu sous l’empire d’Auguste, pourquoi ne pourrait-elle pas en jouir encore ? Comme Dante, Crucé part du postulat de l’unité du monde. Le genre humain est un seul corps, dont tous les membres sont en sympathie ; les diversités et les inimitiés ne sont guère naturelles mais politiques, c’est-à-dire artificielles.36 Et cela vaut aussi bien pour les Français et les Espagnols que pour les Chrétiens et les Mahométans (en fait, affirme tranquillement ce moine catholique, les différentes religions tendent toutes au même but).37

29Pour instituer la paix entre les nations, et pour la pérenniser (c’est encore plus difficile), Crucé voyait un seul moyen : que les représentants de tous les souverains du monde se réunissent dans l’endroit le plus approprié, sans doute Venise, et s’y établissent « perpétuellement, […] afin que les différens qui pourroient survenir fussent vuidez par le iugement de toute l’assemblée ». Ce conclave permanent d’ambassadeurs ferait donc fonction de cour de justice internationale. Les princes associés, qui auraient abandonné, en se liguant, l’ensemble des revendications territoriales pendantes, lui soumettraient tous leurs différends futurs, et il les trancherait en se prononçant à la majorité des voix. Dès lors, aucun État ne devrait ni ne pourrait plus employer les armes contre un autre. Si l’un d’eux y inclinait, il « encourroit la disgrâce » du reste des membres, qui se chargeraient de le ramener à la raison.

  • 38 Il estimait, en effet, qu’un roi de droit divin pouvait accepter de « subir le iugement de tant de (...)
  • 39 Nouveau Cynée, pp. 62-71.
  • 40 Dans les chroniques et légendes médiévales le Prêtre Jean (Presbyter Johannes, Prete Gianni) était (...)
  • 41 Telles sont les deux conditions pour être membre de l’Assemblée : exercer le contrôle effectif sur (...)
  • 42 Elle pourrait aussi fonctionner comme une sorte de Conseil permanent de conciliation, en maintenant (...)
  • 43 Il prévoit, en effet, que dans les cas où les délégués des royaumes se diviseraient en deux partis (...)

30Cinq observations sont de mise sur ce texte. La première tient à la nature de l’association. Il s’agit, assurément, d’une ligue de princes souverains, où n’ont plus de place les autorités infra-étatiques ou supraétatiques (l’Empereur et le Pape y sont en tant que rois). Mais il ne s’agit, la chose est tout aussi manifeste, que d’une ligue de princes – si avancé qu’il puisse paraître à certains égards, Crucé ne dépasse pas la conception patrimoniale de l’État. La représentation des peuples ne lui traverse pas l’esprit, et aux « grandes républiques » alors existantes – Venise, la Suisse – il donne un statut moindre que celui des autres membres, c’est-à-dire une voix purement consultative.38 Il est homme de son temps également en ceci, qu’il voit dans l’ordre de préséance entre les souverains l’obstacle le plus épineux à surmonter. Tel est, en effet, le problème auquel il consacre les deux tiers de cette partie.39 Sa solution, en revanche, est hétérodoxe, car s’il propose, sans trop nous surprendre, d’attribuer le premier rang au Pape, il nous surprend beaucoup en accordant le deuxième au Sultan (l’« Empereur des Turcs ») ; le troisième ira à l’Empereur d’Allemagne, le quatrième au roi de France, le cinquième au roi d’Espagne ; quant au sixième, il est à « débattre » entre le roi de Perse, le roi de Chine, le Prêtre Jean, le précop de Tartarie et le grand-duc de Moscovie.40 Suivront en bon ordre les autres rois d’Europe, d’Asie et d’Afrique, plus ou moins éminents mais « tous braves Princes qui se maintiennent d’eux-mêmes et ne dépendent de personne ».41 L’assemblée exercerait une compétence essentiellement (quoique non exclusivement) juridictionnelle.42 Mais dans ce domaine circonscrit, elle serait supérieure aux États membres, chacun desquels pourrait se voir dicter, et au besoin imposer par la force, des sentences auxquelles son plénipotentiaire n’aurait pas souscrit. C’est une des conditions essentielles que doit satisfaire une association pour être fédérative, et à cette aune celle de Crucé l’est indiscutablement. Les décisions se prenant à la majorité simple, l’auteur ne dit pas comment l’union résisterait si, dans une affaire dont elle aurait à connaître, les membres devaient se partager en deux groupes plus ou moins équivalents – une éventualité qu’il prend pourtant en considération.43

31La deuxième observation concerne la base territoriale du contrat, problème sempiternel (on le verra) de ce genre de plans. Il y a, en gros, deux options : on peut prendre pour assise de l’ordre nouveau soit l’état existant des choses, soit une nouvelle distribution des titres, la meilleure imaginable (en fonction de tel principe ou de tel autre). Crucé, on l’a déjà annoncé, opte pour la solution qui consiste à demander aux États de souscrire au statu quo. Chacun se contentera de ses propriétés actuelles et s’abstiendra dorénavant de réclamer celles du voisin.

  • 44 « de tenir pour loy inviolable ce qui seroit ordonné par la pluralité des voix en ladite assemblée  (...)
  • 45 Ils « poursuivr[aient] par armes ceux qui s’y voudroient opposer » (ibidem).

32Le troisième point porte sur l’exécution des verdicts de l’union. Les membres ne feront pas seulement le serment de respecter eux-mêmes toute décision adoptée par la majorité,44 chacun promettra aussi de faire respecter ces décisions par les autres contractants. Si une des parties à un litige refusait d’accepter l’arrêt de l’assemblée, les autres s’allieraient pour soumettre le récalcitrant à la volonté générale manu militari.45 L’union ne se limitera donc pas à interdire la guerre, elle garantira également ses propres sentences, même si l’exécution relèvera, semble-t-il, de la responsabilité collective des États : le langage employé, en tout cas, ne fait pas penser à une armée commune. Mais Crucé laisse cet aspect dans l’obscurité ; et en général, les questions d’organisation, qui nous paraissent primordiales, restent, au mieux, dans la pénombre. Manifestement elles ne l’intéressaient pas beaucoup (moins que le problème de la préséance par exemple).

  • 46 Ibidem, p. 36.

33Une quatrième remarque s’impose, au sujet de la liberté du commerce, thème qui fait l’objet de toute une partie du livre. Les personnes et les biens, dit Crucé, devraient pouvoir circuler « comme si la terre estoit, ainsi qu’elle est véritablement, une cité commune à tous ».46 Cela a fait de lui, aux yeux de certains lecteurs un peu hâtifs, le premier avocat du libre-échange en tant que moyen de pacification du monde – l’ancêtre méconnu d’un Richard Cobden, en somme. C’est, en partie, un malentendu. Le libre-échange tel que Crucé l’entend, c’est ce que Vitoria avait nommé le ius peregrinandi et Kant appellera le « droit à l’hospitalité » : la liberté physique de nouer et d’entretenir des relations commerciales dans un autre pays sans que les autochtones puissent faire impunément injure au visiteur. Et l’effet de cette liberté sur la paix universelle n’est pas tant d’alimenter la communication et la solidarité entre les peuples, comme dans la version moderne de l’argument, que d’éliminer une des grandes causes de guerre : ces offenses privées qui risquent de déboucher sur des conflits publics. C’est ce que fait le bon prince quand il garantit aux étrangers le même degré de sécurité dont jouissent ses sujets, et l’administration d’une justice impartiale.

34Le cinquième point, lui aussi un topos dans la littérature fédéraliste, tient à la question de savoir pourquoi des princes qu’aucun hégémon ne viendrait unifier de force, s’uniraient volontairement en renonçant à certaines de leurs prérogatives souveraines. La réponse, formulée ici pour la première fois peut-être, sûrement pas pour la dernière, est qu’ils y gagneraient beaucoup plus qu’ils n’y perdraient. Si tous renonçaient à poursuivre une politique d’agression armée, chacun serait assuré de conserver ses possessions ad æternum. La position des différentes dynasties se trouverait ainsi renforcée, car les usurpations extérieures ne seraient plus à redouter et les internes le seraient beaucoup moins – les séditieux ne pourraient espérer aucun appui étranger, ils se heurteraient au contraire à une opposition combinée. La paix universelle apporterait, en somme, aux princes plus de bonheur – c’est eux qui en toucheraient « le principal fruict » –, et à leurs sujets moins de malheurs. Les uns, se soumettant dans leurs relations mutuelles à l’autorité souveraine de l’assemblée générale, c’est-à-dire à un organe dont ils seraient membres fondateurs, resteraient propriétaires de leurs États, et même davantage qu’avant, sans plus de craintes ni de frais. Quant aux autres, ils échapperaient aux terribles calamités que la guerre réserve aux peuples, et qu’une partie des Européens subissaient alors d’une manière particulièrement cruelle.

35À l’inverse du projet de Crucé, vite oublié, celui du duc de Sully est devenu l’un des textes canoniques de la tradition du pacifisme internationaliste. C’est, en fait, comme le « grand dessein d’Henri IV » qu’il est passé à la postérité, et que l’ont cité nombre de laudateurs – de l’abbé de Saint-Pierre, qui en 1717 présentait ses propres idées sur la paix perpétuelle comme un simple « éclaircissement » de celles de l’illustre souverain,47 jusqu’à Churchill, repérant en 1948 l’origine même de l’idée d’Europe unie dans le projet nommé « Grand Design » et poursuivi par « Henry Navarre, King of France, with his great Minister Sully, between the years 1600 and 1607 ».48 Mais cette appellation relève d’une double fiction : le « dessein » n’a acquis que rétrospectivement l’apparence d’un programme politique cohérent, et le roi Henri n’est pas pour grand-chose dans sa genèse. La légende a sa source dans les mémoires de Sully, qui avait été (comme il se définit lui-même) l’un des plus « utiles soldats et serviteurs du grand Mars des François », jusqu’à la mort de celui-ci sous le poignard de Ravaillac, en 1610. À cette date Sully avait dû se retirer des affaires, et il allait demeurer politiquement inactif pendant les trois décennies qui lui restaient à vivre. C’est pendant ces années de loisirs forcés qu’il composa son œuvre de mémorialiste, et c’est en écrivant ce monument qu’il mûrit certaines propositions en vue de la pacification européenne – dont il antidata la conception et attribua la paternité à son ancien maître, de manière à les rendre plus crédibles.49

  • 50 Non content d’attribuer, contrairement à ce qui se fait d’habitude, ses bonnes idées à un autre (le (...)
  • 51 Le trentième chapitre de l’édition de l’abbé de l’Écluse des Loges (à Londres [Paris], 3 vols, 1745 (...)

36Si on s’imagine le « Grand Dessein » comme un écrit bien organisé, d’un seul tenant, on ne trouvera chez Sully rien de tel, mais une collection de fragments éparpillés au milieu du chaos de lettres, notes, documents divers qui forment cet idiosyncratique ouvrage,50 avec beaucoup de répétitions et quelques contradictions indiquant qu’il a conçu sa créature progressivement et l’a modifiée au fur et à mesure, sans jamais se décider à la refondre en un texte unique. Le résultat est si confus que quelqu’un d’autre se chargea du travail : la dernière touche au mythe date de l’édition de 1745 des Mémoires, qui fusionne les membres épars en un chapitre à part, situé à la fin,51 et donne ainsi au « plan » le semblant de cohérence qu’il n’avait guère dans la source originale. C’est sous cette forme revue et corrigée que plusieurs commentateurs le connurent, et c’est comme un authentique projet de paix du roi Henri – le pivot de toute son action extérieure et une sorte de testament politique – qu’on le reçut pendant longtemps : les lecteurs y virent la preuve que la paix perpétuelle n’était pas un vain rêve, puisque la principale figure politique de son temps l’avait sérieusement préparée, et n’avait été empêchée de la réaliser que par une mort précoce.

  • 52 Cf. par exemple Goyard-Fabre, op. cit., p. 97.
  • 53 Cf. aussi supra, p. 100.

37Mais est-on véritablement en présence d’une quête de la paix perpétuelle ? Et dans l’affirmative, de quel type de paix est-il question ? Les pages de Sully ont suscité la perplexité des exégètes par leur ambivalence, aussi bien quant au but de l’auteur que quant à la méthode qui y est proposée. Deux motivations contradictoires semblent les habiter : l’une est de pacifier définitivement l’Europe, l’autre – la plus importante selon certains – de réduire la puissance de la Maison d’Autriche, y compris par la guerre au besoin, et d’élever ainsi la position relative de la (nouvelle) dynastie française.52 Pour ce qui est de la méthode, Sully envisage, d’une part, la refonte de l’Europe selon le principe de l’égalisation des États, autrement dit l’équilibre des forces, mais d’autre part il propose que ces États s’assemblent tous en une seule « grande famille ». Cela a fait dire qu’on trouve chez lui non pas une formule de pacification du monde chrétien, mais deux, l’union politique et la balance politique ; donc une de trop.53 Car si l’on pouvait vraiment parvenir au partage de l’Europe en entités assez comparables pour se faire pièce les unes les autres, cela les empêcherait de s’agresser et leur fédération serait superflue ; inversement, s’il était possible que les États d’Europe s’intègrent de plein gré en une association générale et permanente, leur égalisation ne serait pas nécessaire au maintien de la paix.

  • 54 L’édition des Mémoires des sages et royales Œconomies d’Estat utilisée ci-après est celle de J.-F. (...)
  • 55 Mémoires, II, ch. 197, pp. 323 ss.
  • 56 Ibidem, II, ch. 160, p. 151.

38Au commencement, nous dit Sully, il y avait l’unité, et l’unité était monarchique. Dans le récit des origines qu’il nous présente, le point de départ est l’Empire universel de Rome.54 Ce dernier étant exposé, comme tout objet sublunaire, aux outrages du temps, il déclina et finit par s’effondrer. Sa chute entraîna la fragmentation du monde en une multitude de souverainetés séparées, constamment en guerre entre elles. Les tentatives pour réunifier ces « pièces et débris » de l’ancienne monarchie par la même méthode, c’est-à-dire en les assujettissant de nouveau à l’autorité d’un seul, ne manquèrent pas, mais échouèrent toujours, depuis Charlemagne jusqu’aux Habsbourg ; elles n’allaient pas, selon Sully, mieux réussir à l’avenir.55 Cela, Henri l’avait bien compris : il voulait « tout pour les autres et rien pour lui »,56 c’est-à-dire qu’il entendait assurer à l’Europe la paix générale sans briguer pour sa Maison la monarchie universelle, ni le moindre agrandissement territorial – des ambitions qui ne feraient que causer des souffrances inutiles à son peuple et aux autres.

39Aussi le Grand Dessein (si nous tentons à notre tour d’en saisir la logique d’ensemble) vise-t-il, d’abord, à stabiliser l’Europe dans l’état de liberté mutuelle de ses composantes, c’est-à-dire dans l’état de pluralité politique qui a été le sien depuis la fin de l’Empire romain, et ensuite à réassembler ces parties en une société cohérente, gouvernée par un nouveau principe d’ordre. Pour mener à bien cette double opération, le plan comporte quatre volets distincts, mais étroitement liés. Il fixe, en premier lieu, les conditions de la paix religieuse en Europe ; en deuxième lieu, il détaille un remaniement territorial du continent axé sur la diminutio des Habsbourg ; cette base posée, il expose les moyens nécessaires à l’établissement de la paix politique entre États européens ; il évoque, enfin, les activités extérieures de la Chrétienté ainsi pacifiée (consistant pour l’essentiel à faire la guerre aux autres).

  • 57 Dans le vol. I cf. le ch. 99, p. 353, et dans le vol. II les ch. 175 et 176, pp. 212-21, et le ch. (...)

401. Il s’agit, tout d’abord, de résoudre le problème religieux. De même que le morcellement politique, la désunion confessionnelle de l’Europe constitue, pour Sully, un fait accompli. Il est impossible de revenir à la monarchie papale, et pernicieux de s’y essayer. La division, en somme, n’est pas une bonne chose, mais une réunification forcée serait encore pire. La solution réside donc dans la reconnaissance, la consolidation et la fixation de l’état existant : la pluralité des religions. Ce qui n’implique point, aux yeux du duc, la faculté pour chaque individu de pratiquer celle de son choix. Trois seulement seront admises, les mieux établies, à savoir la catholique, la luthérienne et la calviniste. Dans certaines contrées de l’Europe (l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre) il y en aura à jamais une seule ; dans d’autres (la France) deux, la première dominante, la seconde tolérée et réglementée par des édits, tel celui de Nantes ; dans d’autres encore (en Allemagne) les trois pourront cohabiter. Les sujets n’auront le choix qu’entre se conformer au régime en vigueur chez eux, ou émigrer sous d’autres cieux.57 Rien n’est plus étranger à la mentalité de Sully que le respect de la liberté de croyance des particuliers (il l’appelle « libertinage ») ; ce que cherche ce huguenot, échappé de justesse au massacre de la Saint-Barthélemy, c’est à neutraliser la religion en tant que source de discordes internes et extérieures.

  • 58 Ibidem, II, ch. 197, p. 327, et ch. 200, pp. 354 ss.

412. Le deuxième élément du plan est un grand règlement paneuropéen visant, là aussi, à consacrer la pluralité (politique cette fois) face à toute velléité de restauration monarchique. La menace vient de cette lignée, d’origine pourtant si modeste (« petits comtes de Hapsbourg »), qui n’a pas cessé pendant le dernier siècle – c’est-à-dire depuis Charles Quint – de viser l’« entière domination de toute la chrestienté ».58 Et le but est de la mettre dans l’impossibilité non seulement de réaliser ce plan (elle en est déjà incapable), mais même d’en espérer le succès. Cela sans la placer, toutefois, dans une position d’infériorité par rapport aux autres grandes principautés chrétiennes. Concrètement, il s’agira de la priver de tout droit héréditaire à la couronne impériale et de la confiner dans la seule péninsule ibérique – à laquelle restera tout de même rattaché l’immense empire d’outremer. Ces conditions seront présentées par une grande alliance, organisée par Henri et centrée autour de la France, aux chefs des deux branches de la famille, le roi d’Espagne et l’Empereur : ils pourront soit y consentir de bon gré, soit se les voir imposer par la force. Les autres possessions de la Maison d’Autriche, en Italie, aux Pays-Bas, en Allemagne et en Europe centrale, seront distribuées aux membres de la coalition.

  • 59 Sully décrit Élisabeth d’Angleterre comme la « parfaite amie » d’Henri IV. Il nous présente un réci (...)
  • 60 C’est dire que les princes européens sont censés épouser le projet non pas, comme chez Crucé, par s (...)
  • 61 Outre la France, l’Angleterre et l’Espagne, déjà mentionnées, la Suède et le Danemark, auxquelles s (...)
  • 62 À savoir, en plus de la Papauté, qui hériterait l’Italie du Sud, et de l’Empire d’Allemagne, ouvert (...)
  • 63 Venise (que Sully place tantôt parmi les républiques, tantôt parmi les monarchies électives) et la (...)
  • 64 Il faut « réduire [les États européens] à une si fort approchante égalité de puissance, tant en for (...)

42Sully prévoit une Europe redessinée et formée, en tout, de « quinze dominations », c’est-à-dire de quinze États indépendants. Parmi elles, seules la France (promotrice du plan), l’Angleterre (sa principale alliée)59 et l’Espagne (laissée aux Habsbourg) resteront inchangées dans leurs limites ; les autres seront soit agrandies, soit créées de toutes pièces.60 Il y aura ainsi six monarchies héréditaires,61 cinq monarchies électives,62 quatre républiques.63 Le principe directeur, dans tout ce remaniement, est ce que nous appellerions l’équilibre des forces ; pour employer les termes de Sully, il s’agissait de diviser l’Europe en entités politiques le plus égales possible en termes de taille et de puissance, de sorte qu’idéalement aucune ne pût ni convoiter de conquérir, ni craindre d’être conquise.64

  • 65 Ibidem, II, ch. 175, p. 213, et ch. 197, p. 327. L’expression république chrétienne n’a nul rapport (...)
  • 66 Il « terminer[a] toutes les diversitez de prétentions et contrarietez d’opinions qui pourroient int (...)

433. Le troisième volet du plan est l’union de ces quinze États en une grande fédération : un « corps commun de république chrestienne », une « république très-chrestienne, tousjours pacifique en elle-mesme, composée de tous les potentats de l’Europe ».65 Ce corps aux membres nombreux, se donnera une seule tête : un « Conseil général », suprême organe directif et juridictionnel où siégeront en permanence les représentants de tous les princes et républiques. Il sera chargé, notamment, de régler les disputes qui pourraient surgir entre les membres et déranger le repos de l’Europe.66 Voilà le principal moyen pour maintenir la république chrétienne « en une assiette tousjours tranquille dans elle-même ».

  • 67 Ibidem, II, ch. 199, pp. 345 et 351.
  • 68 Les contributions s’échelonnent en effet entre celle de l’Empire, qui fournira 60 000 fantassins et (...)

444. Si un des États devait enfreindre son serment et troubler cette tranquillité, il serait corrigé par les autres, qui uniraient leurs forces militaires « en un corps pour le ranger dans la raison ».67 Il y aura, en somme, une armée commune, à laquelle tous contribueront selon leurs capacités : Sully fixe avec soin les contingents respectifs, qui diffèrent sensiblement entre eux – le plus grand est douze fois supérieur au plus petit, et cela relativise tout ce qu’il avait dit avant sur la « quasi-égalité de puissance » des Quinze.68 Cet appareil militaire sera permanent : il coûtera à l’Europe unie la moitié de ce que dépensent les États divisés. Sa fonction en temps normal, c’est-à-dire quand il n’y aura pas de sanctions à appliquer, sera la guerre contre les Turcs, nécessaire pour la sécurité de la république chrétienne et utile pour cimenter son union, ainsi que pour « décharger [ses] États de leurs mauvaises humeurs » (la reconversion des gens de guerre et des autres éléments violents de la société constituait un grand souci pour les auteurs de plans de paix perpétuelle).

  • 69 Ils avaient notamment réussi à gagner à la grande coalition dirigée contre les Habsbourg de Madrid (...)

45Tel est, à en croire Sully, le projet grandiose qu’Henri avait conçu et révélé à son fidèle ministre, d’abord déconcerté, puis conquis : projet dont les deux hommes avaient déjà mené à bien les préparatifs diplomatiques,69 et que le roi s’apprêtait à mettre en œuvre juste avant de mourir.

  • 70 C’est là que réside l’originalité de l’œuvre de Sully, écrit par exemple D. Heater, op. cit., pp. 2 (...)
  • 71 Ainsi que l’atteste, par exemple, le passage où la décision de Constantin de diviser l’Empire en pa (...)

46Y a-t-il vraiment, dans cette idée d’une fédération d’États en équilibre entre eux, surabondance de solutions ? Oui, si l’on suivait les commentateurs selon lesquels le Grand Dessein introduit dans la pensée politique l’idée d’égalité des forces en tant que moyen pour assurer la paix au sein d’un système multipolaire.70 Le Conseil général ne jouerait alors qu’un rôle secondaire, et presque marginal, dans l’économie du plan. Mais il suffit, nous semble-t-il, de combiner la dualité des buts (rabaisser les Habsbourg et bannir la guerre) et celle des moyens (l’équilibre et l’union) pour obtenir une clé de lecture plus sensée de ces pages. Elles contiennent en fait (nous l’avions suggéré dans le chapitre précédent) non pas deux réponses différentes à une seule question, mais deux questions différentes appelant chacune sa propre réponse. L’« équilibre », c’est-à-dire la division de l’Europe en un grand nombre d’unités politiques à peu près équivalentes, constitue, à n’en pas douter, la meilleure méthode imaginable pour mettre fin à jamais aux aspirations dominatrices, qu’elles soient entretenues par la Maison d’Autriche ou par d’autres dynasties : aucun des quinze États ne pourrait raisonnablement escompter l’assujettissement des quatorze autres, une telle entreprise deviendrait impensable. Mais l’égalisation des États n’est point la méthode la plus sûre pour instaurer entre eux des relations invariablement pacifiques. Le plan de Sully vise bien l’établissement en Europe de la paix et de l’équilibre, mais ce n’est pas pour autant un plan de paix par l’équilibre. L’idée ne s’est pas encore affirmée, dans son esprit, d’une stabilité garantie grâce à la neutralisation mutuelle des forces,71 c’est-à-dire par le seul jeu de la dissuasion entre des joueurs qui, au demeurant, ne seraient point rigoureusement égaux : il resterait en Europe des différences notables de puissance, dont le duc lui-même (on l’a vu et on le verra encore ci-après) reconnaît l’ampleur.

47La réorganisation politique de l’espace continental sert, en somme, à éviter que même le plus fort des États puisse dorénavant songer à les soumettre tous, mais ne sert pas à assurer qu’aucun d’eux ne fera jamais la guerre à un voisin. Pour cela, il faut penser à autre chose. C’est une fonction antihégémonique que remplit l’équilibre, dans le Grand Dessein ; la fonction pacificatrice est dévolue, comme chez Crucé, à l’union politique – dont la division de l’Europe en quinze États comparables constitue, tout au plus, le prélude (car une fédération paraît difficilement réalisable tant qu’un membre du système peut caresser le rêve de la monarchie universelle).

  • 72 À les « rend[re] quasi tous esgaux en estenduë de domination, force, puissance et autorité » : ibid (...)
  • 73 Le but, écrit-il, est de tracer entre les quinze dominations « des bornes si bien ajustées, [...] e (...)

48Il convient encore d’ajouter ou de souligner quelques points, afin de discerner un peu mieux la forme que prennent ici les concepts d’équilibre et d’union. Pour ce qui est du premier, on a vu que Sully donne comme base territoriale à l’association non le statu quo, comme Crucé (c’est une des grandes différences entre les deux), mais son contraire : une Europe complètement nouvelle, reconstruite en égalisant au maximum ses États. Il ne songe toutefois pas qu’à leur taille et à leurs capacités économiques et militaires.72 Il tient, en même temps, à répondre aux légitimes attentes de chacun, et voudrait attribuer les titres de propriété aux uns et aux autres autant selon le principe de la justice distributive (unicuique suum) que selon celui de la parité matérielle (unicuique æqualiter). Il souhaiterait, en somme, répartir à la fois les forces, de manière à atteindre le point de plus « approchante égalité » possible, et les droits, de sorte à toucher au point de plus grand contentement mutuel concevable.73 « Égalité » et « équité », équilibre de la puissance et équilibre des satisfactions : ce n’est pas un seul précepte qui est censé guider le règlement territorial, mais deux principes jumeaux. Sully semble donner pour acquise la possibilité d’une telle gémellité.

49Même le meilleur règlement dont on puisse rêver, le plus « équilibré » sur ces deux plans, ne garantit pas la pérennité de la paix : des litiges continueront de surgir entre des États que l’égalité approximative de leurs forces ne mettra guère à l’abri des attaques. À propos du volet central pour nous, le projet de réorganisation fédérative du système, certaines annotations s’imposent, à commencer par deux précisions relatives à la pièce maîtresse du dispositif (pourtant à peine ébauchée par Sully), le Conseil général.

    • 74 Qui sont les grands ? Sur ce point, comme sur tant d’autres, Sully change d’avis au fil de la rédac (...)

    En son sein les États européens seront, certes, tous représentés, mais de manière inégale. Sully les divise en deux classes selon leur importance, et accorde aux grands le double de voix qu’aux moins grands (quatre aux uns, deux aux autres).74

    • 75 Mémoires, II, ch. 197, p. 330.

    Les décisions y seront prises « à la pluralité des voix des associez ».75 Une fois adoptées par la majorité, on les considérera comme émanant de l’autorité unifiée de tous les souverains, et elles seront finales et irrévocables. À cet égard Sully, si vague soit-il sur les détails, donne à sa république une allure résolument fédérative.

50C’est aussi le cas, dirait-on, en matière d’exécution des arrêts de l’union, puisqu’il confie les sanctions, et plus généralement l’emploi des armes, à ce qui paraît être une véritable armée commune, dont on peut imaginer qu’elle serait placée sous l’autorité directe du Conseil.

  • 76 Ibidem, II, ch. 175 et 176, pp. 212-21.

51Une armée constamment en exercice, on l’a vu. L’Europe pacifiée ne serait pas elle-même pacifique. C’est le dernier point, et l’autre grande différence avec Crucé : celui de Sully est bien un plan de paix perpétuelle, mais point un plan de paix universelle. Si la guerre va être bannie en Europe, elle restera possible dans le reste du monde, et sera même salutaire entre l’Europe et le reste du monde. Sully est le contraire d’un optimiste béat : l’homme est mauvais de naissance, et sa méchanceté naturelle ne peut sans doute pas être éradiquée, mais il est possible, d’une part, de la maîtriser au sein de la Chrétienté, grâce à un ordre bien conçu, et d’autre part de la détourner vers l’extérieur.76 Si important que soit le bellum turcicum dans le plan de Sully, il n’est pas, comme chez d’autres fauteurs de croisade, le but de la réorganisation de l’Europe. La paix interne est la fin, et la guerre extérieure un des moyens.

  • 77 Ainsi nommé dans le vol. II, ch. 199, p. 348.

52L’ennemi désigné est donc le Turc, c’est lui l’Autre absolu. Quant au Moscovite, son statut est moins clair. La république de Sully est certes « très-chrétienne », mais le concept de chrétienté ne définit ni son identité, ni ses frontières naturelles. Schismatiques et semi-barbares, les Russes ne sont sûrement pas des Européens à part entière ; le duc hésite, cependant, sur le degré de leur altérité, donc sur la position à donner à leur prince par rapport à la fédération européenne, et envisage plusieurs possibilités : c’est tour à tour comme un ennemi à repousser qu’apparaît le « puissant knés Scithien »,77 ou comme un étranger à garder à distance, le laissant à ses démêlés avec Perses, Tartares et autres peuples asiatiques, ou comme un partenaire éventuel, à accueillir peut-être un jour dans le giron de la république.

53L’opération que tente Sully, pour la résumer en une phrase, consiste à concilier l’idéal médiéval d’unité chrétienne avec l’incontournable réalité qu’est la souveraineté des États. Son Europe serait à la fois la plus plurielle des Europes possibles et la plus cohérente : divisée en quinze souverainetés dont l’« approchante égalité » exclurait définitivement toute perspective d’unification hégémonique, et soumise à un Conseil commun qui gouvernerait les relations mutuelles, et qui ferait la police à l’intérieur (contre les infracteurs) et la guerre à l’extérieur (contre les Ottomans).

***

  • 78 Ibidem, II, ch. 198, p. 334.

54Les plans qu’on vient d’examiner annoncent, nous l’avons dit, la solution fédérative moderne, dans la mesure où l’on y entrevoit une véritable société politique composée de nations ; mais ils ne font que l’annoncer, et ne sont pas eux-mêmes modernes. Ils restent, d’une part, terriblement flous, au goût du lecteur contemporain, sur l’institution centrale du système – de toute évidence la définition de ses compétences et de son fonctionnement n’est pas ce qui passionne le plus leurs auteurs. Ces derniers, d’autre part et surtout, considèrent la république des États comme le meilleur moyen de revenir en arrière vers l’idéal unitaire et pacifique que représente l’Empire romain, tout en prenant acte du fait accompli – la division politique et religieuse de l’Europe. Révélateur, à cet égard, ce qu’écrit Sully à un endroit : en fin de compte, dit-il, le projet d’Henri IV était de ramener la Chrétienté à l’ætas aurea, de rendre les souverains européens et leurs peuples « aussi heureux, riches et paisibles que les Anciens l’ont publié l’avoir esté ceux du siècle d’or ».78 À l’instar de Dante trois cents ans auparavant, il tient l’âge d’Auguste pour l’apogée politique de l’humanité, et se figure l’éclatement de l’empire en États séparés comme une déchéance, une chute dans le désordre à laquelle il s’agit de porter remède (autrement que par la monarchie universelle, qui à ce stade de l’histoire européenne serait le pire des traitements). On passera, en revanche, à la conception moderne du fédéralisme avec les auteurs qui verront dans la pluralité des nations l’état normal des choses, en leur temps, et dans l’union un perfectionnement futur de cet état, avec ceux qui penseront, en somme, la trajectoire politique de l’humanité en termes de progrès – le présent meilleur que le passé, et l’avenir meilleur que le présent. Aussi ne se représenteront-ils plus la pacification des rapports internationaux comme le retour à un radieux autrefois, mais comme l’aboutissement d’un processus de civilisation ; plus précisément, comme la seconde étape d’une évolution qui avait commencé, jadis, avec l’abolition de la guerre entre les particuliers.

55Pour que cette vision s’affirme, il faudra que Hobbes théorise l’état de nature et la manière dont les hommes lui ont mis fin. Entre les plans du début et ceux de la fin du xviie siècle il y a une discontinuité fondamentale, que l’on pourrait appeler la rupture hobbesienne.

56L’œuvre de Hobbes explose dans les esprits comme une bombe, et l’effet de la déflagration sur les théories politiques et juridiques n’est pas sans rappeler celui que l’œuvre de Darwin allait avoir deux siècles plus tard sur les théories biologiques. L’idée courante de l’homme était celle d’une créature naturellement sociale. Il fallait donc bien que chacun portât inscrites en lui, de naissance, les quelques lois fondamentales indispensables à la vie en société (pacta sunt servanda par exemple). Elles composaient un droit dit « naturel » s’appliquant à tous les hommes indépendamment de leur lieu d’origine, du seul fait qu’ils étaient nés hommes (ius omnium hominum in quantum homines). Il régulait, par conséquent, aussi les rapports entre sujets de princes différents, et entre ces princes eux-mêmes. Même le théoricien de la souveraineté étatique, Jean Bodin, reconnaissait que les rois étaient liés par le « droit naturel et divin ». De ce fait, la sphère des relations internationales n’était pas dépourvue de lois.

  • 79 « Natura dedit unicuique ius in omnia » ; « Extra civitatem, unicuique ius est ad omnia » : Thomas (...)
  • 80 Ibidem, ch. VIII.10, p. 148.
  • 81 Leviathan, or the Matter, Forme, & Power of a Commonwealth, Ecclesiasticall and Civili. London, And (...)

57C’est cette construction que Hobbes dynamite. Ce qui est inscrit dans notre nature, dit-il, c’est uniquement la pulsion à nous auto-conserver, et le seul droit qui en découle est celui « de chacun à toute chose ».79 Le status naturæ est un état de non-droit absolu, partant un état de guerre permanente. Quand Hobbes écrit, en effet, « right of Nature », il renverse complètement le concept classique : ce droit, sous sa plume, comporte non pas l’interdiction de faire telle ou telle chose, mais la faculté de tout faire, de prendre toute mesure nécessaire pour prolonger son existence aussi longtemps que possible. Nul moyen ne nous est interdit, ni la fraude, ni la violence, pour peu qu’il nous paraisse utile à la survie. La nature nous autorise à manquer à la parole donnée, à voler notre voisin, à le tuer : elle nous en donne le droit. Les pactes ne sunt servanda que si cela nous arrange ; sinon, on peut les trahir. D’où le « bellum omnium in omnes »,80 la lutte quotidienne par laquelle chacun, en l’absence de protection supérieure, s’ingénie à tirer son épingle du jeu par ses propres moyens, au détriment des autres le cas échéant. Ce n’est pas nécessairement le combat sanglant tout le temps – « la nature de la guerre ne consiste pas seulement dans le fait de se battre » –, c’est l’attente continuelle du combat, sa préparation incessante, la vigilance toujours en éveil.81

  • 82 «... and the life of man solitary, poor, nasty, brutish, and short » (ibidem).
  • 83 Ibidem, part II, ch. 17.

58La guerre, nous dit en somme Hobbes, est la condition originaire des hommes, le produit de leur inclination naturelle à retarder la mort au maximum, et à se nuire mutuellement pour cela. La paix, en revanche, est artificielle. C’est le fruit du pacte associatif que conclurent certains membres de l’espèce – et que les autres imitèrent tour à tour – pour sortir de cette affreuse condition. Abjecte, en effet, était la vie que menaient les hommes quand ils étaient tous ennemis : une existence brutale, misérable, et courte.82 Dans cet état de terreur et de méfiance réciproque, nulle place pour l’agriculture, l’industrie et le commerce. Il ne pouvait pas y avoir de contrats valables, puisque personne n’est tenu à honorer la parole donnée s’il n’est pas sûr que l’autre le fera aussi. Or, pareille assurance ne saurait venir que de la contrainte qui s’exerce également sur les deux parties. Seule la peur de la punition oblige les humains à observer les engagements pris – « covenants without the sword are but words », selon l’une des formules les plus efficaces de Hobbes.83

  • 84 Dans la littérature anglo-saxonne on parle à ce propos d’epistemic uncertainty. Hobbes ne dit pas q (...)

59Certes, la nature a doué l’homme de raison, et la raison lui dit de respecter les pactes, et plus généralement de faire la paix avec ses semblables, car tel est le moyen infaillible pour vivre aussi vieux que ses dispositions physiques le permettent : ce bon conseil, et d’autres recommandations prudentielles de la même espèce, c’est ce que Hobbes appelle la law of Nature, par opposition au right of Nature. Mais dans l’âme des hommes – voici le centre de la vision hobbesienne – la raison ne règne pas souveraine. Elle leur vient, certes, de la nature, mais sous forme de virtualité : son bon emploi n’est nullement assuré. La voix de la raison risque à tout instant d’être brouillée par les passions. Aussi ne puis-je jamais avoir la certitude que l’autre l’écoutera, et que si je déclare la paix, il fera de même et ne suivra pas plutôt l’appel de ses convoitises. L’état de nature est marqué, chez Hobbes, par l’incertitude de chacun au sujet de ses semblables. Je ne puis pas savoir comment mon voisin voit le monde ; et tant que ce doute persiste, nous restons l’un avec l’autre dans l’état de guerre. Car cette même raison qui me dit « fais la paix ! », ajoute immédiatement : « fais-la seulement si tu as la garantie que les autres aussi renonceront à la violence ». Sans cette garantie, l’homme prudent se prépare au pire – et agit pour le prévenir.84

60Voici donc la recette pour sortir de l’état de nature : on ne mettra fin à l’insécurité physique qu’en supprimant l’incertitude gnoséologique, en dissipant le brouillard sur le comportement d’autrui. Il faut pour cela que les hommes s’unissent politiquement, c’est-à-dire qu’ils aliènent leur liberté originaire à un souverain, ce par quoi ils se trouveront assemblés en un seul corps (la polis ou civitas des anciens, le Commonwealth de Hobbes, ce que nous appelons l’État). L’épée qui sanctifie les accords, ce sera celle du prince. Il va fixer clairement à tous les associés les limites du licite et de l’illicite, et il va certifier à chacun que les autres respecteront ces limites, puisqu’aux infracteurs est promise une sanction assez certaine, sévère et irrésistible pour les dissuader. Cela ne peut se faire que s’il est tout-puissant. Alors que la guerre résulte de l’égalité des forces entre les hommes naturels, la paix exige une énorme inégalité, la prépondérance écrasante d’une créature artificielle de taille gigantesque.

  • 85 Chez Bodin, la souveraineté du prince n’était pas plus le produit d’un pacte entre les sujets que c (...)

61C’est à ce colosse – à ce Léviathan – qu’a donné naissance le premier groupe d’hommes qui ont décidé de se lier par un contrat en vertu duquel ils déléguaient à un autre qu’eux de leur donner la loi, ils s’engageaient à lui soumettre leurs conflits pour qu’il les arbitre et lui transféraient toutes leurs forces afin de le constituer en puissance publique invincible, chargée d’assurer l’exécution des verdicts et le respect des règles.85 À ces conditions, et à ces conditions seulement, les contractants ont pu quitter l’état de guerre. Leur « pacte social » a été, en vérité, un traité de paix perpétuelle mettant fin entre eux au bellum omnium contra omnes. Naturellement, aucun pacte ne les lie aux autres groupes qui se sont, eux aussi, organisés en sociétés civiles : entre ces différentes sociétés, c’est toujours l’état sauvage, d’injustice et de guerre. Le droit qui nous interdit certaines conduites n’existe point, on l’a dit, dans la nature, laquelle ne connaît que celui qui nous permet n’importe quel forfait, pourvu qu’il semble profitable. Le droit prohibitif est une création humaine, il apparaît sur cette terre seulement après que le contrat social ait transformé d’informes rassemblements humains en corps politiques : il n’existe donc qu’au sein de ces corps.

  • 86 Cf. De cive, ch. XIV, 4, p. 239.
  • 87 Chez Hobbes, en somme, tant le droit naturel que la loi naturelle existant entre les princes ont un (...)
  • 88 Leviathan, part I, ch. 13.

62Il y avait chez Bodin, on l’a rappelé aussi, une « loy de Dieu et de nature » obligeant les souverains, les sommant par exemple de respecter la parole donnée à leurs pairs. Rien de tel chez Hobbes. Aucune illusion n’est permise, nulle consolation n’est disponible. Il n’existe pas de droit naturel pour restreindre les Léviathans, et s’il y a bien entre eux un « droit des gens » (lex gentium, à proprement parler, mais en langage courant ius gentium), c’est simplement le nom que prend, dans la sphère internationale, la lex naturæ.86 Or celle-ci, on s’en souvient, n’est faite que des exhortations de la raison – auxquelles la raison elle-même déconseille d’obéir tant que l’on n’est pas sûr des autres.87 Les États coexistent dans la même condition où les hommes vivaient (peu et mal) à l’état originaire. L’humanité, en somme, est passée d’une guerre, celle « of every man against every man »,88 à une autre, celle de chaque peuple contre chaque autre.

  • 89 «... But because they uphold thereby the industry of their subjects, there does not follow from it (...)

63L’analogie entre ces deux états naturels (interpersonnel et international) n’est pourtant pas totale aux yeux de Hobbes – on se demanderait, sinon, quel profit les hommes ont tiré du passage de l’un à l’autre. Le premier était proprement intolérable, le second ne l’est pas autant. Certes, les rois s’y tiennent « dans la posture de gladiateurs en garde […] Mais comme ils soutiennent ainsi l’industrie de leurs sujets », autrement dit les activités économiques qui étaient impossibles auparavant, « il n’en résulte pas la même misère qui accompagne l’état de liberté chez les particuliers ».89 Voilà qui explique que Hobbes n’ait pas été plus loin dans la quête de la paix universelle, quête qui l’aurait fatalement mené à remettre en question la toute-puissance des souverains.

64Mais l’avantage, par ailleurs douteux, de la guerre entre États sur celle des origines ne retiendra pas les auteurs qui viendront après lui d’envisager la pacification du monde comme la suite cohérente et nécessaire de l’œuvre d’auto-civilisation que l’humanité avait entreprise avec la création des États. Elle avait accompli alors, en sortant du status naturæ individuel, la moitié du chemin ; il lui restait, pour compléter le parcours, à sortir du status naturæ international. Et elle pouvait le faire par le même moyen, grâce au même type de contrat. Comme l’homme s’était affranchi de sa condition originaire (la guerre de chacun contre tous) en s’associant sous une autorité investie des pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif, ainsi les États dépasseraient la leur s’ils s’unissaient en un grand corps politique européen capable de donner la loi et de la faire respecter. Pour les auteurs que nous allons examiner ci-après, instituer la « république chrétienne » ne signifie plus, comme pour Sully, sortir à reculons de la désunion actuelle vers de l’unité perdue, un retour vers le futur en quelque sorte, mais aller de l’avant dans la marche vers le monde (politiquement) parfait.

2. Penn, Saint-Pierre, Rousseau, ou de l’homogénéité des contrats et du problème qu’elle pose

  • 90 Il s’est trouvé quelqu’un pour soutenir la risible théorie selon laquelle, aux yeux de Hobbes, la c (...)
  • 91 Hidemi Suganami, The Domestic Analogy and World Order Proposals. Cambridge, Cambridge UP, 1989. L’e (...)

65Ayant montré comment les particuliers font la paix entre eux en se constituant en États, Hobbes s’arrête là. Il présente la guerre qui subsiste entre les États comme l’exemple même, et le principal vestige, de la sauvagerie primitive, un duel de princes-gladiateurs, mais ne propose pas de solution.90 Il n’exclut pas non plus qu’il y en ait une. Bien que le terme hobbesien soit couramment associé à l’état de guerre, tant interne qu’international, le philosophe de Malmesbury a dépeint le premier comme atroce, et s’il a jugé meilleur le second, ce n’est que par rapport à cette abomination. Quand il écrit que la condition naturelle n’est pas si insupportable entre souverains qu’entre particuliers, il ne la déclare ni bonne – à moins de juger ainsi le sort des combattants dans l’arène –, ni même inéluctable. Celui de Hobbes est, en fait, un pacifisme inachevé. Il s’occupe de la paix des hommes, celle des États n’est pas son sujet. Mais ce qu’il a dit sur la construction de la première ne demande qu’à être appliqué à la seconde. Il suffisait à ses lecteurs de faire un pas de plus et d’étendre la méthode contractuelle de la sphère civile à la sphère internationale. Dans l’une il s’agit pour les corps physiques que nous sommes d’entrer en société en renonçant à notre liberté originaire et en confiant à une autorité commune les tâches de donner la loi et de l’appliquer à tous, dans l’autre il s’agira pour les corps politiques que sont les États de s’unir et de transférer, à leur tour, ces deux fonctions à une instance supérieure. Les parties contractantes sont différentes, mais la nature des pactes est la même dans les deux cas. Telle est la démarche conceptuelle que certains ont nommée analogie interne (« domestic analogy »),91 et que nous appellerons ici homogénéité des contrats.

