7.2. Le premier mandat de Jokowi (2014-19) : bilan mitigé et déception croissante

1En fait, le bilan en demi-teinte du premier mandat présidentiel de Joko (Jokowi) Widodo ressemble un peu à celui deux fois plus long qu’a effectué Soesilo Bambang Yudhoyono avant lui : plutôt favorable sur le plan économique et social mais nettement plus critiquable d’un point de vue politique et institutionnel¹. Comme ces derniers aspects sont de loin les plus déterminants pour l’avenir de l’Indonésie, mais aussi les plus ardus à décrypter, nous leur accorderons la priorité dans l’établissement de ce bilan. Au niveau de la politique, les cinq années que Jokowi a passé à la tête du pays de 2014 à 2019 se divisent en quatre phases de durée quasiment égale, aux caractéristiques toutefois bien différentes. Après la confirmation de son élection à la présidence en juillet 2014, il a éprouvé de très grandes difficultés pendant la première année à prendre ses marques, à s’imposer vis-à-vis de son parti, à former une coalition majoritaire au DPR, à affirmer son style et à pouvoir commencer à gouverner efficacement. À partir de la mi-2015, il inverse la vapeur et fait un rétablissement spectaculaire sur la scène politique en 2016. Mais c’est l’année 2017 qui est la plus lourde de conséquences. Elle va être marquée par les élections locales pour le choix du gouverneur du territoire spécial de la capitale (DKI) Jakarta et la pitoyable affaire Ahok qui va bouleverser le jeu politique national. C’est dans ce contexte que s’opère la transformation de Jokowi : d’un président dont on pensait encore qu’il pouvait contribuer à approfondir la démocratisation du pays, en un leader qui ne va pas hésiter à adopter des mesures de nature illibérale pour consolider son pouvoir, ouvrant ainsi la voie à une nette régression démocratique. Enfin, dès le milieu de l’année 2018, on entre dans la préparation des élections générales prévues pour 2019, avec la tenue en juillet des élections locales (PILKADA), qui servent de galop d’essai, suivies immédiatement par l’épisode complexe et opaque de la constitution et de la nomination des tickets présidentiels.

Un néophyte pragmatique qui apprend vite les règles de la realpolitik

2Comme on l’a vu, l’élection de Jokowi face à un populiste démagogue comme Prabowo, ayant fait alliance avec les islamistes les plus conservateurs du pays et promettant de ramener l’Indonésie en arrière au temps de l’Ordre nouveau, a entraîné un grand soulagement pour tous les partisans de la démocratie et un espoir de voir le vainqueur reprendre le flambeau de la démocratisation, là où l’avait laissé choir son prédécesseur. Mais très vite, la déception va s’imposer. Au début, la faute ne lui incombe pas en premier. Le nouveau président est dans une triple position de faiblesse. Tout d’abord, il est relativement nouveau sur la scène nationale, n’appartient pas à l’élite politique du pays ni à l’oligarchie avec laquelle elle est imbriquée, ne connaît pas bien les codes ni les usages de ce monde opaque et cela lui rend la tâche encore plus difficile. Par ailleurs, il est minoritaire dans un parlement largement dominé par la coalition des partis qui ont soutenu son adversaire. De plus, il n’a pas voulu faire de compromis avec cette alliance et en retour, celle-ci, se propose de lui mener la vie dure et d’entraver son action. Elle s’y emploie immédiatement en s’emparant de la présidence du MPR, du DPR et de toutes ses commissions parlementaires. Enfin, il est une pièce rapportée dans son propre parti, le PDI-P, dominé par la matriarche Megawati qui le tient en bride, en veillant jalousement aux intérêts de sa fille, Puan Maharani, l’héritière désignée de la dynastie politique des Sukarno. Après lui avoir imposé le choix de Jusuf Kalla comme vice-président, elle va aussi interférer lourdement dans la formation du gouvernement.

3A priori, Jokowi souhaitait un cabinet restreint, formé surtout de professionnels et basé sur la méritocratie². Il annonce au contraire le 26 octobre un gouvernement aussi pléthorique que d’habitude, qui reflète les compromis auxquels il a dû se plier. Sur les 34 ministres qui le composent, 15 appartiennent en effet aux quatre partis politiques de la coalition l’ayant soutenu : le PDI-P obtient quatre postes, avec une Puan Maharani qui hérite du titre honorifique et ronflant de ministre coordinatrice pour le développement humain et la culture, - pour lequel elle n’a guère de compétences -, le PKB 4, le NASDEM 3 et le HANURA 2. En outre, parmi les ministres qui n’ont pas d’affiliation directe à l’une de ces quatre formations, il se voit obligé de nommer des personnes qui sont inféodés à certains de leurs patrons. C’est le cas du très conservateur général à la retraite Ryamizard Ryacudu, un protégé de Megawati, en tant que ministre de la défense, ou de Sofyan Djalil, un proche de Surya Paloh, le patron oligarque du NASDEM, au poste stratégique de ministre coordinateur des affaires économiques. En revanche, à l’exception du ministère des affaires religieuses, confié à un membre du PPP, dont Jokowi espère ainsi obtenir le soutien, ce premier cabinet ne compte, à ce stade, aucun membre des trois grands partis de la coalition adverse majoritaire, le GERINDRA, le GOLKAR et le PD, car il espère pouvoir gouverner avec un gouvernement minoritaire au DPR³. Point positif toutefois, ce gouvernement comprend huit femmes, - un record en la matière -, dont, pour la première fois, une ministre des affaires étrangères en la personne de Retno Lestari Marsudi.

4Il est intéressant et courageux de vouloir résister à la tendance dominante de la culture politique indonésienne consistant à former systématiquement un cartel gouvernemental regroupant quasiment tous les partis qui se sont disputés les sièges au parlement, ou même l’accès à la fonction suprême,⁴ mais ce choix s’avère rapidement impossible. Par ailleurs, la formation du gouvernement montre que Jokowi n’a pas pu échapper à la tutelle ancienne et durable de certains des principaux oligarques sur les affaires politiques du pays⁵. Après avoir imposé l’un des leurs à la vice-présidence, ils ont en effet largement influencé sa constitution en y plaçant plusieurs de leurs affidés. Cela n’échappe pas à l’opinion publique et aux media qui réalisent rapidement que l’espoir de changement était peut-être un peu trop grand. Les premiers mois de son mandat sont aussi marqués par des maladresses et des erreurs. C’est notamment le cas avec l‘affaire de la nomination en janvier 2015 du général Budi Gunawan comme nouveau chef de la police nationale (POLRI). Il est soupçonné de corruption par la KPK. Mais Megawati, dont il a été l’adjudant, le soutient fortement et, appuyée par les deux oligarques influents du gouvernement que sont Jusuf Kalla et Surya Paloh, elle pousse Jokowi à ne pas en tenir compte. Devant le tollé soulevé dans le public, il résiste à ces pressions et renonce finalement à cette nomination, ce qui déclenche une offensive de la police pour tenter de jeter l’opprobre sur l’honnêteté de la KPK. Le nouveau président trouvera ensuite un compromis peu glorieux en nommant le général Tito Karnavian à la tête de la POLRI et Budi Gunawan, à celle du BIN, l’agence d’intelligence de l’État, donnant ainsi une première preuve de son manque d’empressement à mener la lutte contre la corruption.

5La cote de popularité de Jokowi s’en ressent et dégringole rapidement, passant de 75% en octobre à 41% en juin 2015. Le fait que le nouveau DPR avalise finalement, dès son entrée en fonction, le décret gouvernemental (PERPPU) passé par SBY, juste avant la fin de son mandat, n’est pas mis à son actif. Cet arrêté annulait la loi très impopulaire mettant fin à la pratique des élections régionales directes, que Prabowo avait réussi à faire voter par la chambre sortante. Par ailleurs, le président prend une décision courageuse au début de l’année 2015, attendue depuis longtemps par les observateurs attentifs de la scène indonésienne, mais qui n’est guère populaire et qui contribue à cette chute dans les sondages. Cette décision consiste à abolir en grande partie le système de subvention des carburants plombant le développement économique et social du pays, qui est la première de ses priorités. Cette baisse dans les sondages est aussi avivée par le fait que l’économie reste flageolante et que l’inflation demeure élevée.

6Pour remédier à cette popularité déclinante, Jokowi prend une initiative, très regrettable et dénotant un aspect beaucoup moins sympathique de son populisme de base, en mettant fin au moratoire que SBY avait adopté en 2008 concernant l’exécution des trafiquants de drogue condamnés à la peine capitale. Entre janvier 2015 et juillet 2016, ce ne sont pas moins de 18 condamnés attendant dans les couloirs de la mort qui seront passés par les armes, dont une majorité d’étrangers, en dépit des interventions de leurs gouvernements et de la réprobation internationale soulevée⁶. Mais c’est aussi une manière d’affirmer haut et fort la souveraineté nationale du pays et le président sait qu’il recueille sur ce sujet une large approbation de son opinion publique, lassée des ravages de la consommation de drogues dures parmi la jeunesse.

7Malgré cela, sa position est devenue intenable. Certains considèrent qu’il est le plus faible des présidents que l’Indonésie ait eu depuis la fin de l’Ordre nouveau. Bridé par une « opposition intérieure » au sein de son propre parti, impuissant face à un parlement dominé par l’opposition de la coalition dominante et affligé par une popularité en chute libre, il se doit de changer de stratégie. Pragmatique et apprenant rapidement les dures réalités de la realpolitik, il va le faire dès le milieu de l’année 2015, fut-ce au prix du reniement de certains des principes majeurs dont il se réclamait et des promesses électorales qu’il avait faites. La reprise des réformes politiques nécessaires à un approfondissement démocratique en matière de respect de l’état de droit et des droits de l’homme disparaît dès lors largement de son agenda. Affichant clairement un populisme technocratique, il se concentre sur ce qui a toujours été sa priorité : le développement économique et social du pays, qui passe pour lui d‘abord par l’amélioration des infrastructures et l’augmentation du niveau de vie, de santé et d’éducation de la population.

8Pour asseoir son pouvoir et la stabilité de son gouvernement, il va déployer son action sur plusieurs fronts et faire un certain nombre de choses qu’il avait pourtant décidé d’éviter. Mais tout d’abord, il s’emploie à clarifier sa relation avec Megawati, envers laquelle il continue à montrer un grand respect tout en apprenant à lui résister poliment. Il affirme aussi en même temps son autorité et son indépendance vis-à-vis de son parti, le PDI-P, en ignorant les pressions internes et en se rapprochant de l’opposition quand cela lui semble utile. Ainsi n’hésite-t-il pas à requérir l’appui de ses pires adversaires du GERINDRA ou du GOLKAR dans l’affaire de la nomination du chef de la police. Ces démarches lui sont facilitées par le fait que Prabowo décide d’abandonner son opposition systématique agressive et stérile, qui est de plus en plus critiquée au sein de sa coalition et lui fait perdre du terrain auprès de l’opinion publique. Il comprend que cette dernière, aussi déçue soit-elle par le début du mandat de Jokowi, n’est absolument pas favorable à son éventuelle destitution et qu’il a meilleur temps de changer de stratégie et d’agir plus subtilement s’il veut conserver ses chances pour les prochaines élections présidentielles de 2019. De son côté, le nouveau président a rapidement appris pendant ces premiers mois d’impuissance et il commence à utiliser habilement les divisions des partis de l’opposition, en n’hésitant pas à intervenir indirectement dans leurs affaires internes pour favoriser les factions ou personnes qui lui sont plus favorables. Ces divisions sont largement liées au fait qu’une majorité au sein de pratiquement toutes ces formations retombe dans son tropisme atavique et préfère rejoindre la coalition gouvernementale pour partager le pouvoir et ses rentes dans le grand cartel habituel que de rester dans l’opposition.

9C’est en premier lieu sur le PAN que l’équipe de Jokowi se fait les dents, en s’arrangeant, lors de son congrès de mars 2015, pour se défaire de son président Hatta Rajasa, le colistier de Prabowo aux présidentielles, et faire élire à sa place Zulfikli Hasan, un homme moins hostile à son égard. C’est le premier parti de la coalition d’opposition à changer de camp et rejoindre celle soutenant le gouvernement, en lui amenant ses sièges et en contribuant ainsi à une première réduction du rapport de force au DPR. Ensuite, l’attaque se concentre sur le GOLKAR, en profitant du fait que les factions hostiles et favorables au chef de l’État s’y disputent le pouvoir. C’est aussi lors de son congrès, organisé à la même époque, que la situation se dénoue grâce à l’action de Luhut Panjaitan, un général à la retraite membre de la faction qui est favorable à Jokowi. Le sulfureux oligarque Aburizal Bakrie est en effet poussé à démissionner de son poste de président, afin d’aller s’occuper des affaires de son entreprise Lapindo, qui ont périclité depuis la catastrophe de Sidoardjo. En contrepartie, le gouvernement accepte de prendre en charge l’essentiel des frais d’indemnisation des victimes, un arrangement pour le moins discutable qui montre jusqu’où le président est prêt à aller pour rétablir son pouvoir. Il a visiblement appris à se servir de la carotte et du bâton. La présidence du GOLKAR échoira à Setya Novanto, un personnage secondaire compromis dans un gros scandale financier, qui est fragilisé et facilement influençable : il ne constituera donc pas un grand danger.

10Tout cela n’aura toutefois pas vraiment d’incidence sur le premier remaniement ministériel auquel procède Jokowi dès août 2015. Ayant pris de l’assurance et voulant s’entourer de plus de personnalités indépendantes, il confie notamment trois des quatre postes de ministres coordinateurs à des personnes en qui il a confiance. C’est ainsi que Luhut Panjaitan, pourtant membre du GOLKAR, mais devenu son homme de confiance et son principal conseiller stratégique, est nommé aux affaires politiques juridiques et sécuritaires, contre la volonté de Megawati et de Suria Paloh ; Darmin Nasution, un économiste compétent et respecté, prend quand à lui en charge les affaires économiques, alors que Rizal Ramli, un universitaire connu pour son caractère bien trempé mais un peu fantasque, hérite des affaires maritimes, auxquelles le président accorde une importance cruciale. Le quatrième poste de ministre coordinateur, celui du développement humain et des affaires culturelles, reste aux mains de Puan Maharani, dont il se méfie mais peut difficilement se débarrasser. Celle-ci le conservera d’ailleurs jusqu’à la fin de son mandat, sans briller par son activité ni ses résultats.

11En l’espace de quelques mois, Jokowi a donc fait un rétablissement spectaculaire et a complètement inversé le rapport de force politique au DPR. Avec le ralliement du GOLKAR, du PAN et du PPP, la coalition qui le soutient compte sept partis et devient largement majoritaire. Alors qu’elle n’occupait que 37% des sièges au moment de sa prise de fonction en octobre 2014, elle en contrôle en effet 69% en juin 2016, seuls le GERINDRA, le PD et le PKS demeurant dans l’opposition. Même si le phénomène est moins marqué que sous la présidence de ses trois prédécesseurs, le pays est revenu en moins de deux ans à sa bonne vieille tradition de cartellisation politique. Fort de cette nouvelle donne, Jokowi procède d’ailleurs en juillet 2016 à un second remaniement ministériel plus radical, dans lequel il s’affirme comme le « boss ». Il se débarrasse ainsi de cinq ministres trop ambitieux ou qui gênent ses plans, en transfère cinq autres à de nouvelles positions et en nomme cinq nouveaux, pour la plupart des personnalités indépendantes choisies pour leurs compétences et selon le principe méritocratique qui lui est cher. Ce faisant, il continue à respecter l’un des principes qu’il s’était fixé avant son élection : seuls 15 des 34 ministres de ce nouveau cabinet appartiennent au monde politique des huit partis qui constituent désormais sa coalition : 4 pour le PDI-P et le PKB, 2 pour la GOLKAR et le NASDEM et seulement 1 pour le PPP, le PAN et le HANURA. Tous les autres viennent de la société civile. Les nouveaux ralliés n’ont donc a priori pas gagné beaucoup dans la manœuvre. Mais ce remaniement pose aussi quelques questions.

12Ainsi, pour dédommager le HANURA, qui semble en être la principale victime, Jokowi nomme son président, le général Wiranto, au poste clef de ministre coordinateur des affaires politiques, juridiques et sécuritaires ; ceci, en remplacement de son fidèle homme-lige Luhut Panjaitan, qui reprend celui affaires maritimes, dont est chassé Rizal Ramli qui avait déjà fait preuve de trop d’indépendance. Compte tenu du passé chargé de l’intéressé (accusé en 2003 de crimes contre l’humanité à Timor Est), cela dénote le bien le peu d’importance que le président accorde aux problèmes de droits de l’homme. D’ailleurs, affichant une tendance autoritaire naissante, il congédie aussi trois ministres réformateurs dont les ambitions ou les idées ne lui conviennent pas : Anies Basdewan, universitaire respecté et ministre de l’éducation, qui rêve (comme l’avenir en apportera la preuve) d’un avenir politique pouvant lui faire de l’ombre; Sudirman Said, qui avait pourtant amené de la rigueur et de la transparence dans un ministère de l’énergie et des ressources minérales très convoité pour son potentiel lucratif ; et Thomas Lembong, un économiste libéral opposé au nationaliste ambiant dans le cabinet, qui avait justement fait preuve d’un trop grand libéralisme au ministère du commerce. En revanche, point positif, il rappelle Sri Mulyani Indrawati au ministère des finances où elle avait prouvé ses compétences et son courage sous SBY. D’ailleurs, le nombre de femmes augmente d’une unité et passe à neuf, ce qui représente un peu plus du quart du cabinet. Parmi elles, il faut mentionner Rini Soemarno, riche femme d’affaires qui a fait l’essentiel de sa carrière dans l’industrie automobile, dirigeant même le conglomérat PT Astra de 1998 à 2000, au moment de sa liquidation à cause de la crise financière asiatique. Elle a financé la campagne de Jokowi et il lui avait confié la direction de l’équipe chargée de l’aider à constituer son premier cabinet. Par reconnaissance et intérêt, il la maintient au ministère des entreprises d’État, contre la volonté de Megawati et du PDI-P qu’elle s’est mise à dos. Une autre femme d’affaires à poigne, Susi Pudjiastuti, propriétaire d’une société d’exportation de fruits de mer et de la compagnie aérienne de charter Susi Air, se retrouve à la tête du ministère des affaires maritimes et de la pêche. Elle va s’illustrer par sa manière expéditive et musclée de lutter contre la pêche illégale qui fleurit aux quatre coins d’un archipel immense, dont il est difficile de contrôler les eaux territoriales.

13De tout cela, ressort l’image d’un Jokowi nouveau. Il a mis deux ans à s’imposer, mais il est maintenant fermement aux commandes. Nettement plus affirmé, il a adopté une stratégie double d’accommodation-résistance qui consiste à plier et lâcher du lest quand il le faut, mais à s’efforcer de garder le contrôle par tous les moyens. Certes, devant le blocage de l’opposition, il a dû se résoudre à former un cabinet « arc-en-ciel » de type cartel, dont il ne voulait pas à l’origine, même s’il est un peu moins multicolore que ceux de son prédécesseur. Mais la manière dont il l’a constitué et dont il l’anime est très différente de ce dernier. En fait, SBY s’était contenté d’un rôle très passif. Il avait attiré tous les partis dans sa coalition, les amadouant en leur offrant des postes ministériels lucratifs, puis il avait fonctionné comme une sorte de modérateur qui ne s’oppose à personne et ne prend finalement guère de décision. Pour sa part, Jokowi est plus interventionniste et directif. Il garde le contrôle de son cabinet. D’ailleurs, avec le recul, sa manipulation indirecte dans la gouvernance du GOLKAR apparaît comme sans précédent depuis le début de la Reformasi et ressemble plus aux méthodes qu’a utilisé en son temps Suharto envers le PDI-P.