  • 92 Mieux né que ses coreligionnaires, Penn était le fils d’un amiral, Sir William Penn sr, qui avait s (...)
  • 93 Dite de Neuf-Ans, ou de la Ligue d’Augsbourg, elle voyait les armées de Louis XIV se mesurer, depui (...)
  • 94 William Penn (1644-1718), An Essay towards the Présent and Future Peace of Europe by the Establishm (...)
  • 95 Cf. un résumé (pas toujours fiable) dans Lange et Schou, op. cit., II, pp. 75-100. Voir aussi Taro (...)

66C’est exactement sur ce postulat que repose le projet écrit à la fin du xviie siècle par William Penn, quaker anglais mieux connu pour avoir donné son nom (plus exactement, celui de son père) à la colonie américaine qu’il avait fondée en 1681, la Pennsylvanie, et pour y avoir mené cette sainte entreprise (« holy experiment ») qu’est la création de la cité terrestre idéale.92 La suite logique était la construction du monde parfait. En 1693, alors que la guerre faisait rage,93 Penn publia un Essay towards the Present and Future Peace of Europe, dont il fit paraître aussi une version française. Le moyen pour réaliser cette autre sainte œuvre était précisé dès le sous-titre, et ce n’était pas le moyen moral cher aux quakers, la prédication du rejet des armes, mais une réforme radicale du système international : « l’établissement d’une Diète générale […] de tous les Princes et États Souverains ».94 Ce qu’on trouve dans ce petit mais remarquable écrit, articulé en dix courts chapitres, c’est le premier plan réellement moderne de pacification fédérative.95

  • 96 Il reprend ainsi la distinction entre paix et état de paix esquissée par Hobbes (cf. supra, pp. 228 (...)
  • 97 Essai d’un Projet, section II.

67Quand on sort d’une guerre, commence Penn, on n’entre pas dans la paix, mais dans l’attente d’un nouveau conflit.96 C’est la cause qu’il faut extirper, si on veut se débarrasser des effets. Or, la cause ultime des guerres est sans doute à rechercher dans le cœur des hommes, dans certaines de leurs passions, mais la cause immédiate est l’anarchie dans laquelle vivent les États – la condition où chacun prétend être juge de ses propres causes. Pour créer une situation de paix permanente entre plusieurs entités, la seule voie est celle de la « Justice », terme par lequel Penn entend un ordre juridique capable de maintenir les querelles dans les bornes légales et d’exclure l’emploi de la force. Et la Justice est à son tour le fruit du « Gouvernement », c’est-à-dire du consentement de ces entités à obéir à un chef suprême. Sans Gouvernement pas de Justice, en somme, et sans Justice pas de paix véritable.97

  • 98 Ibidem, section III.
  • 99 Cf. en particulier le livre II de ses Two Treatises of Governement (1690), ch. 7, § 94, et ch. 8, § (...)

68C’est ainsi que les particuliers ont procédé jadis : en concluant un contrat en vertu duquel ils se soumettaient désormais au pouvoir coactif d’un souverain. La capacité d’obliger les sujets est indispensable. Le quakerisme de Penn ne l’empêche pas d’être lucide sur la nature humaine : elle est « si dépravée » que la plupart des gens ne rendraient pas hommage à la justice s’ils n’y étaient pas liés, « si on ne les contraignoit pas de manière ou d’autre ». Du pacte social, il ébauche toutefois une variante post-hobbesienne, non despotique : le gouvernement est le meilleur là où il « lie librement ». Cet oxymore se concrétise quand les sujets « obéiss[ent] aux Loix qu’ils ont eux-mêmes établies » – aux lois qu’a établies (faut-il comprendre) la majorité des membres du corps politique.98 Notre auteur se met par-là à l’unisson de son contemporain, John Locke,99 et annonce la version du contrat que théorisera Rousseau.

  • 100 Ils étaient tous rois, mais à leurs propres risques (section III). Cf. la même représentation de l’ (...)
  • 101 Essai d’un Projet, section IV.

69Avant d’entrer en société les hommes vivaient, nous dit Penn, dans un état de « liberté royale », mais de totale insécurité.100 Ils en sont sortis en se donnant des normes communes, des juges impartiaux et une puissance exécutive invincible. Ils ont fait la paix entre eux, en somme, en se soumettant au droit et au pouvoir de l’État, et sont restés libres dans la mesure où il leur appartient de fixer les normes – ils légifèrent sur eux-mêmes. C’est facile de voir comment pourrait être faite la paix entre les États. Ces derniers se trouvent aujourd’hui exactement dans la même situation de liberté sauvage et déréglée où étaient jadis les individus : il suffirait qu’ils décident eux aussi, et pour la même raison, de s’unir et de se donner un gouvernement commun. Ce dernier pourrait prendre la forme d’un organe que l’on appellerait « Diète souveraine » ou « impériale », ou « Parlement », ou encore « États généraux » de l’Europe.101 Il serait investi de deux fonctions : établir périodiquement les règles de justice entre les princes et résoudre par le procès les différends impossibles à vider par les voies de la diplomatie – de sorte que personne n’ait à employer celles de la force.

  • 102 Ibidem, section VI.
  • 103 Et d’autant plus utile qu’elle contribuera, précisément, à empêcher une dérive hégémonique du systè (...)
  • 104 Les trois possibilités correspondraient, respectivement, à la paix de Nimègue de 1679, à la situati (...)

70Même si Penn situe dans le même lieu institutionnel les pouvoirs législatif et judiciaire, il les distingue beaucoup plus nettement que ses prédécesseurs. Et contrairement à eux, il s’intéresse aux détails de la composition et du fonctionnement de la Diète. On peut distinguer cinq points problématiques. Le premier sur lequel il doit se déterminer est la base territoriale du pacte.102 Bien qu’il cite le Grand Dessein, l’égalisation des États ne lui parait manifestement ni possible, ni nécessaire. Tant que la puissance la plus forte n’est pas plus forte que l’ensemble des autres, l’union demeure praticable.103 On élira donc comme dies a quo, correspondant à la distribution légitime des droits en Europe, une date quelconque – peu importe si c’est celle du dernier règlement de paix, ou du début de la guerre en cours, ou du règlement qui lui mettra fin.104 La difficulté de choisir parmi ces options ne doit pas retarder la mise en place de l’Union : une fois créée, c’est elle-même qui tranchera. En tout état de cause, chaque prince devra se résoudre à abandonner certaines prétentions sur ce qu’il n’a pas, afin de s’assurer avec certitude ce qu’il a.

  • 105 Sauf Venise, qui aurait une délégation à part (trois sièges).
  • 106 Essai d’un Projet, section VII. Sur ce point, certains des commentateurs cités plus haut se trompen (...)
  • 107 Cela porterait le nombre total des États membres de treize à quinze, et celui des députés de soixan (...)

71Le deuxième point est celui du principe à adopter en matière de représentation des membres de l’Union – ils seront treize – au sein de la Diète commune. Égalité stricte (un État, une voix) ? Ou proportionnalité (à chaque État un nombre de voix correspondant à sa taille) ? Penn choisit sans équivoque la seconde solution. Il est évident à ses yeux qu’un plan fédératif n’a aucune chance de succès s’il ne prend pas en compte les disparités entre princes européens. Aussi esquisse-t-il une clé de répartition des sièges qui, sur un total de soixante-dix, en donnerait douze à l’Empire, dix à la France et à l’Espagne, huit à l’Italie (prise dans son ensemble),105 six à l’Angleterre, et ainsi de suite jusqu’à ceux qui n’en auraient que deux (les cantons suisses) ou un seul (les duchés de Holstein et Courlande).106 La paix générale – c’est le troisième point – constitue le seul objectif de Penn : son union ne sert pas à renforcer l’Europe face au monde extérieur, elle n’est ni anti-ottomane, ni antirusse. Tout au contraire, l’auteur souhaite que Turcs et Moscovites se résolvent à y adhérer, auquel cas il serait prêt à accorder aux uns et aux autres dix sièges – autant qu’à la France et à l’Espagne, davantage qu’à son Angleterre natale.107

  • 108 Telles sont les deux conclusions qu’on ne peut s’empêcher de tirer du passage de la section VIII où (...)
  • 109 Nous nous fondons ici sur la version anglaise (Essay, section VIII), qui dit « by Three Quarters of (...)

72Pour ce qui est des procédures, au sein de la Diète on voterait par nation et non individuellement, c’est-à-dire que les voix revenant à chaque État seraient exprimées en bloc ; mais curieusement, la position que les différentes délégations prendraient sur telle ou telle affaire serait déterminée par leurs membres, à la majorité, et non par les gouvernements.108 À titre d’exemple, ce ne serait pas le roi de France mais six députés français (au moins) qui décideraient, selon leur appréciation des circonstances et des enjeux, l’emploi des dix voix dont dispose le royaume. Les décisions de l’Union seraient prises à la majorité qualifiée. Il faudrait réunir pour l’emporter, suggère Penn, « les trois quarts de tous les suffrages, ou tout au moins sept plus que la moitié », ce qui signifie, si les sièges sont soixante-dix en tout, une majorité de cinquante-deux voix, ou tout au moins de quarante-deux (autrement dit, une fourchette allant de 75 % à 60 %).109

  • 110 Essai d’un Projet, section IV (dans l’original anglais: « all the other Soveraignties, United as On (...)
  • 111 Beaucoup de commentateurs du plan ont glosé sur la contradiction entre cette acceptation de la viol (...)
  • 112 Essai d’un Projet, section V.

73Sur le pouvoir exécutif, enfin, le plan est beaucoup moins détaillé que sur le législatif et le judiciaire. Mais si opposé à la violence que soit Penn à titre personnel, son texte proclame sans ambages que dans l’Union il pourra y avoir contrainte : au cas où un des princes refuserait le règlement pacifique, les autres, unis en une seule force, l’obligeraient à se soumettre à la procédure juridique ; et si l’un rejetait un verdict défavorable, les autres l’obligeraient à l’appliquer.110 Il ne dit rien de précis, en revanche, sur l’instrument militaire – il ne faut quand même pas trop en demander à un quaker.111 Aussi ne peut-on pas savoir ce que signifie au juste, dans son esprit, « united as one strength » : exécution fédérale par une armée placée sur le contrôle de la Diète, ou exécution collective assurée par les différents États membres ? Quoi qu’il en soit, selon Penn l’Union abolira toutes les guerres.112 Elle interdira les injustes, celles que l’on déclenche par esprit de conquête, car le prince ambitieux en sera dissuadé par l’ensemble des autres, et rendra inutiles les guerres légitimes, celles que l’on entreprend pour revendiquer un droit, car c’est le tribunal souverain qui rendra justice à qui le mérite.

  • 113 Ibidem, section IX (dans l’original anglais: « they remain as Soveraign at Home as ever they were [ (...)
  • 114 Ibidem, section X.

74L’Essai se termine en énumérant les objections possibles et les réponses appropriées. La difficulté la plus importante (à nos yeux en tout cas) est l’abdication de souveraineté que l’unification de l’Europe exige des États : pourquoi les princes y consentiraient-ils volontairement ? En réalité, répond Penn, ils seront aussi souverains qu’avant à l’égard de leurs sujets, et aucun d’eux n’acquerra de droits sur un autre.113 Ce qui englobe deux arguments. D’une part, ils demeureront maîtres chez eux, l’Union ne s’immiscera guère dans leurs affaires internes ; d’autre part, ils resteront mutuellement indépendants. La liberté originaire de chacun ne se trouvera restreinte que par la Diète souveraine, et cela dans un seul domaine. Tout ce qu’ils perdront est la liberté du « gros poisson de dévorer les petits ». Une autre objection, plus datée, tient aux effets négatifs de l’état de paix sur le caractère de l’homme (dans le sens de mâle) : désaccoutumé de l’exercice des armes, ne risquera-t-il pas de se féminiser ? Puisque Penn rejette toute idée de croisade contre les Turcs, l’antidote réside pour lui dans les systèmes éducatifs des États, qui pourront et devront faire des jeunes Européens, par la discipline et l’étude, de vrais hommes – ni des femmes donc, ni des lions. Et les avantages de l’union seront innombrables.114 Elle préviendra les effusions de sang qui ont depuis des siècles endeuillé l’Europe, remettant ainsi les actes des Chrétiens en accord avec la religion qu’ils professent. Elle permettra aux princes et à leurs sujets d’économiser sur les dépenses militaires. Elle facilitera les voyages et le commerce, puisque les passeports seront mutuellement reconnus. Bref, elle établira un état semblable à celui qui existait sous la monarchie universelle, bien que chaque nation soit désormais gouvernée par son « prince naturel ». C’est dire qu’elle présente tous les avantages de la formule hégémonique, sans en avoir les immenses défauts. Comme dernier appel aux sentiments des princes, Penn leur prospecte un avenir où, enfin exemptés des mariages d’intérêt dynastique, ils pourront prendre pour épouse la personne qu’ils aiment vraiment.

75En conclusion, si la guerre entre États est ce qui reste de la barbarie originaire après qu’on ait mis fin à la guerre entre particuliers, il existe un procédé, et un seul, pour réaliser la paix internationale : le même grâce auquel a été instaurée la paix civile, laquelle n’est donc que le prélude de la pacification générale et permanente. Jadis un pacte a uni plusieurs individus en une société fixant des lois communes, proscrivant les épreuves de force (les duels) et leur substituant le procès devant un juge autre que les parties ; aujourd’hui un pacte analogue devrait unir tous les États en une fédération édictant des lois universelles, interdisant les guerres (les duels des princes) et les remplaçant par le verdict d’une cour suprême. Ce n’est pas là qu’un beau rêve, déclare Penn, c’est une entreprise réaliste, comme le prouvent, à petite échelle, l’expérience des Provinces-Unies, et à grande échelle le projet européen élaboré en son temps par un politicien aussi averti qu’Henri IV.

  • 115 John Bellers (1654-1725), Some Reasons for an European State proposed to the Powers of Europe, by a (...)
  • 116 Il s’agit de diviser l’Europe en cent cantons égaux, dont chacun fournira à l’armée fédérale un con (...)

76Un autre quaker, disciple et ami de Penn, produisit aussi, en 1710, un projet de paix européenne d’inspiration fédéraliste. L’auteur s’appelle John Bellers, et le contenu de son opuscule se reflète dans le titre, où il emploie expressément, pour désigner son but, le terme de « European State », un État fait de nations dont le cœur serait un « Congrès, Senat, Diète ou Parlement » chargé de régler sans violence tous les différends pouvant surgir entre les membres en matière de frontières ou d’autres droits.115 L’union comprendrait aussi bien la Russie que l’Empire ottoman, et produirait un code légal – ni ius civile, ni ius gentium, mais « droit européen ». Le plan de Bellers suit de près celui de Penn et ne lui ajoute rien, sauf qu’il propose une méthode pour déterminer de manière plus précise, et parfaitement proportionnelle, le nombre de voix revenant à chaque membre de l’Union au sein de l’assemblée générale.116

  • 117 Cf. la citation en exergue de ce chapitre, tirée de la conclusion de l’Essai de Penn.

77Il y a, chez Penn et Bellers, analogie parfaite entre l’organisation intérieure de l’État et celle qu’ils préconisent pour l’Europe : « by the same rules by which Princes and Kings govern their Principalities and Kingdoms… ».117 Cette symétrie entre sphères interne et internationale dissimule, toutefois, une profonde inconséquence, sur laquelle on reviendra plus loin mais que l’on peut déjà annoncer. En s’assemblant dans l’État, dit Penn, les individus gagnent la paix sans perdre nécessairement la liberté, car une des formes de gouvernement – la plus parfaite – est celle où les associés sont eux-mêmes auteurs des lois qui les contraignent. Il en va de même pour les princes, poursuit-il : au sein de l’Union européenne ils coexisteraient en paix, et resteraient aussi libres qu’avant car ils participeraient tous à l’activité législative et juridictionnelle fédérale. Mais les deux affirmations sont incompatibles : la seconde relève de la vieille conception patrimoniale de l’État, et s’accorde mal avec ce que Penn tient pour le meilleur gouvernement possible – le gouvernement dit « républicain ». Car si vraiment la liberté d’un peuple réside dans son privilège d’autolégislation, alors des lois qui lui seraient imposées par l’Union, contre sa volonté, léseraient ce privilège. De deux choses l’une, en somme : soit le contrat interne est de type hobbesien, les États sont alors la propriété des princes et ceux-ci peuvent s’associer sans problème, soit il est de type républicain, et dans ce cas les peuples peuvent difficilement s’unir sans préjudice de leur liberté. Sous-jacente ici, la contradiction sera mise en lumière par Rousseau, et Kant essayera de la surmonter.

  • 118 Sous ce titre allait d’ailleurs paraître, une trentaine d’années après la mort de Saint-Pierre, un (...)

78En dépit de l’originalité de sa démarche, Penn eut peu d’écho en tant que réformateur du système international. Il n’exerça apparemment aucune influence sur la postérité (si l’on excepte son coreligionnaire Bellers). Ce n’est pas le cas de l’abbé de Saint-Pierre, qui le suit d’une vingtaine d’années et dont le nom est devenu une sorte de code pour pacifisme, et souvent pour utopisme. Son écrit sur la paix perpétuelle va constituer, notamment dans la version courte qu’en fera Rousseau, un modèle pour d’innombrables épigones, le thème sur lequel ils construiront leurs variations tout au long du xviiie siècle. Pour d’autres aussi le plan de l’abbé deviendra un parangon, mais en négatif : le meilleur exemple de la naïveté et de l’irréalisme inhérents, d’après eux, à ce genre de littérature. Un objet d’amusement, si ce n’est de dérision – le « rêve d’un homme de bien », comme l’appellera le cardinal Dubois.118

  • 119 Cf. Daniele Archibugi, introduction au projet de pacification de P.-A. Gargaz cité infra, p. 254 (P (...)
  • 120 Sur ce dernier cf. son Discours sur la Polysynodie, où l’on démontre que la Polysynodie, ou plurali (...)
  • 121 Cf. supra, p. 108 : déclenchée par l’extinction de la lignée espagnole des Habsbourg et l’accession (...)
  • 122 En tant qu’assistant du plénipotentiaire français à la conférence de la paix, le cardinal de Polign (...)
  • 123 Charles Irénée Castel, abbé de Saint-Pierre (1658-1743), Projet pour rendre la Paix perpétuelle en (...)
  • 124 En fait, quatre. Aux deux tomes cités ci-dessus s’en ajouta un troisième en 1717, imprimé lui aussi (...)
  • 125 Abrégé du projet de paix perpétuelle, inventé par le Roi Henri le Grand […] Aproprié à l’état prése (...)
  • 126 Neuf ans après la sortie de l’Abrégé, l’abbé en publia (étrennant pour l’occasion une orthographe d (...)

79Précurseur de l’esprit des Lumières, Saint-Pierre croyait fermement en la perfectibilité des affaires humaines par l’opération de la Sainte-Raison. En ce début de XVIIIe, il incarne bien la « ferveur propositive » qui caractérisera le reste du siècle, et que parodiera mémorablement Swift dans sa Modest Proposal.119 Auteur de projets de réforme dans des domaines divers de la vie en société – de la fiscalité à l’orthographe, de la médecine à la pédagogie, en passant par le gouvernement monarchique –,120Saint-Pierre en vint quasi naturellement à épouser la cause qui les englobait toutes, la réorganisation pacifique de la société internationale. Il publia le Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe au terme d’un quart de siècle de conflits presque continuels : la période sanglante comprise entre le début de la guerre de Neuf Ans, en 1688, et la fin de la guerre de succession d’Espagne,121 scellée en 1713 par la paix d’Utrecht, dont il fut un témoin direct.122 Paru (sans nom d’auteur) cette même année dans cette même ville,123 l’ouvrage allait ensuite enfler de manière torrentielle – Saint-Pierre était un graphomane invétéré, le type d’homme qui, après avoir écrit trois volumes sur un sujet,124 en produit un Abrégé (de deux cent trente pages),125 mais ne résiste pas à la tentation de donner à ce résumé une édition augmentée.126 Au-delà des nombreuses différences entre les versions successives, l’idée fondamentale, constamment ressassée (sur le plan stylistique la marque distinctive de l’abbé est assurément la redondance), était de rédiger, de commenter et de soumettre à la signature des souverains européens un traité de paix prêt à l’emploi, censé mettre fin non pas, comme ceux d’Utrecht, à une seule guerre, mais à toutes, et pour toujours. Présenté par l’auteur comme la concrétisation du Grand Dessein d’Henri IV, cet instrument comportait des articles « fondamentaux », d’autres « importants », d’autres encore simplement « utiles » ; et il était suivi d’une série d’objections et de réponses.

  • 127 Quoique ordonné prêtre, Saint-Pierre n’exerça jamais le sacerdoce – sa foi catholique n’était pas d (...)
  • 128 Cf. respectivement la lettre à M. Thieriot du 20 décembre 1738, dans Voltaire, Œuvres complètes. Pa (...)
  • 129 Contrairement à ce qu’écrivait un Voltaire particulièrement malveillant (Rescrit de l’Empereur de l (...)

80Couramment qualifié, non sans condescendance, de « bon abbé »,127 taxé par Voltaire tantôt de « Saint-Pierre d’Utopie », tantôt de « bonze Saint-Pierre », tantôt de « Docteur Boncœur »,128 notre auteur ne fait, en réalité, ni d’angélisme, ni d’évangélisme : il ne se figure pas les cœurs humains meilleurs qu’ils ne le sont, et pas un instant il n’imagine qu’on puisse les orienter vers la paix par la prédication du bien. Il ne se pose point en ingénieur des âmes ; ce qu’il présente, c’est un programme d’ingénierie systémique, une méthode pour refonder l’Europe moyennant l’union de ses nations en une société politique capable de juger les litiges et d’exécuter les sentences rendues. Loin d’espérer convertir les princes à la mansuétude, il voudrait les persuader à poser des limites à leur propre agressivité.129 Et pour cela il envisage un seul moteur, l’intérêt individuel de ces mêmes princes.

  • 130 Dans l’arène internationale les forces se modifient incessamment, donc leurs rapports sont toujours (...)
  • 131 Cf. le quatrième Discours du Projet de 1713, I, pp. 284 ss.
  • 132 L’abbé reconnaît l’existence de certaines pommes de discorde irrationnellement considérées par les (...)

81Il commence par condamner comme intellectuellement boiteuse et pratiquement inopérante la doctrine selon laquelle la balance des forces pourrait pacifier l’état de nature.130 Telle est, selon lui, la véritable chimère – la pire des utopies, en somme, est le fait des soi-disant réalistes. À la théorie de l’équilibre il oppose les douze « articles fondamentaux » du traité de paix permanente destiné à sortir les peuples de leur triste condition.131 Ce pacte constitutif reposera sur l’acceptation universelle du statu quo de 1713 : « chaque Souverain se contentera pour lui et pour ses successeurs du territoire qu’il possède actuellement », ce qui veut dire que chaque contractant abandonnera toutes ses prétentions sur les biens d’autrui et se débarrassera, en contrepartie, de celles que les autres pouvaient avoir sur les siens (article 4). Les fondations de l’édifice ainsi jetées,132 les souverains chrétiens établiront entre eux « une Société, une Union permanente et perpétuelle, […] dans le dessein de rendre la paix inaltérable en Europe ». Pour cela, ils enverront des députés les représenter au sein d’un « Congrèz ou Sénat perpétuel [installé] dans une Ville libre » (article 1). Lorsque des différends surgiront entre États membres, cet organe les aplanira si possible, agissant en médiateur ; sinon, il agira en tribunal suprême, et les jugera à la majorité des voix. Au cas où un souverain en attaquerait un autre, il serait proclamé ennemi public et la Société lui imposerait manu militari le respect du traité fondateur ; il en irait de même pour l’État qui « refusera d’exécuter […] un jugement du Sénat » (article 8). Désormais la seule guerre juste serait donc la guerre déclarée par l’Union contre un de ses membres ; et elle ne serait pas seulement licite mais obligatoire pour les autres membres. La Société interviendrait aussi au sein des États, s’il fallait secourir un gouvernement légitime attaqué par les séditieux (article 2). Le douzième et dernier article stipule que le changement des onze autres requiert le consentement unanime des parties : ce qui assure à chacune que le pacte fédératif auquel elle a souscrit ne pourra jamais être modifié contre son gré.

82Voilà pour la substance des clauses essentielles, que Saint-Pierre allait réduire de douze à cinq dans l’Abrégé. Mais il portait un grand intérêt aux détails, et l’attention que la postérité a consacrée à son plan réside, en partie, dans les détails.

  • Comme Penn et contrairement à Sully, il visait la paix universelle, non une paix purement continentale : son Union européenne allait englober la Moscovie, et n’allait pas traiter en ennemis ceux qu’elle laisserait en dehors, à commencer par les Turcs : elle « fera[it], s’il est possible, avec les Souverains Mahométans ses voisins des traitéz […] pour maintenir chacun en paix dans les bornes de son territoire » (article 1).

    • 133 Il s’est trouvé un commentateur pour créditer la Société européenne de Saint-Pierre du « principe d (...)

    Le droit d’ingérence dans les affaires internes des membres que l’abbé attribuait à l’Union,133 lui a valu l’accusation de préfigurer l’interventionnisme réactionnaire de la future Sainte-Alliance. Il n’en est rien. Son idée de la paix dépassait la dimension proprement internationale : c’était une paix intérieure aussi bien qu’extérieure, et pour cela il fallait dissuader les rébellions au même titre que les agressions. La guerre serait ainsi éliminée de toutes les relations sociales. Son Union n’était pas pour autant une ligue de rois dirigée contre les aspirations des peuples. La garantie du statu quo était universelle : de même qu’elle protégeait toutes les frontières existantes, de même elle jouait au bénéfice de tous les gouvernements au pouvoir, les trônes dans les monarchies, les régimes populaires dans les républiques.

    • 134 Le total des membres variera dans les versions suivantes : il sera ramené de vingt-quatre à vingt e (...)

    Par rapport à la Diète de Penn, les procédures du Sénat étaient sensiblement différentes. En matière de représentation, Saint-Pierre rejetait catégoriquement la proportionnalité, principe dans lequel il voyait, sans doute, un vestige de l’ancien état des choses – le règne de la force. L’Union ne refléterait point, au plan institutionnel, les différences de puissance entre les États membres : ceux-ci, vingt-quatre en tout, auraient droit à une seule voix chacun (article 9).134

    • 135 Saint-Pierre ne considère pas l’hypothèse où cette vaste majorité se révélerait impossible à attein (...)

    Sur les affaires portées devant le Sénat on voterait en deux temps et de deux manières : d’abord à la majorité simple, pour la décision provisoire ; ensuite, après un laps de temps suffisant, à la majorité des trois quarts pour la décision définitive (article 8). L’idée était que les sentences du Sénat, afin de s’imposer à tous, devaient avoir recueilli un grand nombre de voix (au minimum dix-huit sur vingt-quatre), mais que cette exigence risquerait de bloquer l’adoption de mesures urgentes.135

  • L’assemblée européenne était un organe clairement intergouvernemental : les députés y représenteraient les États, et ne se prononceraient pas selon leurs consciences mais suivant « les instructions et les ordres de [leurs] Maîtres » (article 8).

  • L’abbé ne négligeait pas les aspects financiers du projet : les membres contribueraient aux frais sociaux dans la proportion qu’allait fixer l’Union, compte tenu de la richesse respective. Le Sénat aurait ainsi le droit de lever une sorte d’impôt communautaire, dont le montant serait déterminé, pour chaque membre, par la majorité des autres (article 10).

  • 136 Pour les « articles importants » cf. le Projet de 1713, I, pp. 357 ss.
  • 137 Ibidem, I, articles importants 1, 2 et 4.
  • 138 Ibidem, I, article important 3. Cf. aussi l’explication qui suit l’article fondamental 10, p. 347.
  • 139 Cf. le deuxième volume du Projet de 1713, article utile 2, pp. 294-6.

83Quant aux articles qui semblaient importants ou utiles à Saint-Pierre, mais pas fondamentaux, certains méritent néanmoins d’être relevés.136 Il suggérait Utrecht comme siège provisoire du Sénat. Il prévoyait que la république européenne maintiendrait un ambassadeur dans chaque pays membre, confirmant ainsi qu’elle était, à ses yeux, davantage que la somme des composantes. Il établissait, par ailleurs, qu’en cas de conflit de loyautés, les Européens devraient allégeance à la « commune Patrie » (l’Union) avant qu’à leur prince.137 Il traitait aussi, dans ces articles, de certains aspects militaires du plan. En temps de paix, les membres désarmeraient (sous le contrôle de l’Union). S’il s’avérait nécessaire de faire la guerre à un État infracteur ou à une faction rebelle, chacun lèverait et fournirait à l’armée fédérale un contingent : de la même taille pour tous.138 La direction militaire serait confiée à un Généralissime nommé par le Sénat à la majorité des voix ; il commanderait les généraux des différents contingents, mais ne pourrait ni les nommer, ni les révoquer.139 D’où l’on déduit deux choses : il y aurait bien une force exécutive commune, soumise à l’autorité de l’Union, mais elle ne serait intégrée qu’au sommet, en la personne du commandant suprême.

  • 140 Abrégé, éd. de 1738, pp. 320-1.
  • 141 Abrégé, éd. de 1729, p. 11.
  • 142 Hinsley, op. cit., pp. 40-4.
  • 143 Une époque où les hommes arrivaient à peine à assurer leur existence : c’est par là que l’abbé fais (...)

84Tel est le plan de pacification de l’abbé, infiniment supérieur à ses yeux au système de l’équilibre et préférable aussi à celui de l’hégémonie – dans lequel la direction des choses pourrait tomber entre les mains d’un homme ambitieux, injuste et déraisonnable, tandis qu’ici elle « seroit toujours du côté de la Diète europaine », c’est-à-dire du côté de la raison.140 Une brève exégèse se doit de commencer en soulignant que Saint-Pierre, comme Penn, établit expressément le parallèle entre l’union des individus dans les différents États et l’union des États au sein de la république générale. Pourquoi à l’intérieur de la cité les hommes vivent-ils en paix, en dépit de leurs sempiternels litiges ? Parce qu’ils sont garantis quant à la conduite des autres, ils ont « des Loix et des Juges armés » pour fixer les règles communes et pour les faire respecter. Il s’agit de reproduire dans la sphère européenne cette même situation, par la même voie.141 Les divers pactes civils ont arraché l’humanité de l’état de guerre de tous contre tous, en la plongeant dans l’état de guerre international, d’où elle ne sortira que par un traité entre les princes analogue aux contrats sociaux entre particuliers. Sully situait l’âge d’or dans le passé, Penn et Saint-Pierre le déplacent dans l’avenir. Contrairement à ce qu’en a dit un commentateur,142 l’abbé ne regarde point la république européenne comme un retour en arrière – le passé, pour lui, c’était l’âge de fer –,143 mais comme le couronnement du processus d’amélioration du monde.

  • 144 Encore une fois Hinsley, op. cit., p. 39.

85Le titre, Projet pour rendre la paix perpétuelle, est approprié. L’abbé est un vrai pacifiste. Il ne prêche pas l’union pour l’union ; c’est la paix qui est son but, l’organisation associative ne constitue que le moyen. Certains ont cru voir chez lui, comme chez Penn, une incurable contradiction entre la profession de cet irénisme intégral et l’acceptation du recours à la force, en cas de violation des règles sociales.144 Comment un plan de réforme du système des États peut-il se donner la paix comme objectif suprême, et compter tout de même la guerre parmi ses instruments ? La réponse est évidente, et réside précisément dans le parallèle entre les deux sphères. « Paix civile » ne signifie pas non-violence, mais monopole de la violence par le souverain ; de même, « paix internationale » ne veut pas dire fin du recours aux armes, mais fin de la guerre entre les nations. L’action de l’armée fédérale contre l’infracteur éventuel ne serait pas plus qualifiable de « guerre » que ne l’est, au sein de l’État, l’intervention de la force publique contre le malfaiteur.

86Aussi, même si la question de la nature de la Société européenne n’est pas expressément posée – le langage de l’époque ignorait la distinction entre « fédération » et « confédération » et employait les deux indifféremment –, le traité fondateur est sans conteste fédératif, au sens moderne du terme. Il institue une entité nouvelle, autre que les États et supérieure à eux. Le Congrès permanent adoptera, à la majorité des voix, des décisions qui s’imposeront à tous les membres, y compris ceux qui les auront rejetées, et qu’il leur imposera, par la force en cas de besoin. Si un associé s’attaquait illégalement à un autre, il serait puni ; s’il refusait de se plier à une sentence, les autres l’y contraindraient. La Société prendrait les armes, en somme, contre celui qui les aurait prises illégalement, et aussi contre celui qui ne les aurait pas prises, du seul fait qu’il se serait rebiffé contre une de ses décisions. Les États membres s’engageraient à réduire le récalcitrant à l’obéissance, même s’ils avaient voté comme lui.

87La base territoriale du projet consiste, on l’a vu, à poser qu’il est impossible de donner en possession à chacun ce qu’il considère comme satisfaisant, mais qu’on peut le convaincre à considérer comme satisfaisant ce qu’il possède. Quand on cherche le ressort intellectuel de toute l’opération, on le découvrira dans un principe, celui qu’on pourrait appeler par commodité « conservateur » ou « prudentiel », selon lequel la promesse de garder à jamais tout ce qu’on a est plus précieuse que l’espoir d’obtenir tel objet qu’on n’a pas – elle mérite, par conséquent, qu’on renonce à cet espoir. Si on décompose cette idée, on y trouve incorporées trois propositions : (a) ma liberté de prendre le bien des autres par la force va de pair avec le risque que les autres prennent le mien ; (b) si merveilleuses que puissent être les choses dont la guerre me permet de faire l’acquisition, le danger qu’elle me fait courir les dépasse en valeur, puisqu’il est de tout perdre ; (c) au cas où ce danger de spoliation complète pourrait être écarté avec certitude, il serait sensé d’abandonner toute perspective de gains partiels.

  • 145 Abrégé, éd. de 1729, pp. 219-20. On trouve là, en somme, l’idée d’utilité marginale décroissante de (...)

88Un joueur qui risque cent mille francs à quitte ou double, exemplifie Saint-Pierre, espère partir de la table avec deux cent mille, mais pourrait se retrouver avec rien : un pari inepte, le sien, puisque les cent mille qu’il a valent plus que les cent mille qu’il pourrait gagner, ils sont « bien plus importans au bonheur de [sa] vie ».145 Autrement dit, aucun souverain raisonnable ne rechignerait à sacrifier l’ensemble de ses prétentions si cela pouvait lui obtenir en contrepartie, ainsi qu’à ses descendants, un titre inaltérable sur toutes ses propriétés. Personne ne revendiquerait la liberté de déclencher la guerre, s’il pouvait être assuré de ne jamais en être victime. Il suffira donc de montrer aux princes comment cette assurance peut être rendue infaillible et éternelle – elle le sera grâce au pacte d’union européenne –, pour les voir se hâter de signer le contrat en question. Si l’intérêt bien compris des princes est le moteur du projet, le « principe conservateur » représente le carburant censé alimenter ce moteur : c’est lui qui fait que le traité associatif leur est forcément utile.

  • 146 Ibidem, pp. 31-2.

89Il en résulte que l’infracteur du pacte est quelqu’un qui a perdu de vue son véritable intérêt : non un méchant homme, mais un écervelé. Il pourra arriver, occasionnellement, que tel ou tel souverain perde la tête. D’où la nécessité de la sanction militaire. Elle constituera, dit Saint-Pierre dans l’Abrégé, la punition « certaine, prochaine et suffisante » (c’est-à-dire inévitable, rapide et adéquate) encourue par le prince qui, tel un enfant, oublierait que le maintien de la « police européenne » avantage tout le monde, lui-même autant que les autres, et qui aurait donc besoin, comme les enfants, de la peur du châtiment pour se conduire raisonnablement.146

  • 147 Ibidem, cf. les objections n° 1 et 2, pp. 152 ss.

90Dans la partie éristique du plan, où l’auteur réfute les objections qu’il a lui-même soulevées, les deux questions fondamentales sont, d’une part : « si on est puissant, pourquoi renoncerait-on à l’emploi de la force ? », et d’autre part : « si on est indépendant, pourquoi renoncerait-on à la jouissance de cette condition ? »147 À la première Saint-Pierre répond qu’en Europe nul prince n’est assez fort pour ne pas en craindre un autre ou un groupe d’autres. À la seconde, il oppose que dans le status naturæ nul prince n’est indépendant. Le fait qu’on n’obéisse à aucune autorité supérieure signifie-t-il qu’on ne dépend de rien ? Non, il signifie qu’on dépend de la force – la sienne et celle des autres. Or, vaut-il mieux être soumis à la fortune des armes ou au jugement d’une majorité de ses pairs ? Tel est le vrai problème, et la réponse ne fait pas de doute. Dans le futur état de société entre princes, la dépendance à l’égard de ses juges sera cent fois moindre qu’elle ne l’est aujourd’hui, dans l’état de nature international, à l’égard de ses ennemis. Protégé par l’Union, chacun sera à l’abri des attaques extérieures, et aussi des révoltes internes. Certes, les arbitres pourront parfois être injustes, mais ils le seront involontairement ; c’est dans leur intérêt, en effet, de se conduire avec équité, car tous ceux qui jugent pourront un jour être jugés. De toute manière, perdre un procès vaut mieux que perdre une guerre : dans le premier cas on n’est privé que de l’objet en cause, dans le second on peut être dépossédé de tout. En fait, un procès perdu est préférable même à une guerre gagnée, puisque celle-ci aura vraisemblablement coûté un prix très supérieur à la valeur du bien disputé.

  • 148 Cf. le premier des Six livres de la République, ch. 8, cité supra, p. 35.

91Les plans fédératifs, et c’est leur trait distinctif, vont à l’encontre de la théorie bodinienne identifiant dans la souveraineté « absolue et perpétuelle » l’essence même de l’État,148 puisqu’ils plaident pour l’abandon d’une parcelle de ce pouvoir : une seule parcelle, d’habitude, mais fort importante, le droit des rois de juger leurs propres causes et de décider de la guerre et de la paix. Il s’agit donc, pour les auteurs fédéralistes, de démontrer au prince que cette abdication lui est profitable – « infiniment avantageu[se] », dit Saint-Pierre, « pour tous les hommes nés et à naître en général, et en particulier pour tous les Souverains ». L’expression abandon de souveraineté, soulignait déjà Penn, exige trois qualifications : le sacrifice ne se fera pas au profit d’un autre prince ; il sera le même pour chacun des contractants ; et il aboutira à la création d’une autorité à laquelle tous participeront. Or, si en échange de mon assujettissement partiel aux autres j’obtiens que les autres me soient tous partiellement assujettis, j’ai gagné plus que je n’ai perdu. Saint-Pierre ajoute à cela que la limitation de la souveraineté extérieure s’accompagnera non seulement de la confirmation, mais du renforcement de la souveraineté interne. L’emprise du prince sur ses sujets sera plus forte qu’avant si, contre les rebelles, il pourra compter sur le soutien des États étrangers – alors qu’aujourd’hui ceux-ci tendent à fomenter ou à exploiter les émeutes chez le voisin. Mais le pas décisif qu’accomplit l’abbé consiste à contester le fond même de la théorie de Bodin. Souveraineté n’est pas synonyme d’indépendance : c’est une croyance naïve, une pure illusion que celle de se considérer comme indépendant, dans un univers où chacun est assujetti aux aléas du rapport des forces.

  • 149 Abrégé, éd. de 1738, premier supplément, objection n° 22, pp. 219 ss.

92Dans le monde que Saint-Pierre dessine, en revanche, le facteur puissance disparaîtra complètement. L’Union, alias « république européenne », représente pour lui la négation exacte de l’état de nature. Dans l’un il n’y avait que la force, dans l’autre la force ne comptera pour rien, sous aucune forme : ni celle des contributions à l’armée fédérale – elles seront toutes équivalentes –, ni celle du nombre de sièges au Sénat – il sera le même pour tous. Une distribution pondérée des voix permettrait aux États les plus grands, fussent-ils en minorité, de faire la loi aux autres (comme c’était le cas chez Penn). Or, la raison ne s’incarne que dans un système où le pouvoir matériel n’a pas de place et dont les membres, égaux en droits car supposés égaux en sagesse, décident de tout à la majorité. Saint-Pierre voit bien que la force, chassée de la maison européenne par la porte, moyennant l’adoption du principe « un État une voix », risque d’y rentrer, non par la fenêtre mais en fracassant les murs, si une majorité constituée essentiellement de petits États voulait imposer sa volonté à une minorité faite de grands : ceux-ci ne seraient-ils pas tentés de recourir aux armes ? Non, répond l’abbé, puisqu’ils savent que la destruction de la demeure commune finirait par compromettre leur propre sécurité.149

  • 150 Cf. par exemple Abrégé, éd. de 1729, objection n° 3, pp. 167 ss.
  • 151 D’Alembert, « Éloge de Saint-Pierre », op. cit., p. 257.
  • 152 Abrégé, éd. de 1729, p. 43.

93Tout cela est parfaitement raisonnable. Reste l’objection selon laquelle les hommes en général, et les princes en particulier, ne suivent pas toujours les voies de la raison : et là, l’abbé se limite à répondre qu’il suffira de les leur montrer, car aucun d’entre eux n’est complètement aveugle.150 Le cardinal de Fleury lui reprochait d’avoir « oublié un article essentiel, d’envoyer une troupe de missionnaires pour disposer à cette paix et à cette Diète le cœur des princes contractans », et d’Alembert décrétait que « le malheur de ces projets métaphysiques pour le bien des peuples, c’est de supposer tous les princes équitables et modérés ».151 Critiques injustes, car Saint-Pierre, on l’a dit, ne compte ni sur la bonté de cœur, ni sur le sentiment de justice, ni sur le sens moral des puissants, mais sur leur intérêt. Il fait confiance, cependant, à leur intelligence : bien éduquée par des ouvrages tels que le sien, elle est censée les amener à reconnaître leur « vrai intérêt » et à le distinguer des faux.152 C’est sur ce point que Rousseau l’attaquera.

***

94L’abbé de Saint-Pierre va faire école. Le Projet pour rendre la paix perpétuelle qu’il publie en 1713 inspirera, directement ou indirectement, la longue série de plans, identiques ou ressemblants, qui jalonnent le xviiie siècle. Nous n’en évoquerons que quelques-uns, choisis plus ou moins arbitrairement soit parmi ceux qui présentent au moins un élément singulier, soit parmi ceux dont la singularité réside dans la personne de l’auteur.

  • 153 Cardinal Alberoni’s Scheme for Reducing the Turkish Empire to the Obedience of Christian Princes: a (...)
  • 154 Né en 1664 près de Plaisance, Alberoni servit d’abord le duc de Vendôme, puis, dès 1715, Philippe V (...)
  • 155 Milenko R. Vesnitch, « Cardinal Alberoni: An Italian Precursor of Pacifism and International Arbitr (...)

95C’est le cas du texte qu’un opuscule publié à Londres en 1736 attribue à un prélat italien, le cardinal Alberoni, lequel y prêche à la Chrétienté (comme l’avait fait Sully un siècle auparavant) la double mission d’établir la paix en son sein et de conquérir l’Empire ottoman.153 Giulio Alberoni était un des grands acrobates sociaux du siècle : fils d’un pauvre jardinier, il devint prince de l’Église et premier ministre du roi d’Espagne, Philippe V, avant de se faire chasser de la fonction et du pays.154 Son écrit a été réédité en 1913, par quelqu’un qui qualifiait l’auteur de « précurseur italien du pacifisme et de l’arbitrage international », et qui niait toute parenté entre lui et Saint-Pierre – la lucidité du cardinal contrastant trop avec la démarche confuse de l’abbé.155 Difficile de réunir plus d’inexactitudes en si peu de place. Pour ce qui est du pacifisme d’Alberoni, sur l’ensemble du projet une seule page est consacrée à la réorganisation de l’Europe chrétienne, les vingt-quatre autres à la guerre d’agression à mener contre le Sultan et aux détails du partage de son empire entre les conquérants. Le plan de pacification proprement dit se limite à trois brefs articles, qui n’ont absolument rien d’original : ils ne font que réduire l’œuvre de Saint-Pierre à sa quintessence institutionnelle. On n’y préconise nullement la mise en place d’un système d’« arbitrage international », tel qu’on pouvait l’entendre au début du xxe siècle, mais bien l’union fédérative de l’Europe sous une autorité souveraine : une « Diète perpétuelle » qui s’assemblerait à Ratisbonne et serait habilitée à juger, à la majorité des voix, toutes les controverses entre les États membres, et à traiter comme un perturbateur de la tranquillité publique quiconque refuserait de se plier au verdict. Elle serait, en somme, souveraine dans sa sphère de compétence, et imposerait par la force ses décisions aux insoumis éventuels.

  • 156 Projet d’un nouveau Système de l’Europe préférable au Système de l’Équilibre entre la Maison de Fra (...)
  • 157 Il y a tout de même une idée originale dans le huitième article, qui prévoit que la juridiction féd (...)
  • 158 Même dans un monde bipolaire, l’égalisation est incertaine : si la balance devait pencher en faveur (...)