14Deux années de pouvoir ont donc suffi pour convertir Jokowi au machiavélisme. Il a vite appris à jouer le jeu du système politique cartelliste national et à composer avec les oligarques qui le dominent. De fait, il n’hésite pas à manœuvrer en coulisses pour arriver à ses fins en employant les moyens requis, même s’il faut se passer de l’appui de son parti, dans lequel il a une confiance réduite, mais qu’il évite de braquer en cultivant une attitude de dévotion bien javanaise envers Megawati. Essentiellement pragmatique, il s’adapte donc aux circonstances et fait des concessions sans trop tomber dans la compromission. Cela donne parfois l’impression d’une certaine improvisation, mais le président ne perd pas de vue ses objectifs prioritaires, essentiellement économiques et sociaux, et, préférant assurer la sécurité et l’ordre que de prendre le risque du changement, il abandonne à leur profit toute ambition de réformes politiques allant dans le sens d’un approfondissement démocratique. D’ailleurs, la réalité des faits vient à son secours car l’économie indonésienne subit une embellie à partir du début 2016, la croissance repart à la hausse et l’inflation à la baisse. La cote de popularité de Jokowi suit le mouvement et remonte à 68% en août 2016.

Progrès démocratiques sacrifiés en faveur du développement économique

15Sur cette base plus solide, Jokowi s’emploie alors à mettre en œuvre son programme, qualifié par certains de « nouveau développementalisme »⁷. Il ressemble en effet beaucoup à ce que Suharto, le « père du développement » indonésien, avait pratiqué du temps de l’Ordre nouveau, en mettant l’accent sur l’autosuffisance et la souveraineté économique. D’inspiration nationaliste et étatiste, il est essentiellement pragmatique et vise à améliorer la situation économique et sociale du pays et les conditions de vie de la population, en se focalisant sur le sort des plus pauvres. Le progrès économique étant la priorité, une importance secondaire est donc accordée à tout ce qui touche aux problèmes de nature plus politique, comme la lutte contre la corruption ou le respect de l’état de droit, des droits de l’homme et des libertés fondamentales. En fait, Jokowi considère que la poursuite des réformes politiques et l’approfondissent de la démocratie risquent de constituer un obstacle pour le développement économique et social et de mettre en question la stabilité du pays. Il montre d’ailleurs une impatience croissante et même parfois une véritable irritation face aux revendications de libéralisation et de démocratisation accrues de la part de la société civile. Selon la tradition asiatique qui a fait ses preuves et a été à l’origine du « miracle de l’Asie orientale », il estime que le rôle de l’État est de « gouverner » le marché afin d’assurer une croissance suffisante pour élargir l’accès aux biens communs comme la santé, l’éducation, les infrastructures et la sécurité. Il y a toutefois une bonne dose de libéralisme économique dans son approche, car il parle aussi souvent du besoin de déréglementation et de débureaucratisation pour faciliter le business et attirer les investisseurs étrangers.

16Pour atteindre ses objectifs, il se déplace énormément dans le pays pour y rencontrer les gens et mener ses observations sur le terrain, y compris jusque dans les provinces les plus éloignées et défavorisées comme la Papua, où il se rend à plusieurs reprises, plus souvent qu’aucun autre président avant lui ne l’a jamais fait. Concentrant toute son énergie au niveau domestique, il voyage en revanche peu à l’étranger et, contrairement à SBY, ne court pas les réunions et forums internationaux. Plus réaliste et moins intellectuel que ce dernier, il n’a d’ailleurs pas le goût des beaux discours et des grandes déclarations. Il préfère employer le langage simple du petit peuple auquel il appartient, ayant souvent recours aux proverbes énigmatiques javanais voire, aux blagues et jeux de mots, dont le succès est toujours assuré. Son style est finalement beaucoup plus proche de celui de Suharto, également issu d’un milieu rural modeste de Java Central, que de tout autre de ses prédécesseurs. D’aucuns commencent même à le stigmatiser en le qualifiant de « petit Suharto ».

17À la base, Jokowi a été élu en grande partie sur sa réputation d’homme politique intègre, sur sa promesse de lutter contre la corruption et en faveur d’une plus grande transparence. Toutefois, il délaisse largement cet objectif dès le milieu de son mandat. Outre le fait qu’il pense, de manière étonnante, que cela peut entraver le développement du pays, il ne veut surtout pas porter atteinte à l’équilibre qu’il a finalement instauré vis-à-vis de la classe politique en menant des actions trop sévères qui pourraient lui aliéner le soutien de plusieurs partis. Il les laisse donc continuer à jouer leur jeu sournois pour affaiblir la KPK ou mettre à l’écart les ministres ou fonctionnaires jugés trop peu complaisants qui interfèrent dans les mauvaises habitudes bien établies.

18C’est d’ailleurs ce qui a amené le départ de Sudirman Said, le ministre de l’énergie et des ressources naturelles, à l’occasion du second remaniement ministériel. Il avait en effet commencé à mettre de l’ordre dans son ministère, - considéré comme l’un des plus lucratifs du pays, probablement même le plus « humide » selon l’expression populaire consacrée⁸), - ce qui dérangeait beaucoup de monde. Par ailleurs, n’hésitant pas à fustiger le manque de rigueur du gouvernement, il s’était aussi mis à dos plusieurs de ses puissants collègues comme Luhut Panjaitan, Rizal Ramli et Rini Soemarno. Fin 2015, le scandale de corruption lié à l’entreprise américaine Freeport, qui exploite la plus grande mine d’or et de cuivre du monde dans le massif du Grasberg, en Papua, va être la goutte d’eau qui fait déborder le vase pour cet homme intègre. Il donne aussi un premier aperçu de la complaisance dont peut être capable Jokowi pour tolérer ces pratiques délictueuses. Le président du DPR Setya Novanto y est en effet impliqué jusqu’au cou et, en tant que ministre responsable de ce secteur, Sudirman Said, refuse de le couvrir, appuyé en cela par le vice-président Jusuf Kalla, dont il est très proche. Cela oblige finalement l’intéressé à abandonner son siège, mais n’empêche pas le chef de l’État de favoriser sa candidature pour prendre la tête du GOLKAR, qu’il veut alors attirer dans sa coalition, car il peut ainsi le garder sous sa coupe. Se sentant désavoué, le ministre concerné présente sa démission. Ce départ arrange aussi Jokowi car elle affaiblit la position de Jusuf Kalla, son vice-président. Ayant déjà occupé le même poste sous SBY, il lui a en effet été imposé par Megawati et fait preuve d’un hyper-activisme permanent. La méfiance de Jokowi est donc grandissante face à cet homme aux fortes ambitions qui a son propre agenda. Dans le domaine de la lutte contre les pratiques de KKN, il va dès lors opter pour une approche prudente qui privilégie la prévention sur la répression et qui ne met pas en accusation les personnes soupçonnées ni ne crée trop de remous.

19En matière de défense des droits de l’homme et des libertés individuelles, Jokowi montre aussi rapidement qu’il n’est guère enclin à monter au créneau et à prendre des risques pour leur défense. Lors de sa campagne présidentielle, il s’était pourtant engagé à ouvrir le dossier des massacres perpétrés contre les communistes en 1965-66 ainsi que celui des violences ayant entouré la chute de Suharto en 1998. La protection des minorités religieuses faisait également partie de son programme. Mais là aussi, la déception va être assez rapide. Il va même s’engager résolument dans la direction opposée. Pour enrayer sa chute de popularité, on a vu qu’il avait levé le moratoire sur la peine de mort, laissant passer par les armes de nombreux trafiquants ainsi que quelques meurtriers. Les deux premières années de son mandat se soldent donc par 28 exécutions capitales, contre 21 pendant toute la décennie où SBY a été au pouvoir. Cela ternit l’image de l’Indonésie sur la scène internationale et entraîne la condamnation de grandes ONG comme Amnesty International ou Human Rights Watch. Il ne s’implique pas non plus pour défendre les minorités religieuses et laisse le FPI et le MUI continuer à menacer la communauté des Ahmadiyah ou la secte des Gafatar de Kalimantan Ouest être persécutée par des islamistes radicaux. En janvier 2016, il montre également une grande indifférence face à la violence qui se déchaîne contre la communauté LGBT et laisse se développer une rhétorique anti-gay de plus en plus virulente dans le pays.

20Concernant les massacres de 1965-66, un premier symposium prometteur visant à poser le problème et éclairer l’histoire est bien organisé à Jakarta en avril 2016, mais le gouvernement ferme d’emblée la porte à toute tentative de mettre sur pied un processus de justice transitionnelle, en déclarant qu’il n’y aura jamais, ni d’excuses envers les victimes, ni de réparations pour leurs familles. Les généreuses velléités initiales du président ont vite été mises sous l’éteignoir par les militaires qui l’entourent et dont il a grand besoin pour gouverner. Son ministre de la défense, le très réactionnaire général Ryamizard Ryacudu, imposé par Megawati, déclare même sans état d’âme que « les communistes méritaient de mourir » ! Par ailleurs, il ne fait rien pour clarifier la mort du militant des droits de l’homme Munir, assassiné en 2004, probablement sur ordre du BIN, dont le général Hendropriyono était alors le chef et que Jokowi a choisi comme l’un de ses conseillers en 2014. En juillet 2016, on sait aussi qu’il a nommé le contesté général Wiranto au poste clef de ministres coordinateur des affaires politiques et de la sécurité. Enfin, le nouveau chef de l’armée (TNI), le général Gatot Nurmyanto, un ultra-conservateur lui aussi, s’illustre par des déclarations où il remet régulièrement en cause les acquis de la démocratisation du pays.