96Il en va de même pour un plan qui paraît, sans nom d’auteur, en 1745. Structuré en neuf « articles essentiels », il reprend, et pour l’essentiel recopie mot à mot, celui de Saint-Pierre. L’auteur baptise sa proposition « système de l’Union générale de l’Europe », et l’oppose au « système de l’équilibre entre la Maison de France et la Maison d’Autriche », en concluant à l’immense supériorité du premier sur le second.156 C’est surtout dans l’accent mis sur la comparaison entre les deux méthodes de pacification que réside l’intérêt de cet écrit.157 L’équilibre, y lit-on, peut empêcher l’État le plus grand d’avaler les plus petits, mais ne met pas fin aux guerres : d’abord, l’égalisation des forces n’est pas assurée ; ensuite, l’égalité n’est pas nécessairement dissuasive.158 Le système de l’Union, en revanche, produit une garantie sûre contre les guerres, fondée sur la dissuasion d’un seul par tous les autres, c’est-à-dire sur le déséquilibre le plus patent qu’on puisse imaginer. C’est « ce grand éloignement de l’équilibre qui donne à l’Union une consistance inaltérable, et à la paix une durée à toute épreuve ». La méthode fédérative présente, en somme, tous les avantages par rapport à l’équilibre, y compris celui d’être bien moins coûteuse. Combien plus riche serait aujourd’hui l’Europe, demande l’auteur anonyme, si l’Union avait été faite il y a deux siècles ? Et combien plus pauvre sera-t-elle dans deux siècles, ajoute-t-il, si l’Union ne devait pas se faire bientôt ? Écrite en 1745, cette phrase aurait eu un goût particulièrement amer si quelqu’un l’avait lue exactement deux cents ans plus tard, dans les décombres d’une des grandes villes européennes ravagées par la guerre.

  • 159 Goudar croisa le chemin du Vénitien à Londres. Cf. J. Casanova de Seingalt, Mémoires, écrits par lu (...)
  • 160 Ils furent même traduits en russe. On citera, à titre de curiosité, le nom du traducteur, Vassili M (...)
  • 161 M. le Chevalier G. [Ange Goudar (1720-1791)], La Paix de l’Europe ne peut s’établir qu’à la suite d (...)
  • 162 L’espion chinois, ou l’envoyé secret de la cour de Pékin, pour examiner l’état présent de l’Europe. (...)

97Alberoni présupposait dans son plan une nouvelle distribution territoriale, rendue possible par le démembrement de l’Empire ottoman et censée contenter tous les appétits. Comme lui, bien d’autres trouvaient improbable l’hypothèse de Saint-Pierre selon laquelle les princes européens pourraient accepter de conclure le pacte de paix éternelle dans l’état existant des choses. Parmi eux, un aventurier-littérateur nommé Ange Goudar. Si on se rappelle de lui aujourd’hui, c’est surtout pour le portrait qu’en a laissé Casanova dans ses mémoires : une image de libertin, d’entremetteur et d’escroc, « vrai sac à diable ».159 Mais ses écrits eurent un certain retentissement de son temps.160 Il publia en 1757 un livre proposant aux puissances non pas un traité de paix perpétuelle comme celui de Saint-Pierre, qui paraissait irréalisable (on était alors en pleine guerre), mais une suspension temporaire du recours aux armes : une trêve générale de vingt ans, garantie par des sanctions collectives.161 Cela n’exigerait des États aucune renonciation définitive à leurs droits souverains. Au bout de deux décennies, cependant, les rapports internationaux se seraient suffisamment détendus pour que la paix s’éternisât. La guerre, suggère en somme Goudar, est dans une large mesure une question d’habitude : avant que les princes se résolvent à y renoncer à jamais, il faut les en désaccoutumer. Dans un autre écrit paru quelques années plus tard, il semble avoir perdu toute foi dans ce type de solution. Même si les souverains promettaient de ne plus sortir de leurs limites, jamais ils ne tiendraient parole. Aucune possibilité de paix durable n’existe en Europe à moins qu’un d’eux, plus heureux ou plus audacieux que les autres, ne parvienne à « romp[re] cet équilibre qui fait le malheur des peuples » : à établir, en somme, une paix d’hégémonie. Ce serait, certes, un état de « despotisme universel », mais meilleur que l’état de guerre, au moins pour ceux qui préfèrent l’esclavage à la mort.162

  • 163 Gabriel-Henri Gaillard (1726-1806), Les avantages de la paix. Discours qui, au jugement de l’Académ (...)

98Cette symétrie que nous avons désignée par l’expression « homogénéité des contrats » est mise en avant par l’historien Gabriel-Henri Gaillard dans un essai de 1767, panégyrique d’Henri IV, de Sully et du « vertueux Saint-Pierre ».163 Il y définit nettement la condition et le but de la paix par l’union : l’établissement d’un état de droit en tous points analogue à celui qui existe au sein des sociétés civiles.

La guerre entre particuliers eût détruit la race humaine en son berceau ; les hommes se sont unis, […] et les sociétés se sont formées. Que reste-t-il, sinon que les chefs de ces sociétés, s’unissant à leur tour, forment la société universelle ?

  • 164 Ibidem, p. 81.

99Comment s’y prendraient-ils ? Les États sont nés grâce à la fusion de nombreuses volontés individuelles en une seule, « armée du pouvoir coactif et coercitif » ; les chefs d’État doivent se lier entre eux « par les mêmes nœuds et sous les mêmes conditions ». En l’absence d’un « tribunal politique des rois, pareillement armé du pouvoir coactif et coercitif », les traités n’ont pas plus de force que n’en auraient les contrats privés sans les tribunaux et la police internes. Si une telle institution voyait le jour, en revanche, les guerres internationales aussi céderaient la place à « des procès ordinaires, […] jugés sans appel à la diète perpétuelle des rois ».164

100Parmi les auteurs de plans de paix du xviiie siècle, un certain nombre (d’Alberoni à Goudar) sont remarquables surtout pour leur biographie ; la palme dans cette catégorie revient probablement à un forçat-philosophe du nom de Pierre-André Gargaz (ou Gargas). Condamné en 1761 pour un crime de sang (passionnel sans doute) dont il se proclamait innocent, Gargaz composa son projet à Toulon, où il purgeait une peine de vingt ans à bord de la galère Duchesse, et en 1776 l’envoya à Voltaire. On peut s’étonner qu’un galérien de ce temps eût le loisir de philosopher sur la paix perpétuelle, et encore plus que le citoyen le plus éminent de la république des lettres, alors âgé de quatre-vingt-deux ans, prît la peine de lui répondre. Voltaire le fit pourtant, en lui adressant, de son château de Ferney, une composition en alexandrins – fort médiocres à vrai dire – qui se concluait par un vœu : que disparaisse de la terre le « métier affreux » de conquérant,

et qu’enfin l’équité nous amène à grands pas

la bellissime paix de Pierre André Gargas.

  • 165 P.A.G. [Pierre André Gargaz (1728-1801)], Conciliateur de toutes les Nations d’Europe, ou Projet de (...)
  • 166 Cf. la lettre de Gargaz à ce dernier, en date du 15 décembre 1785, dans The Papers of Thomas Jeffer (...)

101Ce dernier, une fois libéré, se rendit (à pied) à Paris y plaider la cause de « sa paix », et se présenta en 1782 chez Benjamin Franklin. Il avait frappé à la bonne porte, car l’homme qui représentait les États-Unis nouveau-nés à la cour de Louis XVI n’était pas seulement un adepte de la philosophie et de la raison, mais aussi un ancien ouvrier typographe. C’est sur les presses de l’atelier installé dans sa résidence de Passy que fut ainsi imprimée la petite pièce de Gargaz, sans nom d’auteur et sous le titre de Conciliateur de toutes les nations d’Europe. Il y était question, en fait, de pacifier le monde entier : non seulement le continent européen, mais aussi les trois autres « principales parties de la Terre ».165 Par la suite, Gargaz envoya des copies de l’opuscule à plusieurs hauts personnages, tels que le frère du roi et les vingt-neuf ambassadeurs en poste à Paris (parmi lesquels le successeur de Franklin, Thomas Jefferson).166 Aucun d’eux, semble-t-il, ne fit preuve à son égard de la même courtoisie princière que Voltaire.

  • 167 Puisque les souverains sont priés d’« acquiescer aux délibérations » de leurs émissaires, il faut c (...)

102Le plan est articulé en deux parties. Dans la première l’auteur énumère « huit moyens infaillibles » pour établir ici-bas le « véritable paradis terrestre » qu’est la paix, et pour l’y maintenir ; dans la seconde il soulève treize objections possibles, et répond à chacune. La guerre, dit-il, n’est point « un fléau de Dieu, [… mais] une production du libre arbitre des souverains agresseurs », c’est donc à leurs exactions que l’on doit mettre fin. Il présente son œuvre comme le perfectionnement de celles d’Henri IV et de Saint-Pierre – et puisque leurs plans étaient bons, le sien doit être encore meilleur. En réalité, il ne fait que leur emprunter l’idée centrale d’une « Union universelle » ayant comme base l’acceptation du statu quo territorial et se matérialisant dans un « Congrès perpétuel ». Cette assemblée plénière, formée d’envoyés des souverains, sera investie de l’autorité de régler les différends (elle les jugera à la majorité des voix) et de sanctionner les offenseurs éventuels (elle les détrônera et les remplacera, de gré ou de force, par des princes d’autres Maisons).167 À cette fin le Congrès demandera le concours des États membres, qui s’engageront à le lui fournir.

  • 168 En fait, l’idée circulait à l’époque : on la trouve par exemple chez l’abbé Raynal, dans son Histoi (...)
  • 169 Le septième « moyen infaillible » prévoit que les États, loin de désarmer, maintiendront dans la pa (...)
  • 170 Contrat social, surnomé Union francmaçone, entre tous les bons Citoiens de la Republiqe Françoise, (...)

103Ce qui caractérise le texte de Gargaz est le curieux mélange entre des thèmes apparemment anticipateurs, comme le percement des isthmes de Suez et Panama pour promouvoir le commerce international,168 et des questions venues du siècle précédent, auxquelles il attribue beaucoup d’importance. L’ordre de préséance des souverains par exemple (on le fixera sur la base de leur âge), ou l’emploi des ex-militaires. Que fera-t-on des gens de guerre quand il n’y aura plus de guerres ? Sully prévoyait qu’ils se battraient encore, mais contre les Turcs ; Crucé ou Penn, qu’ils se reconvertiraient à des activités socialement utiles ; Gargaz, quant à lui, propose de continuer à les payer pour ne rien faire, de sorte qu’ils n’aient plus aucune raison de désirer la guerre et de chercher à la provoquer.169 Ce dernier problème, qu’il considère comme « le plus difficile à surmonter », va devenir son idée fixe. Il lui donne, en effet, une place prééminente dans un second ouvrage, intitulé Contrat social, qu’il publie, vingt ans après l’envoi à Ferney du premier, chez un imprimeur de Toulon (où il avait réintégré volontairement le bagne). Dans ce nouveau plan, écrit suivant des règles orthographiques de son invention, Gargaz baptise l’association universelle « Nations unies », et les députés au Congrès « Francsmaçons ».170 Le principe de la renonciation aux armes y est radicalisé : il ne sera « jamé [permis] a aucune Nation unie d’aler a mein armée dans aucun peis étranger pour i tuer les gens », ce qui implique de renoncer aussi aux sanctions militaires. À leur place, l’Union soumettra les infracteurs à une sorte de quarantaine politique et économique – il n’y aura « jamé oqune comunication » ni avec les représentants, ni avec les ressortissants de la nation qui aurait refusé l’« arbitrage » du Congrès.

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104On a fait allusion plus haut aux sarcasmes des beaux esprits à l’encontre de Saint-Pierre. Dans l’ensemble, les « philosophes » font preuve de tiédeur, au mieux, à l’égard de tels projets. Ils les tiennent pour irréalisables à court terme, et à long terme pour inutiles. De leur point de vue, la paix universelle résultera, dans un futur plus ou moins éloigné, du progrès général de l’humanité dû à la diffusion des lumières ; et à ce moment-là, toute réorganisation du système international deviendra superflue. Si le noyau de la nature humaine est la raison, alors la guerre, activité fondamentalement déraisonnable, ne peut pas être naturelle. Pour pacifier le monde, il s’agira – et il suffira – de dissiper le brouillard d’ignorance et de superstition qui aveugle les hommes et les égare. Mais il est naïf de vouloir établir la paix avant l’heure, en misant sur la raison des souverains.

  • 171 Dans ses « Observations sur le projet d’une paix perpétuelle », Leibniz évoquait deux aspects à pro (...)
  • 172 « La paix imaginée par un Français, nommé l’abbé de Saint-Pierre, est une chimère qui ne subsistera (...)
  • 173 L’A, B, C, ou dialogues entre A, B, C (1768), 11e entretien (« Du droit de la guerre »), ibidem, pp (...)
  • 174 De la paix perpétuelle, p. 356, note 1.
  • 175 Dictionnaire philosophique, « Guerre », dans Œuvres complètes. Paris, Hachette, vol. XVIII, 1876, p (...)
  • 176 Marie-Jean-Antoine-Nicolas de Caritat marquis de Condorcet (1743-1794), De l’influence de la révolu (...)

105Déjà Leibniz avait mis en doute, dans une lettre adressée à Saint-Pierre, que l’on pût « faire entendre aux grands princes » l’idée d’union – et cela même si le projet de l’abbé était, à certains égards, moins radical qu’on eût pu l’espérer.171 Dans un opuscule de 1769, Voltaire juge illusoire l’idée de pacifier les princes de son temps : autant tenter d’apaiser des bêtes féroces, par nature portées à s’entredéchirer.172 Les sujets, en revanche, ne sont pas foncièrement méchants, la peste de la guerre leur est transmise par ceux qui les gouvernent.173 À la « chimère » de Saint-Pierre, il oppose donc « la seule paix perpétuelle qui puisse être établie chez les hommes », c’est-à-dire « la tolérance » : mais elle triomphera dans un avenir lointain, une fois que le fanatisme et le sectarisme auront été extirpés. En attendant, il faut se contenter du pis-aller qu’est l’équilibre (car on se déchire moins, si on est de force égale). Tout au plus, on pourrait donner aux souverains accès à une cour internationale, les laissant libres de choisir entre « se soumettre à ses décisions, ou en appeler à leur épée ».174 Apparemment Voltaire considère le programme d’éclairer l’humanité entière comme plus réaliste que celui de faire entendre raison à la poignée d’ambitieux auxquels il impute la guerre – ces « trois ou quatre cents personnes répandues sur la surface de ce globe sous le nom de princes ou de ministres ».175 En 1786 Condorcet reste fidèle à cette position : la guerre disparaîtra avec le progrès de l’esprit humain, les nations en viendront peu à peu à la considérer comme le pire des crimes, mais ce triomphe de la raison est « encore loin de se réaliser ». Et pour le moment, les projets d’union politique sont trop ambitieux : c’est un système d’arbitrage facultatif qu’il faudrait proposer aux princes européens.176

  • 177 Dans la même ligne se situe le mecklembourgeois Eobald Toze, qui publie en 1752, sous le titre Die (...)

106Les philosophes qui critiquent le Projet de Saint-Pierre se montrent, en somme, plus optimistes que lui sur les perspectives futures d’avancement du genre humain, et beaucoup plus pessimistes sur la possibilité de persuader immédiatement les princes à la paix.177 Rousseau est, parmi eux, celui qui prête le plus d’attention au plan de l’abbé : il en écrit un résumé, puis une évaluation, et s’y montre pessimiste sur absolument tout.

  • 178 Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), Les confessions. À Paris, chez Poinçot et Lejay, vol. III, 1789, (...)
  • 179 L’abbé, estime Rousseau (ibidem, p. 253), avait produit des plans certes utiles en théorie, « mais (...)
  • 180 Extrait du projet de paix perpétuelle de M. l’abbé de Saint-Pierre (publié en 1761 à Amsterdam, che (...)
  • 181 À propos duquel cf. le travail philologique de B. Bernardi et G. Silvestrini dans Annales de la Soc (...)

107Comme nous l’apprend le neuvième livre des Confessions,178 l’idée originaire d’un « extrait des ouvrages de Saint-Pierre » venait de Mably, et Mme Dupin, une dame de la société cultivée, s’en fit l’intermédiaire auprès de Rousseau, qui lui servait vaguement de secrétaire. Le philosophe genevois développa avec l’ombre du bon abbé une relation des plus ambivalentes. Dans les essais politiques de Saint-Pierre il trouva des idées louables, viciées toutefois par une anthropologie sommaire, excessivement rationaliste : celui qui a la raison comme seule passion, tend à oublier que pour les autres hommes les passions peuvent être les seules raisons.179 C’est ainsi que Rousseau se consacra dès 1756 (autrement dit pendant la guerre de Sept Ans) à un abrégé de l’œuvre de Saint-Pierre intitulé Extrait du projet de paix perpétuelle, tout en consignant son propre avis dans un texte séparé, connu comme le Jugement sur le projet de paix perpétuelle. Ces deux opuscules sur la paix sont habituellement lus en parallèle avec un fragment sur la guerre, dit L’état de guerre.180 Dans le dernier de ces trois écrits,181 Rousseau expose la vision qu’il se fait du status naturæ international ; dans le premier, il présente la méthode qu’avait proposée Saint-Pierre pour sortir de cet état ; dans le deuxième, il formule les objections que suscite en lui le plan de l’abbé. Nous les passerons en revue dans cet ordre. Puis, ayant vu comment il y aborde explicitement la question de la possibilité d’une paix d’union politique, nous examinerons comment, dans d’autres œuvres, il pose implicitement celle de sa désirabilité.

  • 182 Ils avaient deux instincts naturels, explique Rousseau dans le Discours sur l’inégalité : l’autocon (...)
  • 183 L’état de guerre, p. 607.

1081. Sur l’état de guerre général. L’expression désigne la situation où se trouvent nécessairement et invariablement les sociétés humaines les unes à l’égard des autres, depuis leur apparition sur la terre jusqu’au temps présent. Les sociétés, et non pas les individus : contrairement au « tableau odieux », « horrible », « révoltant » et « insensé » de Hobbes, aux origines de l’espèce il n’y avait pas de guerre entre les hommes, qui vivaient isolés et autosuffisants – ni bons ni méchants, sans rapports soutenus entre eux, sans besoins et sans convoitises.182 Le phénomène de la guerre s’est manifesté avec la naissance du système des États, et depuis ce moment lui a été consubstantiel, car les corps politiques, à l’inverse des personnes physiques, n’ont jamais été isolés et autosuffisants. Dès lors l’état de nature « international » ne correspond guère, pour Rousseau, à l’état de nature « individuel ». Il est infiniment pire. La guerre est inhérente à l’existence même dans le monde de plusieurs sociétés organisées, quelles que puissent être la nature de leurs régimes internes et les inclinations de leurs gouvernants. Pas de guerre sans États, pas d’États sans guerre. Même quand ils ne se battent pas ouvertement, la possibilité du combat, et par conséquent sa préparation, constituent leur souci permanent. La guerre, en somme, n’existe qu’entre souverains, mais entre eux il n’existe que la guerre. Il faut l’appréhender, nous dit Rousseau, comme la « disposition mutuelle, constante et manifestée de détruire l’État ennemi, ou de l’affaiblir au moins par tous les moyens qu’on le peut ». Chaque fois que cette disposition se traduit en acte, on a la guerre proprement dite ; le reste du temps, on a l’« état de guerre ».183 Conçu ainsi (comme volonté de se nuire), ce dernier définit les relations entre princes, et ne s’arrête jamais – l’affrontement sanglant n’en constitue que la forme paroxystique.

  • 184 Cf. respectivement ibidem et Extrait du projet, p. 568.
  • 185 Extrait du projet, p. 564. Quelle est donc la différence entre les guerres des États et les échauff (...)

109La théorie hobbesienne d’une « guerre naturelle de chacun contre tous » n’est « insensée », en somme, que si on l’applique aux relations personnelles de l’âge présocial ; mais elle paraît parfaitement appropriée pour rendre compte des relations internationales dans le monde dit civilisé, et Rousseau la fait sienne : « selon moi, l’état de guerre est naturel entre les puissances » ; « convenons que l’état relatif des puissances de l’Europe est proprement un état de guerre ».184 Quand il est question du status naturæ inter gentes, c’est bien le « système révoltant » de Hobbes qui correspond le mieux à la réalité, et les doctrines de Grotius ou Pufendorf qui paraissent fictives et inadéquates. Ce monde-là est le plus cruel de tous les univers possibles. Même en admettant qu’à l’époque de la liberté primitive des accès de violence fussent possibles sporadiquement – duels, meurtres ou rixes –, les hommes n’ont véritablement connu l’état homicide que quand ils ont cédé leur liberté pour s’unir sous un chef. Ils ont reçu en échange moins de paix et non davantage, car les États auxquels ils appartiennent se battent sans cesse. Moins de sécurité et non davantage, car dans les guerres modernes ils courent des risques « mille fois plus terribles » que dans les escarmouches d’antan.185 Moins de justice, enfin, et non davantage, car la plupart d’entre eux gémissent aujourd’hui sous des régimes tyranniques et des lois oppressives. Non seulement l’état de nature international diffère-t-il, donc, de l’individuel : il en est le contraire exact, puisque les hommes, qui à l’origine vivaient libres (dans leur solitude) et en paix (les uns avec les autres), vivent désormais asservis (en tant que sujets de gouvernements despotiques) et en guerre (en tant que nations). Ils sont soumis à l’empire de la force tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la cité. Le droit interne, sous un pouvoir politique illégitime, est pure supercherie, la consécration frauduleuse d’anciens brigandages ; et le droit des gens, faute de sanctions, n’est qu’illusion, le vain nom sous lequel se dissimule, en fait, la liberté de s’attaquer à autrui. Ce prétendu droit international demeure, aux yeux de notre auteur, le droit du plus fort, tout juste tempéré par les quelques règles coutumières nécessaires aux relations entre États : un faux droit, qui restera tel aussi longtemps qu’il ne s’appuiera pas sur un pouvoir coercitif.

1102. Sur l’établissement de la paix générale. Dans l’Extrait, Rousseau décrit les propositions de Saint-Pierre pour instaurer en Europe un vrai droit, et explicite au passage la démarche intellectuelle qui les informe. Puisque tout Européen connaît aujourd’hui à la fois l’ordre social (avec ses concitoyens) et l’état de barbarie (avec le reste du monde), il s’agit de résoudre cette « contradiction manifeste » en supprimant la violence internationale comme on avait mis fin à la violence privée, par l’établissement d’une autorité suprême capable d’exercer à l’égard des États les mêmes fonctions – législation, juridiction et sanction – que les États remplissent à l’égard de leurs sujets. C’est dire que l’Europe doit s’associer sous un (super)pouvoir commun.

  • 186 Cf. supra, p. 143.
  • 187 Rousseau en retient la version courte, en cinq articles, que Saint-Pierre avait faite pour son prop (...)
  • 188 Majorité simple pour les décisions urgentes, qualifiée (quatorze voix sur dix-neuf) pour les défini (...)

111Une certaine société existe déjà entre les nations européennes, dans le sens d’une « sorte de système » qui les rapproche et les intéresse les unes aux autres, mais ce n’est pas une société politique : elle n’a ni lois ni chefs, et son principe de fonctionnement, l’équilibre, est assez puissant pour conserver le système en vie, mais pas assez pour le maintenir en paix. Il préserve ainsi la pluralité des souverains contre le risque d’hégémonie, mais ce faisant perpétue l’état de guerre.186 Ce dernier ne finira que quand la société européenne se sera donné des lois et des chefs : « une forme de Gouvernement confédérative », nous dirions une vraie fédération, « unissant les peuples par des liens semblables à ceux qui unissent les individus » ; une fédération universelle et perpétuelle fondée sur un traité d’union à toute épreuve,187 avec une assemblée plénière dont les membres (au nombre de dix-neuf) délibéreront à la majorité,188 et avec une « force coactive et coercitive » qui imposera l’obéissance aux décisions communes, « soit pour agir, soit pour s’abstenir ». C’est une phrase significative, la dernière, car elle implique que l’union saurait contraindre ses membres tant à ne pas faire (à s’abstenir d’enfreindre les règles) qu’à faire (à agir contre les infracteurs). Cela semble suggérer une armée fédérale dont l’emploi ne dépendrait pas du bon vouloir des États.

1123. Sur la possibilité de la paix générale. Ayant montré que celle de l’abbé constitue bien la seule solution, Rousseau prouve, dans le Jugement, qu’elle est sans espoir. Les limites de l’intelligence humaine, tel est, en substance, le sujet de ce petit essai. Et l’argument central peut être résumé par ce syllogisme : (a) le contrat d’association politique est effectivement susceptible de régler définitivement le problème de la guerre, et il serait raisonnable pour les princes de le signer ; (b) dans leur esprit, toutefois, la raison n’est point souveraine ; (c) il est donc impossible qu’ils épousent unanimement le projet.

  • 189 Non, avait dit Hobbes : la raison veut la paix, mais elle se mesure constamment, dans l’âme humaine (...)

113En fin de compte, l’enjeu entre Saint-Pierre et Rousseau tient à cette question, est-ce que oui ou non la raison s’impose naturellement aux hommes en général, et aux princes en particulier ?189 L’abbé avait vu juste sur deux points, reconnaît son critique : la paix perpétuelle ne peut être poursuivie que par l’union, sûrement pas par l’équilibre, et l’union serait dans l’intérêt bien compris des princes. Ce que chacun d’eux y gagnerait (les biens en sa possession, garantis à jamais) dépasse ce qu’il y perdrait (les titres dont il réclame la propriété, et auxquels il renoncerait définitivement). Rousseau se fait ici l’écho du « principe conservateur », comme nous l’avons appelé plus haut : ce qu’on a est plus précieux que ce dont on pourrait se rendre maître, aussi vaut-il mieux être sûr de garder, que libre de conquérir. Mais le prince signataire du traité d’union ne renoncerait-il pas, aussi, au plus précieux de ses biens, l’indépendance ? Non : une chose est de dépendre d’un de ses semblables, une autre d’obéir à une institution fédérale dont on est soi-même membre, sur le même pied que les autres. C’est la différence entre se donner un maître ou se procurer des associés : dans un cas l’indépendance s’aliène, dans l’autre elle s’affermit.

  • 190 Cf. supra, p. 144. Une autre raison est l’ambition de rendre leurs possessions toujours plus étendu (...)
  • 191 C’est dire qu’ils réagissent comme ce paysan auquel le roi avait accordé la réalisation d’un vœu, à (...)

114Et pourtant, il y a fort à parier que le traité ne sera jamais conclu. Rousseau énumère une dizaine de raisons qui aveuglent les gouvernants à leur intérêt réel et les poussent à mépriser la paix. Une d’elles est leur penchant à sous-évaluer les risques de la guerre et à en surévaluer les bénéfices (voilà pourquoi l’équilibre des forces n’est pas dissuasif pour eux).190 Mais la plus forte tient à cette loi que l’on pourrait nommer le « primat de l’avantage relatif ». Pourquoi les princes sont-ils insensibles aux grands bénéfices que la paix leur apporterait ? Parce que ces bénéfices sont communs, et eux n’en ont cure. L’« état d’impolice et de guerre » dans lequel ils vivent les a accoutumés à penser uniquement en termes de variations relatives. Peu leur importe de s’accroître, si d’autres s’accroissent encore plus ; ils préfèrent baisser, pourvu que ce soit moins que d’autres. Chacun d’eux choisirait, si l’option se présentait, de partager une perte générale qui le frappe relativement peu, plutôt qu’un gain commun dont ses voisins bénéficient relativement beaucoup. Dans la première hypothèse il se porterait, certes, moins bien qu’avant en termes absolus, et dans la seconde mieux, mais dans l’une sa position se serait améliorée par rapport au reste du monde, dans l’autre elle se serait détériorée. On saisit ici quelle est, en dernière analyse, la nature profonde du status belli : c’est l’état où seul compte l’accroissement relatif, fût-il obtenu au prix d’un affaiblissement absolu. Les princes, nous dit en substance Rousseau, n’arrivent pas à saisir le monde autrement,191 ils ont métabolisé cette manière d’appréhender la réalité au point de perdre de vue que pareille logique n’aurait plus aucun sens, dans l’état de paix perpétuelle.

  • 192 Extrait du projet, p. 589. À rapprocher de Machiavel : c’est un mauvais prince, celui qui voudrait (...)

115Et cela rend irréaliste le projet d’une paix qui passerait par une union universelle et volontaire. Il n’est pas pensable, en effet, que les souverains puissent tous trouver, au même moment, un gain relatif dans la conclusion du pacte d’association et dans la consécration de la situation territoriale existante – en dépit du gain général que l’Europe et eux-mêmes en retireraient. Il est donc inimaginable que ceux qui estiment en profiter moins que les autres y souscrivent spontanément. Mais si tel est effectivement le cas, si les souverains européens ne s’accorderont jamais pour renoncer ensemble à la guerre, alors aucun d’eux ne peut y renoncer individuellement. Tant que tous ne l’ont pas fait, il est imprudent pour quiconque de le faire. Comme le proclamait Hobbes, la prudence nous conseille la paix, mais aussi de ne pas suivre ce conseil si l’on n’est pas certain du comportement des autres. Même celui qui souhaiterait poursuivre une politique pacifique, doit se garder de voisins peut-être moins enclins à adopter un principe analogue. Tout souverain, fût-il le plus doux, doit être prêt à employer la force, aussi longtemps qu’il vit dans un monde où d’autres peuvent y faire recours : « cest une sorte de folie dêtre sage au milieu des fous ».192

  • 193 Jugement sur le projet, p. 595.

116L’union des États est donc la seule solution au problème de la guerre, et une solution impraticable : telle est la substance des deux écrits de Rousseau sur l’abbé de Saint-Pierre. Mais à supposer qu’un jour, par un prodigieux « concours de sagesse dans tant de têtes »,193 une fédération européenne fût possible, serait-elle souhaitable ? Cela revient à se demander si la paix d’union, en plus du problème pratique qu’elle pose, en soulève un d’ordre conceptuel.

117Ce n’était pas le cas chez Saint-Pierre. Le premier pas sur la voie de la civilisation a été fait avec l’institution de la paix interne ; pour franchir le second, celui qui mène à la paix universelle, la méthode est la même que lors de la précédente étape : l’association politique. Or, cette dernière n’exigerait de sacrifice que de la part des princes, ils devraient renoncer à la liberté absolue qui est aujourd’hui la leur. Il faut donc les y persuader : la difficulté est de pure stratégie rhétorique, et l’abbé espérait qu’ils ne se montreraient pas moins raisonnables que les particuliers l’avaient été jadis. Dans son commentaire, Rousseau a montré que cette victoire de la raison serait en fait, sinon impossible, du moins extrêmement ardue ; mais dans le reste de son œuvre il annonce la grande question philosophique à laquelle la paix fédérative devra se mesurer à l’avenir. La difficulté se transforme en dilemme, en effet, dès que l’indépendance des États cesse de concerner les seuls princes et devient une valeur positive pour les peuples et les particuliers – la condition nécessaire de leur émancipation politique. Il s’agit alors, pour eux, de choisir entre la liberté et la paix.

  • 194 Cf. le début de la seconde partie du Discours sur l’inégalité, et en particulier pp. 166-7. Dans le (...)
  • 195 Livre I, ch. 8 de la République.
  • 196 « Incommunicable and inseparable »: Leviathan, part II, ch. 18.

118La question est clairement bien qu’implicitement posée dans le Contrat social. En dépit de la théorie du « bon sauvage » qu’on lui attribue, Rousseau n’entretient pas une vision idyllique de l’état naturel entre les hommes : tant que ceux-ci vivaient solitaires et sans besoins, ils n’avaient pas besoin d’être spécialement bons. Quand cette condition a cessé d’exister, c’est-à-dire dès qu’ils se sont multipliés et ont commencé à vivre groupés, une organisation politique leur est devenue nécessaire. Comme l’illustre la parabole de la chasse au cerf (sa version du dilemme du prisonnier), une fois que les hommes se sont assemblés, ils ne peuvent pas se faire mutuellement confiance en l’absence d’une garantie supérieure.194 Leur sort dépend alors de la teneur du contrat associatif. Rousseau en oppose deux types : le pactum subjectionis de type hobbesien, par lequel les contractants, en échange de la paix que le souverain est supposé leur apporter, acceptent de passer de l’indépendance originaire à la servitude, et un autre pacte en vertu duquel, au lieu que tous se donnent à un et lui abandonnent leur liberté naturelle, chacun se donne à tous et acquiert ainsi un bienfait supérieur, la liberté civile. Dans une telle société politique, dite « république », la souveraineté n’est pas moins « absolue et perpétuelle » que chez Bodin,195 elle est tout aussi « inaliénable et indivisible » que chez Hobbes,196 mais ce n’est plus la souveraineté du prince sur ses sujets, c’est celle des associés sur l’ensemble de leur législation. Tous légifèrent pour tous, c’est-à-dire pour eux-mêmes, et ne peuvent déléguer cette fonction à d’autres : ni à des représentants élus, ni à une société différente de la leur.

  • 197 Le terme « république » étant, au xviiie siècle, le contraire de « despotisme », on pouvait qualifi (...)
  • 198 « Grandeur des nations ! Étendue des États ! Première et principale source des malheurs du genre hu (...)

119Dans n’importe quel État les individus sont contraints par des lois : c’est cela même qui définit le status civilis par rapport au status naturalis. L’État « républicain » se caractérise, et se différencie des autres, par ceci que les normes communes n’émanent pas d’un ou de quelques-uns – telle est la marque des despotismes –, mais du corps social entier. De la « volonté générale », dit Rousseau. Une société politique peut se donner trois formes de pouvoir exécutif – monarchique, aristocratique ou démocratique –, mais sa constitution est de deux types : soit républicaine, si chacun doit soumission aux seules lois dont il est le coauteur, soit despotique, dans le cas contraire.197 Le citoyen d’une république est libre non parce qu’il n’est obligé par rien, mais parce qu’il a voulu tout ce qui l’oblige. En obéissant aux normes fixées par le peuple en corps, il n’obéit qu’à soi. C’est pourquoi la volonté générale est toujours juste : nul ne saurait être injuste à son propre égard. Cette constitution, la seule susceptible de fonder un pouvoir politique légitime, ne convient pourtant qu’à peu de sociétés, les plus petites. Le modèle idéal en est la ville-État, dont les citoyens peuvent tous s’assembler pour statuer sur les affaires communes et édicter les règles générales, sans déléguer ce pouvoir à qui que ce soit. Une île de la taille de la Corse, par exemple, serait déjà trop grande. La dimension excessive, tel est le « vice radical » des corps politiques.198

  • 199 Selon le projet présenté dans l’Extrait, l’Union pourrait adopter à titre définitif une loi ou un d (...)
  • 200 Dans l’assemblée des citoyens, si certains sont mis en minorité, c’est qu’ils n’avaient pas bien vu (...)
  • 201 Dans l’ordre naturel, le genre humain n’a pas de volonté générale (Contrat social, première version (...)

120Mais alors, une vaste fédération capable d’imposer sa volonté aux États membres, et en particulier de dicter à un peuple républicain des règles ou des décisions que celui-ci désapprouve et contre lesquelles il s’est peut-être prononcé,199 priverait les ressortissants de cette république de leur autonomie (au sens étymologique de self-legislation). Ils ne seraient plus assujettis aux seules lois qu’ils ont consenti à se donner, mais aussi à celles que leur donne l’Union (c’est-à-dire la majorité des autres nations). Or, l’Union n’a pas de volonté générale. Ce qui semble juste à la majorité de ses membres, ne l’est pas nécessairement pour chacun – contrairement à ce qui arrive à l’intérieur de l’État.200 Il s’ensuit que la solution fédérative du problème de la guerre est par nature hostile au régime républicain : une Diète souveraine le confisquerait ou l’interdirait aux États membres. Elle dépouillerait de la liberté civile ceux qui l’ont, et empêcherait ceux qui ne l’ont pas de l’atteindre. Pour dire autrement la même chose, toute entité politique d’étendue continentale serait obligatoirement despotique : un seul immense État de l’Europe serait tel, faute d’un peuple européen titulaire d’une volonté générale, donc capable de légiférer sur lui-même ;201 une union fédérative d’États le serait aussi, parce qu’elle porterait atteinte à la souveraineté de ses composantes républicaines. On voit là se profiler le dilemme qui a hanté jusqu’à nos jours le pacifisme fédéraliste, et que l’on pourrait appeler le « problème de Rousseau » (même si lui-même ne l’a pas formulé expressément). Comment concilier paix internationale et liberté politique interne ? Si elles ne sont pas compatibles, laquelle choisir ? Vaut-il mieux avoir la paix, mais dans la servitude, ou la liberté, mais dans l’état de guerre ?

  • 202 Cf. Hoffmann, « Rousseau on War and Peace », article cité, en particulier pp. 78-82.

121La vision de Rousseau semble, en fait, la plus noire qui soit : la guerre, dit-il, n’est pas un accident mais l’essence même des relations internationales, et la seule manière de la supprimer consisterait à modifier radicalement le système des États indépendants, qui toutefois ne saurait être changé que par la plus effroyable de toutes les guerres. Et même si on pouvait le transformer sans en passer par là, la paix d’union se ferait au prix de la liberté. On a parfois l’impression qu’il tend, pour s’évader du dilemme, à se réfugier dans une sorte d’utopie régressive, le rêve d’une paix d’isolement et d’autosuffisance semblable à celle qui avait existé, selon lui, entre les particuliers au stade originaire de l’humanité. Une transposition donc non de l’organisation civile, comme chez Saint-Pierre et les fédéralistes, mais de l’état de nature individuel : le rêve se réaliserait dans un univers composé d’États minuscules, repliés sur eux-mêmes, autarciques et mutuellement indifférents.202 Dans l’impossibilité de pacifier les relations internationales en abolissant les nations souveraines, on pourrait peut-être y parvenir en supprimant les relations entre elles. Il s’agirait de mettre fin au système européen des États, cause de toutes les guerres, en effaçant le système plutôt que les États – lesquels subsisteraient, mais cesseraient de s’intéresser les uns aux autres.

  • 203 Cf. L’état de guerre, pp. 605-7 : puisque les États se situent les uns à côté des autres, et dépend (...)
  • 204 Des « ligues et confédérations qui, laissant chaque État son maître au dedans, l’arment au dehors c (...)
  • 205 «... Ne songe[z] pas plus aux puissances étrangères que s’il en existoit aucune » : Projet de const (...)
  • 206 Cela, comme on l’a vu plus haut (p. 144), par le choix délibéré du sous-développement – une économi (...)

122Cela, en réalité, ils ne pourront jamais le faire, et c’est Rousseau lui-même qui l’a démontré.203 Il ne lui reste donc qu’à se résigner à l’état de guerre, en conseillant simplement aux petites républiques deux stratégies de survie, passablement contradictoires bien que relevant l’une et l’autre, en gros, de l’équilibre sécuritaire. Tantôt il leur suggère de jouer la carte des alliances, c’est-à-dire de s’associer à d’autres républiques dans des confédérations capables de contrebalancer les grands États, mais respectueuses de la pleine souveraineté des membres.204 Tantôt il les invite à miser sur un mélange d’isolationnisme radical et de dissuasion du pauvre : renoncez, leur suggère-t-il, à tout contact avec le monde extérieur, faisant comme s’il n’existait pas,205 et en même temps rendez-vous, aux yeux des conquérants qui pourraient avoir envie de vous avaler, à la fois le moins appétissantes et le moins digestibles que faire se peut.206

123Pour conclure sur Rousseau, on peut résumer en dix points l’essence de sa conception en matière de relations internationales.

  • Les États, quand ils ne se font pas la guerre au sens strict, sont entre eux dans l’état de guerre, condition où l’on pense le monde en termes d’avantages relatifs.

  • Par conséquent, bien qu’un traité d’Union européenne promette un profit certain à tous les princes, certains estimeront qu’il les désavantagerait par rapport à d’autres.

  • Cela étant, ils ne se résoudront jamais à le signer tous en même temps.

  • Mais il n’y a pas d’autre manière de le signer : si les États européens ne font pas tous la paix d’un même élan, aucun ne peut la faire pour son propre compte.

  • La seule paix associative possible serait donc celle que l’un d’eux parviendrait à imposer aux autres, au prix d’une guerre universelle qui causerait plus de maux à l’Europe, en une fois, que l’union ne lui en épargnerait en plusieurs siècles.

  • Une paix sûrement désirable serait, en principe, celle d’isolement, mais elle est plus un fantasme qu’un projet réel.

  • Le lecteur en conclura que des différentes méthodes de pacification concevables, l’autarcie est impossible, l’équilibre des forces est inopérant, l’hégémonie est à la fois difficilement réalisable et manifestement indésirable, et l’union politique à la Saint-Pierre est, pour le moins, improbable.

  • Il n’est même pas sûr qu’une telle union soit souhaitable. Si un jour, par extraordinaire, les princes en arrivaient à s’assembler de plein gré en une société réellement fédérative, celle-ci serait par nature hostile à la liberté républicaine des États membres.

  • Si on veut la paix universelle, en somme, la seule solution efficace serait l’union de l’Europe, pour éloignée qu’en soit la perspective, mais elle suppose de renoncer à la possibilité de la liberté civile.

  • Aussi, quand on est un petit État qui a une constitution républicaine et qui entend la garder, il faut soit pratiquer une politique d’alliance avec ses congénères, soit renoncer à toute politique extérieure et oublier le monde, en espérant que le monde fera de même.

124Selon Rousseau, le droit civil régissant un État despotique est une fraude, un instrument d’oppression ; quant au droit international qui devrait gouverner le système des États, c’est une illusion – les princes ne s’y conforment que dans la mesure où ils y ont intérêt. Mais estil possible de les corriger ? Oui, on peut rendre plus juste le premier en créant au sein de l’État, comme l’a montré le Contrat social, un pouvoir légitime (c’est-à-dire républicain), et on peut rendre plus fort le second en instituant entre les États, comme l’avait montré le Projet de Saint-Pierre, une union fédérative. Hélas, nous dit Rousseau, il est impossible de faire les deux choses en même temps, car elles sont mutuellement incompatibles. La suite de notre récit portera donc sur la manière dont les adeptes du fédéralisme ont poursuivi non pas uniquement la paix, mais la paix dans la liberté.

125Ils l’ont fait de deux manières différentes. Les uns, en passant du pacte d’union politique à un autre type de contrat : une formule associative qui laisserait intacte la souveraineté des États membres, et notamment celle des républiques. Les autres, en donnant à l’Union elle-même des institutions républicaines. Nous illustrerons la première voie dans le chapitre suivant. Penchons-nous maintenant sur la seconde.

3. Saint-Simon et ses épigones, ou du mariage entre paix fédérative et liberté politique

126Une nouvelle de science-fiction des années 1960 met en scène le dialogue entre un homme et une créature extraterrestre, venue sur notre planète dans l’espoir (qui s’avérera illusoire) d’en influencer l’histoire pour le mieux. Le souci principal du voyageur galactique, c’est la paix, et l’établissement de la paix exige des terriens, dit-il, la plus grande unité possible – concrètement, un État mondial. Le premier souci de son interlocuteur humain, en revanche, c’est la liberté, et il considère que l’universalisation de la liberté requiert la plus grande pluralité possible – un monde fait de nombreux États indépendants. La question entre eux est, au fond, de savoir si l’union politique de l’espèce sera jamais compatible avec la liberté individuelle ; ou à l’inverse, si la pluralité pourra jamais l’être avec la paix, par exemple à travers la naissance d’une poussière d’États minuscules, enracinés dans leurs identités respectives mais trop petits pour se faire beaucoup de mal.

  • 207 Poul Anderson, « No Truce with Kings » (1963), in I. Asimov and M.H. Greenberg, The Great SF Storie (...)

Why not a world of little states, too well rooted to dissolve in a nation, too small to do much harm, slowly rising above petty jealousies and spite but keeping their identities?207

Des micro-États tels que Rousseau les avait rêvés :

  • 208 Stanley Hoffmann, « Rousseau on War and Peace », p. 78.

Were the whole planet covered with small, essentially self-sufficient republics, endowed with civic pride but no national vanity and equipped with purely defensive militias, then the world would ipso facto be at peace.208

127Les lecteurs de cette nouvelle (médiocre par ailleurs) se voyaient ainsi gratifiés, à leur insu, d’un aperçu du débat central dans l’histoire du fédéralisme moderne. La multiplication des souverainetés peut-elle aboutir à autre chose qu’à la guerre ? Non, selon l’extraterrestre, quelle que soit la taille des entités considérées : « You will never do so – prédit-il –, you will be torn in pieces all over again ». Mais l’État fédératif global peut-il être autre chose qu’une tyrannie ? Non, de l’avis de l’être humain. Le premier ressuscite l’opinion de l’abbé de Saint-Pierre, le second celle de Rousseau.

128Nous allons voir comment certains, au xixe siècle, s’arrangeront pour accorder l’idée d’un État européen ou planétaire avec la préoccupation pour la liberté politique des particuliers. Jusqu’ici l’union de l’Europe a été uniquement celle de ses princes ou de ses États. Face au problème posé par Rousseau, les adeptes de la paix fédérative vont « démocratiser » la formule et y intégrer, d’une manière ou d’une autre, les citoyens aussi : ils vont concevoir, en somme, des projets où l’union des nations européennes se combinera, dans des proportions variables, avec celle des Européens. Mais avant d’en donner quelques exemples, il convient d’évoquer la forme la plus radicale de société, celle où les États se liquéfient dans le creuset de l’union et il ne reste que des individus.

  • 209 Selon lesquels « les hommes ne doivent pas se séparer en cités et communautés ayant chacune ses loi (...)
  • 210 Il avait revendiqué ses sentiments pour la France dans un livre publié peu avant la Révolution : Je (...)
  • 211 « Pouvons-nous regarder comme patriote un baron allemand ? [...] Eh ! s’il eût été bon Français, eû (...)

129Cette solution fut préconisée, pendant l’époque révolutionnaire, par un champion de la « raison cosmopolite », parfait héritier des Stoïciens de l’Antiquité.209 Après 1792 la question était de savoir si la France républicaine devait proposer l’union aux souverains de l’Europe, pour mettre fin à la guerre en cours et à toutes les autres, ou si elle devait l’offrir aux nations, après avoir renversé les trônes ; et dans la seconde hypothèse, si l’union devait ressembler plutôt à une libre association des peuples ou à une France élargie au continent. Jean-Baptiste (dit Anacharsis) Cloots était un noble prusso-rhénan, ardent francophile, qui épousa en 1789 les principes de la Révolution et vint se fixer à Paris.210 Il y fut membre du club des Jacobins et député à la Convention, y plaida pour la déchristianisation et l’exportation de la liberté par les baïonnettes, et y essuya les attaques de Robespierre, qui lui reprochait à la fois de ne pas être français et de l’être trop.211 Il finit guillotiné en mars 1794, dans la charrette des hébertistes. Sa réponse à la contradiction entre paix mondiale et autonomie des États républicains consiste dans la création d’un seul État républicain, s’étendant au monde entier – la « République universelle ». Il critique âprement l’Union de Saint-Pierre, ce « congrès bizarre et ridicule » qui maintiendrait le morcellement de l’humanité, cause de toutes les guerres, au lieu de le supprimer : les États existants ne devront point s’associer mais disparaître, dès que les peuples se seront débarrassés de leurs princes ou en auront été délivrés par les armes françaises – car tel est le but à donner à la guerre en cours. C’est les particuliers qui s’uniront, ensuite, sous une constitution démocratique globale, ce qui vaudra à chaque homme de jouir, en même temps, de la liberté politique et de la paix perpétuelle.

  • 212 Bases constitutionnelles de la république du genre humain, par Anacharsis Cloots, membre de la Conv (...)

130En 1793 Cloots précise les « bases constitutionnelles » de sa république.212 Le postulat de base (la « roche inébranlable » sur laquelle tout se fonde) est l’idée que la souveraineté « réside essentiellement dans le genre humain tout entier ; elle est une, indivisible, immuable, inaliénable ». Voilà qui fait de notre Anacharsis moderne l’anti-Rousseau. Plus les États sont grands, affirmait l’auteur du Contrat social, moins ils sont républicains ; seul peut être républicain le plus grand État imaginable, réplique Cloots. Pour l’un, le pouvoir souverain ne connaît d’exercice légitime que dans la ville-État ; il ne s’exerce légitimement qu’au sein de l’État-monde, au dire de l’autre. C’est l’humanité qui en est titulaire. La nature ne nous a guère divisés en petits groupes : les nations sont des entités artificielles. La société naturelle est celle de tous les hommes, qui ne pourront donc être libres que quand ils le seront ensemble. Il y a là un cosmopolitisme absolu, un rejet catégorique de la pluralité internationale sous n’importe quelle forme, y compris celle d’une fédération d’États ; bref, un jacobinisme planétaire. L’humanité doit se constituer en « une seule nation », non une « juxtaposition » mais un « amalgame » des différents peuples, non les États-Unis du Monde mais l’État mondial des Personnes-Unies. Une « confédération d’individus », qui ne conservera aucune trace des nations préexistantes. Les noms mêmes de Français, Allemands, Espagnols, etc. seront oubliés, et remplacés par celui de « Germains » (dans le sens de frères). Ainsi « la paix ne sera jamais troublée par des voisins jaloux » et nulle dispute ne surgira avec des étrangers, puisque voisins et étrangers auront cessé d’exister.

131La gestion d’un tel État sera moins difficile qu’on pourrait le croire. L’administration le plus simple n’est-elle pas celle d’une île à l’écart de tout ? Or, qu’est-ce que la terre sinon une île flottant dans le cosmos ? C’est les affaires extérieures qui compliquent le gouvernement interne, et le projet consiste précisément à abolir les concepts d’intérieur et extérieur. De même qu’il n’y aura plus de peuples distincts au sein de la république mondiale, aucune séparation n’y sera faite entre les pouvoirs de l’État : ils appartiendront tous au souverain (le genre humain), qui les exercera à travers une chambre représentative de mille cinq cents ou deux mille députés. Cette assemblée œcuménique fera les lois et les appliquera – tout au plus, elle pourra avoir à son service un petit conseil exécutif (destiné d’ailleurs à disparaître avec le temps).

132Bien qu’il exhortât les Français à conquérir l’Europe, Cloots ne doit pas être confondu avec les tenants de la paix d’hégémonie, nombreux à cette époque. Après avoir rempli sa mission historique, la France se dissoudrait dans la république universelle, au même titre que les autres nations. L’« orateur du genre humain », comme on le surnommait, mérite donc une place dans ce chapitre : il y personnifie la version extrême de la paix d’union, celle qui annihile complètement les États. Si, comme le pense Rousseau, la guerre est inhérente à l’existence même d’un système de corps politiques, ensemble d’entités distinctes en relation constante entre elles, Cloots théorise la paix par la suppression du système, et celle-ci par l’anéantissement pur et simple des composantes.

  • 213 Dont il avait précédemment applaudi la version kantienne (comme on le verra dans le chapitre suivan (...)
  • 214 Johann Gottlieb Fichte (1762-1814), L’État commercial fermé. Lausanne, L’Âge d’homme, 1980 (traduct (...)
  • 215 Bien entendu, d’un autre point de vue le plan de Fichte sort de notre sujet, puisqu’il est de natur (...)

133Un plan qui rentre aussi, ne serait-ce qu’en partie, dans ce chapitre est celui dont l’auteur se situe exactement aux antipodes de Cloots et de sa république universelle. Quelques années plus tard, en 1800, un autre Allemand poursuit le même projet, la fin du système international – mais par l’abolition des relations entre les composantes. Il s’agit de Fichte. Nous le citerons ici dans un de ses multiples avatars : en qualité d’ennemi ultime de l’Union.213 Comme il l’écrit dans un ouvrage intitulé Der geschlossene Handelsstaat (l’« État commercial fermé », c’est-à-dire l’État fermé à tout commerce avec les autres), le mouvement de l’histoire européenne ne va pas de la division vers l’unité, mais dans le sens contraire ; et au lieu de chercher à le contraster, il conviendrait de le pousser jusqu’au bout de sa logique.214 La Chrétienté médiévale était un tout, aussi bien politiquement qu’économiquement. Sur le plan politique, l’Europe moderne s’est fragmentée en une myriade de souverainetés, mais elle reste interdépendante et ouverte sur le plan économique – les biens et les personnes y circulent librement. Ce mélange de deux univers différents, l’ancien et le nouveau, est la vraie cause des guerres. La recette pour la paix consiste donc à couper tous les liens commerciaux et sociaux entre les États, que l’on transformerait en autant de monades productives et humaines. Le geschlossene Handelsstaat est le modèle de l’État selon la raison. L’État souverain parfait est parfaitement enfermé dans l’enclos de ses frontières naturelles. Fichte reprend ainsi le fantasme autarcique de Rousseau et le systématise. Si le plan de Cloots est l’affirmation la plus radicale de l’union, le sien en est la négation la plus nette. Ils poursuivent le but commun (la paix) par des moyens diamétralement opposés, l’un par la fusion complète des États, l’autre par leur complète séparation.215

  • 216 Elle fut ratifiée par les neuf législatures étatiques requises en 1788, et s’appliqua dès mars 1789
  • 217 Et qui laissaient aux États leurs « souveraineté, liberté et indépendance ». Ils ne prévoyaient pas (...)

134Ayant en antipathie toute sorte de partage de l’humanité en familles nationales, Cloots s’en prenait non seulement à l’Europe des États souverains mais, on l’a dit, à la « pluralité fédérative » également ; il voyait donc d’un mauvais œil une constitution comme celle que la jeune république nord-américaine venait de se donner et qui, au lieu d’unir tous ses citoyens en une seule société politique, laissait en vie aussi, inutilement selon lui, les anciens États. Mais c’est précisément à cause de sa nature « mixte », pour ainsi dire, que les penseurs fédéralistes du xixe siècle s’orienteront vers le modèle américain. La charte élaborée par la convention de Philadelphie en 1787,216 afin de remplacer les « Articles de confédération » que le Congrès continental avait adoptés dix ans auparavant,217 proposait au monde le prototype d’une union ayant pour membres à la fois des États (comme l’Union de Saint-Pierre) et des individus (comme celle de Cloots).

  • 218 D’un côté « a mere compact resting on the good faith of the parties », de l’autre côté « [a] suprem (...)

135L’extraordinaire puissance paradigmatique de la nouvelle constitution américaine tenait, plus largement, à la manière dont elle résolvait quatre problèmes propres à l’école de pensée qui nous intéresse ici, en conciliant dans chaque cas des choses qui avaient semblé jusque-là antinomiques. À commencer par l’opposition entre une simple association d’États souverains, une sorte d’alliance ou (pour citer l’un des constituants, Gouverneur Morris) un pacte dont le respect dépend du bon vouloir des parties, tel les Articles de confédération de 1777, et une société politique créant des institutions gouvernementales capables de s’imposer aux membres.218 La constitution de 1787 donnait naissance à une nouvelle union, authentiquement fédérative, une civitas gentium au plein sens de l’expression, c’est-à-dire un État véritable, fait de vrais États. Le corps commun était complètement formé et doté des trois pouvoirs (un Congrès pour légiférer, un Président pour exécuter et pour commander l’armée fédérale, une Cour suprême pour juger les conflits internes). Les membres demeuraient pourtant, eux aussi, des entités civiles à part entière. Unité cosmopolitique et pluralisme étatique se trouvaient ainsi mariés.

  • 219 Cf. l’essai n° 10 dans The Federalist: A Collection of Essays written in Favour ofthe New Constitut (...)

136En deuxième lieu, la séparation des pouvoirs et le fait que le gouvernement fût confié à une présidence forte réconciliait le principe démocratique (la règle majoritaire) avec le principe républicain (la protection des droits des individus et des minorités). Certains, et parmi eux un des pères de la constitution, James Madison, craignaient la dérive de la démocratie vers une forme plus insidieuse de tyrannie, celle de la majorité ; dans un exécutif nettement distinct du législatif, ils voyaient le moyen de réduire ce risque.219

137Troisièmement, le bicaméralisme institué par les constituants au niveau du Congrès de l’Union permettait de régler la question de la représentation des États, en accordant le principe de proportionnalité (cher à Penn par exemple) avec celui d’égalité (retenu par Saint-Pierre) : dans une des chambres les États les plus peuplés enverraient plus de députés, dans l’autre tous les États en éliraient le même nombre (deux).

  • 220 On pourrait ajouter un autre point, s’il n’était pas spécifique à la situation américaine : l’artic (...)

138Last but not least, le bicaméralisme permettait aussi, on l’a annoncé, que fussent représentés au sein du Congrès les États (dans le Sénat, élu par les législatures nationales) et les citoyens (dans la chambre basse, élue directement par le peuple). La civitas gentium était donc en même temps une civitas hominum, la république d’États était aussi un État républicain. Dès lors, chaque ressortissant de l’Union pouvait être le coauteur de toutes les lois qui l’obligeaient, et cela permettait de réconcilier le principe fédératif avec le principe républicain, en donnant ainsi au « problème de Rousseau » (l’antinomie entre paix et liberté) une des solutions possibles.220

  • 221 De l’influence de la révolution d’Amérique sur l’Europe, cité supra, note 176.
  • 222 C’est le cas, par exemple, de J.-J.-B. Gondon, Du Droit public et du droit des gens, ou Principes d (...)
  • 223 James Madison (1751-1836), « Universal Peace », in The Writings of James Madison, 1790-1802, cité, (...)
  • 224 L’un de ces moyens destinés à ramener l’opinion publique à la raison serait l’obligation, pour chaq (...)
  • 225 Les individus, écrit Wilson, se sont unis dans la société civile en instituant des autorités chargé (...)
  • 226 C’est Friedrich Engels qui le classifiera ainsi, dans Socialisme utopique et socialisme scientifiqu (...)

139Quand Condorcet s’interrogeait sur l’influence de la révolution américaine en Europe, il ne la voyait guère dans le modèle constitutionnel d’association politique.221 Et les écrits fédéralistes du tout début du xixe siècle continuent, fondamentalement, de penser l’union dans les termes de Saint-Pierre, c’est-à-dire comme une société de seuls États.222 Madison lui-même avait implicitement nié le potentiel universel de la nouvelle formule fédérative dont il était un des ingénieurs. Traitant en 1792 du problème de la paix mondiale,223 pas un instant il ne considère l’union comme une solution possible – et pour cause, car cela aurait limité la souveraineté, à peine conquise, de la république américaine. Les méthodes qu’il propose sont de nature purement politique, c’est-à-dire interne : la démocratie, comme antidote contre les guerres voulues par les gouvernements au mépris de la volonté du peuple, et les moyens fiscaux contre celles que le peuple, emporté par ses passions, approuve, voire exige.224 Mais au moins un autre constituant, James Wilson, semblait conscient de la force du précédent établi à Philadelphie.225 Et cette force allait être parfaitement claire, dès 1814 et tout au long du xixe siècle, aux yeux des adeptes européens de la paix d’union. Le premier et le plus novateur de ceux-ci est une singulière figure d’aristocrate progressiste, le comte de Saint-Simon, mieux connu comme réformateur social, voire comme « socialiste utopique ».226

  • 227 « La variété, c’est la vie ; l’uniformité, c’est la mort », écrivait Constant en 1814 (supra, p. 61 (...)
  • 228 Cf. respectivement Novalis et Friedrich Schlegel, cités supra, pp. 61-2.

140En ce début de xixe siècle les Romantiques vouaient une sorte de culte à la diversité. À la raison ils opposaient les sentiments, à l’Antiquité classique le Moyen Âge, à la logique la religion, à l’artificiel le naturel, au domestiqué le sauvage, à la politesse la spontanéité, à l’universalisme le relativisme culturel, à l’académisme le folklore populaire, et à l’uniformité des systèmes la riche variété de la vie.227 Contre le cosmopolitisme des philosophes du xviiie, ils exaltaient les spécificités nationales et le génie distinctif des peuples. Ce qui ne les amenait pourtant pas à accepter la guerre, et encore moins à l’aimer. Certains d’entre eux la détestaient, à commencer par Herder, et quelques-uns, tel Novalis, rêvaient à une sorte d’unification européenne, ou plutôt à une vague unification s’inspirant du passé médiéval et catholique : un « nouvel âge d’or » qui aurait pour base la renaissance religieuse de la Chrétienté, et rendrait à une Église régénérée son « ancienne mission pacificatrice ». Il renouerait, en somme, avec l’« empire chrétien » de jadis.228

  • 229 L’équilibre n’était même pas parvenu à préserver la pluralité du système, puisque la compétition in (...)

141Selon Saint-Simon aussi, au Moyen Âge les nations de l’Europe avaient formé un seul corps politique dont la foi catholique était le ciment, le clergé romain l’armature et le pontife romain l’autorité suprême – notre auteur faisait sienne, en somme, la légende romantique dépeignant l’Europe de l’époque comme une monarchie universelle dirigée par le Pape, qui freinait les ambitions et arbitrait les litiges. Cette cohésion religieuse et politique, la Réforme était venue la briser au début du xvie siècle ; à la place s’était progressivement affirmée la configuration pluraliste moderne, le « système des États », mais l’ancien mode hiérarchique de fonctionnement du monde n’avait guère été remplacé par un nouveau principe d’ordre. L’équilibre des forces, qui était censé remplir cette fonction, avait été un échec spectaculaire. En matière de maintien de la paix, il s’était avéré la plus illusoire des garanties auxquelles les hommes eussent pensé au cours de l’histoire : loin d’éviter les conflits armés, il les avait alimentés et étendus, si bien qu’on pouvait considérer « la guerre [comme] l’état habituel » de l’Europe plurielle.229

  • 230 Claude Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon (1760-1825), et A. Thierry, son élève, De la réorgani (...)
  • 231 Ibidem, p. 112.
  • 232 Ibidem, p. xv.

142Contrairement à Fichte, toutefois, Saint-Simon ne prônait pas la division économique du continent, mais son union politique. Et contrairement à Novalis, il ne souffrait point de nostalgies passéistes. En octobre 1814 il fit paraître à Paris, avec l’aide de son disciple Augustin Thierry (le futur historien), un court essai intitulé De la réorganisation de la société européenne.230 Aucune faiblesse pour la théocratie médiévale, chez lui : « L’âge d’or du genre humain – déclarait-il – n’est point derrière nous, il est au devant ».231 La suite de son discours était aussi imperméable que possible au spiritualisme brumeux et au vague néo-guelfisme du poète allemand. Pas question de ressusciter les superstitions d’antan, encore moins de « tire[r] de la poussière » l’Église catholique, « cette vieille organisation qui fatigue encore l’Europe de ses débris inutiles ».232 À ses yeux l’unité européenne était à faire, pas à refaire ; son plan allait dans le sens du progrès, il était rationaliste, laïque et libéral.

  • 233 Ibidem, p. v. Pour plus de détails au sujet de ce plan cf. Bruno Arcidiacono, « Un précurseur de l’ (...)

143L’opuscule avait été « écrit pour être utile ».233 Il était sans doute destiné à influencer les hommes d’État qui commençaient à s’assembler à Vienne pour y redessiner la carte du continent, bouleversée par près d’un quart de siècle de guerre quasi ininterrompue. On pouvait craindre qu’ils limitassent leur mission à restaurer, c’est-à-dire à réparer les usurpations de Bonaparte et à rebâtir, sur les ruines de son Europe, une version à peine retouchée de celle d’ancien régime. Si Saint-Simon publia, à la hâte, son essai, c’était pour inciter, au contraire, à rénover, à construire un édifice original, aussi éloigné du désordre napoléonien, où le sabre et le canon avaient régné en maîtres, que du faux ordre prérévolutionnaire, censément régi par l’équilibre. Il y exposait la solution radicale et définitive des problèmes de l’Europe, à commencer par celui de la guerre : l’union de toutes ses nations en une macro-entité politique. Une formule qui, en elle-même, n’avait donc rien d’intellectuellement inédit, si ce n’est que Saint-Simon ne se bornait pas à reproduire une fois de plus le modèle de Saint-Pierre – une diète intergouvernementale (faite d’États) et souveraine (supérieure à ses membres). Il indiquait aux lecteurs la voie à suivre pour surmonter le dilemme de Rousseau. Il leur montrait comment résoudre la contradiction entre paix d’union et régime républicain, comment concevoir une authentique civitas gentium qui n’expropriât pourtant pas ses composantes de leur pouvoir d’autolégislation ; bref, comment fédérer l’Europe sans compromettre la liberté civile des Européens.

  • 234 De la réorganisation, pp. xv et 24.
  • 235 Ibidem, pp. 30-1.

144L’axiome de départ, pour Saint-Simon comme pour Penn et Saint-Pierre, était que la paix internationale exige une « force coactive » qui combine les volontés, centralise les actions et garantisse les contrats : autrement dit, « un gouvernement général qui [soit] aux peuples ce que les gouvernements nationaux sont aux individus ».234 Telle était, à ses yeux, la seule méthode de pacification efficace. Son union était donc réellement fédérative, et non la forme atténuée d’association que certains autres auteurs, Kant en particulier, avaient récemment proposée. En termes kantiens, ce n’était pas une alliance entre les nations (Völkerbund), mais un État des nations (Völkerstaat), doté d’institutions souveraines et d’un vrai pouvoir coercitif. Il fallait pour cela que le « gouvernement général » satisfît certains critères : (a) qu’il ne dépendît aucunement des gouvernements nationaux ; (b) qu’il disposât d’une puissance propre, mobilisable à sa guise ; (c) qu’il fût formé de personnes habituées à mettre l’intérêt commun (européen) au-dessus des intérêts particuliers (nationaux) ; (d) que sa constitution politique correspondît de près à celle des membres.235 Lesquels resteraient néanmoins des États au plein sens du terme. Le but, comme l’annonçait le sous-titre du pamphlet, était de « rassembler les peuples de l’Europe en un seul corps politique », mais en même temps de « conserv[er] à chacun son indépendance nationale ».

145Comment un État entrerait-il dans une véritable union politique, c’est-à-dire pourvue d’une autorité de commandement commune, tout en restant indépendant ? N’y a-t-il pas là contradiction dans les termes ? Non, si par rester indépendant on entend que chaque peuple demeurera la source de toutes les lois qui l’obligent ; dans ce cas, la conciliation des deux objectifs devient possible. La dernière des quatre conditions ci-dessus, l’uniformité des régimes, nous donne la solution. Dans l’Europe catholique, une multitude d’oligarchies féodales étaient dirigées par une oligarchie théocratique : le résultat était la paix sans la liberté. La liberté civile ne saurait exister, en effet, que pour ceux qui vivent en république, la constitution républicaine se définissant par l’autonomie des citoyens (au sens de self-legislation) et par la division des pouvoirs étatiques. Dans l’Europe des États souverains, ceux qui jouissaient d’un tel régime avaient la liberté sans la paix. La nouvelle union européenne sera faite de seules républiques, et elle-même en sera une. La constitution de l’ensemble sera aussi républicaine que celles des parties : chacun y aura ainsi la paix, sans perdre la liberté. Il s’agit, en d’autres termes, d’appliquer à l’Europe le précédent américain. Saint-Simon se réclamait, à vrai dire, de l’exemple anglais, et ne mentionnait jamais celui d’outre-Atlantique ; en réalité il combina les deux, mais c’est principalement au second qu’il était redevable. Il dessina une république générale composée de républiques particulières, comme l’étaient les États-Unis.

  • 236 Ce qui donnerait une chambre d’environ deux cent quarante députés. Saint-Simon estimait, en effet, (...)
  • 237 Dans le projet de Saint-Pierre chaque délégation nationale se prononçait comme un tout ; c’était au (...)

146Le système représentatif, déclare-t-il, a fait ses preuves en Angleterre, la France vient de s’en doter et les autres grandes nations suivront. La future Union continentale l’adoptera aussi. Elle aura un législatif et un exécutif séparés. Le second devait faire l’objet d’un autre volume ; le peu qui en est dit ici laisse penser qu’il s’incarnera, comme c’est le cas à Londres, dans un monarque héréditaire (« les honneurs sans le pouvoir ») et un chef de gouvernement soutenu par la majorité parlementaire (« le pouvoir sans les honneurs »). Quant au législatif, il comprendra deux chambres, et l’une d’elles sera représentative du peuple : non un congrès de plénipotentiaires nommés par les États, donc, mais une assemblée de députés élus – c’est la première fois dans ce genre de plans. Au sein de cette branche du parlement, le poids des différentes nations sera inégal : comme chez Penn, chacune y enverra un nombre de délégués proportionnel à sa taille (plus précisément, à sa population et à son niveau d’instruction, en raison d’un représentant par quart de million de personnes alphabétisées).236 Mais ces délégués – c’est aussi une première – ne voteront point par pays, ils se détermineront individuellement, en leur âme et conscience.237 Les majorités qu’on verra ainsi se former au sein de la chambre basse du parlement européen ne seront pas plurinationales mais transnationales : elles exprimeront, dans chaque cas, la vision de l’intérêt général dominante parmi les députés, et non la coïncidence entre les intérêts d’un certain nombre d’États.

  • 238 Comme l’éducation des jeunes ou les travaux d’utilité publique (par exemple les canaux Danube-Rhin (...)
  • 239 Ce n’est pas dit que l’Union doive nécessairement se borner à l’Europe ; rien n’interdit que d’autr (...)

147Là s’arrête l’analogie avec les États-Unis. Dans l’autre Chambre siégeront, en effet, des personnes nommées par le roi de l’Europe à titre héréditaire parmi les grands propriétaires fonciers ; y seront donc représentés, à proprement parler, non les États de l’Union, comme en Amérique, mais les aristocrates traditionnels, comme en Angleterre. Ce parlement bicaméral va avoir des compétences fort étendues. Au centre de son domaine figure naturellement le règlement judiciaire des différends interétatiques, puisque le principal but du plan est de supprimer la guerre, mais bien d’autres choses y entrent, allant des questions de sécession, qu’il tranchera, aux grands projets internes ou généraux,238 qu’il promouvra, et des libertés individuelles, qu’il protégera, à la politique extérieure de la fédération, qu’il dirigera – et qui consistera essentiellement à peupler les régions sauvages du globe de la race européenne, supérieure aux autres.239 L’idée de Saint-Simon est que la fonction pacificatrice ne s’exerce pas seulement en arbitrant entre les intérêts conflictuels, mais aussi en organisant les intérêts communs. Le parlement se saisira ainsi de nombreux sujets relevant des affaires intérieures des membres. Il pourra même s’immiscer dans leur sancta sanctorum : les rapports litigieux entre un État et une partie de sa propre population (une minorité nationale). Et pour s’acquitter de ses tâches, il aura le pouvoir de lever directement tous les impôts qui lui sembleront nécessaires.

  • 240 De la réorganisation, p. 108.

148Brillent par leur absence, en revanche, les précisions que le lecteur est en droit d’attendre au sujet de la « puissance » dont les institutions fédérales devraient (selon l’un des quatre principes susmentionnés) disposer en propre. Saint-Simon ne parle, en passant, que du poids de l’opinion publique et de l’importance de l’éduquer, mais il ne pouvait évidemment pas se satisfaire de si peu. Rien d’étonnant à cette lacune, pourtant, puisqu’il projetait de donner au premier tome, consacré au législatif européen, une suite où il serait question, on l’a dit, du monarque et du pouvoir exécutif. C’est là, de toute évidence, qu’il aurait traité des moyens coercitifs de l’Union, mais ce second volume ne vit jamais le jour, et on en est réduit à spéculer sur cette « force coactive », dont on sait seulement qu’elle devrait être « capable de réprimer l’ambition des peuples et des rois ».240

  • 241 C’est ce que fait le commentateur selon qui le plan « prévoit une sorte de suffrage universel » : c (...)
  • 242 On ne voit pas comment interpréter autrement le passage où il est dit que « les élections de chacun (...)

149Le modèle américain vaut donc à l’Union européenne de disposer de pouvoirs étatiques forts et distincts, et d’accueillir le principe représentatif dans une au moins des deux chambres, tandis que le modèle anglais lui vaut d’être une monarchie constitutionnelle et d’avoir une chambre des Pairs semblable à la House of Lords, non au Sénat des États-Unis. Bien entendu, qui dit représentation du peuple ne dit pas nécessairement démocratie. Rien de plus inexact que de présenter Saint-Simon comme le héraut de l’idée démocratique.241 Les députés de la chambre basse seront, certes, choisis au moyen du suffrage, mais ni par ni parmi le peuple entier, ce dernier fût-il réduit aux seules personnes sachant écrire. Le droit d’élire et d’être élu n’appartiendra qu’à une petite minorité au sein de cette minorité de lettrés, à savoir les membres de certains secteurs professionnels : le commerce et l’industrie, la science, la fonction publique, la magistrature. Aussi chaque million d’Européens alphabétisés sera-t-il représenté par « un négociant, un savant, un administrateur et un magistrat », c’est-à-dire par quatre députés que leurs collègues respectifs auront désignés.242

150Comment des républiques entreraient-elles dans une vraie union fédérative sans que les citoyens y perdent leur liberté civile ? Tel était le problème posé par Rousseau, et voici la solution que Saint-Simon nous annonce : il faut doter d’institutions républicaines à la fois les parties et le tout, il faut une union des États d’Europe qui soit aussi union des Européens. Il s’agit, en fait, de pourvoir ces derniers d’une double citoyenneté politique, la première circonscrite par les frontières nationales, la seconde continentale. Puisque chacun sera représenté aussi bien dans le parlement de son pays, compétent pour les normes particulières, que dans la grande assemblée commune, chargée des règles d’intérêt général, personne ne sera jamais contraint par une loi dont il n’ait pas été lui-même le coauteur. Chaque ressortissant de l’Union sera toujours son propre législateur, tant au niveau local qu’au niveau paneuropéen. C’est toute la différence par rapport à l’union de Saint-Pierre, au sein de laquelle une nation pouvait se voir imposer la volonté d’une majorité à laquelle elle était étrangère.

  • 243 Au suffrage censitaire, bien entendu, et pas universel. La charte constitutionnelle française de ju (...)

151Saint-Simon semble entrevoir l’objection que ce type de projet va soulever. Aux États-Unis, la constitution de 1787 se fondait sur l’existence d’un peuple américain ; il manque en revanche, dans le vieux continent, la base indispensable d’un système fédéral républicain, c’est-à-dire un « peuple européen ». Qu’à cela ne tienne : au lieu d’attendre son apparition, notre auteur en invente un, mais en miniature, constitué par les personnes que leur profession a accoutumées à « généraliser [leurs] intérêts », à regarder plus loin que leurs frontières. En plein romantisme, à une époque où tant de voix affirment la singularité irréductible des nations, Saint-Simon proclame l’existence d’une nation générale, quoique restreinte à certains secteurs de la société. Les chambres des différents États seront ainsi élues par les citoyens respectifs,243 tandis que la chambre basse de l’Union sera aussi bien formée qu’élue par les « citoyens de l’Europe », c’est-à-dire par ce petit groupe de gens qui ont déjà troqué le patriotisme étroit du vulgaire avec un patriotisme élargi, d’envergure continentale. La diffusion dans l’ensemble de la population de cet esprit ouvert, éclairé, résultera de l’existence et de l’activité des institutions communes – le développement d’une nouvelle mentalité européenne est une des tâches du grand parlement.

152Puisque la base existait déjà, la construction de l’Europe unie et pacifiée pourrait commencer immédiatement, par l’association des deux pays qui, à l’automne 1814, bénéficiaient du régime parlementaire, l’Angleterre et la France. Ce noyau franco-anglais, additionnant plus de puissance que toute la partie restante du continent, exercerait sur celle-ci un formidable pouvoir d’attraction. Il accueillerait dans l’Union les autres nations, au fur et à mesure qu’elles se seraient données, à leur tour, des institutions représentatives.

***

  • 244 Nous les aborderons donc, respectivement, dans les ch. 4 et 5.

153Les deux traités de garantie issus du congrès de Vienne, à savoir la Sainte-Alliance et la Quadruple-Alliance, constituaient, l’un et l’autre, des tentatives pour fonder le règlement de 1815 sur une base différente et plus solide que la Balance of Power, et en cela ils pouvaient plaire aux contempteurs de l’équilibre, mais ni l’un ni l’autre ne correspondait au modèle de l’union politique et n’était donc fait pour satisfaire les fédéralistes.244 Ces derniers développèrent, tout au long du xixe siècle, l’ébauche fournie par Saint-Simon. Sa Réorganisation de la société européenne posait à la postérité, on l’a constaté, six questions fondamentales au sujet de l’unification continentale.

  1. La structure, plus ou moins fédérative, de la nouvelle Europe, c’est-à-dire le rapport à établir entre l’ensemble et ses composantes : l’Union serait-elle un véritable État, doté de pouvoirs souverains, ou une simple communauté d’États ?

  2. Le régime politique, plus ou moins représentatif, à donner à l’ensemble : l’Union serait-elle une simple communauté d’États, ou une république de citoyens aussi ?

  3. L’étendue géographique, plus ou moins générale, de l’association, ce qui met en cause (entre autres choses) le régime des composantes : devrait-on et pourrait-on admettre dans une éventuelle Union républicaine des États qui ne seraient pas des républiques ?

  4. La sphère de compétence, plus ou moins vaste, à assigner au gouvernement central : se bornerait-il à régler pacifiquement les différends entre les membres, ou partagerait-il certains domaines d’action avec les gouvernements nationaux ?

  5. La fonction, plus ou moins extrovertie, à attribuer à l’Union : serait-elle un instrument de pure pacification interne, ou aussi de politique étrangère ? Et dans ce cas, aurait-elle en point de mire l’établissement de la paix universelle, ou la promotion des intérêts européens face au reste du monde ?

  6. La méthode, plus ou moins graduelle, à suivre pour réaliser le projet : faudrait-il miser sur un traité général, ou plutôt prévoir une construction progressive ? Et dans ce cas, par qui (quels pays) et par quoi (la persuasion, la révolution, la guerre) devrait-on commencer ?

  • 245 Sur ce qui suit cf., en général, Pierre Renouvin, L’idée de fédération européenne dans la pensée po (...)
  • 246 « Discours d’ouverture » (21 août 1849), Œuvres complètes de Victor Hugo. Actes et paroles. Paris, (...)
  • 247 « On assassine un peuple », s’écrie-t-il lors de la grande crise balkanique de 1875-1878 : « où ? E (...)

154Nous nous limiterons ci-dessous à citer, à titre d’exemple, quelques auteurs qui, au xixe siècle, ont repris et développé un ou plusieurs de ces points.245 Mais évoquons d’abord une voix qui les a tous touchés, sans en traiter aucun : celle de Victor Hugo. Sa démarche est plus lyrique qu’analytique, et pourtant on ne saurait le passer sous silence – ce fut, en son temps, le chantre le plus illustre de l’union européenne. Lors du Congrès de la paix qui se tint en 1849 à Paris,246 et à plusieurs autres occasions, il annonça, tout à la fois, une Europe pacifiée, où l’idée même de guerre semblerait absurde et l’on montrerait les canons dans les musées ; une Europe-nation, dont les différentes parties « se fondr[aient] dans une unité supérieure », comme jadis la Normandie ou la Bourgogne se fondirent dans la France ; une Europe riche de ses différences, où chaque partie garderait ses « qualités distinctes et [sa] glorieuse individualité » ; une Europe des peuples, dans laquelle un « grand Sénat souverain » serait ce que le Parlement était en Angleterre, c’est-à-dire une institution représentative des citoyens ; une Europe démocratique, où tous seraient citoyens, grâce au suffrage universel ; une Europe-puissance, capable d’agir comme un seul corps ; une Europe amicale à l’égard de l’autre géant, les États-Unis d’Amérique, les deux « se tenant la main pardessus les mers [et] échangeant leurs produits » ; et une Europe humanitaire qui, quand elle se servirait de sa force, le ferait pour soulager les souffrances d’autrui.247 Au xxe siècle, prophétisait-il en 1867,

  • 248 « Paris » (1867), ibidem, pp. 289-96.

il y aura une nation extraordinaire. Cette nation sera grande, ce qui ne l’empêchera pas d’être libre […] Elle sera plus que nation, elle sera civilisation ; elle sera mieux que civilisation, elle sera famille [… Elle] aura pour capitale Paris, et ne s’appellera point la France ; elle s’appellera l’Europe. Elle s’appellera l’Europe au xxe siècle, et, aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s’appellera l’Humanité.248

155En 1872, dans une lettre adressée au congrès de la paix de Lugano, il dépeignait la future république universelle, qui retiendrait le meilleur de l’Europe, sa diversité, et éliminerait le pire, ses divisions et ses guerres :

  • 249 « L’avenir de l’Europe » (1872), Actes et paroles, vol. III, 1884, p. 286.

nous aurons la patrie sans la frontière, […] le commerce sans la douane, la circulation sans la barrière, […] la jeunesse sans la caserne, le courage sans le combat, […] la forêt sans le tigre, la charrue sans le glaive…249

  • 250 Victor-Prosper Considerant (1808-1893), De la politique générale et du rôle de la France en Europe. (...)

156Reprenons maintenant les six points susmentionnés, dans l’ordre inverse. C’est essentiellement au sixième que s’intéresse en 1840 Victor Considerant, adepte d’une autre mouvance proto-socialiste, le fouriérisme. Ayant établi que « l’Unité [constitue] la destinée de la famille humaine », il se concentre sur la voie à suivre pour la réaliser en Europe. Son pamphlet, qui paraît en pleine crise égyptienne – et en est fortement marqué –, porte sur la place de la France dans cette œuvre.250 À l’instar de Saint-Simon, l’auteur conçoit l’unification continentale comme un processus graduel, plutôt que comme le big bang fédératif dont rêvait Saint-Pierre ; mais il n’en voit point le cœur et l’origine dans la paire franco-britannique, et en cela il s’oppose à Saint-Simon et aux Saint-simoniens. Les Anglais personnifient à ses yeux la désunion européenne, dont ils ont besoin pour continuer à régenter seuls les mers, et les Russes l’union, mais sous leur propre suprématie – en d’autres termes (les nôtres), ils incarnent respectivement les modèles équilibriste et hégémonique.

  • 251 Pays d’exploiteurs, son rôle dans le monde est celui d’un « vampire social » (op. cit., p. 8). Quan (...)
  • 252 On mesure là toute la distance qui sépare Considerant, anglophobe et partisan d’une association fra (...)
  • 253 Considerant, De la politique générale, p. 21.
  • 254 Ibidem, pp. 97-8.

157Refusant de s’allier aux uns ou aux autres, mais tout particulièrement à ce vampire des nations qu’est l’Angleterre,251 la France devrait hisser à son grand mât le pavillon de l’union volontaire, et rassembler sous ces couleurs l’Europe centrale, à commencer par l’Allemagne, aussi hostile à la rapacité anglaise qu’à l’arrogance russe. Isolées, les deux puissances latérales finiront par suivre le mouvement, et tôt ou tard elles frapperont à la porte de l’« Union du centre ».252 La tentation est forte de crier au prodige prophétique, à la prémonition du couple Schuman-Adenauer, mais il faut lui résister : le groupe initial, ici, est moins un « noyau rhénan » qu’un agglomérat disparate de pays incluant, outre la Prusse, la Hollande et la Belgique, aussi l’Autriche, la Suède, l’Espagne, et jusqu’à la Turquie et à l’Égypte.253 Un jour viendra, d’ailleurs, où les républiques sud-américaines, puis les États-Unis adhéreront à l’Union – qui quittera, à ce moment-là, le qualificatif d’« Européenne », elle s’appellera « universelle » ou « sphérique » et accomplira la destinée de l’espèce humaine.254

  • 255 Dans le cas contraire, prédit notre auteur, c’est la Russie qui se chargerait d’unifier le continen (...)

158Si la France prenait cette route, c’est le vent de l’histoire qui gonflerait ses voiles. Considerant est persuadé, comme Saint-Simon, que l’âge d’or se trouve devant nous ; et il croit que son avènement ne saurait trop tarder. L’évolution de l’humanité s’articule en trois phases. La première a été celle de la guerre, un âge barbare où la violence régnait sans freins ; la deuxième est celle de la diplomatie : la guerre y est encore employée mais en tant que moyen, et on s’en abstient si possible ; la troisième sera celle de l’unité et de la paix permanente. Le monde se rapproche de la frontière entre l’avant-dernière époque et la dernière, comme le montre la tendance croissante à traiter les problèmes les plus graves dans des congrès de nations, qui les règlent en commun et sans recours aux armes. Le développement de l’industrie, du commerce et des sciences pousse les États dans cette direction, en les rendant de plus en plus interdépendants : la France serait bien inspirée d’aider le mouvement.255

  • 256 De la politique générale, pp. 2, 38, 29.
  • 257 Ibidem, p. 53.

159En ce qui concerne la future Union, Considerant ne dit pas grand-chose de ses traits caractéristiques, sauf qu’elle naîtra de l’institutionnalisation des Congrès actuels et de l’élargissement de leur domaine de compétence, qu’elle aura pour capitale la ville sise au centre politique du globe – non pas Paris, mais Constantinople –, et qu’elle sera de nature vraiment fédérale, soumise à un « gouvernement unitaire », à un « Centre directeur », à une « souveraineté supérieure à la souveraineté individuelle […] de chaque nation, une souveraineté à laquelle aucun peuple, dans l’ordre de ses relations extérieures, ne puisse et ne veuille se soustraire ».256 C’est dire que les peuples, dans leurs rapports mutuels, relèveront de cette « Autorité commune » exactement « comme les individus dans chaque État relèvent d’une même Loi ».257

  • 258 Cf. infra, p. 401, note 5.
  • 259 Conrad G.F.E. von Schmidt-Phiseldeck (1780-1832), Europa und Amerika, oder die künftigen Verhältnis (...)
  • 260 Michel Chevalier (1806-1879), « La guerre et la crise européenne », Revue des deux mondes, XXXVIe a (...)

160Quant au cinquième point, la fonction de l’Union, en soi l’idée de lui attribuer une mission extérieure, en plus de la pacification intrasystémique, ne présente aucun caractère de nouveauté : autrefois on avait invoqué la paix de la Chrétienté comme moyen pour mieux faire face au Turc. Mais au xixe siècle, si l’empire ottoman menaçait l’Europe, c’était par sa faiblesse et non par sa force. Aussi la politique étrangère de l’Union européenne consisterait essentiellement, selon Saint-Simon, à coloniser l’Afrique et l’Asie. D’autres dangers commençaient, toutefois, à se profiler. Sans doute le Danois Conrad Friedrich von Schmidt-Phiseldeck n’était-il pas un vrai fédéraliste, puisqu’il prenait pour modèle de son Europäische Bund la Confédération germanique de 1815, aux organes de laquelle il ajoutait un tribunal pour le règlement des conflits ; mais il fut parmi les premiers (pas tout à fait le premier)258 à invoquer l’union de l’Europe comme réponse aussi bien au problème de la guerre entre ses États qu’au défi porté par le Nouveau Monde. Les républiques créées par la décolonisation de l’Amérique latine, écrivait-il au début des années 1820, graviteraient inévitablement dans l’orbite des États-Unis, et cela risquerait d’ébranler la suprématie mondiale des Européens. Ces derniers avaient intérêt à suivre l’exemple nord-américain et à s’associer, afin d’agir comme une puissance collective.259 Ce thème – l’Union est nécessaire aussi, voire surtout, pour rééquilibrer la puissance croissante des États-Unis – se répandra au cours du siècle. En 1866 l’économiste Michel Chevalier préconisera, on va le voir, une réorganisation de l’Europe « à l’américaine », précisément pour faire pièce à l’Amérique. Le « colosse politique qui s’est créé de l’autre côté de l’Atlantique », prévoit-il, deviendra assurément, en l’espace de quelques décennies, un formidable concurrent, et peut-être un adversaire militaire, face auquel les Européens désunis ne pèseraient pas lourd. Il s’agit donc, pour Chevalier, « d’assurer l’équilibre des forces entre le nouveau monde et l’ancien », de sorte à « diminuer le nombre même des conflits possibles ».260

  • 261 G. Luttemer, Les États-Unis d’Europe. Étude suivie d’un projet similaire... Tunis, Frédéric Weber, (...)
  • 262 L’ouvrage en question préconise, de fait, une union confédérative de l’Europe, préalablement réorga (...)

161Au début du nouveau siècle la prophétie est en passe de se réaliser, du côté de l’Amérique, et les menaces externes vont en se multipliant, à en croire l’auteur (un certain docteur Luttemer) qui exhorte les Européens, en 1913, à s’unir pour résister non seulement au « panaméricanisme », mais aussi au « péril jaune » et au « panislamisme ».261 Le monde est le théâtre d’une lutte darwinienne ; les rivalités y sont de moins en moins internationales, et de plus en plus intercontinentales. Alors que l’Amérique et l’Asie montent en puissance, les nations européennes ont atteint leur apogée quantitatif. Du point de vue qualitatif, elles tendent à devenir, de par la vie facile que mènent leurs membres, physiquement moins aptes que les peuples plus arriérés, chez qui le combat pour la survie, demeuré impitoyable, continue à sélectionner les meilleurs. Et l’auteur d’opposer le « bureaucrate qui fait de la graisse, cultive la goutte et la constipation sur un rond-de-cuir » à « l’homme qui brave les intempéries sous une tente ou sur une selle » – l’Européen repu au nomade asiatique, ou au cowboy américain. D’où trois impératifs pour les habitants du vieux continent : s’unir politiquement,262 se défendre de manière préventive (en envahissant l’Asie par exemple), et faire de la gymnastique…

162Pour ce qui est des quatre premiers points – la nature de l’Union, son régime, son étendue et sa sphère propre –, ils sont évoqués par des auteurs tels que le fouriériste Constantin Pecqueur (dans un mémoire sur la paix universelle) ou ses compatriotes Michel Chevalier (dans l’écrit à peine mentionné), Gustave de Molinari et Charles Lemonnier. Mais c’est un juriste écossais, James Lorimer, qui les développe de la manière la plus complète et articulée.

  • 263 Constantin Pecqueur (1801-1887), De la paix, de son principe et de sa réalisation. Paris, Capelle, (...)
  • 264 Infra, pp. 356-7.
  • 265 Pecqueur, De la paix, dans Rolland (dir.), op. cit., p. 205.