21Il faut dire que cette réorientation purement pragmatique de Jokowi à l’approche de son-mi-mandat vers une posture moins favorable à l’approfondissement démocratique (attendu par beaucoup de ses électeurs les plus progressistes) correspond à une évolution très palpable d’une assez large majorité de la population indonésienne vers un plus grand conservatisme. C’est non seulement lié à la ré-islamisation de la société en cours depuis le début des années 1990, mais aussi à la frustration et à l’irritation de beaucoup de gens face aux nombreuses incertitudes et ratés de la démocratisation, ou encore à ce que certains perçoivent comme ses excès. L’intolérance croissante et les déclarations et comportements illibéraux de plus en plus fréquents qui ont marqué la fin de la présidence de SBY, et que ce dernier n’a pas vraiment combattu, continuent donc à fleurir de plus belle sous Jokowi. Les islamistes radicaux s’opposent au respect des libertés religieuses et individuelles, dénonçant de manière toujours plus criante la négligence et la marginalisation dont est victime l’islam, l’hérésie des communautés islamiques minoritaires, le prosélytisme du christianisme, le relâchement des mœurs et demandant l’application de la sharia. De leur côté, les militaires critiquent ce qu’ils considèrent comme les dérives trop libérales de la démocratisation et appellent à la vigilance devant le danger d’un retour fantasmé du communisme.

22De manière très étonnante pour l’observateur externe, oublieux des souffrances du passé, un nombre croissant de citoyens cultivent une certaine nostalgie de la « période dorée » de l’Ordre nouveau, quand l’ordre régnait justement, que le développement déployait plus harmonieusement ses bienfaits et que les inégalités sociales étaient moins marquées. Ne voulant pas s’aliéner une opinion publique dont il sent le conservatisme croissant, le nouveau président ne fait pas grand-chose lui non plus pour inverser la tendance. Populiste réaliste, il va dans le sens du vent. En fait, sur le fond, il partage largement ce point de vue. À vrai dire, il est lui-même un enfant de l’Ordre nouveau et un membre de la classe moyenne qui accepte, voire apprécie, cette atmosphère illibérale. En tous les cas, son populisme technocratique mais bon enfant semble plaire au peuple et sa popularité est redevenue très confortable à l’approche de cette fin d’année 2016. Ayant réussi ce spectaculaire rétablissement, il pense qu’il est maintenant en bonne position pour envisager de se représenter à la présidence en 2019 et de pouvoir remporter facilement les élections. Les événements invraisemblables et traumatisants de fin 2016 et début 2017 bouleversent ce scénario optimiste, prématuré.

Le tournant de 2016-17: la montée de l’islamisme radical et « l’affaire Ahok »

23L’année 2016 commence dans la fièvre des élections locales prévues début 2017 pour le poste de gouverneur du district spécial de la capitale, le DKI Jakarta⁹. Le favori de la compétition est Basuki Tjahaja Purnama, dit Ahok. Cet homme politique d’origine sino-indonésienne et de religion protestante, était l’adjoint de Jokowi et l’a remplacé comme gouverneur quand ce dernier a été élu président. Au poste de gouverneur, il s’est appliqué à perpétuer la politique volontariste de son mentor en matière d’amélioration des infrastructures de transport et de communication, de réorganisation du tissu urbain et d’extension des programmes de santé et d’éducation à l’intention des plus pauvres. Malgré ses origines et sa religion, dans cette ville où l’islam conservateur domine et l’islamisme radical est bien implanté, il rencontre un taux d’approbation très élevé et est considéré comme pratiquement imbattable. Face à lui se présente un éventail de candidats dont le plus sérieux est Anies Basdewan, un universitaire islamique modéré d’origine arabe et ancien ministre de l’éducation, évincé par Jokowi lors du remaniement gouvernemental de juillet 2016 de peur qu’il ne lui fasse de l’ombre, et adoubé par Prabowo. Ce dernier, qui dirige au DPR ce qui reste de l’opposition au gouvernement à la tête de son GERINDRA, avec le soutien du PD affaibli de Yudhoyono et de ses alliés islamistes du PKS, a déjà en tête la prochaine échéance électorale présidentielle de 2019, où il espère prendre sa revanche sur Jokowi. Il voit dans l’élection locale de Jakarta un terrain d’essai propice pour affiner l’application de la politique populiste identitaire qu’il a utilisée sans succès en 2014 et va être aidé en cela par Ahok, dont le franc-parler et la franchise bien connus vont lui être fatals. Visitant fin septembre 2016 une communauté de pêcheurs des Pulau Seribu (Mille Îles) au large de Jakarta, il fait en effet un discours dans lequel il dénonce les consignes circulant dans les mosquées de la ville sur le fait qu’il serait impur (haram) pour les musulmans de voter en faveur d’un candidat chinois et chrétien comme lui. Dans cette allocution enregistrée, dont vont bientôt s’emparer les réseaux sociaux islamistes, très efficaces pour organiser la désinformation - comme on l’a vu lors des présidentielles de 2014 -, il commet l’imprudence de faire référence à une sourate du Coran en disant à ses auditeurs qu’il ne faut pas « faire confiance à ceux qui utilisent, de manière mensongère, le verset 51 de la sourate Al- Maida (La table servie)¹⁰. Mais un islamiste pervers manipule les dires du gouverneur en les transformant en une phrase qui dit « de ne pas faire confiance au verset mensonger de la sourate Al-Maidah » et la diffuse largement sur internet !

24Aussitôt l’accusation de « blasphème contre la religion » se répand sur la toile. Les dénégations de Ahok pour lever l’équivoque n’y font rien. Trop heureuse de l’aubaine, la blogosphère islamiste s’empare du sujet et l’affaire s’emballe de manière hallucinante. Une plainte est déposée en octobre par les jeunesses de la Muhammadiyah, à l’instigation de son ancien président Amien Rais, que l’on a connu moins indigne. De son côté, le très conservateur et semi-officiel Conseil des ulema indonésiens (MUI), créé en 1975 par Suharto pour mieux contrôler l’islam politique et dont les prérogatives se sont largement étendues sous la Reformasi, adopte une fatwa (avis juridique islamique) qui confirme le crime de blasphème. Ce délit est condamnable selon une loi de 1969, rarement appliquée mais confirmée et élargie en 2010 par une décision de la Cour constitutionnelle. Sur cette base, une nouvelle instance est rapidement mise sur pied, le GNPF-MUI (Gerakan Nasional Pembela Fatwa MUI ou Mouvement national pour défendre les fatwas du MUI) qui comprend les organisations islamistes les plus radicales du pays comme le FPI bien connu de Habieb Rizieq, le HTI, prônant un califat universel, et divers autres groupes salafistes. Elle est soutenue et probablement financée en sous-main par le GERINDRA de Prabowo, qui a nominé Anies Basdewan pour ravir le poste de gouverneur de Jakarta à Ahok, et même par le PD de Yudhoyono, dont le fils, Agus, est aussi candidat à la même fonction. Hypocrisie suprême, la rumeur court même que la famille Suharto soutient elle aussi le mouvement ! Ce GNPF-MUI organise le 4 novembre une manifestation massive de plus de 200 000 personnes qui envahit le cœur de Jakarta pour demander l’arrestation et même la mise à mort de Ahok ! En l’absence de Jokowi, en voyage à l’étranger, d’abord interloqué par l’ampleur du phénomène et qui soutient toujours son ex-adjoint, une délégation est alors reçue par le vice-président Jusuf Kalla, qui s’engage à ce que le gouvernement se saisisse de l’affaire. Le MUI réitère avec force cette demande la semaine suivante et, le 16, la police ouvre officiellement une enquête contre Ahok pour blasphème envers l’islam.

Photo 56 : Manifestation anti-Ahok des islamistes le 2 décembre 2016 à Jakarta

25Les islamistes et leurs parrains politiques voient là l’occasion unique de porter un coup indirect majeur à Jokowi, dont ils redoutent la popularité retrouvée et craignent la réélection en 2019. Ils s’emploient à transformer l’essai et organisent le 2 décembre une seconde manifestation encore plus gigantesque qui rassemble plus d’un demi-million de participants. C’est la plus grande depuis la chute de Suharto, comparable même par son ampleur aux grandes messes nationalistes mises en scène par Sukarno du temps de la Démocratie dirigée. L’opposition y est très présente, Yudhoyono faisant savoir qu’il soutient la manifestation et Fadli Zon, le vice-président du GERINDRA, y apparaissant officiellement au grand jour. Il semble même que quelques-uns des ministres membres de partis islamiques appartenant à la coalition gouvernementale de Jokowi y aient participé ! Cette date va devenir légendaire chez les islamistes au point qu’ils vont l’utiliser pour nommer et lancer leur « Mouvement 212 » (symbolisant le manifestation monstre du 2 décembre, le 12^e mois de l’année). Pendant ce temps, la campagne électorale pour le poste de gouverneur continue dans une ambiance survoltée et haineuse. Les choses prennent même une tournure complètement surréaliste. Alors que son procès s’ouvre le 16 décembre, la pauvre victime expiatoire qu’est devenue Ahok, dont 74% de ses administrés approuvent toujours le bilan, voit en revanche 57% d’entre eux déclarer qu’ils le croient coupable de blasphème et 58% dire qu’ils ne veulent pas d’un non-musulman comme gouverneur de Jakarta ! Il sera effectivement battu au second tour de l’élection du 17 avril par Anies Basdewan, allié à son colistier, le très riche homme d’affaire Sandiaga Uno, originaire de Riau, à Sumatra, qui obtiendront 58% des suffrages. La campagne de diffamation alimentée à son endroit a convaincu plus des deux tiers des musulmans de la ville - soit une majorité de la classe moyenne qui soutenait pourtant sa politique et la presque totalité des plus défavorisés qui en profitaient - de voter contre lui ! En revanche, 96% des non-musulmans de la capitale l’ont soutenu. Ne tenant absolument pas compte du fait que l’accusation de blasphème repose sur un document forgé, dont l’auteur sera pourtant identifié et condamné, le tribunal inflige le 9 mai une peine de deux ans de prison ferme à Ahok. L’intéressé est incarcéré sur le champ et renonce à faire appel, pour ne pas envenimer encore plus la situation et nuire à Jokowi, qui n’a rien fait ou pu faire pour le défendre.