163L’ouvrage de Pecqueur, quoique couronné en 1842 par la Société de la morale chrétienne, reconnaissait la futilité d’une démarche purement éthique : « il s’agit d’organiser une justice internationale qui force les injustes […] à respecter les lois de la raison, de la morale, de l’équité ».263 À cette fin, l’auteur comparait, en substance, deux sortes d’association. La première voie comporterait la création d’une diète permanente, formée d’ambassadeurs plénipotentiaires et chargée de pacifier les relations au sein du système international, dont les membres resteraient cependant « libres en fait, sinon en droit, de négliger ou de refuser leur concours à l’exécution efficace et opportune des décisions du congrès » : une solution moyennement satisfaisante, peut-être la phase initiale d’un processus.264 La seconde voie, ou l’étape finale du processus, mènerait, en revanche, « à l’établissement et à la plénitude d’un pouvoir international réel, normal, représentatif, législatif, judiciaire et exécutif, analogue au congrès actuel de l’Union américaine ».265

  • 266 Par exemple Hinsley, op. cit., pp. 114 ss.
  • 267 Cf. les passages reproduits, sous le titre « Pensées sur les chers Européens d’aujourd’hui et de de (...)

164Considérant et Pecqueur écrivaient pendant la « longue paix » des années 1815-1854. Celle-ci prend fin avec l’éclatement du conflit de Crimée. D’après certains commentateurs,266 la formule de l’union politique, qui restait pensable en Europe dans la première partie du siècle, disparaît dans la seconde partie, victime des cinq guerres des années 1854-1871 (notamment de la dernière, la guerre franco-prussienne) et de la nationalisation croissante de la politique. Selon cette thèse, personne de sérieux ne songera plus, entre 1871 et le premier conflit mondial, à une fédéralisation du système. Dans une atmosphère imprégnée par un nouveau nationalisme virulent et xénophobe, par le souci jaloux des États pour leur indépendance et par les ressentiments qui les opposent les uns aux autres – bref, par ce que Nietzsche appelait rabies nationalis et qualifiait d’« ultime maladie de la raison européenne » –,267 la formule des « États-Unis d’Europe » apparaît comme une pure chimère, et elle est en général reniée. Bon gré mal gré, la plupart des internationalistes acceptent expressément la sacrosainte souveraineté des États.

165Cette représentation des choses est trompeuse : on y prend à la lettre ce qui n’était qu’une stratégie sémantique. En réalité, la solution fédérale continue à trouver des adeptes, qui l’interprètent toutefois en version réduite par rapport au modèle américain. L’idée d’un gouvernement central touche-à-tout, s’ingérant, comme celui de Washington, dans nombre de questions intérieures des membres, paraît, effectivement, de moins en moins réalisable : si les guerres intra-européennes en ont montré la difficulté, la guerre de sécession américaine a révélé les graves dangers qui l’accompagnent. Mais l’instauration d’une autorité indépendante des États, en charge de leurs relations mutuelles, semble, elle, de plus en plus souhaitable. Pour contourner la crispation souverainiste, en somme, les auteurs de l’époque assignent à l’Union un domaine de compétence limité au pur maintien de la paix, sans pour autant en diluer la nature fédérative – et font passer ce recentrage fonctionnel pour une marque de respect à l’égard de la souveraineté nationale. Mais une Union de ce type, quand bien même elle laisserait aux États la maîtrise entière de leurs propres affaires internes, leur serait néanmoins supérieure dans le domaine de la politique étrangère et les priverait d’une prérogative essentielle – la faculté de décider librement de la guerre et de la paix. Elle constituerait la garantie coercitive externe de leur renoncement à l’emploi de la force : pas plus que cela, mais pas moins.

  • 268 Gustave de Molinari (1819-1912), L’abbé de Saint-Pierre. Sa vie et ses œuvres, précédées d’une appr (...)
  • 269 Quarante ans plus tard, en 1898, Molinari reviendrait sur la question de la guerre et de la paix, d (...)

166En 1857, juste après la guerre de Crimée, Molinari publia un livre à la gloire de l’abbé de Saint-Pierre et de son plan. Économiste libéral de renom, il ne croyait pourtant pas que le libre-échange, si bénéfique fût-il, suffirait à établir la paix sur terre, et dans l’introduction il exposait sa propre vision du problème.268 Certes, la guerre n’était plus inévitable, mais sa disparition n’allait pas de soi. Dans l’Antiquité les peuples pauvres et vigoureux l’avaient menée pour s’approprier les biens des riches ; désormais les pays prospères n’avaient rien à craindre des hordes barbares. Encore fallait-il que ces pays s’abstinssent de se battre les uns contre les autres ; et pour cela il était nécessaire d’instituer « une justice et une police internationales », susceptibles de rendre les disputes entre États aussi inoffensives pour l’ordre mondial que les procès entre particuliers l’étaient pour l’ordre civil. Du temps de Saint-Pierre, l’entreprise restait difficile. Son projet était, à la date de la publication, incontestablement utopique. Mais il avait cessé de l’être. Les guerres modernes – voici la grande nouveauté – ne portaient pas préjudice aux seuls belligérants, elles nuisaient à l’ensemble des nations économiquement avancées ; aussi aurait-il été normal et légitime que toutes ces nations agissent de concert, même par la force si nécessaire, pour éviter que les litiges dégénérassent en affrontements armés. C’est, en somme, un nouveau droit que l’auteur théorisait : une sorte de droit d’ingérence pacificatrice autorisant les États civilisés, unis en un « concert universel », à intervenir afin de contraindre le gouvernement qui aurait voulu prendre les armes à soumettre plutôt sa cause à une cour arbitrale ; afin aussi, Molinari était clair sur ce point, d’assurer l’exécution des arrêts rendus par cette cour. C’est donc, en fait, un fonctionnement de type fédéral qu’il souhaitait donner à son « concert universel et permanent » : ce dernier n’agirait pas seulement pour empêcher un État d’en attaquer un autre, mais encore pour imposer aux parties les verdicts de la justice internationale.269

  • 270 Dans l’article cité supra (note 260) et intitulé « La guerre et la crise européenne », pp. 777 ss.

167En juin 1866, à la veille du conflit austro-prussien, Chevalier invoquait encore une union fédérative de l’Europe sur le modèle de l’union américaine.270 Il déplorait la précarité de l’édifice européen et plaidait pour « un nouveau traité de Westphalie », qui établirait « un ordre stable […] sur des bases nouvelles ». Des bases Saint-simoniennes : une association à la fois union des nations et république des citoyens. Tout cela lui paraissait nécessaire et possible. Nécessaire (on l’a vu) pour faire bloc face à l’Amérique ; nécessaire, aussi, parce que la fonction d’arbitre, exercée au Moyen Âge par le Pape et restée vacante depuis, n’avait jamais été plus utile, eu égard à la multiplication des sujets de discorde. Et possible parce que le mariage entre paix et liberté, problématique jadis, ne soulevait désormais aucune difficulté. Par le passé, le projet d’unité continentale et le souci d’indépendance nationale, qui traduisaient respectivement le besoin d’un ordre pacifique et le désir de liberté politique, avaient pu se trouver en conflit : ils ne l’étaient plus dès lors que les pays européens avaient adopté, presque tous, le principe de la représentation. Il suffirait, pour concilier les deux exigences, d’emprunter la formule inventée en Amérique du Nord, où cohabitaient, depuis l’entrée en vigueur de la constitution fédérale, deux pouvoirs souverains, l’un et l’autre représentatifs, le pouvoir de l’Union et celui des États individuels.

  • 271 Par Europe il entendait l’ouest et le centre du continent, sans l’empire russe, qui lui paraissait (...)
  • 272 Michel Chevalier, « Du droit international, de ses vicissitudes et de ses échecs dans le temps prés (...)
  • 273 Théoriquement, en effet, la force est remplacée par le droit, mais en pratique les États gardent le (...)

168Trois ans et une guerre plus tard, Chevalier continuait de présenter l’Amérique, en gros, comme « l’exemple à suivre », pour les mêmes motifs : « à moins d’une organisation qui offre des traits empruntés à celle des États-Unis, […] notre Europe subira une humiliante et funeste déchéance ».271 Mais il se demandait jusqu’à quel point ce modèle était applicable aux Européens, et admettait qu’ils ne devraient pas nécessairement aller aussi loin que les Américains sur la voie de l’intégration politique. Six ans et deux guerres plus tard, il qualifie, à regret, « les États-Unis européens » d’idée « si éloignée de toute pratique possible qu’il faut se résigner à n’y voir qu’un rêve ».272 Et cependant le « système de l’arbitrage », laissé au bon vouloir des États, ne serait que « dérisoire » comme gage de paix. Par ce qualificatif il exprime le sentiment profond du courant fédéraliste : facultatif, l’arbitrage ne change rien au système international existant ; obligatoire, mais sans garantie du respect de l’engagement, il ne change le système qu’en apparence.273

  • 274 Charles Lemonnier (1806-1891), Les États-Unis d’Europe. Paris, Librairie de la bibliothèque démocra (...)
  • 275 Dans la préface qu’il écrit pour une nouvelle édition du plan kantien, publiée à Paris chez G. Fisc (...)

169Une des figures de proue de ce courant, Charles Lemonnier, reste apparemment fidèle à son idéal. Il publie en 1872 un ouvrage intitulé Les États-Unis d’Europe, et y plaide pour un « lien fédératif extrêmement fort », comme en Amérique ou en Suisse.274 Impossible, en effet, de soutenir que ce qui serait criminel entre particuliers, ne l’est pas entre États : « Qui oserait dire de bonne foi […] que l’on doive plaider quand on est un contre un, et s’égorger quand on est quarante millions d’hommes contre quarante millions d’hommes ? » La réponse définitive, continue-t-il de prêcher en 1880,275 réside dans la création d’une civitas gentium. Formées d’individus, les nations feront la paix comme les individus l’ont faite :

quand les peuples voudront quitter la barbarie de l’état de guerre, […] ils devront régler leurs relations sur les mêmes principes [que les particuliers], et la forme d’association juridique, le gouvernement qu’ils institueront entre eux, ne peut être qu’une Fédération républicaine.

  • 276 Les États s’engageraient par traité à renoncer, pour une période déterminée (trente ans), à l’emplo (...)

170Ce par quoi il entend un pouvoir supérieur à ceux des États, investi de fonctions exécutives aussi bien que législatives et judiciaires, source et garant d’un droit de même nature que le droit civil. Mais même Lemonnier admet que la réalisation de cette « idée supérieure » n’est, malheureusement, pas pour demain. Avant d’y parvenir il faudra passer par une longue période de préparation. Les nations européennes se retranchent dans leur indépendance, chacune « appuyée sur son épée, l’œil au guet, toujours en méfiance d’être surprise ». Aussi propose-t-il, à titre transitoire, un système d’arbitrage obligatoire, en précisant que ce serait simplement une étape en direction de la « seule et véritable solution du problème » – mais une étape qui durerait quand même une trentaine d’années au moins.276

  • 277 Comme le prétend Christopher Harvie, « The Father of European Federalism? », History Today, XLVII, (...)
  • 278 James Lorimer (1818-1890), « Le problème final du droit international », Revue de droit internation (...)

171L’Écossais Lorimer reprend tous ces aspects dans son texte, l’un des plus précieux du xixe siècle pour notre sujet – doublement précieux, parce qu’il ouvre un débat éclairant entre l’auteur et son collègue allemand Johann Caspar Bluntschli, sur les positions duquel nous reviendrons dans les deux prochains chapitres. Si celle du professeur d’Édimbourg n’est sûrement pas « la première proposition d’une Europe fédérale »,277 c’est la plus détaillée et la plus consciente. Il publie l’article originaire en 1877, sous le titre « Le problème final du droit international », puis l’incorpore, avec des modifications répondant aux critiques de Bluntschli, dans le grand traité de droit international général qu’il fait paraître en 1884.278 Le problème en question est celui de la guerre, et de la meilleure méthode pour l’abolir : si, pour les théoriciens du droit des gens, il est final (mieux, suprême ou fondamental), c’est qu’aucun vrai système de droit ne pourra exister dans la sphère internationale tant qu’il y subsistera la guerre, tant que celle-ci restera un moyen légitime de régler les disputes.

  • 279 La critique de la Balance of Power est, chez Lorimer, longue (pp. 197-208), complexe et passablemen (...)
  • 280 Même quand la formule réussit, comme dans l’affaire de l’Alabama, on ne devrait pas affirmer que l’ (...)
  • 281 À propos de la religion, un autre auteur fédéraliste de la même époque (Lemonnier, dans Les Etats-U (...)

172Problème incontournable donc – nul juriste ne saurait renoncer à se le poser –, mais pas insurmontable. Nombreuses sont les voies que les hommes ont proposées, une seule est la bonne : celle qui se donne comme programme d’imiter le droit civil. Les autres sont illusoires. C’est le cas de l’équilibre, censé neutraliser les forces opposées : mais rien ne nous dit que les coalitions sur lesquelles la dissuasion repose se formeront à tous les coups et seront toujours assez puissantes pour éviter la guerre.279 Ou de l’arbitrage volontaire, qui pourrait régler les conflits équitablement et à moindres frais : mais quand il s’agit de se plier à une sentence défavorable, ni la raison, ni l’intérêt matériel bien compris, chers aux utilitaristes, ne sont assurés de prévaloir sur les passions et les intérêts apparents.280 Ou de la religion et de l’éducation, qui devraient adoucir et éclairer les nations : mais sans lois contraignantes il n’y a jamais eu de progrès humain, et jamais il n’y en aura.281 Ou de l’interdépendance économique, qui rend les guerres encore plus ruineuses qu’autrefois : mais il n’est guère certain, là non plus, que la raison utilitaire l’emporte infailliblement dans les décisions des hommes et des peuples – dans le monde il n’y a pas que l’intelligence, il y a aussi la stupidité, et il faut en tenir compte.

  • 282 « Municipal law makes provision for dishonesty and folly, as well as for honesty and commonsense, s (...)
  • 283 Ibidem, p. 186.

173On en a tenu dûment compte au sein des États, où le droit positif s’est réalisé grâce à l’existence de trois pouvoirs distincts, et en particulier d’une force d’exécution invincible.282 La réalisation du droit international exige l’institution de ces mêmes pouvoirs. Le « problème fondamental », nous dit en somme Lorimer, doit être reformulé ainsi : « Comment concevoir les équivalents internationaux des facteurs connus en droit interne comme législation, juridiction et exécution ».283 La solution consistera à reproduire ces trois fonctions le plus fidèlement possible, au niveau de l’Europe ou de l’humanité entière. Instituer une autorité qui édicte les normes générales, une autre qui les relie aux cas particuliers, et une troisième qui les fasse respecter : tel est, entre les États aussi, le secret de l’ordre et de la paix.

  • 284 Gentz appelait « externe » la garantie qui ne vient pas des sujets du droit eux-mêmes (supra, p. 15 (...)

174Ce secret, reconnaît notre auteur, bien d’autres l’avaient percé avant lui, mais leurs plans étaient tous viciés par un ou plusieurs défauts d’architecture. Certains avaient attribué une voix égale à des États qui ne l’étaient point, d’autres avaient prétendu fixer ne varietur l’état des choses existant à un moment donné : ce faisant ils avaient péché contre la nature, dont l’inégalité et le changement sont des lois fondamentales, aussi valables chez les peuples que chez les particuliers. D’autres encore n’avaient pas prévu d’exécutif fédéral suffisamment fort et structuré, ou d’armée commune capable d’imposer les décisions de l’Union à tous ses membres, alors que l’état de droit ne peut exister sans une garantie externe, coercitive, irrésistible.284 D’autres, enfin, avaient proposé une assemblée d’ancien régime, où siégeraient les souverains ou leurs plénipotentiaires, tandis qu’il faut désormais, entre les constitutions des parties et celle de l’ensemble, une « connexion » (la correspondance politique dont Saint-Simon avait fait sa quatrième condition). L’une ne peut pas ignorer complètement le principe représentatif sur lequel les autres sont, pour la plupart, fondées. Presque partout en Europe les lois sont faites par des assemblées élues : la diète fédérale doit refléter, au même titre que les parlements nationaux, la volonté des peuples.

175Dans son plan Lorimer s’efforce de corriger toutes ces erreurs. Pour ce qui est du législatif, il le prévoit bicaméral. Les membres de la Chambre haute, le Sénat, seront nommés à vie, dans chaque pays, par le chef de l’État, tandis que ceux de la Chambre des députés seront élus par les Chambres basses nationales. Ce grand parlement se réunira dans la capitale fédérale, déclarée propriété commune (« res omnium gentium ») : Constantinople si possible, sinon la ville et le canton de Genève. Les projets approuvés par les deux branches à la majorité simple, et contresignés par le président de l’exécutif, auront force de lois générales. L’Assemblée – c’est là un point capital pour l’auteur – n’aura d’autorité que sur les affaires extérieures des membres, notamment sur leurs relations mutuelles ; elle ne s’immiscera pas dans les questions internes (mais aura voix au chapitre en cas de guerre civile). S’il y avait doute, c’est elle-même qui jugerait de sa compétence. Quant à sa composition, les sièges y seront attribués aux États membres en nombre non seulement inégal, et proportionnel à la « force réelle » de chacun, mais encore variable, afin de traduire l’évolution de ces forces dans le temps.

  • 285 Il suffit d’imaginer un grand État où l’opposition (socialiste par exemple) serait fortement représ (...)

176Les lois de la disparité et de la mutabilité naturelles seront ainsi prises en compte, le grand progrès par rapport au passé étant que les différences de puissance s’exprimeront dans le nombre de parlementaires revenant à chaque membre, et non en termes de divisions d’infanterie, de pièces d’artillerie ou de cuirassés. Cette reconnaissance de l’inégalité des États a toutefois de sérieuses limites. Lorimer se met en contradiction avec son propre postulat à deux égards. D’abord, le principe de proportionnalité vaut uniquement pour les nations ordinaires : les six grandes puissances auront chacune, l’Angleterre ou la Russie comme l’Italie, le même contingent de sénateurs (cinq) et de députés (quinze). Ces représentants, en outre, ne seront point les agents de leurs États de provenance, puisqu’ils siégeront et voteront à titre individuel. Comme chez Saint-Simon, les majorités et les minorités parlementaires seront transnationales. Pour un État, avoir une députation nombreuse n’est donc pas tout, puisque parmi ses membres plusieurs pourraient se prononcer, chaque fois, contre la position de leur gouvernement.285

  • 286 Au sein des États, raisonne-t-il, personne ne songerait sérieusement à faire l’économie d’une force (...)
  • 287 Qui auraient inclu le contrôle des possessions coloniales.
  • 288 Laquelle, dit Lorimer, ne serait pas seulement irréalisable, mais aussi indésirable, car elle pourr (...)
  • 289 À ce propos, Lorimer a été présenté (à tort) comme un précurseur : cf. Myron J. Frankman, « Interna (...)

177Le pouvoir judiciaire sera exercé par un tribunal de quinze juges. Nommés à vie, ils trancheront les disputes juridiques, c’est-à-dire toute cause dont la solution dépend de l’interprétation d’une loi internationale ou d’un traité, qu’elle leur soit soumise par les parties ou par l’Union. Il y aura aussi, c’est intéressant de le noter, une section pénale du tribunal, chargée des crimes internationaux. Quant au pouvoir exécutif, il appartiendra à un Bureau ou Ministère désigné annuellement par les Chambres et composé de quinze membres (cinq sénateurs et dix députés, six ressortissants des puissances majeures, neuf des autres). Les quinze, à leur tour, éliront parmi eux le Président de l’Union. Ce dernier ratifiera les lois ; le Ministère assurera collégialement qu’elles soient respectées, et que les décisions judiciaires soient obéies. Par quels moyens ? Saint-Simon s’était référé, en passant, à l’opinion publique, et n’avait même pas mentionné d’instrument coercitif. Lorimer, quant à lui, tient pour indispensable une armée fédérale,286 et se demande comment en organiser une crédible. Non en gonflant au maximum ses effectifs, répond-il, mais en réduisant ceux des armées nationales au strict minimum, c’est-à-dire au niveau requis par leurs fonctions internes.287 Il prévoit donc – c’est le second volet de son plan – un processus de désarmement général et proportionnel, qui lui paraît bien plus réaliste que la création d’une immense force commune.288 Au besoin, chaque État membre fournira, sur décision de l’Assemblée et à la demande du Président, un contingent prédéterminé (ou son équivalent pécuniaire). Le Ministère nommera le commandant et les officiers d’état-major, qui lui devront obéissance exclusive. Il disposera en outre, à son siège, d’une petite armée constamment sur pied, prête à l’emploi en cas d’urgence : une force de réaction rapide ante litteram. Les dépenses de l’Union, enfin, seront couvertes par un impôt fédéral, prélevé par chaque État sur ses citoyens en proportion de sa force.289

  • 290 « The Ultimate Problem », pp. 183-4.

178Deux questions peuvent se poser, à la lecture de ce plan. La première est une pure affaire de langage. Lorimer est-il un vrai pacifiste ? Lui-même semble rejeter cette étiquette. Conjecturer la « paix perpétuelle », dit-il à un endroit, c’est rêver un vieux rêve philanthropique.290 Mais en écrivant cela, il pense à l’abolition complète de la violence entre les nations. Mettre au ban la violence illégale, en revanche, ce n’est guère un but chimérique, de son point de vue. Et du nôtre, le monde où la guerre aurait été interdite et seules pourraient se produire des opérations collectives de police contre l’infracteur éventuel serait, à tous les effets, un monde pacifié.

179La deuxième est une question de classification. Lorimer est-il un vrai fédéraliste ? Là aussi, il donne l’impression de le nier. En fait, ce dont il prend ses distances, on l’a dit, c’est le prototype américain (et Saint-simonien) de gouvernement fédéral, s’ingérant largement dans les affaires internes des membres. Son plan, contrairement à la constitution des États-Unis, confine les institutions centrales aux seules relations entre les composantes. On ne verrait donc pas, à Constantinople ou à Genève, d’autorité paneuropéenne s’immisçant, comme celle de Saint-Simon, dans toute question susceptible d’être définie d’intérêt général – des travaux publics à l’instruction des jeunes. Le gouvernement fédéral n’interférera point avec les politiques nationales. Sous ce profil, la démarche lorimerienne relève, incontestablement, d’un saint-simonisme atténué.

180Fédéraliste, cependant, Lorimer l’est à coup sûr. Les peuples, il en est convaincu, quitteront l’état de nature de la même manière que les individus, c’est-à-dire en créant une autorité commune et souveraine. Il veut faire de l’Europe quelque chose de différent des États-Unis d’Amérique, et néanmoins une véritable union politique. Tout en restant autonomes à l’intérieur (« maîtres chez eux » aurait dit Leibniz), les États membres renonceraient à leur indépendance extérieure, et notamment au libre choix de la force – non seulement dans le sens qu’ils ne pourraient pas y recourir à leur gré, mais aussi dans le sens qu’ils ne pourraient pas refuser d’y recourir si le gouvernement commun le leur demandait. Le souci de Lorimer est de donner à l’Union un régime républicain, associant les individus aux décisions fédérales, et un gouvernement à la fois indépendant par rapport aux membres et capable de s’imposer à eux. Ainsi sa chambre basse sera élue, et non par quelques corporations professionnelles, comme celle de Saint-Simon, mais par les peuples, encore qu’indirectement. Quand les députés légiféreront, c’est la volonté des Européens qu’ils exprimeront. À l’objection que lui opposera Bluntschli, selon qui une république exige un peuple, et il n’existe point de peuple européen, Lorimer réagira revendiquant à l’homme la faculté d’endosser plusieurs identités non exclusives : on peut se sentir Allemand, ou Français, ou Italien, et en même temps Européen. Il est, dès lors, parfaitement possible de concevoir un gouvernement général distinct des gouvernements nationaux, à condition de séparer clairement les domaines respectifs – ce sera le cas si l’on confie à l’un les fonctions extérieures des États, et on laisse aux autres les fonctions internes.

181Lorimer est conscient que toute puissance mise en minorité risquerait de quitter la voie du droit, à moins d’être forcée à y rester par une menace suffisante et suffisamment certaine : d’où la nécessité d’un moyen de pression (a) plus dissuasif que l’opinion publique, et (b) autre que les armées nationales. À Bluntschli, qui acceptera le premier point mais pas le second et voudra confier la fonction exécutive au consortium des grandes puissances, il répondra que celles-ci, face à un enjeu réellement important, se divisent presque toujours. Certes, il ne franchit qu’en partie le dernier pas, celui qui mène à une armée fédérale permanente et totalement indépendante du bon vouloir des États associés. Un tel outil militaire n’existe, dans son plan, qu’en embryon, pour les petites interventions. En cas d’opérations d’envergure, c’est les États qui fourniraient au gouvernement central les troupes nécessaires, et qui garderaient donc la décision ultime, celle de prêter oreille ou non à l’appel aux armes. Voilà qui pose une nouvelle question : si certains d’entre eux rechignaient à l’accepter, comment les y amènerait-on ? Question sans réponse, car pour obliger l’État qui voudrait faire une guerre individuelle, et illégale, à ne pas la faire, il faudrait pouvoir obliger les États qui ne voudraient pas faire la guerre collective, et légale, à la faire. Mais cela nous plonge dans un cas typique de reductio ad absurdum, sur lequel on reviendra dans le chapitre suivant.

***

182Le projet de Lorimer comporte, on l’a vu, trois points essentiels : un gouvernement républicain, exerçant des fonctions circonscrites à la sphère externe, et disposant d’un instrument coercitif.

  • 291 La distribution pondérée des sièges était une des raisons de l’aversion manifestée par Proudhon à l (...)
  • 292 Toutes les contributions furent publiées dans Anatole Leroy-Beaulieu et al., Les États-Unis d’Europ (...)

183Comme son exemple le prouve, le coup porté par la guerre franco-prussienne aux plans d’unité européenne avait été rude, non mortel. Ils ne disparaissent pas, en dépit de la « rage nationaliste » qui marque la dernière partie du xixe siècle et la première du xxe ; mais leurs auteurs s’efforcent de les rendre compatibles avec l’hypersensibilité dont les États font preuve, dès qu’il est question d’indépendance nationale ; et dans ce but ils adoptent la « version Lorimer », minimaliste d’un côté (celui des compétences de l’Union) mais pas de l’autre (celui de son pouvoir). Une telle réforme du système demeure, aux yeux de ces internationalistes, tout à fait concevable, et elle leur paraît de plus en plus nécessaire, à mesure que la tension monte entre les six grandes puissances et que s’accentue leur division en deux camps rivaux. Dans le débat public, l’idée fédérale a de nouveaux antagonistes. Elle ne se mesure plus avec les « vieilles » solutions évoquées dans les deux chapitres précédents (la paix d’équilibre compte peu d’adeptes, la paix d’hégémonie encore moins), mais avec celles que nous allons traiter dans les deux chapitres suivants – quand elle ne se heurte pas au fédéralisme anarchisant qui s’inspire de Proudhon et qui, rejetant les États, rejette aussi les États-Unis d’Europe.291 Une confrontation intéressante entre les positions respectives a pour théâtre un congrès académique qui se tient à Paris, sous les auspices de l’École libre des sciences politiques, à un moment symbolique (la dernière année du xixe siècle, que bien des gens prennent pour la première du xxe). Les organisateurs de la réunion ont choisi comme sujet les « États-Unis d’Europe ». Cinq personnalités sont chargées de rédiger autant de rapports particuliers, dont un rapporteur général (l’historien Anatole Leroy-Beaulieu) doit faire la synthèse.292 Sans receler la moindre idée originale, ce qui se dit en ce mois de juin 1900, rue Saint-Guillaume, nous est utile pour faire le point des opinions alors en vogue, dans les milieux cultivés, en matière de réorganisation européenne.

  • 293 Cf. A. Fleury, « Y a-t-il des intérêts spéciaux à l’Europe ? », et R. Dollot, « Comment les intérêt (...)

184S’il fallait résumer le tout en quelques phrases, on pourrait distinguer deux thèmes majeurs de discussion. Le premier est la question de la possibilité/désirabilité de l’Union. Ceux qui la prônent trouvent une bonne raison dans le passé (le sentiment d’appartenance commune des peuples européens), une autre encore meilleure dans le présent (l’interdépendance économique et financière, cette « solidarité continentale […] de jour en jour plus complète » qui enveloppe « les peuples de l’Europe dans les mailles d’un filet serré »), et une dernière raison, imparable, dans l’avenir (la menace que fera bientôt peser sur la vieille Europe la montée en puissance des continents jeunes). Oui, les États européens tendent, ou sont poussés, vers des « relations de pacifique intimité » : preuve en est la convocation de la récente conférence de La Haye.293

  • 294 Elle est déjà un « vaste camp retranché séparé en deux parties aux forces à peu près égales » : P. (...)
  • 295 Cf. P. Lefébure, contribution citée, et H. de Montardy, « Peut-on trouver un mode particulier de tr (...)

185Ce à quoi certains adversaires de l’Union rétorquent que celle-ci est une chimère dans une Europe qui, loin d’aller vers l’unité et la paix, marche à grands pas vers la division et la guerre.294 Preuve en est l’échec de la récente conférence de La Haye. Et parmi ces eurosceptiques ante litteram, certains autres (ou les mêmes) argumentent qu’un tel projet associatif, quand bien même il serait réalisable, mériterait que l’on s’y opposât : une ligue européenne qui se ferait non pour quelque chose mais contre quelqu’un, le rival américain, ne déboucherait pas sur la paix des nations mais sur la guerre des continents. S’il s’agissait, par ailleurs, d’une véritable fédération politique, elle aurait un effet liberticide : le gouvernement paneuropéen suprême serait forcément despotique. Or, il est préférable pour les peuples de vivre dangereusement mais libres, que tranquillement mais sous tutelle. Aussi vaut-il mieux en rester au moyen de règlement pacifique qui existe déjà : l’arbitrage facultatif.295 Pour dire la chose un peu différemment, face au volontarisme des partisans de l’Europe unie s’expriment – c’est visible dans la discussion libre – deux types de rejet, l’un d’essence nationaliste (il n’y a pas d’intérêts communs à tous les Européens), l’autre d’inspiration cosmopolite (il n’y a pas d’intérêts communs aux seuls Européens), et deux types de pessimisme, le premier circonstanciel et historique (l’union est impossible parce qu’elle n’est point dans l’air du temps), le second fondamental et apocalyptique (l’union provoquerait la pire des guerres, elle produirait « un avenir plus terrible encore que le présent »).

  • 296 Avocat à la Cour d’appel, Isambert va notamment écrire un ouvrage sur les idées socialistes en Fran (...)

186L’autre thème de débat porte, en revanche, sur les différentes formes que l’association pourrait assumer. Le rapport le plus intéressant à cet égard, soumis par le juriste et historien Gaston Isambert,296 va dans la direction de Lorimer, en dépit de nombreuses différences. Facultatif, l’arbitrage ne change rien à l’état de guerre existant ; et un système arbitral obligatoire ne peut se concevoir sans que l’organe judiciaire international s’appuie sur un pouvoir exécutif indépendant, ayant à sa disposition une force publique adéquate. Cela est manifestement irréalisable à l’échelle mondiale, mais peut-être pas à celle des États de l’Europe – si l’on en excepte la Turquie, qui n’est européenne que géographiquement. Situés à Strasbourg (dont l’internationalisation résoudrait, au passage, la plus âpre des querelles pendantes), les organes de l’Union comprendraient

  • d’abord un Conseil législatif de nature intergouvernementale, où tous les (dix-neuf) pays membres auraient la même voix : il traduirait l’égalité des États, et déciderait à la majorité simple d’un code de droit international public et privé ;

  • puis une Haute Cour qui traduirait le principe de l’inégalité des nations, puisque chacune d’elles y élirait (indirectement) un nombre de délégués proportionnel à sa population : y seraient réglées, à la majorité simple, la plupart des disputes entre les fédérés ;

  • mais les litiges les plus importants, ceux qui touchent aux intérêts vitaux des parties, seraient tranchés, à la majorité des deux tiers, par un troisième organe, fusionnant en un seul Congrès les deux autres, c’est-à-dire les représentants des gouvernements et ceux des peuples ;

    • 297 G. Isambert, « Projet d’organisation politique d’une Confédération européenne », dans Leroy-Beaulie (...)

    un Directoire veillerait, enfin, à l’application des décisions de la Cour et du Congrès au moyen d’une armée faite de contingents cantonnés dans les différents pays, que ce gouvernement européen rassemblerait au besoin et prendrait sous son commandement.297

187Comme dans le cas de Lorimer, on a ici un plan qui se défend d’être fédéraliste, sous prétexte que les compétences mises en commun se limiteraient à la sphère des rapports interétatiques, contrairement aux modèles américain, allemand ou suisse, mais qui l’est à coup sûr, dans la mesure où les institutions centrales adopteraient à la majorité, simple ou qualifiée, des décisions obligatoires pour tous, et pourraient les imposer par la force aux récalcitrants éventuels. Les plus graves seraient prises par un organe mixte, à la fois Conseil des gouvernements et Chambre des députés européens. La vraie limite est que les États, ici aussi, garderaient le pouvoir ultime : celui de refuser leurs troupes à l’Union.

  • 298 A. Leroy-Beaulieu, « Rapport général », ibidem, pp. 5-24.

188Le rapporteur général, en revanche, fait écho à l’antagoniste de Lorimer, Bluntschli.298 Faute d’un peuple européen, affirme-t-il, on ne pourra pas créer sur le vieux continent d’État fédéral républicain (Bundesstaat), tout au plus une société d’États (Staatenbund) laissant intacte la souveraineté des membres – une société confédérative donc, modèle sur lequel nous reviendrons plus loin. Il suffira de dire ici que Leroy-Beaulieu incluait dans son Union aussi bien les Russes que les Turcs, mais en excluait les Anglais : il lui assignait du reste, comme mission prioritaire, de contenir les visées des deux puissances anglo-saxonnes, l’Empire britannique et les États-Unis d’Amérique.

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  • 299 Il présente les États-Unis d’Europe, en août 1915, comme un dessein éminemment « réactionnaire ». L (...)

189Les Européens ne s’unirent point, ni pour la paix, ni contre la menace des autres continents. Et s’ils prirent de l’exercice physique, ainsi que le bon docteur Luttemer le leur avait conseillé, ce fut sur les champs de bataille de la Grande Guerre. Pendant qu’elle se déroulait, l’opinion en matière d’États-Unis d’Europe se partagea entre ceux qui les tenaient pour un rêve désormais impossible, et ceux qui y voyaient un projet peut-être possible, mais néfaste – c’est le cas de Lénine.299 Quand le massacre prit fin, il en résulta, comme cela avait été le cas un siècle plus tôt à l’issue des guerres napoléoniennes, une tentative de restructuration radicale du système international. Mais une fois encore, la méthode suivie ne correspondit guère au modèle fédéraliste. Tout au contraire, l’État souverain sortit légitimé du règlement de paix : sous la forme d’État national et démocratique, il en fut la pierre angulaire. La nouvelle Société des Nations ne portait aucunement atteinte à la souveraineté de ses membres. Aussi les adeptes de la paix d’union la condamnèrent dès avant qu’elle eût fait ses preuves, et virent ensuite dans son échec la confirmation de leurs thèses.

190La sensation que le Covenant comportait des imperfections et des lacunes engendra dès le début des efforts de révision, dont le Protocole de Genève de 1924, visant précisément à en colmater les brèches, constitue le meilleur exemple. Mais pour d’autres analystes, le défaut était bien plus profond.

  • 300 Philip Kerr (1882-1940) and Lionel Curtis, The Prevention of War. New Haven, Yale UP, 1923.

191Une critique fédéraliste de la SdN émane, au début des années 1920, d’un des témoins directs de sa naissance, Philip Kerr (par la suite Lord Lothian), qui avait joué au cours de la conférence de la paix un rôle important – celui de bras droit du premier ministre britannique Lloyd George. Il publia en 1923, sous le titre The Prevention of War, les textes de trois conférences portant respectivement sur la « raison mécanique » des guerres, sur leur « raison psychologique » et sur la « seule voie vers la paix internationale ».300 La première recherche la cause ultime des conflits internationaux et la localise, par-delà les nombreuses causes apparentes, dans la pluralité politique du monde, dans la division de l’humanité en cinquante ou soixante États totalement indépendants. Impossible de supprimer la guerre, quoi qu’on fasse, tant que des États souverains continueront d’exister. Sans un législateur, un tribunal et un policier communs, le recours individuel à la force (le duel) constitue, dans certaines circonstances, le seul moyen de se rapporter aux autres. Le droit international existant ne prétend pas abolir ces duels entre peuples, il ne fait que les réguler ; et même cette visée est illusoire, car il n’y a pas de norme de droit qui tienne, une fois que la guerre a éclaté. Il y a fort à parier que la prochaine apportera d’autres excès, par exemple le bombardement aérien des villes, dont les affreuses innovations liées à la radioactivité pourraient aggraver encore les effets (remarquable prédiction, cette dernière).

  • 301 Contrairement au xénophobe type (dont Karl Kraus appréciait la sévérité à l’égard des étrangers, ma (...)

192Si bien intentionnés soient-ils, tous ces pacifistes qui invoquent la moralisation de l’homme ou la démocratisation des États, tous ces internationalistes qui préconisent la coopération, l’arbitrage ou le désarmement, ne s’attaquent pas à la racine du mal, et risquent même de cacher la réalité du problème derrière un « écran de papier peint ». Cette réalité, c’est l’état sauvage dans lequel vivent les nations, telles les fauves dans la jungle. La démocratie, seule, ne résout rien. Elle élimine certaines causes anciennes de la guerre, mais en ajoute une nouvelle, les passions viscérales des opinions publiques. Le deuxième texte dénonce précisément la condition mentale malsaine des peuples : l’enfermement des esprits dans des identités nationales étroites, qui font l’objet d’un culte quasi religieux et nous amènent à nous sentir plus proches du pire de nos compatriotes que du meilleur des étrangers, alors que les citoyens les plus éclairés de tous les pays sont des amis naturels, et devraient s’allier entre eux pour la poursuite du bien commun.301

  • 302 On relèvera ici le renversement complet de la thèse de Rousseau, pour qui la souveraineté nationale (...)

193Quant à la voie vers la paix, thème du troisième essai, elle consiste à remplacer la force par la loi, et la seule manière d’instaurer l’empire de la loi sur la terre est l’unification fédérative de l’espèce humaine. La Société des Nations n’est pas une réponse adéquate. C’est une sorte de conférence intergouvernementale permanente ; or, les associations de ce type, qui n’ont pas les moyens de décider et d’agir en propre, peuvent ressembler, au mieux, à la confédération américaine des années 1781-1789, destinée soit à se métamorphoser en une vraie fédération (comme ce fut le cas), soit à se désagréger. Une société faite d’États indépendants ne saurait résoudre le problème international – et si trop de monde la prenait pour « the real thing », pour la vraie solution, elle pourrait même nuire à la cause de la paix. Il ne s’agit donc pas d’aménager le Pacte, mais de le remplacer par la charte constitutionnelle d’un grand État de tous les peuples, qui ne serait pourtant pas un super-État mondial. C’est une constitution représentative de type Lorimer qui est esquissée ici, laissant chaque nation libre de s’autogouverner mais socialisant une sphère d’activité, les « relations internationales » actuelles, et rendant chaque individu « citoyen du monde » dans cette sphère. Le sacrifice de souveraineté exigé des États serait le droit d’employer les armes à leur gré. Voilà qui supprimerait la guerre et favoriserait aussi la diffusion de la liberté politique, inhibée à bien des endroits par le risque omniprésent de la guerre. Selon Kerr, en somme, ce n’est pas la généralisation de la démocratie qui va produire la paix permanente, mais l’inverse.302

  • 303 Kerr aussi allait par la suite renoncer à son universalisme et songer à une union de la seule Europ (...)
  • 304 Richard N. Coudenhove-Kalergi (1894-1972), Pan-Europa. Wien, Pan-Europa-Verlag, 1923. On en trouve (...)
  • 305 La réponse pourrait être, bien sûr, que les cinq acteurs du nouveau système seraient de force plus (...)

194Son optique est universaliste. Parmi les auteurs qui tiennent la SdN pour inadéquate à sa principale tâche, et cela par manque de fédéralisme authentique, la plupart n’invoquent une union plus solide qu’à l’échelle européenne.303 Dans les années vingt le comte de Coudenhove-Kalergi se fit le grand propagandiste de cette « pan-Europe » (excluant, tout de même, tant l’URSS que la Grande-Bretagne). Il existe bien, écrit-il en 1923,304 une nation européenne culturellement homogène, bien que diversifiée linguistiquement ; la base est donc là pour amorcer le passage de l’anarchie politique à l’organisation fédérative. Une transition qui s’accomplira par étapes : d’abord une conférence continentale, ensuite un traité d’arbitrage obligatoire, puis une union douanière, et enfin un pacte constitutionnel, dont la nature est à peine esquissée – on sait seulement qu’il y aura deux Chambres et que dans l’une seront représentés les États, dans l’autre les peuples. Comme on l’a noté dans le chapitre précédent, on n’a pas là un plan de paix mondiale : la Pan-Europe constituera l’un des cinq grands blocs de puissance, avec l’Union panaméricaine, l’Empire britannique, la Russie soviétique et le complexe sino-japonais. En principe ils devraient coexister pacifiquement au sein d’une SdN transformée en Société des macro-nations ; mais si la ligue existante suffisait à garantir la paix, il ne serait pas besoin de fédérer les États européens. Les cinq colosses vivraient, en fait, dans un système d’équilibre planétaire, régi par les rapports de force, et on ne voit pas bien pourquoi le risque de guerre y serait moins grand qu’il l’est dans l’Europe désunie.305

  • 306 Projet d’un pacte paneuropéen, daté de février 1930, dans Rolland (dir.), op. cit., pp. 363-81. La (...)

195Quelques années plus tard, le projet de Coudenhove est devenu nettement plus œcuménique (il fait place désormais à l’Angleterre et à la Russie, peut-être même à la Turquie) et un peu plus précis. Il inventorie les organes fédéraux avec leurs fonctions : un Conseil des États pour diriger la politique paneuropéenne, une Assemblée d’élus pour soumettre des propositions à la décision du Conseil, une Cour de justice pour connaître des conflits entre États membres, et une Chancellerie pour servir de secrétariat.306 Mais puisque l’organe principal, le Conseil, est censé prendre ses décisions les plus importantes à l’unanimité, il ne mérite pas vraiment le qualificatif de « fédéral » dont le pare l’auteur. Certes, ajoute Coudenhove, ce ne serait que le « point de départ d’une évolution plus ou moins longue », devant mener l’Union à se prononcer, un jour, à la majorité, simple ou qualifiée.

  • 307 Édouard Herriot (1872-1957), Europe. Paris, Rieder, 1930 ; Gaston Riou (1883-1958), Europe, ma patr (...)
  • 308 B. de Jouvenel (1903-1987), Vers les États-Unis d’Europe. Paris, Valois, 1930.
  • 309 Déjà en 1918, dans un livre intitulé Fédération européenne ou Ligue des nations ?, le fondateur de (...)
  • 310 À la fin des années vingt Sörgel conçoit un projet de pacification opérant grâce à la technologie m (...)
  • 311 C’est là, disait-il, une « idée qui est née il y a bien des années, qui a hanté l’imagination des p (...)

196De l’idéal d’union européenne, plusieurs autres se firent l’écho au cours de ces années-là : politiciens, comme Édouard Herriot, Gaston Riou ou le comte Sforza,307 intellectuels, comme Bertrand de Jouvenel,308 industriels, comme Giovanni Agnelli,309 et visionnaires en tout genre, plus ou moins excentriques – une catégorie dont l’architecte allemand Herman Sörgel, apôtre de l’Atlantropa, est un bon exemple.310 Au fur et à mesure que l’Allemagne remontait en puissance, l’idée se répandait de la neutraliser une fois pour toutes en l’arrimant à l’Europe, et en faisant pièce, du même coup, à la force économique américaine. Le projet paneuropéen parut percer jusqu’aux hautes sphères de la politique française en septembre 1929, quand Aristide Briand, alors président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, évoqua dans un discours la nécessité d’établir, entre des peuples si proches que ceux de l’Europe, « une sorte de lien fédéral »,311 et encore plus l’année suivante, quand la France présenta aux autres gouvernements du continent un document qui, à en croire le titre, portait sur « l’organisation d’un régime d’Union fédérale européenne ».

  • 312 Mémorandum du 1er mai 1930, ibidem, pp. 428-42. À l’époque directeur de cabinet de Briand, par la s (...)
  • 313 Il s’agissait, pour la précision, des vingt-sept pays européens faisant alors partie de la SdN, à l (...)
  • 314 Mémorandum cité, p. 432. On avait voulu faire, résume un commentateur, une « omelette fédérale sans (...)
  • 315 « Fahnen und Hymnen an alien Ecken/Europa ? Europa soll doch verrecken! » (1932).

197Rédigé avec le concours d’Alexis Leger, ce « plan fédératif » n’avait, en réalité, rien de fédératif et n’était guère un plan : c’était juste la proposition d’en discuter un.312 On y évoquait certains organes (une Conférence plénière, un Comité politique restreint et un Secrétariat), tous rigoureusement intergouvernementaux, mais l’essentiel, c’est-à-dire la nature du « lien » à nouer entre pays européens,313 n’y était pas traité, sauf pour dire que les membres n’auraient rien à craindre pour leur « souveraineté absolue et entière indépendance politique », puisque la nouvelle association « en aucun cas et à aucun degré […] ne saurait affecter en rien aucun de [leurs] droits souverains ».314 En dépit d’un tel luxe de dénégations, censément rassurantes, l’initiative n’eut pas de suite, dans cette Europe intoxiquée (comme le disait Kurt Tucholsky) d’hymnes et de drapeaux.315

  • 316 Henry N. Brailsford (1873-1958) Towards a New League. London, New Statesman Pamphlet, July 1936. Ce (...)
  • 317 Victor-Yves Ghebali, « Avaritia et ambitio dans les relations internationales de l’entre-deux-guerr (...)

198Aux prophéties de Philip Kerr répondit, seize ans plus tard, le bilan qu’un autre Anglais, le journaliste Henry Brailsford, tira de l’expérience sociétaire juste après que la SdN, mise à mal en Mandchourie, eut échoué définitivement en Éthiopie.316 Dans un pamphlet paru en juillet 1936 (les Italiens étaient entrés à Addis-Abeba en mai) il s’en prenait à la thèse déjà dans l’air, et promise à une grande popularité, selon laquelle la responsabilité du naufrage de la Société des Nations n’était pas de la société, mais de ses nations.317 Non, écrit-il, le fiasco n’est pas dû aux États, ou aux circonstances ambiantes, mais bel et bien au Pacte en tant qu’instrument de pacification. Et pas qu’aux imperfections du texte de 1919 : à la nature même de tout contrat associatif de ce type. Que les circonstances puissent être défavorables à la paix, que certains États soient trop enclins à employer la force et d’autres pas assez, cela n’a rien d’extraordinaire. Telle est précisément la difficulté qu’il s’agit de surmonter, et si une méthode donnée n’y parvient pas, il est absurde d’en attribuer la faute au problème et non à la solution. Ramener le sort de la SdN aux péchés et aux erreurs des hommes d’État, voilà bien qui indique qu’elle n’a jamais transformé, ni véritablement influencé le mode de fonctionnement du système international. Brailsford analyse les seize dernières années, depuis la première séance du Conseil en janvier 1920, et en conclut que rien d’important n’aurait été différent si la SdN n’avait pas existé du tout. Cela parce qu’elle n’a créé aucune source d’autorité nouvelle, et n’a jamais été que « la somme des gouvernements souverains du monde ». Autrement dit, l’« inutile cinquième roue du carrosse de l’histoire, tournant à vide sans aucun effet ».

  • 318 Brailsford pense à des personnalités indépendantes, telles Nansen, qui seraient élues par l’Assembl (...)
  • 319 Un organe peut parfaitement être les deux choses à la fois : cf. la mise au point terminologique de (...)
  • 320 À ces compétences Brailsford propose d’ajouter, vu les circonstances, des pouvoirs de planification (...)

199Est-il pensable, poursuit Brailsford, de remédier aujourd’hui à un tel défaut de naissance ? Un Conseil transnational (un gouvernement de sages) est un beau rêve.318 Il serait plus éclairé que le Conseil actuel, mais encore plus impuissant. Toute réforme sérieuse devrait donner à la Société la force d’appliquer les sanctions en cas d’infraction, où que le forfait ait eu lieu et même si certains membres n’étaient pas spontanément enclins à risquer dans l’opération leurs troupes et leurs flottes. Cela exige la création d’un organe intergouvernemental mais supranational,319 doté d’un mandat exécutif fort : un gouvernement capable de prendre des décisions à la majorité, investi du monopole de la puissance militaire et responsable vis-à-vis d’un législatif démocratique.320 Ce qui postule une fondamentale communauté de visions et d’intérêts entre les membres. La solution n’est donc pas un replâtrage de la Société existante, mais une nouvelle Union, vraiment fédérale, qui évidemment ne saurait s’étendre à tous les États du monde, ni même à toutes les nations européennes – pas à l’Allemagne et à l’Italie fascistes, ni à la Pologne, ni aux États balkaniques… Pour commencer, elle pourrait coïncider avec l’Europe « de front populaire » : la France, l’Espagne, les États scandinaves, la Tchécoslovaquie, l’URSS (dans son nouvel esprit collaboratif). Mais il lui faudrait aussi l’adhésion anglaise : le projet deviendrait réalisable si en Grande-Bretagne les urnes devaient sourire à la gauche, lors des prochaines élections. Auquel cas l’Union, sans abandonner la SdN, constituerait en son sein une « inner League » : son avant-garde, résolue à tout faire afin de maintenir la paix.

***

200En fait, la guerre arriva en Europe avant que les élections en Angleterre. Au cours et à la fin du second conflit mondial, à nouveau le problème se posa aux puissances victorieuses d’une réorganisation profonde des relations internationales. Il fallait bien mettre au rebut la formule sociétaire, qui avait si lamentablement échoué dans l’entre-deux-guerres ; il fallait, en même temps, empêcher le système de retomber dans le pur jeu de l’équilibre des forces, qui n’avait jamais réussi à maintenir la tranquillité. Mais à nouveau la solution que les vainqueurs conçurent pour le monde, et qui se matérialisa en juin 1945 dans la Charte de l’ONU, ne ressemblait en rien – impossible de s’y tromper – au modèle de la paix d’union politique : nous allons donc l’aborder dans un autre chapitre.

  • 321 Cf. par exemple R.W.G. Mackay, Peace Aims and the New World Order. London, Michael Joseph, 1941. Da (...)

201La question peut se poser, en revanche, à propos de la refonte du continent européen. Pendant la guerre, certains y avaient préconisé la création, lors du règlement de paix, d’une union authentique, dotée d’une constitution fédérale en bonne et due forme.321 Quel est le degré de correspondance entre pareille aspiration et le processus d’intégration qui s’amorça, au début des années 1950, en Europe occidentale ? La réponse qui vient immédiatement à l’esprit est que ce degré paraît infime. Il y a une autre réponse possible : la parenté était, à l’origine, sensiblement plus prononcée qu’on inclinerait à le croire en observant l’état actuel de l’entreprise – car l’association a certes gonflé, en une soixantaine d’années, des six membres originaires à vingt-sept (la grande majorité des États du continent et tous les plus importants, sauf la Russie), et elle s’est donné un nom, celui d’Union européenne, qui aurait comblé Saint-Pierre ou Saint-Simon, mais n’a jamais été plus éloignée qu’aujourd’hui de l’idéal fédéraliste.

  • 322 Voilà pourquoi les deux facteurs sont également nécessaires. Sans la menace soviétique, il n’y aura (...)

202Pour ce qui est des motivations tout d’abord, tant le traité instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier, signé par les Six en 1951 et ratifié en 1952, que celui qui aurait dû créer la Communauté européenne de défense, signé par les mêmes en 1952 et jamais ratifié, correspondaient bien aux plans de paix perpétuelle examinés tout au long de ce chapitre. Si l’Europe de l’Ouest entreprit de s’unir, en effet, ce ne fut pas, contrairement à une idée reçue, par simple réaction de défense face au bloc oriental. Les deux traités de la CECA et de la CED ne résultaient pas seulement de la menace d’agression extérieure que l’URSS et ses alliés faisaient peser sur l’Europe, mais aussi ou surtout de la menace que les Européens eux-mêmes pourraient à nouveau constituer les uns pour les autres. Plus exactement, les traités en question résultaient de la rencontre entre ces deux facteurs, également nécessaires : le containment de la Russie et la prévention d’une nouvelle guerre intra-européenne. Pour mieux endiguer le danger soviétique, les Américains poussaient au relèvement économique, politique et finalement militaire de l’Allemagne (de sa partie occidentale, devenue entité étatique en 1949), ce qui à son tour amenait les Européens, et les Français en particulier, à imaginer une situation où le fauve allemand serait, certes, remis sur pied, six ou sept ans à peine après la fin de la guerre, mais solidement encagé. Quelle meilleure cage qu’un un cadre européen intégré ?322

203C’est donc, dans une large mesure, sous la forme d’un vrai plan de paix européenne qu’on peut appréhender le projet de la CECA. En l’annonçant à la presse, en mai 1950, Robert Schuman l’avait présenté comme le premier pas vers « une Fédération européenne indispensable à la préservation de la paix ».323 Et les États membres, en affichant leurs raisons dans le préambule du traité, se disaient « résolus à substituer aux rivalités séculaires une fusion de leurs intérêts essentiels ». Il s’agissait de mettre fin à une trop longue histoire de conflits fratricides – de poser « les premières assises d’une communauté plus large et plus profonde entre des peuples longtemps opposés par des divisions sanglantes… ».324 Pour ce faire, ils mettaient en commun les deux secteurs économiques – la production charbonnière et sidérurgique – les plus liés, symboliquement et pratiquement, au domaine militaire. De cette manière, avait dit Schuman, « toute guerre entre la France et l’Allemagne devien[drait] non seulement impensable, mais matériellement impossible ».325

  • 326 Cf. Élisabeth du Réau, « Du plan Schuman au plan Pleven... », dans S. Dockrill et al. (dir.), L’Eur (...)
  • 327 Traité de Paris instituant la CED, 27 mai 1952, in www.mjp.univ-perp.fr/europe/1952ced.htm.
  • 328 Ibidem, article 9.

204La CED, quant à elle, visait à intégrer les Six dans le domaine militaire lui-même, et par voie de conséquence dans la sphère politique aussi. « Je veux des Allemands en uniforme pour l’automne 1951 », avait déclaré en septembre 1950 le secrétaire d’État américain, Dean Acheson.326 Le but des parties au traité était donc de réarmer l’Allemagne, afin qu’elle contribuât à sa propre défense contre l’URSS, tout en l’empêchant d’attenter encore une fois à la paix européenne, et pour cadrer ce cercle elles prévoyaient « l’intégration aussi complète que possible » de leurs forces de défense « au sein d’une organisation européenne supranationale ».327 Le traité autorisait, en somme, la renaissance d’une armée ouest-allemande, mais sous l’uniforme de l’Europe (la petite Europe des Six) et non sous celui d’une nouvelle Wehrmacht ; ou plus exactement, il permettait la reconstitution d’unités militaires allemandes, incorporées et « fondues » – noyées en quelque sorte – dans un ensemble fédératif qui leur nierait toute faculté d’action indépendante.328 La même solution (envelopper les Allemands dans l’étreinte fraternelle mais paralysante d’une Union européenne) avait été envisagée à la fin du xixe siècle pour répondre au problème de leur force exagérée ; elle l’était maintenant pour résoudre celui de leur excessive faiblesse.

205L’impression d’affinité avec les plans de paix des siècles précédents s’accentue encore si l’on passe des motivations aux institutions des deux Communautés. Le traité de la CECA donne le jour à quatre organes.

    • 329 Dix-huit chacun pour la France, l’Italie et la RFA, dix chacun pour la Belgique et les Pays-Bas, qu (...)

    Une Assemblée élue, organe représentatif et transnational. Ses membres sont désignés soit directement par les peuples, soit, comme chez Lorimer, indirectement par les parlements nationaux, et leur nombre, selon la tradition inaugurée par Penn, est proportionnel à la taille des pays,329 dont ils ne représentent pourtant pas les gouvernements. Mais l’Assemblée de la CECA ne possède pas le pouvoir législatif d’un vrai parlement fédéral, elle n’exerce qu’une mission de contrôle sur le gouvernement commun.

    • 330 Ernest Haas, The Uniting of Europe. Political, Social and Economic Forces (1950-1957). London, Stev (...)
    • 331 Il faut pour cela qu’elle adopte une motion de censure à la majorité des deux tiers.

    Ce gouvernement, dit Haute Autorité, rappelle le Ministère de Lorimer par sa nature, à la fois fédérative et transnationale : ses neuf membres incarnent l’intérêt de la Communauté, non la somme des intérêts des États membres, et se déterminent en toute indépendance, sans accepter d’instructions de leurs gouvernements. Dans l’esprit de Jean Monnet, père du plan originaire, ils sont les « dépositaires de la Volonté Générale européenne ».330 Conformément au « caractère supranational de leurs fonctions », ils peuvent adopter, à la majorité simple, des décisions obligatoires pour tous. Certes, ils sont nommés par les gouvernements (par les six « d’un commun accord ») et non par l’Assemblée, mais celle-ci peut les obliger à la démission collective.331

  • Un Conseil des ministres, organe intergouvernemental servant à assurer la connexion entre les États membres et la Haute Autorité, avec laquelle il partage le pouvoir exécutif : tel le Sénat de Saint-Pierre, il réunit les représentants des États (chacun des Six y délègue un de ses ministres). Ses décisions sont prises à la majorité dans certains cas, à l’unanimité dans d’autres.

  • Une Cour de justice de sept membres, nommés d’un commun accord par les gouvernements pour trancher les différends en matière d’interprétation et d’application du traité.

  • 332 L’Assemblée de la CED n’aurait été que provisoire : il était prévu d’en constituer ultérieurement u (...)

206À la Haute Autorité de la CECA aurait correspondu dans la CED, si celle-ci avait vu le jour, un Commissariat habilité lui aussi à prendre, à la majorité simple, des décisions « obligatoires en tous leurs éléments ». Il y aurait eu, par ailleurs, une Assemblée représentative, destinée à donner à l’ensemble une légitimité démocratique,332 et un Conseil des ministres (analogue à celui de la CECA), ainsi qu’une Cour de justice (en fait, celle de la CECA). Les officiers supérieurs de l’armée commune auraient été nommés conjointement par le Conseil et le Commissariat.

  • 333 Dans la CEE l’organe des gouvernements (le Conseil) était plus important, par rapport à l’organe tr (...)
  • 334 « The foundations of an ever closer union/le fondamenta di una unione sempre più stretta/die Grundl (...)
  • 335 Grâce notamment à la dissolution du bloc soviétique et de l’URSS elle-même. Des vingt-sept membres (...)

207Le plan Briand parlait déjà, en 1930, d’instituer un « marché commun […] sur l’ensemble des territoires de la communauté européenne », mais il voulait employer l’union politique de la grande Europe des Vingt-Sept comme moyen pour favoriser son intégration économique. Après l’échec du traité de la CED, que l’Assemblée nationale française refusa de ratifier en 1954, les pères fondateurs de la petite Europe des Six renversèrent le processus. Née à Rome en 1957, la Communauté économique européenne se situait, comme son nom l’indique, dans le domaine économique et commercial. Elle était, par ailleurs, plus intergouvernementale que sa devancière de 1951, la CECA, et aussi plus éloignée qu’elle du modèle de l’union politique.333 Mais dans son traité constitutif les parties déclaraient comme but – c’est le premier alinéa du préambule, et sans doute le passage le plus cité du texte –, d’« établir les fondements d’une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens ».334 Elles reprenaient là le passage du traité de la CECA qui avait parlé, six ans auparavant, des « premières assises d’une communauté plus large et plus profonde », c’est-à-dire à la fois géographiquement plus étendue et institutionnellement mieux intégrée. Avec le temps la CEE, rebaptisée UE, accomplirait pleinement le premier de ces deux vœux ; mais au désespoir des uns et au soulagement des autres, elle n’allait pas réaliser le second. Plus large, elle allait le devenir Au-delà même des rêves les plus débridés de ses concepteurs.335 Jusqu’ici, toutefois, elle n’est pas devenue plus profonde ; et sauf crise majeure, il y a peu de chances que cela arrive dans un proche futur.

  • 336 Alexander Wendt, « Why a World State is Inevitable », European Journal of International Relations, (...)
  • 337 Campbell Craig, « The Resurgent Idea of World Government », Ethics and International Affairs, XXII, (...)
  • 338 La monarchie de Dante, la formule associative de Saint-Pierrre, celle de Kant : cf. Catherine Lu, « (...)
  • 339 Wendt, op. cit., p. 491.

208Tel n’est pas le pronostic du théoricien qui vient de déclarer inévitable l’avènement (dans un laps de temps, c’est vrai, assez confortable pour l’exercice de la divination – cent ou deux cents ans) non seulement d’une Europe, mais d’un monde politiquement unifié, d’un État universel.336 On assiste en ce moment, semble-t-il, à un renouveau de cette vieille idée, dû aussi bien à la fin de l’équilibre bipolaire, et à la disparition de la stabilité relative assurée par lui, qu’à l’émergence de problèmes insolubles à un niveau autre que global, des problèmes auxquels aucun gouvernement individuel ne saurait s’attaquer – et même si un État y pouvait quelque chose, il ne voudrait pas agir seul.337 Sous cette étiquette, « gouvernement mondial », on risque, comme à l’accoutumée, de trouver mêlées et confondues des choses foncièrement différentes.338 Mais le prophète susmentionné (Alexander Wendt) donne, lui, une définition claire, et clairement wébérienne, de ce qu’il entend par World State : une entité exerçant le « monopole global du recours légitime à la violence organisée ».339 Un pouvoir souverain d’étendue planétaire, pas moins que cela : voilà l’organisation politique qui, d’après lui, prévaudra inéluctablement sur notre terre, d’ici un siècle ou deux.

  • 340 Cf. à ce propos Daniel Deudney, « Nuclear Weapons and the Waning of the Real-State », Dœdalus, CXXI (...)

209Au-delà du jargon et des références à la mode, les arguments d’aujourd’hui ne sont pas très différents de ceux que nous avons vus dans ce chapitre. Le problème central est, encore et toujours, la guerre, sous sa forme contemporaine (que chaque génération, depuis le xviie siècle au moins, a jugée particulièrement cruelle). L’affreux pouvoir destructif des armes modernes rend l’anarchie internationale intolérable, car il réduit à néant la protection assurée par les États souverains à leurs citoyens.340 Or, seule une authentique union fédérative mondiale est en mesure de répondre à cette situation : une association moins structurée, par exemple une confédération n’ayant pas le monopole de la force et reposant sur une garantie collective (« interne » dirait Gentz), ne suffirait pas à supprimer avec certitude le risque d’agression, puisque la sanction dépendrait du bon vouloir des États membres.

Conclusion : quelques jalons pour l’histoire d’un concept

  • 341 Goyard-Fabre, op. cit., p. 121.
  • 342 Max Scheler, Die Idee des Friedens und der Pazifismus (1927), traduit en français sous le titre L’i (...)
  • 343 Bien évidemment, dans un plan comme celui de Cloots, où les États disparaîtraient complètement, il (...)

210Ce chapitre est consacré à la « Paix d’union ». À propos d’un auteur tel que Saint-Pierre, par exemple, certains commentateurs ont parlé de « paix par le droit »,341 ou de « pacifisme juridique »,342 et il est vrai que l’idée fixe de l’abbé et de tous ses congénères consiste à substituer, comme principe de fonctionnement des relations internationales, la loi à la force. Mais quelle loi ? Celle qui résulterait d’une association politique des États. Aux deux catégories du droit civil et du droit international, pareille communauté en ajouterait une troisième, puisque les relations en son sein ne seraient régies ni par l’un, ni par l’autre, mais par un droit de nature fédérale, fondé sur le pacte associatif. Au cas où celui-ci serait vraiment universel (s’il liait, en d’autres termes, toutes les nations du monde), seuls subsisteraient le droit civil, au sein des États, et le droit fédéral, entre eux – avec une place interstitielle, peut-être, pour le droit s’appliquant aux rapports avec les « sauvages », s’il y avait de tels gens (dépourvus d’organisation politique) et un tel droit (qui relèverait, alors, du ius naturale).343 Dans le cas où l’étendue de l’Union ne serait, en revanche, qu’européenne, il y aurait sur la terre trois types de droit : civil, à l’intérieur des États, fédéral, entre les États membres de l’Union, et international, entre l’Union et le reste du monde. Aussi vaut-il mieux parler, au sujet de ces projets, de « paix d’union politique » plutôt que de « paix par le droit ». On saisit ainsi mieux leur nature – c’est en fédéralisant le système qu’ils veulent le pacifier –, et on évite toute confusion avec la paix dont il sera question dans le chapitre suivant, elle aussi régie par le droit, mais par une autre sorte de droit.

211Les fédéralistes n’ont pas de religion arrêtée sur la question de savoir s’il peut exister de guerre sans États, mais ils sont sûrs qu’il ne peut exister d’États (au pluriel) sans guerre : celle-ci est inhérente à la multiplicité des entités politiques. Ce que ces auteurs partagent avec les « hégémonistes », c’est l’horror pluralitatis. Autant que la pluralité anarchique, toutefois, ils abhorrent l’unification coercitive à laquelle un monarque universel soumettrait le système, et le pouvoir despotique qu’il y exercerait. Aussi n’envisagent-ils pas la recomposition du monde par l’assujettissement de toutes ses composantes à un chef unique, mais par leur association volontaire en un organisme commun. Alors que l’univers hégémonique est formé, en somme, de nombreux corps qui obéissent à un seul d’entre eux, l’univers fédératif serait composé des nombreux membres d’un seul corps, obéissant donc à la même tête, à la fois différente et inséparable d’eux.

212L’idée fédéraliste, lit-on partout, pose immédiatement le problème de la souveraineté. Si cette dernière, telle que Bodin l’a définie, est la prérogative consistant, pour un prince ou un État, à ne devoir obéissance à personne, les auteurs présentés ici cherchent à établir la paix tout en préservant aux États leur qualité souveraine, et dans ce but ils précisent la définition bodinienne : est souverain le prince qui n’obéit à aucun autre prince. Resteraient tels, par conséquent, ceux qui délégueraient de leur plein gré certaines fonctions à une autorité artificielle, à laquelle ils seraient tous affiliés et aux décisions de laquelle ils concourraient tous. Comme ces compétences comprendraient, au minimum, le règlement pacifique des différends, la guerre serait supprimée entre les princes, sans sacrifice de leur indépendance mutuelle.

213Cette solution est préfigurée au début du xive siècle par ceux qui opposent à la pluralité des souverains, source de désordre, le principe conciliaire, selon lequel l’autorité naturelle sur les corps n’appartient, dans la Chrétienté, ni à l’Empereur ni au Pape mais à un Concile politique suprême, de la même manière que l’autorité sur les âmes ne réside pas, en dernier ressort, dans un monarque spirituel mais dans le Concile de l’Église. Le fédéralisme moderne est anticipé, trois siècles plus tard (pendant la guerre de Trente Ans), par ceux qui, poursuivant une version remise à jour de l’âge d’or, ne songent ni à accepter la pluralité, ni à la nier – car les deux choses mènent infailliblement à la guerre –, mais à composer avec elle. Pour soustraire les princes à l’anarchie sans les soumettre à un nouvel Empereur, il faut les convaincre de s’assembler en une grande république chrétienne.

214L’histoire de cette école de pensée connaît, nous semble-t-il, deux grands tournants, coïncidant avec les deux ouvrages politiques majeurs que sont le Léviathan et le Contrat social. Ni l’un ni l’autre ne traitent des relations internationales. Le premier théorise, en 1651, le passage de l’état naturel à l’état civil par l’échange entre la liberté originaire (qu’un groupe de contractants cède à un souverain) et la paix interne (qu’ils reçoivent de lui). C’est à partir de là que l’idée de fédération universelle va prendre sa forme moderne, sous la plume de ceux qui présenteront la marche de l’humanité comme une progression de l’âge « mixte » où elle se trouve – paix entre concitoyens, guerre entre États – à l’âge de la paix générale. Dès la fin du xviie siècle les adeptes de la paix d’union, si différents soient-ils par ailleurs, auront en commun de fonder leurs plans sur le principe de l’homogénéité des contrats, c’est-à-dire d’appeler les États à conclure entre eux un pacte international de même nature que les pactes civils auxquels chacun de ces États doit son existence. Un traité d’union politique, donc, instaurant une autorité suprême qui (a) ne soit pas simplement la somme de ses membres, et (b) leur soit supérieure. Telle est, à leurs yeux, la meilleure, voire la seule manière de pacifier réellement le monde.

215Cette vision ne pose aucun problème conceptuel majeur – celui de persuader les princes est majeur, mais n’est pas conceptuel – aussi longtemps que les deux pactes, interne et international, ne se contredisent pas. C’était encore le cas chez Saint-Pierre, ça ne le sera plus dès que le « petit traité » de Rousseau diffusera, en 1762, l’idée d’un contrat social républicain en vertu duquel les associés, au lieu de renoncer à leur liberté originaire, la convertissent en liberté politique. À cette fin, ils doivent se constituer eux-mêmes en source exclusive de leurs obligations légales. Les contrats entrent alors en conflit. De deux choses l’une : soit le pacte international reste une affaire de princes ou de gouvernements, et il compromettrait fatalement la liberté politique de tous ceux qui ont le privilège de vivre en république et qui, après sa conclusion, pourraient se voir dicter une volonté autre que la leur, soit il se transforme à son tour en un pacte républicain. Comment ? En assurant que les lois générales soient, elles aussi, faites par le peuple – celui de l’Union. À condition, évidemment, qu’il y en ait un, à l’échelle européenne sinon mondiale. C’est désormais à un seul continent que s’appliquera, le plus souvent, cette solution. Elle pourra alors se combiner avec une des deux autres formules : paix d’union en Europe, et dans le monde paix d’hégémonie (maintenue par l’Union européenne) ou paix d’équilibre (s’instaurant entre un petit nombre de colosses planétaires).

  • 344 La condition est remplie aussi bien si la majorité des gouvernements dicte sa volonté à la minorité (...)

216Comme on vient de l’annoncer, les conditions nécessaires à cette forme de pacification se ramènent à deux : que l’autorité fédérale soit autre que ses composantes et qu’elle puisse, si nécessaire, imposer sa volonté à la leur. Pour satisfaire à la première il n’est pas nécessaire que l’institution en question soit de nature transnationale, il suffit qu’elle ait le pouvoir d’adopter, à la majorité des suffrages, des décisions obligatoires pour tous.344 Chacun peut ainsi se voir opposer par l’organe délibératif – Conseil, Sénat ou Diète générale – des décrets qu’il n’a pas votés : c’est pour cela qu’on parle, chez Penn et Saint-Pierre, d’un Conseil, d’un Sénat ou d’une Diète souverains. Comme nombre de théoriciens du fédéralisme l’ont relevé, pour que les États s’unissent vraiment (en un seul corps politique), ils doivent pouvoir se diviser (en une majorité et une minorité). Dans le cas contraire, c’est-à-dire si les membres votent à l’unanimité, leur souveraineté demeure intacte. Naturellement, entre le système qui commande de réunir toutes les voix et celui qui n’en requiert que la moitié plus une, il y a un continuum de possibilités : elles composent une sorte d’échelle fédérative, graduée selon la dimension que l’on fixe à la majorité nécessaire pour l’emporter, donc à la minorité suffisante pour tout bloquer.

217La deuxième condition est l’existence d’un organe exécutif capable d’obliger à se soumettre aux décisions communes ceux qui renâcleraient. Il ne suffit pas que la majorité ordonne, il faut encore que tous obéissent. Pour qu’il n’y ait aucune velléité de résistance, l’application doit être garantie, au besoin, par une puissance certaine et irrésistible. Sur cette seconde exigence, les plans que nous avons passés en revue sont moins nets que sur la première. La plupart imaginent, en fait, soit une exécution collective, assurée par les armées nationales agissant de concert, soit une armée collective, formée de contingents nationaux que l’Union pourrait, en cas de besoin, réclamer, rassembler et commander. Mais dans les deux cas les États garderaient, en dernière analyse, la faculté d’accepter ou de refuser leur concours, chaque fois, et leur souveraineté par rapport à l’Union, limitée en théorie, demeurerait entière en pratique. Ce qui ne pourrait qu’encourager les opposants à telle ou telle décision à ne pas s’y soumettre. Le pas ultime est celui d’une force publique, qui se distinguerait d’une armée collective parce que les contingents, bien que fournis à l’origine par les États, échapperaient à leur contrôle et seraient placés sous celui de l’Union. Point de pacification authentique, si tout membre n’est pas absolument sûr qu’en cas d’infraction il aura contre lui l’ensemble des autres, quels que puissent être, dans le cas d’espèce, les intérêts de chacun. S’il restait possible de spéculer, eu égard au moment et aux circonstances, sur la propension de tel ou tel État à engager ses troupes, il n’y aurait pas de rupture réelle avec l’état de nature international. Seule une armée publique met fin à toute spéculation de ce genre et garantit immanquablement l’exécution. C’est donc un pas nécessaire, mais le plus difficile à franchir, si bien qu’un Lorimer, par exemple, ne s’y risque que partiellement.

  • 345 Pour qualifier un organe de transnational l’essentiel, on l’a vu, est que les personnes qui y siège (...)

218Comme les autres types de paix, celui-ci comporte à son tour des sous-types, définissables selon différents critères. On a observé par exemple, au fil de ces pages, trois formes d’association, en fonction de la composition des organes fédéraux. La première est l’Union de nature exclusivement intergouvernementale (la civitas gentium est alors, en fait, une civitas civitatum). C’est la règle pour tous les plans antérieurs au xixe siècle, qui ne prévoyaient qu’une société de princes ou de gouvernements. Le cas opposé est celui d’une Union où les États ne sont pas représentés en tant que tels (ici la civitas gentium tend vers une civitas hominum, ou Europæorum). L’exemple extrême est la république universelle des Germains rêvée par Cloots, mais entrerait aussi dans cette catégorie une Union d’États dont les organes seraient tous transnationaux (un parlement élu, un exécutif nommé par le parlement, un tribunal de sages). La troisième forme est l’Union mixte, au sein de laquelle cohabitent institutions intergouvernementales et transnationales.345 Ce sous-groupe de projets, dont le modèle est la constitution américaine, comprend tous les cas où certains organes (une branche du législatif ou le bureau exécutif) sont formés de personnes indépendantes des États, et certains autres par des envoyés des gouvernements (telle serait, à proprement parler, la vraie civitas gentium).

  • 346 Si la fédéralisation exclut toute guerre « individuelle », elle ne saurait, pas plus que l’État uni (...)
  • 347 C’est le cas dans la Diète de Penn, où chaque député se détermine individuellement, en son âme et c (...)

219D’autres critères de différenciation peuvent être employés, et éventuellement combinés entre eux. Le principe de représentation par exemple, qui peut être égalitaire (un État, une voix) ou proportionnel (selon la taille, la population, la puissance, etc.). Ou la sphère de compétence du centre, qui peut se réduire au règlement des conflits entre les parties ou s’étendre à toute question d’intérêt commun – mais au risque de provoquer ainsi des conflits.346 Ou encore le but de l’Union, au cas où celle-ci ne s’étendrait qu’à une partie de l’humanité : il peut être de pure pacification interne, ou aussi de politique étrangère. C’est dire que le projet d’unir l’Europe (appelons-le « européisme ») n’est pas nécessairement associé à l’idéal pacifiste. Il l’est si l’auteur considéré a pour seul objectif la paix continentale, ou s’il voit la communauté européenne comme une étape transitoire en vue d’une union et d’une pacification planétaires. Il ne l’est pas si les Européens sont censés s’associer pour mieux lutter dans un monde destiné à rester compétitif, que leurs intentions soient défensives (se protéger d’une menace qui incombe) ou impérialistes (dominer le reste de la terre). Naturellement, les plans réels que nous avons examinés sont, la plupart du temps, des créations hybrides, où les traits intergouvernementaux voisinent avec les éléments transnationaux – et non seulement dans des organes différents mais, parfois, au sein du même –,347où les principes de représentation coexistent, où les compétences internationales et internes s’entremêlent, et où le souci de défendre l’Europe des autres s’accompagne à celui de la sauver d’elle-même.

  • 348 «... a futile and deceptive enterprise »: Carl Schmitt, « The Constitutional Theory of Federation » (...)

220Pour conclure et tenter de résumer l’essentiel en quelques lignes, la formule de l’union universelle voit le jour comme moyen de surmonter le « dilemme hégémonique » entre paix du monde et liberté des princes : elle vise à pacifier l’un en assemblant les autres, comme le ferait un monarque universel, mais sans les priver de leur indépendance mutuelle. Elle cesse, toutefois, de concilier les deux choses dès que l’idée de liberté s’étend du prince aux citoyens, et s’identifie avec leur pouvoir exclusif d’autolégislation. Il faudrait dès lors, pour remettre en syntonie les contrats, que chaque individu pût participer à l’élaboration aussi bien des lois particulières, qui le contraignent au plan national, que des normes et des décisions générales, qui l’obligent en tant que citoyen de l’Union. Mais comment les particuliers se verraient-ils gratifiés de droits politiques à l’échelle fédérale, s’ils ne constituaient en aucune manière une entité politique ? Pour que l’idée d’une république faite de républiques soit concevable, il faut imaginer un « peuple général ». Telle paraît être la condition sine qua non de l’opération fédérative, laquelle (pour citer Carl Schmitt) « n’est légalement et politiquement possible que s’il y a homogénéité », et dans le cas contraire devient « une entreprise vaine et trompeuse ».348 Ce postulat étant largement partagé, seuls pourront rester à l’intérieur du modèle de la paix d’union ceux qui réussiront, comme Saint-Simon ou Lorimer, à se figurer l’existence d’un tel peuple par-delà les frontières nationales, en Europe tout au moins – car il est très difficile de penser l’humanité entière comme une entité politique. Quant aux autres, ils devront soit se résigner à choisir entre la paix du monde et la liberté de ses nations, soit changer de modèle de pacification.

221L’union que le type de paix traité ici implique, ne se borne pas à interdire à chaque État membre de recourir à la guerre, à lui prescrire de porter ses disputes devant un juge, et à garantir à tous le respect ces deux engagements ; elle se charge aussi – tel en est le critère distinctif – d’appliquer, y compris par la force, les arrêts rendus par le juge international. Ce n’est pas le cas du modèle que l’on va aborder dans le chapitre suivant.

Notes

1 Cité supra, p. 41 : « Utique enim delectat nos varietas, sed reducta in unitatem ».

2 Afin de ne pas trop alourdir les notes suivantes, citons ici quelques ouvrages qui passent en revue plusieurs (voire la plupart) des auteurs mentionnés dans ce chapitre : Ch. Lange et A. Schou, Histoire de l’internationalisme. Kristiania/Oslo, H. Aschehoug, 3 vols, 1919, 1954 et 1963 ; Théodore Ruyssen, Les sources doctrinales de l’internationalisme. Paris, PUF, 3 vols, 1954, 1957 et 1961; F.M. Stawell, The Growth of International Thought. New York, Henry Holt, 1930;J.A.R. Marriott, Commonwealth or Anarchy? A Survey of Projects of Peace from the 16th to the 20th Century. London, Ph. Allan, 1937; Sylvester J. Hemleben, Plans for World Peace through Six Centuries. Chicago, University of Chicago Press, 1943; Denis de Rougemont, Vingt-huit siècles d’Europe, Paris, Payot, 1961; F.H. Hinsley, Power and the Pursuit of Peace. Theory and Practice in the History of Relations between States. Cambridge, Cambridge UP, 1963; Elizabeth V. Souleyman, The Vision of World Peace in XVIIth and XVIIhth-Century France. Port Washington, Kennikat Press, 1972 ; Simone Goyard-Fabre, La construction de la paix, ou le travail de Sisyphe. Paris, J. Vrin, 1994; Derek Heater, The Idea of European Unity. Leicester, Leicester UP, 1992; Heikki Mikkeli, Europa as an Idea and an Identity. London, Palgrave, 1998; Andreas Osiander, « Before Sovereignty: Society and Politics in Ancien Régime Europe », Review of International Studies, XXVII, 2001, pp. 119-45; Dietrich Kurze, « La Respublica Christiana et l’Europe médiévale », in K. Malettke (dir.), Imaginer l’Europe. Paris, Belin, 1998, pp. 11-49 ; Wolf D. Gruner, « Les idées d’Europe politique au xviiie siècle » et « Perceptions et conceptions de l’Europe au xixe siècle », ibidem, pp. 145-62 et 163-90.

3 Gruner, « Perceptions... », p. 169. Souligné par nous.

4 Ou éventuellement à les traduire en termes de représentation inégale au sein d’une assemblée d’États.

5 Cité par Osiander, The States System of Europe, 1640-1990. Oxford, Clarendon Press, 1994, p. 182.

6 Comme on l’a vu dans le ch. 1, le conflit entre Philippe IV de France et la Papauté se solda en 1305 par l’accession de Clément V (Bertrand de Got, archevêque de Bordeaux) au siège pontifical, qu’il déplaça en 1309 à Avignon. Il inaugura une lignée de Papes français destinée à durer jusqu’en 1378.

7 Le texte fut inclus dans le recueil Gesta Dei per Francos, compilé par Jacques de Bongars et publié à Hanau en 1611 (cf. le vol. II, pp. 316-61).

8 Par un historien français, Charles-Victor Langlois, qui publia la version originale d’après un manuscrit conservé au Vatican : Pierre Dubois (ca 1255-ca 1320), De recuperatione Terre Sancte. Paris, Alphonse Picard, 1891. Pour des résumés, respectivement en français et en anglais, cf. Lange, op. cit., I, pp. 90-107, et Souleyman, op. cit., pp. 2-8.

9 De recuperatione, cité, § 2, p. 3.

10 Ibidem, § 63, p. 54.

11 Ibidem, § 109, p. 97.

12 Ibidem, § 2, p. 3.

13 Ibidem, § 2 et 106, pp. 2-4 et 90. Pour l’allusion à Toulouse cf. le § 109, p. 97.

14 Ibidem, § 3, 4 et 5, pp. 7-8.

15 « iste civitates et multi principes superiores in terris non recognoscentes qui justitiam faciant de ipsis... » : ibidem, § 12, p. 11.

16 Cf. la note 27 ci-dessous.

17 De recuperatione, § 12, pp. 11-2.

18 Ibidem, § 101, p. 82.

19 Il s’agit des § 110 à 142, pp. 97-130.

20 Le Pape lui confierait le soin de son domaine temporel et viendrait s’établir dans le royaume de France, pour s’y consacrer au seul gouvernement des âmes. La Terre sainte, dûment récupérée, irait à la Maison d’Anjou, maîtresse de la Sicile, et l’empire byzantin, conquis au passage par les croisés, au frère de Philippe, Charles de Valois. L’Empereur obtiendrait la couronne en propriété héréditaire, mais son autorité se limiterait à l’Allemagne – le Saint-Empire ne serait plus que le regnum et imperium Alemannie. Et ainsi de suite.

21 Cf. par exemple Souleyman, Hemleben et Stawell, dans leurs ouvrages cités ci-dessus à la note 2.

22 « Nullum temporalem superiorem cognoscens aut habens, quocumque imperatore regnante » : cité par Andreas Osiander, Before the State. Systemic Politicai Change in the West from the Greeks to the French Revolution. Oyford, Oxford UP, 2008, p. 245.

23 Kurze, op. cit., p. 38.

24 Ibidem, pp. 42-3.

25 Selon Langlois (cf. son introduction à De recuperatione, p. xx), ce serait plutôt l’inverse : la nouvelle croisade représenterait, elle, le moyen employé par Dubois pour mieux faire passer le vaste projet de réforme de l’Europe qui lui tient à cœur.

26 « Guerre catholicorum inter se sunt pessime » : § 2, p. 3. L’auteur donne deux raisons : d’une part, ceux qui y meurent peuvent perdre leur âme ; d’autre part, elles s’auto-alimentent. Plus on en fait, plus on a de raisons d’en faire.

27 Le passage qui s’y rapporte (§ 12, p. 11) se prête à deux interprétations, selon où on met la virgule : soit une cour de douzejuges (« tres judices prelatos et tres alios, pro utraque parte » : c’est l’interprétation de Lange), soit une cour de neufjuges (« tres judices prelatos, et tres alios pro utraque parte » : c’est l’interprétation de Hemleben). Le premier type de tribunal risquerait de se diviser en deux groupes égaux et tendrait à devenir une sorte de commission de conciliation. Le second, en revanche, pourrait se prononcer à la majorité ; dans cette hypothèse, c’est en fait les ecclésiastiques qui trancheraient. Cf. une troisième lecture dans Souleyman, selon laquelle la cour sera formée de six membres seulement.

28 L’humaniste Enea Silvio Piccolomini (Pape de 1458 à 1464 sous le nom de Pie II) venait d’écrire De Europa et de forger l’adjectif europœus.

29 Composée de deux organes, que l’on établirait à Bâle : une assemblée générale investie de la direction générale de la confédération, et une cour (« concistorium ») chargée du règlement judiciaire des conflits entre princes chrétiens. Il serait ainsi mis fin aux « guerres, pillages, désordres, incendies et massacres » qui affligeaient la Chrétienté, et la paix des croyants faciliterait la guerre contre les infidèles. Cf. une traduction du traité proposé par Georges de Podiebrad (qui régna à Prague de 1458 à 1471), et « destiné à établir la paix dans toute la Chrétienté », dans Jean-Pierre Faye (dir.), L’Europe une. Les philosophes et l’Europe. Paris, Gallimard, 1992, pp. 51-70.

30 Cf. supra, p. 35.

31 Le Nouveau Cynée, ou Discours d’Estat représentant les occasions et moyens d’establir une paix généralle, et la liberté du commerce par tout le monde. Aux Monarques et Princes souverains de ce temps. À Paris, chez Jacques Villery, 1623. L’auteur se cachait à moitié sous le sigle Em. Cr. Par., désignant Emeric Crucé, né à Paris. Au cours de sa vie (ca 1590-1648), il fut moine et enseignant, et publia, outre le livre évoqué ici, des ouvrages d’érudition en latin.

32 « Observations sur le projet d’une paix perpétuelle de M. l’abbé de Saint-Pierre », in G.W. Leibniz, Œuvres. Paris, F. Didot, vol. IV, 1862, pp. 328-9. Redécouvert par le juriste Ernest Nys (cf. Revue de droit international et de législation comparée, XXII, 1890), le livre sera réimprimé par T.W. Balch comme The New Cyneas of Emeric Crucé. Philadelphia, Allen, Lane & Scott, 1909. On en trouve un résumé très complet dans Lange, op. cit., I, pp. 398-433, et des commentaires dans les ouvrages mentionnés à la note 2. Cf. aussi Alain Fenet, « Emeric Crucé aux origines du pacifisme et de l’internationalisme modernes », 2004, dans www.uni-miskolc.hu/~wwwdrint/20042fenet1.htm.

33 L’épisode est rapporté par Plutarque dans les Vies parallèles (cf. celle de Pyrrhus) ; mais Crucé pouvait aussi en avoir pris note en lisant Montaigne. Ce dernier relate l’avis donné au roi de l’Épire, alors qu’il s’apprêtait à envahir l’Italie, par « Cynéas son sage conseiller » (Essais, 1580, livre I, ch. 42). Rabelais avait déjà fait référence à cet échange (dans Gargantua, 1542, ch. 26 : le rôle de Pyrrhus y est tenu par Picrochole, celui de Cynée par Echephron). Boileau allait le reprendre en vers (Épitre I. Au Roi).

34 Il n’est pas articulé en chapitres (tout se suit, sans même d’alinéas). Mais on pourrait le diviser en cinq parties, portant respectivement sur les guerres et leurs causes (pp. 1-59), l’organisation de la paix (pp. 59-73), les principes du gouvernement interne des États (pp. 73-191), la liberté du commerce (pp. 191-220), et enfin les moyens de réalisation du projet (pp. 220-6).

35 Les « guerres étrangères » sont entreprises pour quatre raisons, l’honneur, le profit, la réparation des torts et l’exercice – autant dire que les hommes se battent pour le prestige, pour la richesse, pour avoir justice ou pour faire du sport. Dans aucune de ces fonctions la guerre n’est indispensable. Les deux premières sont purement illusoires, la troisième peut être mieux remplie par l’arbitrage et la quatrième par des simulacres guerriers (les tournois, les jeux d’armes, la chasse) ou par des occupations socialement utiles (l’agriculture, le commerce, les sciences).

36 On entrevoit ici une image de l’état de nature aux antipodes de la vision que Hobbes en présentera trente ans plus tard : état d’unité et de solidarité entre les hommes, il s’oppose à l’état civil, résultant de la création et de l’existence de sociétés organisées et source de divisions et de guerres.

37 Non qu’il n’y en ait pas une plus « vraie » que les autres ; aucune, cependant, ne mérite d’être imposée par la force.

38 Il estimait, en effet, qu’un roi de droit divin pouvait accepter de « subir le iugement de tant de Souverains », ses pairs, mais refuserait à coup sûr de se soumettre à celui de gouvernements désignés par les peuples. L’infériorité statutaire des républiques se trouve pourtant démentie de manière spectaculaire, et paradoxale, dans l’hypothèse évoquée ci-après à la note 43.

39 Nouveau Cynée, pp. 62-71.

40 Dans les chroniques et légendes médiévales le Prêtre Jean (Presbyter Johannes, Prete Gianni) était le souverain chrétien d’un grand et riche royaume oriental. Puis, dès la moitié du xive siècle, son domaine fut identifié avec l’Éthiopie, et lui-même avec l’empereur de cette contrée chrétienne d’Afrique. Aussi bien le Prêtre Jean que le précop (prince) des Tartares sont mentionnés par D.T.V.Y. [Pierre d’Avity], Les Estats, Empires, et Principautez du Monde. À Paris, chez Pierre Chevalier, 1616 (cf. pp. 251 et 758).