26En l’espace de quelques mois, la situation politique, que la présidence semblait être sur le point de maîtriser, s’est retournée de manière dramatique et apparaît sur le point de lui échapper. À l’occasion de cette triste affaire Ahok, le paysage politique indonésien semble s’être en effet complètement polarisé de manière sans précédent autour d’un clivage religieux de nature identitaire et sectaire, Ce dernier n’est pas né du jour au lendemain, il est le résultat d’un long processus dont les origines remontent à une trentaine d’années et qui s’est renforcé au fil du temps. Pendant toute cette période, l’islam a été instrumentalisé de manière croissante par les forces politiques qui luttent pour le pouvoir et le contrôle des ressources auxquelles il donne accès. C’est en 1990, rappelons-le, que le phénomène prend sa source, quand Suharto, de plus en plus contesté par la population et au sein de l’armée, qui était son principal appui jusque-là, se retourne vers l’islam dans lequel il voit une béquille opportune, en demandant à son ministre favori B.J Habibie de lancer la création de l’ICMI (Association indonésienne des intellectuels musulmans). Cela encourage les grandes associations de masses islamiques modérées, le Nahdahtul Ulama et la Muhammadiyah, à relancer les activités de prosélytisme (dakwah). Elles vont être à l’origine du phénomène de réislamisation de la société indonésienne.Après la chute de Suharto, les organisations et groupuscules islamistes et salafistes radicaux profitent de la libéralisation tous azimuts qui caractérise les six années de Reformasi et de transition démocratique agitée entre 1998 et 2004, sous les présidences successives de B.J. Habibie, Gus Dur, et Megawati, Ils sont largement soutenus financièrement par les fonds en provenance d’Arabie saoudite et reviennent s’implanter en Indonésie. Ces réseaux sont à l’origine des attentats terroristes qui frappent Java et Bali et participent au jihad interne contre les chrétiens à Sulawesi et surtout aux Maluku. Puis, de 2004 à 2014, ces mouvements islamistes radicaux bénéficient d’une grande complaisance. Par exemple SBY les a simplement étiquetés comme nationaliste et islamique. Ils prennent de l’assurance, affichent leur arrogance, démontrent une intolérance religieuse croissante et contribuent à faire émerger ce clivage identitaire. Comme nous l’avons vu, lors des élections présidentielles de 2014, Prabowo enfourche le cheval de bataille d’un populisme à consonance islamiste pour essayer d’en tirer profit et battre le national-populisme modéré de Jokowi. commun à presque tout le spectre politique indonésien. Ayant raté de peu la victoire, il voit dans l’affaire Ahok le moyen de déstabiliser son adversaire et de pouvoir le battre lors des élections de 2019, en jouant la carte identitaire islamiste.

27D’abord désemparé par la tournure subite des événements Jokowi assiste, dans un mélange d’impuissance et de cynisme, à la descente aux enfers de son ami Ahok. Il fait preuve de son bon sens et de son pragmatisme habituels. En fait, il subit un choc qui s’avère cathartique et salutaire. Partant d’un constat objectif sur la réalité du clivage identitaire existant, le président retourne une nouvelle fois la situation à son avantage en mettant en œuvre à partir de ce moment-là une stratégie subtile qui allie concessions et répression. Il prend en compte les revendications venant des milieux islamiques, en accommodant et en répondant favorablement à celles qui émanent de l’islam modéré, celui qui reconnaît la préséance de l’idéologie étatique nationaliste du Pancasila et se réclame d’un islam indonésien (Islam Nusantara) spécifique, et en réprimant sans pitié, au nom d’une défense sourcilleuse des acquis démocratiques, tout ce qui est issu de l’islamisme radical. Le constat dont il part est facile à établir et impossible à ignorer. Le paysage politique de l’Indonésie post-affaire Ahok est très préoccupant. Jamais le clivage religieux n’a été aussi fort au sein de la population, partagée entre une large majorité islamique, qui est favorable à la démocratie et même à son approfondissement, et une minorité islamiste, qui lui est hostile et veut s’en débarrasser. La polarisation de nature sectaire et identitaire est à son maximum. Elle s’avère payante pour ceux qui sont prêts à l’instrumentaliser. Les élections locales de Jakarta de début 2017 leur ont montré que l’appartenance et l’identité religieuses des candidats étaient devenues un facteur clé. Ils parient sur le fait qu’elles le restent pour les consultations électorales suivantes, que ce soit les PILKADA de 2018 ou les législatives et présidentielles de 2019.

28De leur côté, Prabowo et ses soutiens jugent que l’utilisation des mêmes méthodes que celles employées par les islamistes pour se débarrasser de Ahok est la meilleure stratégie pour battre Jokowi, qui n’est certes ni chinois, ni chrétien, ni aussi franc et direct que son ancien adjoint, mais auquel son image est associée. Il envisage donc de mobiliser des islamistes radicaux contre le candidat sortant. Optant pour cette « stratégie du pire », Prabowo n’a pas hésité à féliciter le FPI de Rizieq Shihab pour la manière dont il a organisé les grandes manifestations de fin 2017, alors que le président du PKS, Sohibul Iman, déclare qu’il faut perpétuer l’esprit du « Mouvement 212 ». De plus en plus radical et déroutant, Amien Rais, devenu dans l’intervalle le conseiller de la « Fraternité des alumni du 212 », a même déclaré que le GERINDRA, le PKS et le PAN étaient les « partis de Dieu » pour la défense des musulmans et de leur foi, face aux « partis du diable », qui avaient nominé Ahok et soutenaient Jokowi ! Devant cela, le pouvoir adopte donc une stratégie binaire : coopter et inclure les éléments les plus modérés du mouvement anti-Ahok dans la coalition gouvernementale de plus en plus large de Jokowi et réprimer sévèrement les groupuscules les plus radicaux du « Mouvement 212 ». Cela s’appelle tout bonnement diviser pour régner !

29Il est vrai que dans la première partie de son mandat, la légitimité islamique du nouveau président est faible. Il n’est même pas considéré par les plus conservateurs comme un bon musulman du fait qu’il est entouré de nombreux chrétiens ou de sécularistes affirmés et que le PDI-P, dont il est membre, est un bastion de l’opposition à l’islamisation de la société. De plus, l’option qu’il a prise dès le départ de ne pas chercher l’appui des formations politiques ou organisations se réclamant de l’islam ne se limite pas aux acteurs ultraconservateurs comme le PKS ou le FPI, mais aussi aux grandes ONG islamiques modérées du NU et de la Muhammadiyah, qui se plaignent de ne pas profiter des largesses du gouvernement, contrairement à ce qui était le cas du temps de SBY. Son administration est alors perçue et décriée comme étant anti-islamique. C’est là que va s’exprimer la partie « accommodative » de sa nouvelle stratégie. Suite au choc de l’affaire Ahok et aux risques de voir le « Mouvement du 212 » continuer à gagner du terrain, l’équipe de Jokowi va s’attacher, en 2017 et 2018, à se forger une nouvelle légitimité islamique. La première concession est en fait le lâchage cruel et cynique de Ahok et la décision de le laisser être accusé, jugé et condamné pour un blasphème inexistant. Mais il faut faire plus pour donner à la ummah (communauté) islamique l’impression que l’on tient compte de ses intérêts. Les mesures prises pour aller dans ce sens vont se multiplier dans les deux années qui mènent aux élections générales.

30C’est le NU, considéré comme plus modéré et malléable, qui est le premier à faire l’objet de cette offensive de charme présidentielle. Tout d’abord, l’État lui octroie des fonds importants pour certains de ses grands projets de développement économique et social. En 2017, un financement de 112 millions de US$ est ainsi libéré pour son programme de microfinance islamique et une promesse lui sera faite d'allouer de vastes superficies pour la construction prévue d’un grand nombre de nouvelles écoles coraniques (pesantren), dans le cadre de la réforme agraire qui est dans les cartons du gouvernement. Plus symboliquement (et moins prosaïquement ou vénalement), Jokowi adopte dorénavant dans son vocabulaire le concept d’« islam archipélagique » (Islam Nusantara), forgé par le NU pour se distancier des islamistes et promouvoir une ré-islamisation du pays tenant compte de la culture indonésienne et s’opposant aux formes arabisantes importées et affichées par les salafistes ou les adeptes de l’idéologie des Frères musulmans. C’est pour lui un antidote face au puritanisme et à l’intolérance de ses adversaires. Il fréquente de plus en plus les principaux clercs du NU, notamment Ma’ruf Amin qui, en tant que président suprême de l’organisation et du MUI, est l’un des plus importants ulema du pays. Il avait pourtant joué un rôle clef dans la cabale contre Ahok, puisque c’est sous sa responsabilité que le MUI avait accusé ce dernier de blasphème ; il a même témoigné à charge dans le procès et accepté de prononcer le « sermon » lors de la manifestation monstre du « 212 ». En fait, il s’avère alors être plus proche de ce mouvement radical que de sa propre organisation qui, fidèle à sa tradition de modération, est restée beaucoup plus réservée sur la question. Puis, après la défaite et la condamnation de Ahok, ce leader de la tendance ultraconservatrice hostile à Jokowi, se transforme en un de ses plus solides alliés ! Ainsi, il arrange bientôt des entretiens avec de gros investisseurs du Golfe et il reçoit le président dans son pesantren de Banten, pour le lancement du système de crédit du NU basé sur la sharia. Il prend aussi fréquemment son parti, en louant ses œuvres et ses pompes pour la défense de l’islam ainsi que sa politique clairvoyante. Bien qu’il représente la tendance la plus idéologique et puritaine du NU, Jokowi reconnaît en lui un partenaire politique avec qui l’on peut s’entendre. Il va en devenir très proche, le ménageant et ne lui refusant rien, ce qui amène son organisation à soutenir fermement le gouvernement de Jokowi dans la seconde partie de son mandat.