41 Telles sont les deux conditions pour être membre de l’Assemblée : exercer le contrôle effectif sur ses États et ne pas avoir de souverain au-dessus de soi.

42 Elle pourrait aussi fonctionner comme une sorte de Conseil permanent de conciliation, en maintenant les uns et les autres en rapports d’amitié (« en bonne intelligence »), en allant au-devant des mécontentements et en les apaisant.

43 Il prévoit, en effet, que dans les cas où les délégués des royaumes se diviseraient en deux partis égaux, il appartiendrait à ceux des républiques de faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre.

44 « de tenir pour loy inviolable ce qui seroit ordonné par la pluralité des voix en ladite assemblée » : Nouveau Cynée, p. 73.

45 Ils « poursuivr[aient] par armes ceux qui s’y voudroient opposer » (ibidem).

46 Ibidem, p. 36.

47 Cf. infra, note 124.

48 Discours prononcé au congrès de La Haye, 7 mai 1948, cf. www.ukinnl.fco.gov.uk/resources/en/pdf/pdf1/postnl_relationschurchill.

49 Maximilien de Béthune, duc de Sully (1559-1641), Mémoires des sages et royales Œconomies d’Estat, domestiques, politiques et militaires de Henry le Grand, l’exemplaire des Roys... Une première rédaction fut achevée autour de 1617 ; elle ne nous reste que sous forme de manuscrit, et diffère considérablement de la version qui fut ensuite imprimée en deux parties, la première en 1638 (sans doute au château de Sully, en Sologne : elle conduit le lecteur de 1570 à 1605), la seconde, à titre posthume, en 1662 (à Paris chez Augustin Courbé : elle couvre le reste du règne d’Henri IV et la première année de la régence de Marie de Médicis). Le « Grand Dessein » fut élaboré dans l’intervalle entre la rédaction originaire, où il n’était question que d’une coalition dirigée contre les Habsbourg, et la publication de la première partie (c’est-à-dire entre 1617 et 1638). Peut-être prit-il forme après l’entrée de la France dans la guerre de Trente Ans (1635), auquel cas il représenterait la leçon gracieusement offerte par Sully à son successeur, Richelieu, sur le thème : « Comment terminer le grand conflit en cours non par une simple paix favorable aux intérêts français, mais par la création d’un nouvel ordre européen bénéfique à tous ». Cf. Klaus Malettke, « L’Europe dans le Grand Dessein de Sully », dans Malettke (dir.), op. cit., p. 94. On trouvera un résumé dans Lange, op. cit., I, pp. 434-76, et des commentaires dans les ouvrages mentionnés à la note 2.

50 Non content d’attribuer, contrairement à ce qui se fait d’habitude, ses bonnes idées à un autre (le roi), Sully ne compose ses mémoires ni à la première personne, comme la plupart des autobiographes, ni à la troisième, comme quelques-uns d’entre eux, mais à la deuxième. Il adopte en effet le procédé consistant à se faire raconter sa propre vie par ses secrétaires, qui lui rappellent ses faits et gestes.

51 Le trentième chapitre de l’édition de l’abbé de l’Écluse des Loges (à Londres [Paris], 3 vols, 1745). C’est cette version que l’on trouve traduite, par exemple, dans The Great Design of Henry IV. London, Peace Book Co., 1939.

52 Cf. par exemple Goyard-Fabre, op. cit., p. 97.

53 Cf. aussi supra, p. 100.

54 L’édition des Mémoires des sages et royales Œconomies d’Estat utilisée ci-après est celle de J.-F. Michaud etJ.-J.-F. Poujoulat, en deux volumes (Paris, Firmin Didot, 1837). Ce qui s’y rapproche le plus d’un exposé organique du plan est le bloc de quatre chapitres (du 197e au 200e) sur les « hauts et magnifiques desseins » du roi, que l’on trouve dans le vol. II, pp. 323-60 : les ch. 197 et 198 constituent une sorte d’introduction historique, le suivant est un résumé en cinq points des idées attribuées à Henri. Mais ces dernières sont évoquées, tout au long des deux tomes, à au moins une vingtaine d’autres endroits. Cf. en particulier, dans le vol. I, le ch. 99, p. 353 (« Les deux désirs du Roy »), le ch. 100, pp. 354-6 (« Projets de Henri IV »), le ch. 103, pp. 363-7 (sur la mission de 1601 auprès de la reine Élisabeth), les ch. 114-121, pp. 423-505 (sur la mission de 1603 auprès de Jacques Ier) ; et dans le vol. II, le ch. 160, pp. 148-54 (lettre de Sully au roi sur ses « magnifiques desseins »), les ch. 175 et 176, pp. 212-21 (« Développement du projet de pacification générale et de confédération européenne »).

55 Mémoires, II, ch. 197, pp. 323 ss.

56 Ibidem, II, ch. 160, p. 151.

57 Dans le vol. I cf. le ch. 99, p. 353, et dans le vol. II les ch. 175 et 176, pp. 212-21, et le ch. 199, pp. 339 ss.

58 Ibidem, II, ch. 197, p. 327, et ch. 200, pp. 354 ss.

59 Sully décrit Élisabeth d’Angleterre comme la « parfaite amie » d’Henri IV. Il nous présente un récit, largement imaginaire, des ambassades dont il fut chargé auprès de la reine, puis de son successeur Jacques Ier, et grâce auxquelles avait été scellée l’entente cordiale franco-anglaise (cf. le vol. I, respectivement ch. 103 et ch. 114-21).

60 C’est dire que les princes européens sont censés épouser le projet non pas, comme chez Crucé, par simple bon sens (pour se garantir les territoires qu’ils possèdent), mais aussi par amour du gain (pour en acquérir certains qu’ils convoitent).

61 Outre la France, l’Angleterre et l’Espagne, déjà mentionnées, la Suède et le Danemark, auxquelles s’ajouterait un nouveau royaume d’Italie du Nord, unissant le Piémont et la Savoie avec la Lombardie.

62 À savoir, en plus de la Papauté, qui hériterait l’Italie du Sud, et de l’Empire d’Allemagne, ouvert à nouveau à la candidature de tous les princes allemands catholiques (mais pas à celle de la même Maison deux fois de suite), la Pologne, la Bohème et la Hongrie, toutes les trois renforcées.

63 Venise (que Sully place tantôt parmi les républiques, tantôt parmi les monarchies électives) et la Suisse, élargies l’une et l’autre ; un nouvel État néerlando-belge, formé des Provinces-Unies rebelles à l’Espagne et des Pays-Bas espagnols, et un autre État nouveau en Italie centrale (Gênes, Mantoue, Florence, etc.). Unifiée, la péninsule italienne eût été, selon Sully, trop riche pour le reste de l’Europe, aussi imagine-t-il, comme on l’a constaté, de la réorganiser en quatre unités : l’État du Pape, augmenté de Naples, la république de Venise, qui recevrait la Sicile, et les deux nouveau-nés, le royaume de Lombardie et la république du Centre. Cf. aussi la note 68 ci-dessous.

64 Il faut « réduire [les États européens] à une si fort approchante égalité de puissance, tant en force qu’en estenduë de terres et pays, que nul d’iceux par l’excez d’iceux n’entre en l’avidité d’en opprimer quelqu’un, ny l’un d’iceux en l’appréhension de le pouvoir estre de luy » : Mémoires, I, ch. 99, p. 353.

65 Ibidem, II, ch. 175, p. 213, et ch. 197, p. 327. L’expression république chrétienne n’a nul rapport, bien entendu, avec le régime politique de l’ensemble. Il faut la prendre comme le contraire de monarchie universelle : elle signifie que l’union des Quinze ne sera pas hiérarchiquement ordonnée, qu’aucun d’eux ne fera la loi aux autres.

66 Il « terminer[a] toutes les diversitez de prétentions et contrarietez d’opinions qui pourroient intervenir entre tant de grands potentats et peuples » : ibidem, II, ch. 199, p. 350.

67 Ibidem, II, ch. 199, pp. 345 et 351.

68 Les contributions s’échelonnent en effet entre celle de l’Empire, qui fournira 60 000 fantassins et 20 000 cavaliers, et celle de la Bohème, qui en pourvoira respectivement 5000 et 1500. Au total l’armée chrétienne comptera 220 000 fantassins et près de 54 000 cavaliers, et la flotte cent dix-sept galères. À noter que si les quatre États italiens étaient comptabilisés ensemble, ils constitueraient la deuxième force terrestre, devant la France et l’Espagne, et de loin la première force navale.

69 Ils avaient notamment réussi à gagner à la grande coalition dirigée contre les Habsbourg de Madrid et de Vienne, outre Élisabeth puis (plus difficilement) Jacques Ier d’Angleterre, les rois de Suède et du Danemark, les Provinces-Unies, les princes allemands et le Pape – ce dernier en lui offrant Naples, un cadeau que la France paierait à l’Espagne avec l’abandon de ses propres revendications sur le territoire ibérique.

70 C’est là que réside l’originalité de l’œuvre de Sully, écrit par exemple D. Heater, op. cit., pp. 22 ss.

71 Ainsi que l’atteste, par exemple, le passage où la décision de Constantin de diviser l’Empire en parties « arithmétiquement esgalisées » est présentée comme la source de guerres sans fin : Mémoires, II, ch. 197, p. 324.

72 À les « rend[re] quasi tous esgaux en estenduë de domination, force, puissance et autorité » : ibidem, II, ch. 199, p. 341.

73 Le but, écrit-il, est de tracer entre les quinze dominations « des bornes si bien ajustées, [...] et de régler tant équitablement la diversité de leurs droits et prétentions, qu’ils n’en pussent jamais plus entrer en dispute » ; il faut prendre soin, ajoute-t-il plus loin, « que chascun des associez y puisse trouver son contentement avec des seuretez suffisantes » : cf. le vol. I, ch. 100, p. 356, et le vol. II, ch.175, p. 213.

74 Qui sont les grands ? Sur ce point, comme sur tant d’autres, Sully change d’avis au fil de la rédaction. Il en compte parfois cinq, parfois davantage. Appartiendront sûrement à la première classe l’Empire, les royaumes de France, d’Angleterre et d’Espagne, ainsi que la Papauté.

75 Mémoires, II, ch. 197, p. 330.

76 Ibidem, II, ch. 175 et 176, pp. 212-21.

77 Ainsi nommé dans le vol. II, ch. 199, p. 348.

78 Ibidem, II, ch. 198, p. 334.

79 « Natura dedit unicuique ius in omnia » ; « Extra civitatem, unicuique ius est ad omnia » : Thomas Hobbes, Elementa philosophica de cive. Amsterodami, apud Ludovicum Elzevirium, 1647, ch. I, 10, p. 12, et ch. X, 1, p. 165. Cf. aussi www.constitution.org/th/decive.htm.

80 Ibidem, ch. VIII.10, p. 148.

81 Leviathan, or the Matter, Forme, & Power of a Commonwealth, Ecclesiasticall and Civili. London, Andrew Crooke, 1651, part I, ch. 13 (et dans http://ebooks.adelaide.edu.au/h/hobbes/thomas/h68l/complete.html).

82 «... and the life of man solitary, poor, nasty, brutish, and short » (ibidem).

83 Ibidem, part II, ch. 17.

84 Dans la littérature anglo-saxonne on parle à ce propos d’epistemic uncertainty. Hobbes ne dit pas que l’homme est un loup pour l’homme, comme on l’entend répéter tout le temps : il dit que chacun peut soupçonner l’autre de l’être, et doit prendre les devants s’il tient à la vie. « Les hommes hobbesiens – écrit un exé-gète – sont des créatures plus craintives qu’agressives, qui entrent en conflit à cause de leurs différences de jugement sur les moyens de se protéger » : Richard Tuck, The Rights of War and Peace. Political Thought and the International Order from Grotius to Kant. Oxford, Oxford UP, 1999, p. 132. Telle est la véritable tragédie de la condition humaine dans l’état de nature. Il faut se conduire en loup avec l’autre (c’est-à-dire lui faire la guerre) même si on ne le voudrait pas – et tout en sachant que l’autre ne le veut non plus, peut-être, et que la chose la plus intelligente serait pour tout le monde de faire la paix avec tout le monde.

85 Chez Bodin, la souveraineté du prince n’était pas plus le produit d’un pacte entre les sujets que celle du père ne lui est conférée par un contrat conclu entre les autres membres de la famille.

86 Cf. De cive, ch. XIV, 4, p. 239.

87 Chez Hobbes, en somme, tant le droit naturel que la loi naturelle existant entre les princes ont un sens tout autre par rapport à celui que les jusnaturalistes donnaient à de telles expressions. Le premier est juste le contraire du leur ; quant à la seconde, la différence n’est pas tellement que ses normes sont facultatives, de simples conseils de la raison, c’est surtout que la raison suggère de ne pas suivre ces conseils, dans l’état de nature.

88 Leviathan, part I, ch. 13.

89 «... But because they uphold thereby the industry of their subjects, there does not follow from it that misery which accompanies the liberty of particular men » (ibidem).

90 Il s’est trouvé quelqu’un pour soutenir la risible théorie selon laquelle, aux yeux de Hobbes, la création des États souverains résolvait non seulement le problème de la guerre interpersonnelle, mais aussi celui de la guerre internationale, puisque l’union civile était censée changer la nature humaine en la purgeant de son agressivité. Cf. David S. Grewal, « Hobbes’s Realist-Utopian Peace Theory », 2007, in www.papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=969799.

91 Hidemi Suganami, The Domestic Analogy and World Order Proposals. Cambridge, Cambridge UP, 1989. L’expression « analogie interne » est empruntée à Hedley Bull, qui avait ainsi désigné – pour la critiquer – la vision selon laquelle « les conditions d’une vie sociale ordonnée [...] sont les mêmes entre États qu’entre individus, elles exigent la reproduction à l’échelle de l’univers des institutions propres aux sociétés civiles » : cf. son essai « Society and Anarchy in International Relations », in H. Butterfield and M. Wight (eds), Diplomatic Investigations. Essays in the Theory of International Politics. London, G. Allen & Unwin, 1966, p. 35. En fait, la catégorie de l’« analogie interne » est définie dans ces écrits de manière très large. Suganami par exemple, cherchant des illustrations parmi les auteurs du xixe siècle, en mentionne (pp. 40-61) quatre – Saint-Simon, Lorimer, Ladd et Bluntschli – si dissemblables l’un de l’autre que nous allons les placer dans trois catégories et trois chapitres différents (deux dans celui-ci, un dans le ch. 4, le dernier dans le ch. 5).

92 Mieux né que ses coreligionnaires, Penn était le fils d’un amiral, Sir William Penn sr, qui avait servi sous le duc de York (le futur Jacques II). Une dizaine d’années après la mort du père, la Couronne, en la personne du roi Charles II, céda au fils un vaste territoire dans le Nouveau Monde afin d’y permettre l’émigration en masse des quakers, persécutés en Angleterre et mal vus dans les colonies puritaines d’Amérique. Devenu d’un seul coup le plus grand propriétaire terrien du monde, Penn appela la région Sylvania, nom que le roi tint à transformer en Pennsylvania, en l’honneur de feu Sir William. Le nouveau maître des lieux entreprit aussitôt d’y établir une communauté politique où la liberté de religion et la liberté politique se marieraient à la paix extérieure, notamment celle avec les Indiens. Montesquieu le qualifiera pour cela de Lycurgue moderne (Esprit des lois, livre IV, ch. 6).

93 Dite de Neuf-Ans, ou de la Ligue d’Augsbourg, elle voyait les armées de Louis XIV se mesurer, depuis 1688, à la grande alliance promue par Guillaume d’Orange et comprenant les Provinces-Unies et l’Angleterre, les Habsbourg d’Autriche et d’Espagne, les États allemands les plus importants (en particulier le Brandebourg), ainsi que la Suède, la Savoie, etc. Les hostilités prendraient fin en 1697 avec la paix de Ryswick.

94 William Penn (1644-1718), An Essay towards the Présent and Future Peace of Europe by the Establishment of an European Dyet, Parliament or Estates (1693), in The Politicai Writings of William Penn, ed. by A.R. Murphy. Indianapolis, Liberty Fund, 2002, pp. 401-19. Pour la version française (d’où proviennent, sauf indication contraire, les citations ci-dessous) cf. Essai d’un Projet pour rendre la Paix de l’Europe solide et durable, par l’établissement d’une Diète générale composée des Députez de tous les Princes et États Souverains, reproduction de l’original de 1693. York, Ebor Press, 1986.

95 Cf. un résumé (pas toujours fiable) dans Lange et Schou, op. cit., II, pp. 75-100. Voir aussi Taro Terasaki, William Penn et la paix. Paris, Pedone, 1925, ainsi que les ouvrages cités à la note 2. Dans l’allusion à Penn que fait un de ces commentateurs (« deux siècles et demi avant la Charte de l’ONU, [il] ouvrait hardiment [...] le registre du droit international » : Goyard-Fabre, op. cit. p. 103) on peut voir un exemple de la confusion d’idées régnant dans la littérature sur les plans de paix.

96 Il reprend ainsi la distinction entre paix et état de paix esquissée par Hobbes (cf. supra, pp. 228-9).

97 Essai d’un Projet, section II.

98 Ibidem, section III.

99 Cf. en particulier le livre II de ses Two Treatises of Governement (1690), ch. 7, § 94, et ch. 8, § 97.

100 Ils étaient tous rois, mais à leurs propres risques (section III). Cf. la même représentation de l’état de nature chez Locke : chaque homme, écrit-il, y est « absolute lord of his own person and possessions, [...] subject to nobody », mais « all being kings as much as he », la jouissance de sa liberté et de ses propriétés se trouve sous la menace constante des autres : Two Treatises, II, ch. 9, § 123.

101 Essai d’un Projet, section IV.

102 Ibidem, section VI.

103 Et d’autant plus utile qu’elle contribuera, précisément, à empêcher une dérive hégémonique du système : ibidem, section IX.

104 Les trois possibilités correspondraient, respectivement, à la paix de Nimègue de 1679, à la situation existante en 1688, ou à la paix qui allait être conclue à Ryswick en 1697.

105 Sauf Venise, qui aurait une délégation à part (trois sièges).

106 Essai d’un Projet, section VII. Sur ce point, certains des commentateurs cités plus haut se trompent : par exemple Lange et Schou (pp. 75-100), Souleyman (p. 30) et Terasaki (p. 101). En interprétant de travers un passage où il est dit qu’un député suffira pour exercer le droit de vote des grands États, ils croient que Penn entend attribuer à chaque membre de l’Union, quel que soit le nombre de ses représentants, une seule voix. Or, le texte dit clairement qu’« il s’agit de régler les voix par rapport à l’inégalité des princes et des États », de « déterminer le nombre de personnes et de voix que chaque Souveraineté doit avoir ». Ce que Penn entendait, c’est que le total des bulletins revenant aux différents États (dix, douze, etc.) pourraient être déposés dans l’urne par un seul membre de la délégation : les députés, en somme, n’auraient pas besoin d’être tous toujours présents.

107 Cela porterait le nombre total des États membres de treize à quinze, et celui des députés de soixante-dix à quatre-vingt-dix.

108 Telles sont les deux conclusions qu’on ne peut s’empêcher de tirer du passage de la section VIII où il est question des délégués de chaque nation se déterminant, dans les différents cas, à la majorité. Cette disposition n’aurait aucun sens si chacun votait séparément des autres, ou si tous votaient suivant les ordres du prince. Penn, par ailleurs, craint beaucoup la corruption, et cela confirme que les députés ne se prononceront pas sur instructions. Il y a toutefois contradiction avec un passage de la section IX, où il est dit que dans les affaires de première importance ils devront demander des directives à leurs supérieurs avant de se commettre ; mais comme cette procédure exigera, selon l’estimation de l’auteur, jusqu’à vingt-quatre jours, elle paraît être plutôt l’exception que la règle.

109 Nous nous fondons ici sur la version anglaise (Essay, section VIII), qui dit « by Three Quarters of the Whole, at least Seven above the Ballance » (c’est-à-dire quarante-deux contre vingt-huit), et abandonnons la version française, qui traduit par « les trois quarts de l’Assemblée, ou tout au moins sept voix de plus d’un côté que de l’autre », rendant ainsi le passage difficilement compréhensible. Les commentateurs qui croient, comme Lange, que chaque État a droit à une seule voix, imaginent que la majorité des trois quarts correspond à dix États sur treize, mais ne savent pas quel sens donner à l’autre partie de la phrase (« ou tout au moins sept plus que la moitié »). En réalité, selon la clé de répartition des sièges suggérée par Penn, une majorité de 75 % (cinquante-deux voix) exigerait l’accord d’au moins sept États sur treize (les sept les plus grands totalisent, en effet, cinquante-quatre sièges). Si la majorité n’était, en revanche, que de 60 % (quarante-deux voix), cinq États suffiraient (les cinq les plus grands contrôlent quarante-six sièges et pourraient donc, s’ils s’unissaient, imposer leur volonté aux huit autres).

110 Essai d’un Projet, section IV (dans l’original anglais: « all the other Soveraignties, United as One Strength, shall compel the Submission and Performance of the Sentence... »).

111 Beaucoup de commentateurs du plan ont glosé sur la contradiction entre cette acceptation de la violence armée et le pacifisme quaker. Mais une sanction administrée par l’Union à un État infracteur ne serait pas de même nature qu’une guerre déclenchée par un prince contre un autre : il y aurait entre elles, Penn le voit parfaitement, la même différence qui existe, au sein de l’État, entre la violence privée (la vengeance, le duel) et celle qu’exerce la main publique au nom de la loi. Or les quakers pouvaient s’interdire, en hommage au principe de non-résistance, l’emploi de l’épée contre les malfaiteurs, mais ils ne le défendaient pas à la société.

112 Essai d’un Projet, section V.

113 Ibidem, section IX (dans l’original anglais: « they remain as Soveraign at Home as ever they were [...] None of them have now any Soveraignty over one another »).

114 Ibidem, section X.

115 John Bellers (1654-1725), Some Reasons for an European State proposed to the Powers of Europe, by an Universal Guarantee and an Annual Congress, Senate, Dyet or Parliament, to settle any Disputes about the Bounds and Rights of Princes and States hereafter... London, 1710. Le texte est reproduit par Terasaki, op. cit., pp. 139-57. Cf. aussi George Clarke (ed.), John Bellers: His Life, Times and Writings. London, Routledge & Kegan Paul, 1987, pp. 135-53.

116 Il s’agit de diviser l’Europe en cent cantons égaux, dont chacun fournira à l’armée fédérale un contingent de mille hommes armés (ou l’équivalent en argent ou en bateaux) : les princes auront le droit d’envoyer au Sénat un délégué par contingent levé – chacun y aura donc autant de sièges que ses États contiennent de cantons.

117 Cf. la citation en exergue de ce chapitre, tirée de la conclusion de l’Essai de Penn.

118 Sous ce titre allait d’ailleurs paraître, une trentaine d’années après la mort de Saint-Pierre, un recueil de ses différents desseins d’amélioration sociale (Les rêves d’un homme de bien. À Paris, chez la veuve Duchesne, 1775). C’est la préface de cet ouvrage (p. vi) qui attribue à Dubois le trait ironique ; mais on le trouve aussi dans une lettre de Voltaire au marquis d’Argenson du 8 mai 1739 (« les rêves d’un homme de bien, [...] les chimériques projets du bon abbé de Saint-Pierre ») : Voltaire, Œuvres complètes. Paris, Hachette, vol. XXXIII, 1890, p. 438.

119 Cf. Daniele Archibugi, introduction au projet de pacification de P.-A. Gargaz cité infra, p. 254 (Palermo, Sellerio, 1992, p. 9).

120 Sur ce dernier cf. son Discours sur la Polysynodie, où l’on démontre que la Polysynodie, ou pluralité des Conseils, est la forme de Ministère la plus avantageuse pour un Roi et pour son Royaume (Amsterdam, 1719).

121 Cf. supra, p. 108 : déclenchée par l’extinction de la lignée espagnole des Habsbourg et l’accession à ce trône (sous le nom de Philippe V) du petit-fils de Louis XIV, la guerre mit aux prises la nouvelle union de famille franco-espagnole et une alliance comprenant la Grande-Bretagne, la Hollande, l’Autriche et la Prusse. Treize ans d’hostilités aboutirent aux paix d’Utrecht (1713) et Rastadt (1714).

122 En tant qu’assistant du plénipotentiaire français à la conférence de la paix, le cardinal de Polignac.

123 Charles Irénée Castel, abbé de Saint-Pierre (1658-1743), Projet pour rendre la Paix perpétuelle en Europe. À Utrecht, chez Antoine Schouten, 2 vols, 1713.

124 En fait, quatre. Aux deux tomes cités ci-dessus s’en ajouta un troisième en 1717, imprimé lui aussi à Utrecht chez A. Schouten, sous le titre Projet de Traité pour rendre la Paix perpétuelle entre les Souverains Chrétiens [...] Proposé autre fois par Henry le Grand, Roy de France [...] Éclairci par M. l’Abbé de S. Pierre. Mais l’abbé avait déjà publié en 1712, à Cologne, un premier Mémoire pour rendre la Paix perpétuelle en Europe. Les trois volumes de 1713-1717 ont été recueillis par S. Goyard-Fabre : Abbé de Saint-Pierre, Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe. Paris, Garnier, 1981.

125 Abrégé du projet de paix perpétuelle, inventé par le Roi Henri le Grand […] Aproprié à l’état présent des affaires générales de l’Europe. Démontré infiniment avantageux pour tous les hommes nés & à naître en général & en particulier pour tous les Souverains & pour les Maisons Souveraines. À Rotterdam, chez Jean Daniel Beman, 1729.

126 Neuf ans après la sortie de l’Abrégé, l’abbé en publia (étrennant pour l’occasion une orthographe de son cru) la « segonde édition revue et augmentée » : Ouvrajes de politique, vol. I, contenant l’« Abrégé du projet de paix perpétuelle », par M. l’Abé de Saint-Pierre. À Roterdam, chez Jean-Daniel Beman, 1738. Sur l’ensemble du Projet cf. les commentaires des auteurs cités à la note 2.

127 Quoique ordonné prêtre, Saint-Pierre n’exerça jamais le sacerdoce – sa foi catholique n’était pas des plus solides. Il était, par ailleurs, peu porté au respect du vœu de chasteté, si l’on se fie à d’Alembert, selon qui l’abbé écrivit contre le célibat des prêtres et ne le pratiqua point : « s’imagina[nt] que chaque citoyen était obligé de fournir des sujets à la patrie, il ne se croyait pas dispensé par son état de payer son contingent comme les autres ». Cf. l’« Éloge de Saint-Pierre » dans d’Alembert, Œuvres complètes. Paris, A. Belin, vol. III, 1821, pp. 258 et 271.

128 Cf. respectivement la lettre à M. Thieriot du 20 décembre 1738, dans Voltaire, Œuvres complètes. Paris, Hachette, vol. XXXIII, 1890, p. 325, le Rescrit de l’Empereur de la Chine, à l’occasion du projet de paix perpétuelle (1761), dans Œuvres complètes, vol. XXV, 1893, p. 162, et l’essai De la paix perpétuelle, par le Dr Goodheart (1769), dans Œuvres complètes, vol. XXVIII, 1894, pp. 355 ss. Mais le sarcasme peut-être le plus connu à l’encontre du plan de Saint-Pierre est celui de Frédéric de Prusse, dans une lettre à Voltaire du 12 avril 1742 : « La chose est très praticable ; il ne manque, pour la faire réussir, que le consentement de l’Europe, et quelques autres bagatelles semblables » (Voltaire, Œuvres complètes, vol. XXXIV, 1890, p. 281).

129 Contrairement à ce qu’écrivait un Voltaire particulièrement malveillant (Rescrit de l’Empereur de la Chine, cité, p. 163), il ne s’agissait pas d’« enjoindr[e] à tous les souverains de n’avoir jamais aucune querelle », mais de soumettre leurs querelles à un jugement autre que celui des armes.

130 Dans l’arène internationale les forces se modifient incessamment, donc leurs rapports sont toujours mouvants, et la plupart du temps en déséquilibre. Si la parité se produit, elle ne dure qu’un moment, et n’est pas nécessairement dissuasive. D’où la condition d’instabilité permanente et de guerre quasi continuelle qui règne entre les nations, tant qu’elles demeurent plongées dans l’état de nature (premier Discours du Projet de 1713, I, pp. 35 ss., cité aussi supra, p. 130).

131 Cf. le quatrième Discours du Projet de 1713, I, pp. 284 ss.

132 L’abbé reconnaît l’existence de certaines pommes de discorde irrationnellement considérées par les intéressés comme vitales – il cite l’exemple de Gibraltar. Mais l’obstacle peut être contourné : les souverains concernés concluront quand même le traité, en réservant ces revendications-là et en les confiant à la médiation ou au jugement de l’Union. De toute manière, dans l’état de paix engendré par le traité, la possession de Gibraltar paraîtra à l’Angleterre de moins en moins utile, et elle sera de plus en plus encline à transiger.

133 Il s’est trouvé un commentateur pour créditer la Société européenne de Saint-Pierre du « principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des États membres », et pour lier le plan de l’abbé, sur ce point, au Pacte de la SdN et à la Charte de l’ONU : ce qui est proprement absurde (cf. l’introduction par S. Goyard-Fabre à l’édition de 1981 du Projet, p. 81).

134 Le total des membres variera dans les versions suivantes : il sera ramené de vingt-quatre à vingt et un dans l’Abrégé de 1729, puis à dix-neuf ou vingt dans celui de 1738. Certaines petites principautés devront s’associer pour avoir droit à une voix.

135 Saint-Pierre ne considère pas l’hypothèse où cette vaste majorité se révélerait impossible à atteindre : on peut imaginer que dans ces cas, les décisions provisoires précédemment adoptées à la majorité simple se perpétueraient dans le temps.

136 Pour les « articles importants » cf. le Projet de 1713, I, pp. 357 ss.

137 Ibidem, I, articles importants 1, 2 et 4.

138 Ibidem, I, article important 3. Cf. aussi l’explication qui suit l’article fondamental 10, p. 347.

139 Cf. le deuxième volume du Projet de 1713, article utile 2, pp. 294-6.

140 Abrégé, éd. de 1738, pp. 320-1.

141 Abrégé, éd. de 1729, p. 11.

142 Hinsley, op. cit., pp. 40-4.

143 Une époque où les hommes arrivaient à peine à assurer leur existence : c’est par là que l’abbé faisait commencer l’histoire de l’espèce. Puis était venu l’âge de bronze, où l’humanité avait joui d’une sécurité accrue, et enfin l’âge d’argent, auquel vivait l’Europe de son temps. Elle accéderait à l’âge d’or après avoir donné une solution rationnelle aux problèmes les plus urgents, à commencer par la guerre. Cf. le « Projet pour perfectionner le Gouvernement des États », dans Ouvrajes de politique. À Rotterdam, chez J.-D. Beman, vol. III, 1733, pp. 2278.

144 Encore une fois Hinsley, op. cit., p. 39.

145 Abrégé, éd. de 1729, pp. 219-20. On trouve là, en somme, l’idée d’utilité marginale décroissante des biens : toute nouvelle unité ajoutée au patrimoine d’un souverain vaut moins que la précédente.

146 Ibidem, pp. 31-2.

147 Ibidem, cf. les objections n° 1 et 2, pp. 152 ss.

148 Cf. le premier des Six livres de la République, ch. 8, cité supra, p. 35.

149 Abrégé, éd. de 1738, premier supplément, objection n° 22, pp. 219 ss.

150 Cf. par exemple Abrégé, éd. de 1729, objection n° 3, pp. 167 ss.

151 D’Alembert, « Éloge de Saint-Pierre », op. cit., p. 257.

152 Abrégé, éd. de 1729, p. 43.

153 Cardinal Alberoni’s Scheme for Reducing the Turkish Empire to the Obedience of Christian Princes: and for a Partition of the Conquest Together With a Scheme of Perpetual Dyet for Establishing the Publick Tranquility... London, J. Roberts, 1736.

154 Né en 1664 près de Plaisance, Alberoni servit d’abord le duc de Vendôme, puis, dès 1715, Philippe V, qui le renvoya en 1719 à cause de la témérité de sa politique étrangère. Le début de sa fortune, si l’on en croit le portrait plus que venimeux du duc de Saint-Simon, serait dû à une « infâme bouffonnerie » dont il usa en 1706 auprès de Vendôme : celui-ci l’ayant reçu sur sa chaise percée, le futur cardinal, en rien décontenancé, attendit le moment propice pour courir lui embrasser le derrière en s’écriant « O culo d’angelo », un hommage que le destinataire apprécia manifestement à sa juste valeur. Cf. Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, Mémoires. Paris, Hachette, vol. IV, 1873, pp. 387-8.

155 Milenko R. Vesnitch, « Cardinal Alberoni: An Italian Precursor of Pacifism and International Arbitration », The American Journal of International Law, VII, 1, 1913, pp. 51-82. L’essai introductif est suivi par la reproduction du document de 1736 (pp. 83-107). Alors ministre de Serbie à Paris, Vesnitch dit avoir retrouvé le manuscrit original à Venise, sous le titre Progetto del Cardinale Alberoni per ridurre l’Impero Turchesco alla obedienza dei Principi Cristiani, e per dividere tra di essi la conquista del medesimo.

156 Projet d’un nouveau Système de l’Europe préférable au Système de l’Équilibre entre la Maison de France et celle d’Autriche (1745), reproduit dans G. Luttemer, Les États-Unis d’Europe. Étude suivie d’un projet similaire... Tunis, Frédéric Weber, 1913, pp. 316-54. Ce texte a déjà été mentionné (supra, p. 131) ; on en trouve un commentaire dans Souleyman, op. cit., pp. 92-5.

157 Il y a tout de même une idée originale dans le huitième article, qui prévoit que la juridiction fédérale s’étende aussi aux personnes privées : l’Union établira, en effet, des tribunaux destinés à juger les litiges entre particuliers sujets de souverains différents.

158 Même dans un monde bipolaire, l’égalisation est incertaine : si la balance devait pencher en faveur d’une des deux superpuissances, il n’est pas dit que tous les princes mineurs seraient assez clairvoyants pour se ranger avec la plus faible. Mais à supposer qu’il en soit ainsi, dit l’anonyme (reproduisant Saint-Pierre verbatim), l’égalité donne aux deux parties « à peu près autant de raisons d’espérer [la victoire] que des sujets de craindre [la défaite] » (cf. supra, p. 132).

159 Goudar croisa le chemin du Vénitien à Londres. Cf. J. Casanova de Seingalt, Mémoires, écrits par lui-même. Paris, Garnier, vol. VI, 1880, pp. 496 ss (notamment p. 502).

160 Ils furent même traduits en russe. On citera, à titre de curiosité, le nom du traducteur, Vassili Malinovski, à son tour auteur d’une Dissertation sur la paix et la guerre. Comme dans les autres projets inspirés de près ou de loin par Saint-Pierre, la solution pour éliminer la guerre consistait dans l’institution d’un organe chargé de régler les conflits, et capable d’imposer ses verdicts. Cf. Paola Ferretti, A Russian Advocate of Peace: Vasilii Malinovskii (1765-1814). Dordrech, Kluwer, 1998, pp. 134-5.

161 M. le Chevalier G. [Ange Goudar (1720-1791)], La Paix de l’Europe ne peut s’établir qu’à la suite d’une longue trêve, ou Projet de pacification générale, combiné par une suspension d’armes de vingt ans entre toutes les Puissances politiques. À Amsterdam, chez Chastelain, 1757. Cf. aussi Souleyman, op. cit., pp. 95-9.

162 L’espion chinois, ou l’envoyé secret de la cour de Pékin, pour examiner l’état présent de l’Europe. À Cologne, vol. V, 1765, pp. 52-3. Cité supra, p. 50.

163 Gabriel-Henri Gaillard (1726-1806), Les avantages de la paix. Discours qui, au jugement de l’Académie française, a remporté le prix en janvier 1767, dans Mélanges académiques... À Paris, chez H. Agasse, vol. I, 1806, pp. 51-89.

164 Ibidem, p. 81.

165 P.A.G. [Pierre André Gargaz (1728-1801)], Conciliateur de toutes les Nations d’Europe, ou Projet de Paix Perpétuelle entre tous les Souverains de l’Europe et leurs Voisins. À Paris, 1782. Le sous-titre fait allusion tant à la paix entre princes européens qu’à la paix entre ceux-ci et les souverains extra-européens. Ce petit texte (une cinquantaine de pages) fut redécouvert et publié par G.S. Eddy en 1922, à New York, puis réimprimé dans la même ville en 1973. Plus récemment a paru une traduction italienne, avec une introduction de D. Archibugi (Palermo, Sellerio, 1992).

166 Cf. la lettre de Gargaz à ce dernier, en date du 15 décembre 1785, dans The Papers of Thomas Jefferson, ed. byJ.P. Boyd. Princeton, Princeton UP, vol. IX, 1954, pp. 99-100.

167 Puisque les souverains sont priés d’« acquiescer aux délibérations » de leurs émissaires, il faut croire que ces derniers, quoique nommés par les princes, se prononceront librement – ce en quoi l’auteur de ce plan se sépare de Saint-Pierre.

168 En fait, l’idée circulait à l’époque : on la trouve par exemple chez l’abbé Raynal, dans son Histoire philosophique et politique des Établissemens et du Commerce des Européens dans les deux Indes (Amsterdam, vol. III, 1772, p. 272).

169 Le septième « moyen infaillible » prévoit que les États, loin de désarmer, maintiendront dans la paix les mêmes établissements militaires qu’ils entretenaient en temps de guerre, sans congédier qui que ce soit.

170 Contrat social, surnomé Union francmaçone, entre tous les bons Citoiens de la Republiqe Françoise, e entre la meme Republiqe e toutes les Nations de la terre. À Toulon, chez P.J. Calmen, An V (1796-1797). Le terme francs-maçons désigne, nous explique l’auteur, des hommes équitables, éclairés et impartiaux.

171 Dans ses « Observations sur le projet d’une paix perpétuelle », Leibniz évoquait deux aspects à propos desquels le système de l’Empire lui paraissait supérieur : d’une part, la chambre impériale de justice était accessible aussi aux particuliers, qui pouvaient plaider contre leurs princes ou magistrats ; d’autre part, les juges s’y déterminaient librement, sans suivre les instructions de qui que ce soit. Cf. sa lettre à Saint-Pierre (7 février 1715) et ses « Observations » dans G.W. Leibniz, Œuvres. Paris, F. Didot, vol. IV, 1862, pp. 325-36 (citées aussi supra, p. 47, notes 168 et 169).

172 « La paix imaginée par un Français, nommé l’abbé de Saint-Pierre, est une chimère qui ne subsistera pas plus entre les princes qu’entre les éléphants et les rhinocéros, entre les loups et les chiens. Les animaux carnassiers se déchireront toujours à la première occasion » : Voltaire, De la paix perpétuelle, par le docteur Goodheart (1769), dans Œuvres complètes. Paris, Hachette, vol. XXVIII, 1894, pp. 355-6.

173 L’A, B, C, ou dialogues entre A, B, C (1768), 11e entretien (« Du droit de la guerre »), ibidem, pp. 125-30.

174 De la paix perpétuelle, p. 356, note 1.

175 Dictionnaire philosophique, « Guerre », dans Œuvres complètes. Paris, Hachette, vol. XVIII, 1876, pp. 209-13.

176 Marie-Jean-Antoine-Nicolas de Caritat marquis de Condorcet (1743-1794), De l’influence de la révolution d’Amérique sur l’Europe (1786), in Œuvres de Condorcet. Paris, Firmin Didot Frères, 1847.

177 Dans la même ligne se situe le mecklembourgeois Eobald Toze, qui publie en 1752, sous le titre Die allgemeine Christliche Republik in Europa, une critique dirigée contre les plans à la Saint-Pierre : aucun espoir de salut, à ses yeux, dans des systèmes abstraits, construits dans les cabinets de travail des philosophes. Une paix durable ne pourra résulter que du développement graduel de l’esprit de justice chez les princes et chez les peuples. On trouve, en revanche, des plans du type de celui de Saint-Pierre chez des auteurs allemands tels J.H. von Lilienfeld (1767), J. M. von Loen (1747), J. F. von Palthen (1758) : cf. Lange et Schou, op. cit., II, pp. 269-76, et Ruyssen, op. cit., II, pp. 602-3 et 605-7.

178 Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), Les confessions. À Paris, chez Poinçot et Lejay, vol. III, 1789, pp. 227-9 et 253-5.

179 L’abbé, estime Rousseau (ibidem, p. 253), avait produit des plans certes utiles en théorie, « mais impraticables par l’idée, dont [il] n’a jamais pu sortir, que les hommes se conduisoient par leurs lumières, plutôt que par leurs passions ». C’est pourquoi « cet homme rare, l’honneur de son siècle et de son espèce, et le seul peut-être, depuis l’existence du genre humain, qui n’eût d’autre passion que celle de la raison, ne fit cependant que marcher d’erreur en erreur dans tous ses systèmes... ».

180 Extrait du projet de paix perpétuelle de M. l’abbé de Saint-Pierre (publié en 1761 à Amsterdam, chez M.M. Rey), et Jugement sur le projet de paix perpétuelle (publié en 1782 à Genève, dans le vol. XII de l’édition Du Peyrou/Moultou, pp. 40-52). On les trouve aujourd’hui dans J.-J. Rousseau, Œuvres complètes. Paris, Gallimard, vol. III, 1964, respectivement pp. 563-89 et 591-600. Suivent, aux pp. 601-16, L’état de guerre et les Fragments sur la guerre. On se référera aussi, ci-dessous, à d’autres textes reproduits dans ce même tome des Œuvres complètes : le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), pp. 111-223 ; le Discours sur l’économie politique (1755), pp. 241-78 ; Du contrat social, ou principes du droit politique (1762), pp. 349-70 ; le Projet de constitution pour la Corse (1760-1769), pp. 901-50 ; les Considérations sur le gouvernement de Pologne (1772), pp. 953-1041. Sur Rousseau et les relations internationales cf. l’ouvrage publié, sous ce titre, par F. Ramel et J.-P. Joubert (Montréal/Paris, L’Harmattan, 2000), ainsi que Stanley Hoffmann, « Rousseau on War and Peace », in The State of War. Essays on the Theory and Practice of International Politics. London, Pall Mall Press, 1965, pp. 54-87.

181 À propos duquel cf. le travail philologique de B. Bernardi et G. Silvestrini dans Annales de la Société J.-J. Rousseau. Genève, Droz, vol. XLVI, 2005, pp. 201-80.

182 Ils avaient deux instincts naturels, explique Rousseau dans le Discours sur l’inégalité : l’autoconservation et la commisération (la répulsion pour la souffrance de leurs semblables). Le premier ne les poussait pas à se battre, car le combat n’était pas nécessaire à la survie, et le second les retenait de le faire inutilement.

183 L’état de guerre, p. 607.

184 Cf. respectivement ibidem et Extrait du projet, p. 568.

185 Extrait du projet, p. 564. Quelle est donc la différence entre les guerres des États et les échauffourées des sauvages ? La première réponse est quantitative : il se commet aujourd’hui « plus de meurtres en un seul jour de combat, et plus d’horreurs à la prise d’une seule ville », que jadis « durant des siècles entiers sur toute la face de la terre » (Discours sur l’inégalité, p. 179). La seconde réponse, que l’on trouve dans les Fragments sur la guerre (p. 613), est qualitative et réside dans la définition de la guerre internationale comme une activité visant non l’acquisition d’un objet déterminé, mais l’affaiblissement de l’ennemi. En dernière analyse, l’État ne fait pas la guerre à ses voisins pour leur disputer quelque chose, il leur dispute quelque chose pour pouvoir leur faire la guerre – et la leur fait parce que sa sécurité exige leur diminution.

186 Cf. supra, p. 143.

187 Rousseau en retient la version courte, en cinq articles, que Saint-Pierre avait faite pour son propre Abrégé.

188 Majorité simple pour les décisions urgentes, qualifiée (quatorze voix sur dix-neuf) pour les définitives.

189 Non, avait dit Hobbes : la raison veut la paix, mais elle se mesure constamment, dans l’âme humaine, avec les passions, et personne ne peut prédire quel sera, dans chaque cas, le résultat de leur lutte. Oui, avait affirmé Saint-Pierre : il suffit de montrer aux princes quel est leur intérêt véritable (la paix), et ils le reconnaîtront. Non, va répliquer Rousseau : les princes suivent plutôt les passions que le calcul de leurs vrais intérêts. Kant, pour sa part, ne répondra pas oui ou non, mais oui et non : la raison est souveraine en puissance, son empire va se réaliser peu à peu, au cours de l’histoire (infra, p. 343).

190 Cf. supra, p. 144. Une autre raison est l’ambition de rendre leurs possessions toujours plus étendues, et leur pouvoir interne toujours plus absolu, buts que seule la guerre leur permet de poursuivre simultanément ; une autre encore est l’influence des ministres et des courtisans, qui « ont besoin de la guerre » pour prospérer, etc.

191 C’est dire qu’ils réagissent comme ce paysan auquel le roi avait accordé la réalisation d’un vœu, à condition que son voisin reçoive le double, et qui avait demandé qu’on lui arrachât un œil. Une option qui n’aurait rien d’absurde in statu belli.