31Mais cette stratégie d’accommodement et de cooptation pour amadouer les milieux islamiques s’étend aussi au-delà du NU, allant même jusqu'à leurs franges islamistes. De manière surprenante, Jokowi va ainsi recevoir certains des leaders les moins radicaux du « Mouvement 212 » ! Après les PILKADA de 2018, il nomme aussi dans son équipe présidentielle un membre du GOLKAR qui a soutenu la campagne de Prabowo en 2014 et a participé aux grandes manifestations pour la défense de l’islam. C’est un peu paradoxal et déroutant, mais cela va lui permettre d’éviter que les leaders islamistes qui s’opposent à lui ne conservent le monopole du discours islamique conservateur. Revers de la médaille, cette stratégie va également assurer l’arrivée et la consolidation à des postes de responsabilité gouvernementales de personnes qui cultivent des valeurs et des attitudes intolérantes et de facto hostiles à un approfondissement démocratique.

32En même temps la répression s’abat sur les membres les plus radicaux du « Mouvement 212 ». De fait, Jokowi joue sur l’hétérogénéité du mouvement pour continuer de l’affaiblir un peu plus et de le marginaliser, cooptant les moins radicaux et plus fréquentables et réprimant les autres. En 2016 déjà, à la veille des manifestations contre Ahok, des personnalités qui s’étaient opposées à lui et Jokowi avaient été arrêtées temporairement sur l’accusation, un peu fantaisiste, de trahison. Comme la police, qui a été détachée des forces armées depuis les réformes adoptées sous Gus Dur et Mega, est directement sous la coupe de la présidence, il peut en user à sa guise. Il ne s’en prive pas. C’est d’ailleurs largement ce qui est à la base des mesures de type de plus en plus illibérales qui sont adoptées et vont lui être reprochées. La charge se concentre en premier sur Rizieq Shihab, le leader du FPI, qui est accusé de pornographie pour avoir échangé des images coquines avec une de ses admiratrices, au nom, - comble de l’ironie, - d’une loi anti-pornographie qu’il avait ardemment défendue. Pour échapper à la justice, il va s’exiler en Arabie saoudite, où il réside longtemps et d’où il continue à être une figure emblématique des milieux islamistes. Beaucoup de ses fidèles vont le visiter, mais cet éloignement l’empêche de jouer un rôle direct dans la consolidation et l’extension du « Mouvement 212 » et dans la préparation des élections locales et générales. Ensuite, le président s’en prend au HTI, qui a aussi joué un rôle clef dans les manifestations contre Ahok. Comme cette organisation prône l’idée d’un califat universel et s’oppose à la Républiques d’Indonésie et à l’idéologie nationale du Pancasila, elle est nettement plus vulnérable. En juillet 2017, un décret gouvernemental tenant lieu de loi (PERPPU) est édicté qui vise à réglementer les activités des organisations de masse et dont le HTI est la principale cible. De fait, il est libellé de telle sorte qu’il permet au gouvernement de bannir toute organisation qui s’oppose à l’idéologie étatique du Pancasila. Ainsi il élargit les prérogatives du ministère des affaires légales et des droits humains pour prendre les décisions à leur égard et leur interdisant de surcroît de les contester auprès des tribunaux. Cette interdiction du HTI est d’ailleurs activement soutenue par le NU qui l’a toujours considéré comme un ennemi idéologique mortel. Sur cette base, le DPR adopte officiellement ce décret comme loi en octobre 2017, offrant ainsi au gouvernement la possibilité de réprimer facilement tout groupe qui lui est hostile. Des universitaires proches du HTI sont ainsi menacés de licenciement. Face à cette offensive répressive, le « Mouvement 212 » va se fragmenter et perdre de sa dynamique, n’arrivant même pas à réunir plus de 30 000 personnes dans une manifestation organisée pour marquer le premier anniversaire de sa création en décembre 2017.

Soigner le mal par le mal : lutter contre l’illibéralisme avec les mêmes armes

33La double stratégie de Jokowi semble donc payante à court terme pour consolider son pouvoir, mais elle sonne le glas d’un approfondissement de la démocratie indonésienne. En lançant une campagne répressive contre les plus radicaux des islamistes, tout en se rapprochant des milieux islamiques modérés, dont il tient compte des revendications et coopte les leaders, il sème effectivement la division dans le camp adverse et réduit sa capacité à pouvoir continuer à mobiliser la ummah autour d’une politique identitaire et sectaire dans la lutte pour le pouvoir. Mais en intégrant des partisans de l’islam conservateur dans son équipe gouvernementale pour les neutraliser, il fait aussi entrer le loup dans la bergerie et s’expose à devoir infléchir sa politique dans un sens qui risque d’être de plus en plus clairement illibéral.

34Cette stratégie s’appuie sur la réaffirmation d’un hyper-nationalisme quelque peu rétrograde et suranné comme instrument privilégié pour regrouper tous ceux qui craignent de voir le pays basculer du côté d’un pouvoir islamique ou, pire, être gagné par la fièvre islamiste. On assiste ainsi en mai 2017 à la création d’une Unité de travail pour renforcer le Pancasila (Unit Kerka Pembinaan Pancasila), qui s’engage dans une campagne ressemblant comme deux gouttes d’eau à celle du P4 que Suharto avait lancé, un peu pour les mêmes raisons, dans les années 80. Une nouvelle journée de fête nationale est même établie le 1^er juin pour célébrer le Pancasila et l’État unitaire (Negara Kesatuan) indonésien. En tant que musulman modéré, voire nominal finalement très proche des abangan javanais, Jokowi, - qui a aussi été accusé sur les réseaux sociaux avant son élection d’être chinois, chrétien et communiste, - joue tout naturellement la carte du nationalisme, consubstantiel à la création de l’Indonésie.

35Cela s’accompagne aussi d’une prise de parole de plus en plus inquiétante des principaux responsables de l’armée ou de la police. Ainsi, le chef de l’armée nationale, le général Gatot Nurmantyo, déclare à la même époque que la démocratie contredit les principes du Pancasila car la pratique des élections directes instituée par la Reformasi va à l’encontre de la tradition de recherche de consensus chère à la culture politique indonésienne. De son côté, le ministre de la défense, le général Ryamizard Ryacudu, assène aux étudiants que le libéralisme, le socialisme, le communisme et le radicalisme religieux sont des idéologies « matérialistes » ( ?) opposées au Pancasila. D’ailleurs, de plus en plus de militaires assument des fonctions civiles et l’on voit la vieille pratique de la dwifungsi, inventée par Nasution et évacuée par la porte au début de la Reformasi, revenir insidieusement par la fenêtre. Les milieux religieux conservateurs ne sont pas en reste et confortent cette inflexion antidémocratique quand le MUI, dirigé par Mar’uf Amin, devenu un soutien majeur de Jokowi, réaffirme l’idée que le libéralisme et le pluralisme sont contraires aux préceptes de la religion islamique. L’année 2017 consacre ce virage vers ce que Marcus Mietzner (2018) a appelé « lutter contre l’illibéralisme par l’illibéralisme », une nouvelle manière moderne de « combattre le mal par le mal » qui se répand au demeurant dans de nombreux pays.

36Cette dérive illibérale se renforce du fait que Jokowi utilise de plus en plus souvent les instruments de l’État, sur lesquels il a la haute main, à commencer par la police et la justice, pour contrer ses adversaires. En fait, cette pratique a toujours été présente sous la présidence de tous ceux qui l’ont précédé, mais elle prend une forme plus clairement assumée sous son égide. Ainsi, dès 2014, le fait de nommer dans son premier cabinet un politicien du NASDEM au poste de procureur général, habituellement confié à un professionnel, débouche rapidement sur des arrestations de membres de l’opposition accusés de corruption. En 2015-16, le ministre de la justice et des droits humains semble avoir utilisé sa prérogative de pouvoir vérifier la légalité de la constitution des comités dirigeants des différents partis politiques pour manipuler les factions au sein du GOLKAR et du PPP et les inciter à rejoindre la coalition gouvernementale. On a vu que l’arrestation par la police des militants islamiques, à la veille des grandes manifestations de décembre 2016 contre Ahok, sous l’inculpation de trahison, ressemblait beaucoup à un abus de droit et combien le décret sur les organisations de masse, adopté vers la mi-2017 pour brider les activités des islamistes, voire les interdire, comme dans le cas du HTI, pouvait porter directement atteinte au droit d’association. Cela dit, Jokowi joue sur du velours car il sait avoir l’approbation d’une large majorité des Indonésiens pour agir sévèrement envers les extrémistes.

37À l’approche des élections régionales de 2018 et générales de 2019, l’utilisation des institutions de l’État pour affaiblir l’opposition devient plus forte. Cela se traduit notamment par des interventions du parlement et du gouvernement pour empêcher la KPK de fonctionner correctement, portant ainsi atteinte à son excellente réputation auprès du public. C’est notamment le cas dans le très gros scandale de corruption lié à la mise en place du système électronique de cartes d’identité nationale (e-KTP). En lien avec cette affaire, le président du GOLKAR, Setya Novanto, est inculpé fin 2017. Mais de nombreux membres d’autres formations soutenant Jokowi, à commencer dans son propre parti, le PDI-P, tout aussi compromis, sont épargnés. Faire rentrer la KPK dans le rang arrange tout le monde, aussi bien l’entourage de Megawati et les oligarques qui soutiennent le gouvernement, comme Surya Paloh, que ceux qui le combattent comme Prabowo. Et le président ne fait rien pour enrayer la manœuvre. Les intimidations à l’égard de l’opposition se multiplient. Dans la perspective des élections régionales de 2018, de nombreuses pressions sont exercées dans plusieurs provinces sur les politiciens locaux, notamment sous peine d’être inculpé pour corruption, afin qu’ils rejoignent la coalition favorable à la majorité présidentielle. Par ailleurs, pour lutter contre l’infiltration des idées islamistes dans les universités, il est même envisagé, à un certain moment, de mettre fin à la liberté académique, en plaçant la nomination des recteurs dans les mains du président ! Sur un tout autre registre, Jokowi s’abaisse à un populisme de bas étage répressif à l’extrême quand il évoque également, courant 2017, un droit de la police à pouvoir tirer à vue sur les trafiquants de drogue, s’inspirant ainsi de la politique criminelle de son sinistre alter ego président des Philippines, Rodrigo Duterte !

38Tout cela ressemble de plus en plus clairement à une régression démocratique et se traduit sans surprise par une rétrogradation assez marquée de l’Indonésie dans tous les classements internationaux pertinents en la matière. C’est ce que montre notamment l’indice de démocratie, calculé chaque année par l’unité de recherche sur la question du grand hebdomadaire libéral britannique The Economist. Après avoir fait des progrès impressionnants depuis le début de la Reformasi pour dépasser légèrement le niveau de 7 en 2015, sur une échelle de 10, et se classer au 49^e rang mondial, le pays a commencé à décliner pour retomber à 6,39 et à la 65^e place en 2018¹¹. Il se rapproche petit à petit du niveau 6, qui marque la différence entre les pays de démocratie imparfaite (flawed democracy) de ceux qui sont considérés comme ayant des régimes hybrides semi-autoritaires. Il en va de même pour l’indice de liberté calculé par l’Institut Cato de Washington, - quant à lui d’obédience libertarienne marquée, - qui montre un déclin moins net en termes d’indice, de 6,96 à 6,77 entre 2015 et 2018, mais une chute plus grande de la 71^e à la 85^e place mondiale. La tendance longue est aussi à la baisse mais nettement plus fluctuante pour ce qui est de la liberté de la presse, dont l’indice annuel est calculé par l’ONG Reporters sans Frontières. Après avoir occupé en 2010 le 100^e rang mondial, avec un indice de 28,5, sur une échelle allant de 0 pour le meilleur à 100 pour le pire, l’Indonésie est tombée à la 146^e place en 2016, avec un score de 68, pour remonter à la 124^e en 2018 avec 36,7¹². Enfin, malgré les problèmes soulevés plus haut et les tentatives faites pour entraver le travail de la KPK, pourtant très respectée sur le plan national et à l’échelle internationale, l’indice de perception de la corruption, calculé chaque année par l’ONG Transparency International, reste certes bien faible mais est en légère amélioration, passant, sur un score maximum de 100, de 32 en 2012 à 38 en 2018, ce qui place alors l’Indonésie au 89^e rang mondial sur 168 pays¹³. Bref, un palmarès mitigé qui montre, dans l’ensemble, que la démocratisation indonésienne a cessé de progresser et même commencé à fléchir, mais qu’elle n’est pas encore vraiment entrée dans un processus de régression alarmant et qu’il n’y a pas à rougir en comparaison régionale. C’est dans cette ambiance que vont se dérouler les élections régionales (PILKADA).

39Les PILKADA de juin 2018 sont très importantes à tout point de vue car elles concernent 17 des 34 provinces du pays, dont toutes celles de Java, l’île la plus peuplée, ainsi que 39 villes et 115 districts. Plus de 152 millions de personnes, les ¾ des électeurs indonésiens, y prennent part et cela constitue donc un test majeur, tant pour la majorité que l’opposition. Cette dernière est bien résolue à vérifier si la méthode employée à Jakarta pour battre Ahok fonctionne aussi ailleurs, alors que le gouvernement espère que sa double stratégie d’accommodation et de répression envers l’islam portera ses fruits. Depuis 2014, il y a en effet une correspondance de plus en plus étroite entre les élections générales et les PILKADA. Ces élections locales deviennent un baromètre pour des partis politiques nationaux qui s’investissent de manière intense dans leur préparation et se battent pour y remporter le plus grand succès. Le président Jokowi ne s’était pas beaucoup impliqué dans celle de 2015 et 2017, à l’exception de Jakarta, pour les raisons que l’on sait. Dorénavant, il s’y intéresse plus, encourageant les partis de sa coalition à nominer des tickets « nationalistes-religieux » dans les endroits les plus importants, afin d’éviter la résurgence d’une mobilisation sectaire. Il ne veut surtout pas donner l’occasion au camp adverse de Prabowo et de ses acolytes islamistes de prouver une nouvelle fois l’efficacité de leur stratégie de polarisation. Le GERINDRA, le PKS et le PAN, qui avaient soutenu Basdewan contre Ahok dans le second tour à Jakarta, annoncent qu’ils maintiennent leur coalition pour les élections régionales dans la perspective des présidentielles de 2019. Mais leur alliance avec les groupes les plus radicaux qui ont participé et mené le « Mouvement 212 » n’est plus aussi solide et se délite. En fait, Prabowo n’avalise pas les candidats les plus extrémistes proposés par ses alliés islamistes et préfère soutenir comme tête de liste des personnalités plus connues ou fiables et moins radicales. C’est le cas de son collègue général à la retraite Sudradjat, à Java Ouest, ou de l’ancien ministre de l’énergie Sudirman Said, à Java Central, qui a rejoint le camp adverse après son éviction du gouvernement, plus aptes selon lui à conquérir le poste de gouverneur de ces deux provinces majeures. Ils font en revanche équipe tous deux avec un colistier proche des milieux islamistes.

40Pour contrer cette stratégie, la majorité présidentielle soutient des tickets arc-en-ciel très comparables, composés d’une tête de liste nationaliste, en général membre d’un des deux grands partis sécularistes, le PDI-P ou le GOLKAR, et d’un colistier issu des milieux islamiques conservateurs, habituellement affilié au NU ou au PPP, ayant soutenu les grandes manifestations pour la défense de l’islam et susceptible de mobiliser les électeurs partageant cette sensibilité. De manière assez étonnante, cela se solda donc dans les deux provinces en question par une compétition entre des tickets présentant à peu de chose près le même panachage entre nationalisme et religion ! Elle fut finalement plus serrée que prévu. À Java Central, le gouverneur sortant, Ganjar Pranowo, membre du PDI-P, associé au fils de l’un des oulémas les plus influents du PPP, battit Sudirman Said du GERINDRA et son colistier, proche du NU, par un écart confortable de 60-40. Il avait toutefois fondu de 20 points par rapport aux sondages réalisés six mois avant le scrutin. À Java Ouest, Ridwan Kamil, le maire sortant de Bandung, un universitaire aux idées larges, proche du PDI-P, faisant équipe avec le très conservateur chef du district de Tasikmalaya, membre du PPP et proche des milieux islamistes, s’impose d’une courte tête devant la liste de Sudrajat, soutenu par le GERINDRA, et de son colistier, membre du PKS. Comme à l’échelle nationale, l’opposition n’a pourtant pas hésité à utiliser l’arme des réseaux sociaux islamistes pour mener une campagne de calomnie violente contre Ridwan Kamil. Il a été accusé d’être un libéral, un shiite et un homosexuel. Tout cela montre que pour contrer l’alliance de l’opposition avec les islamistes radicaux, le gouvernement n’hésite pas à soutenir des tickets un peu « contre-nature », formés d’une tête de liste de tendance nationaliste bon-teint et d’un colistier issu des milieux islamiques les plus conservateurs, qui défendent naturellement un langage de plus en plus réactionnaire en matière religieuse et de libertés individuelles. Il en résulte une islamisation croissante du discours politique dominant.

41Dans les provinces des autres îles, où la stratégie accommodante des tickets mixtes n’a pas bien marché, la campagne sectaire du « Mouvement 212 » a plus de succès, comme à Sumatra Nord ou à Kalimantan Ouest. Le clivage entre islamistes et sécularistes y apparaît beaucoup plus nettement dans la composition de tickets plus homogènes, les musulmans votant pour l’un, les non-musulmans, Batak à Sumatra ou Dayak à Kalimantan, pour l’autre. On retombe alors sur un clivage purement religieux et comme les musulmans sont plus nombreux, ils l’emportent dans les deux cas. La dernière singularité ressortant de ces PILKADA est la multiplication des scrutins sans opposition, où une liste unique est soutenue par tous les partis en présence et fait face à une colonne adverse vide ! Le phénomène, en plein essor, concerne tout de même 16 des 154 villes et districts où les élections sont organisées en 2018, contre seulement 3 en 2015 et 9 en 2017. Signe d’un rejet croissant de la politique, la colonne vide reçoit 30% des votes dans cinq cas ! Encore plus parlant à cet égard, à Makassar, le seul candidat en lice est rejeté par une majorité d’électeurs ! Tout cela reflète bien la grande prégnance de la culture politique indonésienne traditionnelle, dans laquelle on évite la confrontation et l’on préfère la recherche d’un consensus unanimiste en se ralliant au panache du plus fort, chaque fois que c’est possible. Mais cela révèle aussi la maturité très moderne d’un électorat qui est lucide et exprime clairement son mécontentement quand le choix qui lui est offert ne lui convient pas ou qui « vote avec ses pieds » en s’abstenant. Tradition et modernité continuent donc à s’affronter et animer la vie politique du pays.

Les manœuvres politiques dans l’ombre en vue des élections générales de 2019

42Il est clair dans l’esprit de tous les protagonistes de la scène politique que les PILKADA de juin 2018 constituent un galop d’essai pour préparer les élections générales d’avril 2019. Or, pour la première fois, les élections législatives et la présidentielle ont lieu simultanément, le même jour, fixé au 17 avril. C’est la raison pour laquelle les tractations pour former des coalitions capables de nominer des candidats à la présidentielle commencent beaucoup plus tôt que d’habitude. En effet, lors des deux élections générales directes précédentes, en 2004 et 2014, les législatives avaient lieu trois mois avant la présidentielle et les coalitions de nomination pour le second scrutin n’étaient organisées et leurs candidats enregistrés qu’après la finalisation du premier. Alors qu’en 2014 les nominations présidentielles avaient été annoncées moins de deux mois avant le scrutin, elles durent donc l’être huit mois plus tôt en 2019, dès août 2018. La question mobilise l’essentiel de l’énergie de la classe politique pendant toute la première partie de l’année, et elle n’est pas simple, car ce nouveau calendrier crée de nombreux problèmes. Les députés du DPR qui nominent des candidats à la présidence ont en effet été élus il y a cinq ans et sont sortants, contrairement aux fois précédentes où ils avaient été nominés par des représentants nouvellement élus pour un quinquennat. La simultanéité des deux scrutins complique aussi singulièrement les choses à plusieurs niveaux, notamment pour ce qui est de la manière dont peuvent se négocier la constitution des tickets présidentiels. Comme la règle des 20% de sièges au parlement ou des 25% de voix des électeurs s’applique toujours pour pouvoir nominer un candidat et qu’aucun des partis représentés au DPR ne dispose à lui seul de ce capital, cela a donné lieu au jeu habituel des tractations pour former une coalition.