192 Extrait du projet, p. 589. À rapprocher de Machiavel : c’est un mauvais prince, celui qui voudrait être bon parmi les méchants (Il principe, cité supra, p. 92, note 43).

193 Jugement sur le projet, p. 595.

194 Cf. le début de la seconde partie du Discours sur l’inégalité, et en particulier pp. 166-7. Dans les rares occasions où les hommes primitifs avaient besoin de s’unir, pour chasser du gros gibier par exemple, ils formaient une association libre, qui ne répondait qu’au besoin immédiat et durait autant que celui-ci. Mais chacun d’eux était prêt, à la vue d’un lièvre, à déserter ses compagnons, en compromettant l’entreprise commune ; et il avait raison d’agir ainsi, car sinon son voisin aurait pu le faire.

195 Livre I, ch. 8 de la République.

196 « Incommunicable and inseparable »: Leviathan, part II, ch. 18.

197 Le terme « république » étant, au xviiie siècle, le contraire de « despotisme », on pouvait qualifier un État de « république monarchique » ou de « monarchie républicaine » sans contradictio in adjecto. Le sens de ces deux locutions était que le peuple entier exerçait le pouvoir législatif, et confiait l’exécution des lois à un seul. Une « république aristocratique », en revanche, était celle où la fonction gouvernementale incomberait à quelques-uns, une minorité de citoyens désignée par la naissance ou la vertu. Une république dans laquelle le gouvernement appartiendrait à une minorité élue, voilà le type de constitution que Rousseau préférait – car la troisième possibilité, la « république démocratique », où le peuple légifère et gouverne, a le désavantage de confondre ces deux pouvoirs, qu’il convient au contraire de garder bien distincts.

198 « Grandeur des nations ! Étendue des États ! Première et principale source des malheurs du genre humain... » : cf. le ch. V, intitulé « Vice radical », des Considérations sur le gouvernement de Pologne, p. 970.

199 Selon le projet présenté dans l’Extrait, l’Union pourrait adopter à titre définitif une loi ou un décret contre l’avis de plusieurs États membres (jusqu’à cinq sur dix-neuf), et l’imposer par la force aux récalcitrants éventuels.

200 Dans l’assemblée des citoyens, si certains sont mis en minorité, c’est qu’ils n’avaient pas bien vu quelle était la volonté générale, et les autres les ont éclairés : la majorité, au sein d’une république, n’impose rien à la minorité, elle lui ouvre les yeux. Mais la volonté ainsi établie ne peut être « générale » que pour ceux qui ont souscrit au pacte considéré, pas pour les contractants d’autres pactes. Comme Rousseau l’écrit dans le Discours sur l’économie politique (p. 245), « la volonté de l’État, quoique générale par rapport à ses membres, ne l’est plus par rapport aux autres États et à leurs membres, mais devient pour eux une volonté particulière et individuelle ». Pour donner à ce principe une formulation plus étendue, disons que tout arrêt peut être injuste pour une société donnée, et lui ôter sa liberté, quand il est pris par une autre société qu’elle – aussi bien plus petite (une faction interne), ou équivalente (une autre nation), que plus grande (une fédération de nations).

201 Dans l’ordre naturel, le genre humain n’a pas de volonté générale (Contrat social, première version, pp. 286-7). Et bien évidemment, il ne saurait s’en donner une par convention : impossible de concevoir un pacte social et un corps législatif paneuropéens. Ce qui est naturel et inévitable, c’est la division de l’humanité en nations et la pluralité des contrats sociaux.

202 Cf. Hoffmann, « Rousseau on War and Peace », article cité, en particulier pp. 78-82.

203 Cf. L’état de guerre, pp. 605-7 : puisque les États se situent les uns à côté des autres, et dépendent pour leur survie du rapport de force avec ceux qui les entourent, aucun ne pourra exister pour soi et s’isoler du reste du monde, chacun devra constamment surveiller ses voisins – et les affaiblir si l’occasion s’en présente. C’est pourquoi une paix internationale d’autarcie et d’indifférence réciproque ne peut être qu’une vue de l’esprit. Et pourtant ce mirage sera repris et théorisé, plus tard, par Fichte (cf. infra, p. 272).

204 Des « ligues et confédérations qui, laissant chaque État son maître au dedans, l’arment au dehors contre tout agresseur injuste » : cf. le livre V de Émile, ou de l’éducation (1762) dans Œuvres complètes. Paris, Gallimard, vol. IV, 1969.

205 «... Ne songe[z] pas plus aux puissances étrangères que s’il en existoit aucune » : Projet de constitution pour la Corse, p. 904.

206 Cela, comme on l’a vu plus haut (p. 144), par le choix délibéré du sous-développement – une économie de subsistance, agricole et démonétisée –, par la frugalité des goûts et l’austérité des mœurs, par le renforcement des spécificités nationales et de l’esprit patriotique, par l’adoption, enfin, d’un système de défense fondé sur la milice populaire : cf. le Projet de constitution pour la Corse et les Considérations sur le gouvernement de Pologne. Concernant le patriotisme, rien n’est plus éloigné des goûts de Rousseau que la perspective universaliste de ceux qu’il appelle « cosmopolites » et qui, selon lui, « se vantent d’aimer tout le monde pour avoir droit de n’aimer personne » (Contrat social, première version, p. 287).

207 Poul Anderson, « No Truce with Kings » (1963), in I. Asimov and M.H. Greenberg, The Great SF Stories. New York, Daw Books, vol. XXV, 1992, p. 130.

208 Stanley Hoffmann, « Rousseau on War and Peace », p. 78.

209 Selon lesquels « les hommes ne doivent pas se séparer en cités et communautés ayant chacune ses lois particulières, car ils sont tous concitoyens ». Ainsi s’exprime Plutarque, évoquant la République de Zénon, le fondateur de l’école stoïcienne, dans la Fortune d’Alexandre, I, 6 (cf. http://penelope.uchicago.edu/Thayer/E/Roman/Texts/Plutarch/Moralia/Fortuna_Alexandri*/home.html).

210 Il avait revendiqué ses sentiments pour la France dans un livre publié peu avant la Révolution : Jean-Baptiste du Val-de-Grâce [Gnadenthal], baron de Cloots (1755-1794), Vœux d’un gallophile. Amsterdam, 1786. On trouve une notice biographique de Cloots dans Dictionnaire des parlementaires français [...] de 1789 à 1889. Paris, Bourloton, vol. II, 1890, pp. 138-40. Le prénom Anacharsis, dont il s’affubla après s’être débaptisé, est celui d’un jeune Scythe qui, au vie siècle, avait quitté ses steppes natales pour se rendre dans la ville la plus civilisée de l’époque, Athènes, où il était devenu disciple de Solon. Sans doute Cloots avait-il lu Le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, de l’abbé Barthélemy (1788).

211 « Pouvons-nous regarder comme patriote un baron allemand ? [...] Eh ! s’il eût été bon Français, eût-il voulu que nous tentassions la conquête de l’univers ? » : Histoire parlementaire de la Révolution française, ou Journal des Assemblées Nationales, 1789-1815. Paris, Paulin, vol. XXXV, 1837, pp. 336-7.

212 Bases constitutionnelles de la république du genre humain, par Anacharsis Cloots, membre de la Convention nationale. Paris, Imprimerie nationale, 1793. Sur ses idées cf. aussi La République universelle ou Adresse aux tyrannicides, par A. Cloots, orateur du genre humain. À Paris, 1792.

213 Dont il avait précédemment applaudi la version kantienne (comme on le verra dans le chapitre suivant).

214 Johann Gottlieb Fichte (1762-1814), L’État commercial fermé. Lausanne, L’Âge d’homme, 1980 (traduction de Der geschlossene Handelsstaat. Tübingen, in der J.G. Cotta’schen Buchhandlung, 1800).

215 Bien entendu, d’un autre point de vue le plan de Fichte sort de notre sujet, puisqu’il est de nature politique : sa mise en œuvre passerait par une modification interne des États, dont il s’agit de réformer les structures économiques et sociales de telle sorte qu’ils ne veuillent et ne puissent entretenir de rapports les uns avec les autres.

216 Elle fut ratifiée par les neuf législatures étatiques requises en 1788, et s’appliqua dès mars 1789.

217 Et qui laissaient aux États leurs « souveraineté, liberté et indépendance ». Ils ne prévoyaient pas de pouvoir exécutif. Le seul organe commun était le Congrès ; en son sein les décisions étaient adoptées, certes, à la majorité qualifiée (neuf voix sur treize), mais les États se bornaient à promettre qu’ils respecteraient ces arrêts. Cf. infra, p. 350.

218 D’un côté « a mere compact resting on the good faith of the parties », de l’autre côté « [a] supreme Govt [...] having a compleat and compulsive operation »: journal de la Convention constitutionnelle, 30 mai 1787, in The Writings of James Madison, ed. by G. Hunt. New York, G.P. Putnam’s Sons, vol. III, 1902, p. 39.

219 Cf. l’essai n° 10 dans The Federalist: A Collection of Essays written in Favour ofthe New Constitution. New York, J. and A. McLean, 1788, pp. 52-61. Madison y opposait la république et ce qu’il appelait une pure démocratie, au sein de laquelle le peuple, c’est-à-dire une faction majoritaire, exerce directement tous les pouvoirs. Sur le danger de tyrannie de la majorité cf. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique. Paris, Ch. Gosselin, vol. II, 1836, pp. 142 ss.

220 On pourrait ajouter un autre point, s’il n’était pas spécifique à la situation américaine : l’article selon lequel les esclaves étaient considérés comme valant les trois cinquièmes des hommes libres représentait un compromis entre les intérêts des États esclavagistes du Sud, qui souhaitaient que les Noirs fussent comptés comme autant d’unités, et ceux des États du Nord, qui ne voulaient pas les compter du tout.

221 De l’influence de la révolution d’Amérique sur l’Europe, cité supra, note 176.

222 C’est le cas, par exemple, de J.-J.-B. Gondon, Du Droit public et du droit des gens, ou Principes d’association civile et politique, suivis d’un projet de paix générale et perpétuelle. Paris, Brasseur aîné, 3 vols, 1807. Dans le dernier volume l’auteur propose une fédération générale comportant trois pouvoirs, qui seraient exercés par des organes différents : un corps législatif composé des chefs d’État, édictant les lois constitutives du droit des gens ; un tribunal dont les juges, nommés par les gouvernements, régleraient les différends entre les membres ; un pouvoir exécutif (« protectorat ») qui se chargerait d’appliquer les verdicts en s’appuyant, si nécessaire, sur un instrument militaire fédéral (une « armée protectorale » composée de troupes des différents États et égale à l’armée du plus fort d’entre eux). Cf. Lange et Schou, op. cit., II, pp. 428-9.

223 James Madison (1751-1836), « Universal Peace », in The Writings of James Madison, 1790-1802, cité, vol. VI, 1906, pp. 88-91. Ce bref article, originairement paru dans la National Gazette du 2 février 1792, critiquait un des écrits (manifestement l’Extrait) de Rousseau, sur les intentions duquel Madison se méprenait complètement.

224 L’un de ces moyens destinés à ramener l’opinion publique à la raison serait l’obligation, pour chaque génération, de payer ses dettes, c’est-à-dire d’assumer le fardeau financier de ses propres folies sans pouvoir s’en délester sur les épaules des générations suivantes ; un autre, la transparence de la facture fiscale : les impôts que le contribuable paie pour faire la guerre devraient y apparaître séparément, de manière que chacun sache exactement combien ses passions déraisonnables lui coûtent.

225 Les individus, écrit Wilson, se sont unis dans la société civile en instituant des autorités chargées de juger, et aussi d’exécuter les sentences rendues ; ce faisant, ils ont établi entre eux la justice et la paix. « Are States – poursuit-il – too wise or too proud to receive a lesson from individuals? Is the idea of a common judge between nations less admissible than that of a common judge between men? [...] Has or has not our national constitution given us an opportunity of making this great and interesting trial? »: cf. The Works of the Hon. James Wilson. Philadelphia, Bronson & Chauncey, vol. I, 1804, p. 377.

226 C’est Friedrich Engels qui le classifiera ainsi, dans Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880). Lointain cousin du grand mémorialiste, le duc du même nom, Saint-Simon était un économiste et philosophe qui se fit l’apôtre de l’industrialisme, de la révolution scientifique et technologique, du positivisme, et qui dessina une sorte de protosocialisme technocratique. À sa mort, il laissa derrière lui un groupe d’adeptes, les « saint-simoniens », unis en une secte quasi religieuse.

227 « La variété, c’est la vie ; l’uniformité, c’est la mort », écrivait Constant en 1814 (supra, p. 61).

228 Cf. respectivement Novalis et Friedrich Schlegel, cités supra, pp. 61-2.

229 L’équilibre n’était même pas parvenu à préserver la pluralité du système, puisque la compétition intra-européenne avait permis à l’Angleterre d’établir son hégémonie sur le reste du monde : « elle domine directement sur l’Asie et l’Afrique », indirectement sur l’Amérique du Sud, elle tient dans ses mains « l’empire des mers » et le commerce mondial. La critique saint-simonienne de la balance of power a déjà été évoquée (supra, pp. 147-8). L’opposition entre désunion continentale et monarchie mondiale (anglaise) était courante depuis le xviiie siècle chez les auteurs français, mais d’habitude ils appelaient les puissances européennes à se liguer contre la Grande-Bretagne pour l’équilibrer, alors que Saint-Simon, on va le voir, les invitera à s’unir avec elle pour mettre un terme à toute idée d’équilibre.

230 Claude Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon (1760-1825), et A. Thierry, son élève, De la réorganisation de la société européenne, ou de la nécessité et des moyens de rassembler les peuples de l’Europe en un seul corps politique, en conservant à chacun son indépendance nationale. À Paris, chez Adrien Égron, 8bre 1814.

231 Ibidem, p. 112.

232 Ibidem, p. xv.

233 Ibidem, p. v. Pour plus de détails au sujet de ce plan cf. Bruno Arcidiacono, « Un précurseur de l’Union européenne ? Le comte de Saint-Simon et la réorganisation de l’Europe en 1814 », in A. Liebich et B. Germond (dir.), Construire l’Europe. Paris, PUF/IHEID, 2008, pp. 55-70.

234 De la réorganisation, pp. xv et 24.

235 Ibidem, pp. 30-1.

236 Ce qui donnerait une chambre d’environ deux cent quarante députés. Saint-Simon estimait, en effet, le nombre d’Européens sachant lire et écrire à une soixantaine de millions (environ un tiers du total).

237 Dans le projet de Saint-Pierre chaque délégation nationale se prononçait comme un tout ; c’était aussi le cas dans celui de Penn.

238 Comme l’éducation des jeunes ou les travaux d’utilité publique (par exemple les canaux Danube-Rhin et Rhin-Baltique).

239 Ce n’est pas dit que l’Union doive nécessairement se borner à l’Europe ; rien n’interdit que d’autres républiques viennent y adhérer. Mais la paix saint-simonienne ne concerne que la partie « civilisée » du monde – et en cela aussi elle se différencie, on le verra, de la paix kantienne. L’autre partie est ouverte à la colonisation européenne.

240 De la réorganisation, p. 108.

241 C’est ce que fait le commentateur selon qui le plan « prévoit une sorte de suffrage universel » : cf. l’article de Françoise Fichet sur Saint-Simon in M. Madonna Desbazeille (dir.), L’Europe, naissance d’une utopie ? Genèse de l’idée d’Europe du xvie au xixe siècle. Paris, L’Harmattan, 1996, p. 160.

242 On ne voit pas comment interpréter autrement le passage où il est dit que « les élections de chacun des membres [de la chambre] se feront par la corporation à laquelle il appartiendra » : De la réorganisation, p. 54.

243 Au suffrage censitaire, bien entendu, et pas universel. La charte constitutionnelle française de juin 1814, par exemple, accordait le droit de vote aux hommes payant au moins trois cents francs d’impôts directs.

244 Nous les aborderons donc, respectivement, dans les ch. 4 et 5.

245 Sur ce qui suit cf., en général, Pierre Renouvin, L’idée de fédération européenne dans la pensée politique du xixe siècle. Oxford, Clarendon Press, 1949. On peut voir aussi, sur la dernière partie du siècle, Bruno Arcidiacono, « Les projets de réorganisation du système international au xixe siècle (1871-1914) », Relations internationales, n° 123, 2005, pp. 11-24.

246 « Discours d’ouverture » (21 août 1849), Œuvres complètes de Victor Hugo. Actes et paroles. Paris, J. Hetzel, vol. I, 1882, pp. 475-86.

247 « On assassine un peuple », s’écrie-t-il lors de la grande crise balkanique de 1875-1878 : « où ? En Europe [...] Ce qui se passe en Serbie démontre la nécessité des États-Unis d’Europe ». Cf. « Pour la Serbie » (1876), dans Actes et paroles, vol. IV, s.d., pp. 3-8.

248 « Paris » (1867), ibidem, pp. 289-96.

249 « L’avenir de l’Europe » (1872), Actes et paroles, vol. III, 1884, p. 286.

250 Victor-Prosper Considerant (1808-1893), De la politique générale et du rôle de la France en Europe. Paris, au bureau de la Phalange, 1840. À la mort de Fourier, en 1837, Considerant avait pris la tête du mouvement. Joignant la pratique à la théorie, il avait créé et allait créer des phalanstères fouriéristes un peu partout, de l’Île-de-France au Texas.

251 Pays d’exploiteurs, son rôle dans le monde est celui d’un « vampire social » (op. cit., p. 8). Quant à la similitude des deux régimes, dont Saint-Simon faisait grand cas, elle est pure apparence selon Considerant : en réalité, tout les oppose. L’Angleterre est le pays le plus féodal d’Europe, et la France le plus égalitaire.

252 On mesure là toute la distance qui sépare Considerant, anglophobe et partisan d’une association franco-allemande, d’un saint-simonien tel que Michel Chevalier. Ce dernier, quand il dirigeait le journal de la secte, le Globe, incitait le régime de Louis-Philippe à une alliance entre la France et l’Angleterre, auxquelles se joindrait par la suite une Allemagne prussienne, ce qui créerait « une trinité puissante » capable d’œuvrer à la pacification universelle. Un autre point de divergence était la question d’Orient. Pour Chevalier, Constantinople constituait le but naturel de l’expansion russe, et il était dans l’intérêt général que le Tsar s’en emparât : il fallait le laisser « franchir le Balkan [...] et faire retentir de son Te Deum grec le dôme de Sainte-Sophie » : Globe, 3, 18 et 29 juin 1831, in M. Chevalier, Politique européenne. Paris, Imprimerie Everat, 1832, pp. 35-44. Tout autre, on va le voir, le statut réservé à la ville de Constantinople dans le plan de Considerant – il espérait en faire la capitale de l’Union, et de toute manière il voulait la refuser aux Russes.

253 Considerant, De la politique générale, p. 21.

254 Ibidem, pp. 97-8.

255 Dans le cas contraire, prédit notre auteur, c’est la Russie qui se chargerait d’unifier le continent, mais en le conquérant (op. cit., p. 65). L’unité du genre humain est inscrite dans le plan divin, tel qu’il se manifeste dans la dynamique du progrès historique ; elle se fera donc d’une manière ou d’une autre – c’est-à-dire à la française, « par l’intelligence et la liberté », ou à la russe, par la force.

256 De la politique générale, pp. 2, 38, 29.

257 Ibidem, p. 53.

258 Cf. infra, p. 401, note 5.

259 Conrad G.F.E. von Schmidt-Phiseldeck (1780-1832), Europa und Amerika, oder die künftigen Verhältnisse der civilisirten Welt. Copenhagen, Brummer, 1820. À propos de Der Europäische Bund (Copenhagen, 1821), cf. Gruner, « Perceptions... », p. 174.

260 Michel Chevalier (1806-1879), « La guerre et la crise européenne », Revue des deux mondes, XXXVIe année, vol. 63, 1er juin 1866, pp. 758-85.

261 G. Luttemer, Les États-Unis d’Europe. Étude suivie d’un projet similaire... Tunis, Frédéric Weber, 1913.

262 L’ouvrage en question préconise, de fait, une union confédérative de l’Europe, préalablement réorganisée en quatre grandes masses politiques, plus ou moins équivalentes (infra, p. 371-2).

263 Constantin Pecqueur (1801-1887), De la paix, de son principe et de sa réalisation. Paris, Capelle, 1842. Cf. un extrait dans Patrice Rolland (dir.), L’unité politique de l’Europe : histoire d’une idée. Les grands textes. Bruxelles, Bruylant, 2006, pp. 191-211.

264 Infra, pp. 356-7.

265 Pecqueur, De la paix, dans Rolland (dir.), op. cit., p. 205.

266 Par exemple Hinsley, op. cit., pp. 114 ss.

267 Cf. les passages reproduits, sous le titre « Pensées sur les chers Européens d’aujourd’hui et de demain », dans Faye (dir.), op. cit., pp. 229-40. Nietzsche était lui-même atteint par une forme individuelle, non nationale mais non moins irrationnelle, de la même rage, qui l’amenait à déclarer que les Européens avaient « besoin non seulement des guerres, mais des plus grandes et terribles » (Menschliches, Allzumenschliches, in Werke. Mùnchen, Carl Hauser Verlag, vol. I, 1967, p. 439), et à déclamer : « Aimez la paix comme le moyen de nouvelles guerres, et la paix brève mieux que la longue [...] Vous dites que c’est la bonne cause qui sanctifie la guerre ? Mais moi je vous le dis, c’est la bonne guerre qui sanctifie toute cause » (Also Sprach Zarathustra, ibidem, p. 575). Aussi songeait-il peut-être à une « Europe une », mais afin que les Européens puissent mieux lutter en vue de la suprématie mondiale, et non pour qu’ils trouvent enfin la paix – qui les plongerait, selon lui, dans le « marasmus femininus », ce en quoi il s’inscrit dans la longue lignée des auteurs craignant que la paix permanente n’émascule l’humanité.

268 Gustave de Molinari (1819-1912), L’abbé de Saint-Pierre. Sa vie et ses œuvres, précédées d’une appréciation et d’un précis historique de l’idée de la paix perpétuelle. Paris, Guillaumin et Cie, 1857. Cf. en particulier l’introduction, pp. 37-67.

269 Quarante ans plus tard, en 1898, Molinari reviendrait sur la question de la guerre et de la paix, dans une optique partiellement différente, et sensiblement plus pessimiste : cf. infra, pp. 376-7, notes 138 et 141.

270 Dans l’article cité supra (note 260) et intitulé « La guerre et la crise européenne », pp. 777 ss.

271 Par Europe il entendait l’ouest et le centre du continent, sans l’empire russe, qui lui paraissait « destiné à former indéfiniment une unité par lui-même » : Michel Chevalier, « Les États-Unis de l’Europe et la paix internationale », Journal des économistes, 3e série, vol. XV, 1869, pp. 76-91.

272 Michel Chevalier, « Du droit international, de ses vicissitudes et de ses échecs dans le temps présent », Revue des deux mondes, XLIIe année, vol. 99, 15 mai 1872, pp. 398 et 402.

273 Théoriquement, en effet, la force est remplacée par le droit, mais en pratique les États gardent le pouvoir de décision suprême.

274 Charles Lemonnier (1806-1891), Les États-Unis d’Europe. Paris, Librairie de la bibliothèque démocratique, 1872 : cf. pp. 136 et 172-3. En 1867 Lemonnier avait fondé à Genève un groupement pacifiste, la Ligue internationale de la paix et de la liberté, dont l’organe avait aussi pour titre Les États-Unis d’Europe/Die Vereinigten Staaten von Europa/Gli Stati Uniti d’Europa (Berne/Genève, 1867-1913).

275 Dans la préface qu’il écrit pour une nouvelle édition du plan kantien, publiée à Paris chez G. Fischbacher, en 1880, sous le titre Essai philosophique sur la paix perpétuelle : cf. les pp. i-xv.

276 Les États s’engageraient par traité à renoncer, pour une période déterminée (trente ans), à l’emploi de la force ; ils promettraient de soumettre tous leurs différends à un tribunal international préétabli et d’appliquer les sentences rendues : Formule d’un traité d’arbitrage permanent entre nations. Mémoire présenté au VIIIe Congrès de la Ligue internationale de la paix et de la liberté. Genève, M. Stapelmohr, s.d. (1888).

277 Comme le prétend Christopher Harvie, « The Father of European Federalism? », History Today, XLVII, 7, 1997, p. 3.

278 James Lorimer (1818-1890), « Le problème final du droit international », Revue de droit international et de législation comparée, IX, 2, 1877, pp. 161-206, qui devient « The Ultimate Problem of International Jurisprudence », livre V de The Institutes of the Law of Nations. A Treatise of the Jural Relations of Separate Political Communities. Edinburgh/London, William Blackwood & Sons, vol. II, 1884, pp. 181-299.

279 La critique de la Balance of Power est, chez Lorimer, longue (pp. 197-208), complexe et passablement obscure : nous n’en retenons ici qu’un aspect.

280 Même quand la formule réussit, comme dans l’affaire de l’Alabama, on ne devrait pas affirmer que l’arbitrage a « maintenu la paix », on devrait dire plutôt que la volonté des parties de rester en paix a permis l’arbitrage. Ce dernier n’opère, en fin de compte, que lorsque les adversaires ont déjà décidé de renoncer à la guerre (« The Ultimate Problem », p. 212).

281 À propos de la religion, un autre auteur fédéraliste de la même époque (Lemonnier, dans Les Etats-Unis d’Europe, p. viii) se montrait beaucoup plus sévère : ce n’était point un remède, mais « elle-même une semence de guerre ».

282 « Municipal law makes provision for dishonesty and folly, as well as for honesty and commonsense, so long as it recognises their existence in point of fact »: « The Ultimate Problem », p. 210.

283 Ibidem, p. 186.

284 Gentz appelait « externe » la garantie qui ne vient pas des sujets du droit eux-mêmes (supra, p. 157). Elle doit être coercitive, affirme Lorimer: « International order [cannot] be realised or maintained on easier terms than national order [...] We cannot afford to dispense with the compulsitors, or even with the terrors, of the law ». Et invincible: « It is irresistible power alone which acts peaceably » (« The Ultimate Problem », pp. 184-5 et 207). C’est dire que la paix – beaucoup de pacifistes ont du mal à l’accepter – ne passe point par l’abolition de la force, mais par l’accumulation d’une force exorbitante du côté de la loi.

285 Il suffit d’imaginer un grand État où l’opposition (socialiste par exemple) serait fortement représentée dans la chambre basse. Son gouvernement pourrait compter sur moins de voix à l’assemblée fédérale que celui d’un État plus petit, mais politiquement moins polarisé.

286 Au sein des États, raisonne-t-il, personne ne songerait sérieusement à faire l’économie d’une force de police et à charger la seule opinion publique de garantir le droit : pourquoi accorderait-on tellement plus de crédit à l’opinion publique internationale ?

287 Qui auraient inclu le contrôle des possessions coloniales.

288 Laquelle, dit Lorimer, ne serait pas seulement irréalisable, mais aussi indésirable, car elle pourrait menacer la liberté des États. On voit toutefois assez mal pourquoi, après le désarmement général, une armée plus petite constituerait une moindre menace.

289 À ce propos, Lorimer a été présenté (à tort) comme un précurseur : cf. Myron J. Frankman, « International Taxation : The Trajectory of an Idea from Lorimer to Brandt », World Development, XXIV, 1996, pp. 807-20.

290 « The Ultimate Problem », pp. 183-4.

291 La distribution pondérée des sièges était une des raisons de l’aversion manifestée par Proudhon à l’égard du projet d’Union européenne : il y voyait la codification de l’asservissement de certaines nations à d’autres. L’autre raison était le risque que l’union pût « dégénérer [...] en une puissance unique, ou grande monarchie européenne ». La solution qu’il prônait aurait anéanti ces deux objections en prévoyant, d’abord, la dissolution des États existants en associations de petites unités productives, et ensuite, à l’échelle de l’Europe, une « confédération de confédérations » : cf. Pierre-Joseph Proudhon, Du principe fédératif, et de la nécessité de reconstituer le parti de la révolution. Paris, E. Dentu, 1863, p. 88. C’est dire que son Union européenne ne se composerait ni d’États (ce ne serait pas une fédération à la Saint-Pierre), ni d’individus (ce ne serait pas la république universelle de Cloots), ni des deux à la fois (ce ne serait pas une copie des États-Unis d’Amérique), mais de micro-entités économiques et sociales.

292 Toutes les contributions furent publiées dans Anatole Leroy-Beaulieu et al., Les États-Unis d’Europe. Congrès des Sciences politiques de 1900. Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1901.

293 Cf. A. Fleury, « Y a-t-il des intérêts spéciaux à l’Europe ? », et R. Dollot, « Comment les intérêts spéciaux à l’Europe ont-ils été jusqu’à présent sauvegardés ? », ibidem, pp. 45-59 et 63-118.

294 Elle est déjà un « vaste camp retranché séparé en deux parties aux forces à peu près égales » : P. Lefébure, « Y a-t-il lieu de modifier la situation actuelle ? », ibidem, p. 121.

295 Cf. P. Lefébure, contribution citée, et H. de Montardy, « Peut-on trouver un mode particulier de trancher les litiges internationaux ? », ibidem, pp. 121-33 et 159-71. Sur cette même ligne, et avec un langage autrement plus tranchant, Sorel critiquera, quelques années plus tard, l’illusion de fédérer une Europe semblable à un « panier rempli de crabes qui se pincent toute la sainte journée », et vouée à sombrer « avant dix ans [.] dans la guerre et l’anarchie, comme elle a toujours fait deux à trois fois par siècle ». Ceux qui songent à « remplacer le fait de la paix accidentelle par la théorie d’une union normale », se condamnent à l’insignifiance. « On disserte, de temps à autre, après boire dans des congrès de farceurs sur les États-Unis d’Europe ; mais aucune personne sérieuse ne s’occupe de ces balançoires » : Georges Sorel (1857-1922), « Unité et multiplicité », dans Réflexions sur la violence, 3e éd. Paris, Rivière, 1912, p. 414.

296 Avocat à la Cour d’appel, Isambert va notamment écrire un ouvrage sur les idées socialistes en France de 1815 à 1848 (Paris, F. Alcan, 1905).

297 G. Isambert, « Projet d’organisation politique d’une Confédération européenne », dans Leroy-Beaulieu et al., op. cit., pp. 137-55.

298 A. Leroy-Beaulieu, « Rapport général », ibidem, pp. 5-24.

299 Il présente les États-Unis d’Europe, en août 1915, comme un dessein éminemment « réactionnaire ». L’union continentale n’est pas irréalisable, selon lui, mais ce ne serait point un instrument de pacification – la vraie paix, la paix permanente, est inconcevable en régime capitaliste. Ce serait une simple entente temporaire entre gouvernements capitalistes européens se donnant pour but, d’une part, la lutte contre le socialisme, et d’autre part la défense de leurs possessions coloniales contre les impérialismes plus dynamiques de l’Amérique et du Japon. Plus généralement, Lénine considère le thème de la paix comme un leurre pour la classe ouvrière. L’union véritable ne verra le jour qu’après le triomphe du socialisme, et elle ne sera pas européenne, mais mondiale. Les pacifistes bourgeois prêchent donc contre ce qui est, sous une forme, inévitable (la guerre entre États impérialistes) et, sous une autre forme, nécessaire (la guerre entre prolétariat et capital). Cf. « On the Slogan for a United States of Europe » (Collected Works. Moscow, Progress Publishers, 1974, vol. XXI, pp. 339-43), ainsi que « Pacifism and the Peace Slogan », dans www.marxists.org/archive/lenin/works/1915/aug/23.htm et www.marxists.org/archive/lenin/works/1915/feb/19.htm.

300 Philip Kerr (1882-1940) and Lionel Curtis, The Prevention of War. New Haven, Yale UP, 1923.

301 Contrairement au xénophobe type (dont Karl Kraus appréciait la sévérité à l’égard des étrangers, mais déplorait l’indulgence pour les siens : Detti e contraddetti. Milano, Adelphi, 1972, p. 98), les antichauvins à la Lothian sont bien conscients des défauts de leurs proches, mais tendent parfois à sous-évaluer ceux des autres. Ainsi notre auteur se prononcera pour une politique de compréhension à l’égard des griefs allemands, y compris quand l’Allemagne aura cessé d’être celle de Weimar et sera devenue celle d’Hitler. Cf. Antony Lentin, Guilt at Versailles. London, Routledge, 1985, pp. 146 ss.

302 On relèvera ici le renversement complet de la thèse de Rousseau, pour qui la souveraineté nationale peut seule assurer aux citoyens la liberté politique ; en réalité, argumente Kerr, la souveraineté des États nuit à la liberté, puisqu’elle provoque les guerres, qui à leur tour produisent ou justifient l’oppression. Cf. aussi, à ce propos, un article qu’il écrira en 1939, The Ending of Armageddon, dans www.federalunion.org.uk/archives/endarmaggedon.shtml.

303 Kerr aussi allait par la suite renoncer à son universalisme et songer à une union de la seule Europe, et des seules démocraties européennes, comme noyau initial d’une future fédération mondiale (The Ending of Armageddon, cité).

304 Richard N. Coudenhove-Kalergi (1894-1972), Pan-Europa. Wien, Pan-Europa-Verlag, 1923. On en trouve des extraits dans Rolland (dir.), op. cit., pp. 338-63.

305 La réponse pourrait être, bien sûr, que les cinq acteurs du nouveau système seraient de force plus ou moins égale.

306 Projet d’un pacte paneuropéen, daté de février 1930, dans Rolland (dir.), op. cit., pp. 363-81. La différence entre le Conseil et l’Assemblée, précise l’auteur, est que dans l’une on se divisera par « groupements verticaux » (c’est-à-dire nationaux), dans l’autre par « groupements horizontaux » (ou transnationaux).

307 Édouard Herriot (1872-1957), Europe. Paris, Rieder, 1930 ; Gaston Riou (1883-1958), Europe, ma patrie. Paris, Valois, 1928, et S’unir ou mourir. Paris, Valois, 1929 ; Carlo Sforza (1872-1952), Gli Stati Uniti d’Europa, texte d’une conférence prononcée à Lugano en 1930. Dans le premier des deux livres cités, Riou précisait que l’union dont il était question n’était « pas une Société des nations d’Europe, mais un Reich d’Europe, mais des États-Unis d’Europe. Un véritable État, avec unité douanière, monétaire, juridique, diplomatique, militaire et navale » : cf. Rolland (dir.), op. cit., p. 402.

308 B. de Jouvenel (1903-1987), Vers les États-Unis d’Europe. Paris, Valois, 1930.

309 Déjà en 1918, dans un livre intitulé Fédération européenne ou Ligue des nations ?, le fondateur de Fiat s’était prononcé contre la création d’une organisation globale telle que la SdN, qui ne répondrait pas de manière adéquate aux problèmes continentaux, et en faveur de l’établissement en Europe d’une fédération d’États gouvernée par un pouvoir central, seule méthode pour y maintenir la paix et y favoriser la croissance économique. Cf. G. Agnelli (1866-1945) e A. Cabiati. Federazione europea o Lega delle nazioni ? Torino, Flli Bocca, 1918.

310 À la fin des années vingt Sörgel conçoit un projet de pacification opérant grâce à la technologie moderne, et le nomme Atlantropa : une union euroafricaine centrée autour d’une Méditerranée partiellement asséchée. Il s’agirait de fermer le détroit de Gibraltar et de faire baisser le niveau de la mer centrale afin d’unir l’Europe à l’Afrique dans un continent nouveau, crée par l’homme. Cela mettrait à la disposition des Européens des terres cultivables en quantité, les pourvoirait d’une source d’énergie hydroélectrique inépuisable grâce à deux immenses barrages (Gibraltar, Sicile-Tunisie) et permettrait enfin, en leur offrant un grand objectif commun, de les associer en un seul peuple. La paix serait ainsi établie entre les nations européennes, et l’Atlantropa constituerait un des trois colosses mondiaux, avec l’Amérique et l’Asie. Cf. à ce sujet Alexander Gall, « Atlantropa: A Technological Vision of a United Europe », in E. van der Vleuten and A. Kajiser (eds), Networking Europe. Transnational Infrastructures and the Shaping of Europe, 1850–2000. Sagamore Beach, Science History Publications, 2006.

311 C’est là, disait-il, une « idée qui est née il y a bien des années, qui a hanté l’imagination des philosophes et des poètes, [... et qui] a fini par apparaître comme répondant à une nécessité » : discours prononcé le 5 septembre 1929 devant l’Assemblée de la SdN. Cf. Rolland (dir.), op. cit., pp. 426-8.

312 Mémorandum du 1er mai 1930, ibidem, pp. 428-42. À l’époque directeur de cabinet de Briand, par la suite secrétaire général du Quai d’Orsay, Leger est plus connu, sous le pseudonyme de Saint-John Perse, comme poète et prix Nobel de littérature (en 1960).

313 Il s’agissait, pour la précision, des vingt-sept pays européens faisant alors partie de la SdN, à l’exclusion donc de l’URSS, qui n’y adhérerait qu’en 1934. Ils auraient dû former un système continental au sein du système universel.

314 Mémorandum cité, p. 432. On avait voulu faire, résume un commentateur, une « omelette fédérale sans casser le moindre œuf souverain » : Heater, op. cit., p. 143.

315 « Fahnen und Hymnen an alien Ecken/Europa ? Europa soll doch verrecken! » (1932).

316 Henry N. Brailsford (1873-1958) Towards a New League. London, New Statesman Pamphlet, July 1936. Cet auteur a été cité dans le chapitre précédent (p. 188, note 237), et le sera à nouveau dans le dernier (p. 413).

317 Victor-Yves Ghebali, « Avaritia et ambitio dans les relations internationales de l’entre-deux-guerres : la gestion des conflits internationaux par la Société des Nations », in M. Porret et al. (dir.), Guerres et paix. Genève, Georg, 2000, p. 715. Cf. aussi ce qu’écrit le même auteur dans Contemporary European History, XI, 4, 2002, p. 659. Il s’y réfère à Churchill (« as Winston Churchill declared, the failure was not the fault of the League of Nations, but of the nations in the League »): sans doute fait-il allusion au discours que l’ancien premier ministre prononça à Zurich le 19 septembre 1946: « The League did not fail because of its principles or conceptions. It failed because these principles were deserted by those States which had brought it into being ».

318 Brailsford pense à des personnalités indépendantes, telles Nansen, qui seraient élues par l’Assemblée et ne représenteraient pas les États mais les intérêts collectifs de l’humanité.

319 Un organe peut parfaitement être les deux choses à la fois : cf. la mise au point terminologique des pp. 204-5 ci-dessus.

320 À ces compétences Brailsford propose d’ajouter, vu les circonstances, des pouvoirs de planification économique.

321 Cf. par exemple R.W.G. Mackay, Peace Aims and the New World Order. London, Michael Joseph, 1941. Dans l’après-guerre immédiat, certains tenants de cette solution vont soutenir qu’elle instaurerait la paix non seulement, à coup sûr, au sein de l’Europe, mais aussi – beaucoup plus efficacement que l’ONU – dans le monde entier. La Fédération européenne se placerait, en effet, au milieu des deux colosses, et jouerait entre eux soit le rôle de pont, de trait d’union, soit celui de « holder of the balance ». Dans les deux cas, son interposition éviterait un face-à-face potentiellement destructif.

322 Voilà pourquoi les deux facteurs sont également nécessaires. Sans la menace soviétique, il n’y aurait eu nul besoin de revigorer la RFA si vite ; sans la peur que continuait d’inspirer l’Allemagne, une alliance classique aurait suffi face à l’URSS.

323 Déclaration du 9 mai 1950, in www.robert-schuman.com/fr/pg-europe/9mai50.htm.

324 Traité de Paris instituant la CECA, 18 avril 1951, in www.mjp.univ-perp.fr/europe/1951ceca.htm.

325 Déclaration du 9 mai 1950, citée.

326 Cf. Élisabeth du Réau, « Du plan Schuman au plan Pleven... », dans S. Dockrill et al. (dir.), L’Europe de l’Est et de l’Ouest dans la Guerre froide, 1948-1953. Paris, Presses de la Sorbonne, 2002, p. 193.

327 Traité de Paris instituant la CED, 27 mai 1952, in www.mjp.univ-perp.fr/europe/1952ced.htm.

328 Ibidem, article 9.

329 Dix-huit chacun pour la France, l’Italie et la RFA, dix chacun pour la Belgique et les Pays-Bas, quatre pour le Luxembourg, pour un total de soixante-dix-huit députés.

330 Ernest Haas, The Uniting of Europe. Political, Social and Economic Forces (1950-1957). London, Stevens, 1958, p. 456. Monnet fut le premier président de la Haute Autorité.

331 Il faut pour cela qu’elle adopte une motion de censure à la majorité des deux tiers.

332 L’Assemblée de la CED n’aurait été que provisoire : il était prévu d’en constituer ultérieurement une définitive, bicamérale et fondée sur le principe de la séparation des pouvoirs.

333 Dans la CEE l’organe des gouvernements (le Conseil) était plus important, par rapport à l’organe transnational (la Commission), que le Conseil de la CECA ne l’avait été par rapport à la Haute Autorité, et il était prévu que ses membres décideraient à l’unanimité dans beaucoup de questions importantes, dans une première phase tout au moins. Le Conseil inclinera d’ailleurs, par la suite, à rechercher l’unanimité même dans les matières où elle n’était pas requise – une tendance résultant du conflit qui va opposer les États membres au cours de l’année 1965, lorsque la France refusera le passage à la majorité qualifiée, prévu à cette échéance par le traité de Rome pour un certain nombre de matières. L’accord finalement réalisé en 1966 (et dit compromis de Luxembourg) établira que quand, « dans le cas de décisions susceptibles d’être prises à la majorité sur proposition de la Commission, des intérêts très importants d’un ou plusieurs partenaires sont en jeu, les membres du Conseil s’efforceront dans un délai raisonnable d’arriver à des solutions qui pourront être adoptées par tous les membres du Conseil... »

334 « The foundations of an ever closer union/le fondamenta di una unione sempre più stretta/die Grundlagen für einen immer engeren Zusammenschluß » : cf. le traité instituant la CEE, conclu à Rome le 25 mars 1957, dans www.mjp.univ-perp.fr/europe/1957rome.htm.

335 Grâce notamment à la dissolution du bloc soviétique et de l’URSS elle-même. Des vingt-sept membres actuels, dix et demi (l’ex-RDA) appartenaient soit à la sphère orientale (lato sensu, dans le cas de la Slovénie), soit à l’Union soviétique (les pays baltes).

336 Alexander Wendt, « Why a World State is Inevitable », European Journal of International Relations, IX, 4, 2003, pp. 491-542. Les cent ans mentionnés dans la version préliminaire de l’article sont devenus « cent à deux cents » dans la version publiée – on n’est jamais assez prudent.

337 Campbell Craig, « The Resurgent Idea of World Government », Ethics and International Affairs, XXII, 2, 2008, pp. 133-42.

338 La monarchie de Dante, la formule associative de Saint-Pierrre, celle de Kant : cf. Catherine Lu, « World Government », 2006, in plato.stanford.edu/entries/ world-government/.

339 Wendt, op. cit., p. 491.

340 Cf. à ce propos Daniel Deudney, « Nuclear Weapons and the Waning of the Real-State », Dœdalus, CXXIV, 2, 1995, pp. 209-231.

341 Goyard-Fabre, op. cit., p. 121.

342 Max Scheler, Die Idee des Friedens und der Pazifismus (1927), traduit en français sous le titre L’idée de paix et le pacifisme. Paris, Aubier, 1953.

343 Bien évidemment, dans un plan comme celui de Cloots, où les États disparaîtraient complètement, il n’y aurait plus qu’un seul droit – le droit interne de la république universelle.

344 La condition est remplie aussi bien si la majorité des gouvernements dicte sa volonté à la minorité, que si la majorité du peuple de l’Union impose la sienne à tous les États, comme c’est le cas quand les députés qui siègent au parlement fédéral sont les élus des citoyens de l’Union, et non les plénipotentiaires nommés par les États.

345 Pour qualifier un organe de transnational l’essentiel, on l’a vu, est que les personnes qui y siègent votent selon leur conscience et non selon leur nationalité, et que chacune des voix soit comptabilisée (cf. la note 347 ci-dessous).

346 Si la fédéralisation exclut toute guerre « individuelle », elle ne saurait, pas plus que l’État unitaire, écarter à coup sûr le risque de guerre civile. Celle qui déchira l’Union américaine entre 1861 et 1865 conseilla aux fédéralistes européens de limiter, dans leurs projets, les interventions de l’Union dans les affaires internes des États membres.

347 C’est le cas dans la Diète de Penn, où chaque député se détermine individuellement, en son âme et conscience, mais les délégations nationales votent comme un tout, en prenant le parti que la majorité de leurs membres ont choisi. Il y a donc là un fonctionnement qui n’est pas vraiment intergouvernemental, puisque les États ne sont point représentés en tant que tels, mais pas vraiment transnational non plus, puisque les divisions demeurent verticales.

348 «... a futile and deceptive enterprise »: Carl Schmitt, « The Constitutional Theory of Federation » (1928), dans Telos, XCI, 1992, p. 40.

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