43Compte tenu de ce nouveau calendrier, la campagne est beaucoup plus longue et coûteuse que par le passé. Dès le début de l’année Jokowi fait savoir qu’il est candidat à sa succession. À ce jeu, le président sortant part avec un avantage certain, car il peut compter sur les ressources et l’intendance de l’État. De plus, il a pris soin, dès 2014, de constituer une coalition et un gouvernement au sein desquels il sait pouvoir compter sur le financement de riches partenaires et partisans, comme le vice-président Jusuf Kalla, le patron du NASDEM, Surya Paloh, ou le ministre de l’agriculture, Amran Sulaiman (très riche homme d’affaires également dans le secteur de l’agro-alimentaire). La grande question est de savoir qui vont être les autres candidats à cette présidentielle. Celui qui aurait à priori le plus de chance est une nouvelle fois Prabowo, auquel les sondages donnent entre 10 et 20% des intentions de vote au premier tour. Mais il semble moins tranchant qu’en 2009 ou 2014, son attitude et ses déclarations laissant supposer que d’autres scénarios seraient possibles. Son parti le GERINDRA pourrait par exemple nominer un autre candidat que lui, comme Megawati l’avait fait pour Jokowi en 2014 au nom du PDI-P. Dans une telle éventualité, le plus plausible serait Anies Basdewan, le gouverneur de Jakarta, élu en 2017 avec son soutien, ou le général Gatot Nurmyanto, le très nationaliste et autoritaire chef sortant de l’armée. Toutefois, rien n’étant impossible dans le monde politique indonésien, comme le passé l’a souvent montré et l’avenir le démontrera encore plus, Prabowo pourrait aussi décider de figurer comme colistier sur le ticket de Jokowi. Des négociations semblent d’ailleurs avoir eu lieu à ce sujet, sous l’égide de l’indispensable « fixeur» Luhut Panjaitan, qui n’ont finalement pas abouties. L’idée circule même alors qu’il ne pourrait y avoir qu’un seul ticket présidentiel.

44Qui que soit son adversaire, Jokowi commence en tous les cas la course avec un gros avantage car son rapprochement avec les milieux islamiques modérés anti-islamistes le rend pratiquement invincible. Cela dit, sa candidature soulève d’emblée une très forte opposition. Ce n’est plus celle du « Mouvement 212 », qui s’est largement disloqué, mais d’une nouvelle nébuleuse qui apparaît sur la toile et dans les media sous le « hashtag » de « 2019 GP » (2019 Ganti Presiden ou Changer de président en 2019). Dès le début de l’année 2018, il prend de l’importance et devient un mouvement structuré qui se dit prêt à soutenir n’importe quel candidat crédible face à Jokowi, avec un mot d’ordre qui fait tâche d’huile : « Asal Bukan Jokowi » (N’importe qui sauf Jokowi). Toutefois, au début, il annonce que c’est Anies Basdewan qui aurait sa préférence. En février, Megawati confirme la nomination de Jokowi pour le PDI-P, suivie très rapidement par le GOLKAR, le NASDEM, le PPP et le HANURA. Les deux seuls partis faisant partie de la coalition gouvernementale à ne pas se prononcer sont le PKB et le PAN. Du côté du PKB, la volonté affichée est que le candidat à la vice-présidence vienne de ses rangs. Le nom de plusieurs des principaux leaders du NU circulent dans la presse, dont son président Muhaimin Iskandar, mais aussi d’autres personnalités majeures comme Ma’ruf Amin. À ce stade, Jokowi temporise et ne se prononce pas. Pour ce qui est du PAN, sa préférence irait nettement à Prabowo, ne serait-ce que parce que Amien Rais entretient une détestation cordiale à l’égard de Jokowi, et il souhaiterait aussi présenter un candidat à la vice-présidence, avançant le nom de Zulkifli Hasan qui dirige le parti. Son calcul est aussi qu’une telle stratégie lui permettrait d’engranger plus de voix aux législatives, grâce au scrutin simultané qui facilitera l’amalgame. C’est d’ailleurs aussi le cas du PKS, resté dans l’opposition depuis 2014 avec le GERINDRA et le PD, qui, affaibli et divisé, se verrait bien présenter un candidat à la vice-présidence sur le ticket de Prabowo, pour les mêmes raisons. Enfin, reste justement le PD de Yudhoyono qui pourrait potentiellement jouer les trouble-fêtes. Malgré des pertes importantes en 2014, il est en effet toujours, en nombre de sièges, le quatrième parti du DPR. Et il a un candidat naturel à la présidence en la personne, népotisme dynastique traditionnel oblige, du « fiston » Agus Harimurti. En dépit de sa défaite en 2017 au premier tour des élections pour le poste de gouverneur de Jakarta, il a en effet gardé des supporters et arrive dans le trio de tête des sondages, derrière Jokowi et Prabowo.

45Dès le début de la course à la présidence, Jokowi est le favori et garde les yeux rivés sur les sondages, qu’il domine de la tête et des épaules. Il estime toutefois que le nom de son colistier sera un élément majeur dans le choix des électeurs et exclut de se prononcer en fonction de ses compétences ou de sa complémentarité avec lui en termes d’origine géographique ou ethnique, mais du seul critère de son éligibilité. En fait, il est prêt à faire équipe avec n’importe qui lui assurant la victoire. Mais il veut éviter à tout prix que se répète la situation de 2014, où il avait été soutenu du bout des lèvres par son parti et où Megawati lui avait imposé Jusuf Kalla comme vice-président, avait limité les fonds de campagne et était largement intervenue dans la formation de son cabinet ministériel. Les noms de dizaines de colistiers possibles circulent, mais finalement cinq d’entre eux sortent du chapeau : le général Moeldoko, commandant des forces armées de 2013 à 2015, devenu chef d’état-major de Jokowi en 2018 ; Chairul Tanjung, un homme d’affaires prospère, nommé en 2014 ministre coordinateur des affaires économiques par SBY pour quelques mois (quand Hatta Rajasa a quitté le poste pour être le colistier de Prabowo pour les présidentielles) ; Mahfud MD, un éminent juriste, ministre de la défense puis de la justice et des droits de l’homme sous Gus Dur, membre du DPR de 2004 à 2008 pour le PAN, devenu Juge suprême de la Cour constitutionnelle de 2008 à 2013 et ayant été candidat à la primaire des présidentielles en 2014 ; Ma’ruf Amin, le très conservateur président du MUI et l’autorité la plus haute du NU ; enfin, l’inusable Jusuf Kalla du GOLKAR. Ce dernier se voit toutefois obligé par la Cour constitutionnelle de renoncer, car la règle applicable à la présidence est aussi valable pour lui et il ne peut pas briguer un troisième mandat consécutif de vice-président. Les rumeurs disent que Jokowi a une nette préférence pour Mahfud MD, en dépit du fait qu’il ait présidé la campagne de Prabowo en 2014, car il a de l’expérience et des compétences et s’est beaucoup rapproché du NU. C’est un musulman modéré, respecté pour sa probité, qui a une très bonne image et en potentiel de sympathie important au sein de la population.

46Deux jours avant la clôture des candidatures, le 10 août, il semble que Jokowi s’apprête à faire part de son choix. Mais le président de l’instance dirigeante du NU annonce, après une réunion avec Ma’ruf Amin, que Mahfud MD n’est pas un cadre de leur organisation, que le PKB ne soutient pas sa nomination et qu’il ne prend pas parti dans l’élection à venir. Bref, le chantage est simple : si le candidat à la vice-présidence n’est pas un de ses dirigeants, le NU ne se sent pas lié à Jokowi. Cela convient bien aux partis de la coalition, notamment le PDI-P, qui préfère Ma’ruf, âgé de 75 ans, que Mahfud, qui n’en a que 61, en ayant déjà à l’esprit les élections de 2024, où il espère bien que Puan Maharani sera sa candidate. Tous s’opposent aussi à l’unisson sur le fait que Jokowi décide seul qui sera le vice-président, sans obtenir l’accord de tous les membres de la coalition qui le soutient. Ne pouvant se passer de leur appui et encore moins de celui du NU, il annonce donc que Ma’ruf Amin est son colistier. Il a raté son coup et déçoit en même temps énormément ses supporters pluralistes, qui n’ont pas oublié le rôle infect de ce dernier dans l’affaire Ahok et préféraient de loin Mahfud MD.

Photo 57 : Le « ticket » présidentiel Jokowi-Ma’ruf Amin aux élections de 2019

Photo 58 : Le « ticket » présidentiel Prabowo-Sandiaga Uno aux élections de 2019

47Dans le camp adverse, les membres du GNPF-U (Mouvement pour sauvegarder les fatwas des ulema), le nouvel avatar du GNFP-MUI formé au moment de l’affaire Ahok, se réunissent dès juillet 2018 pour choisir leurs candidats pour le ticket présidentiel. Ils tombent vite d’accord sur l’idée de soutenir à nouveau Prabowo pour la présidence et évoquent le nom de deux candidats pour la vice-présidence : le jeune chef religieux ultra-conservateur et actif dans le « Mouvement 212 », Abdul Somad, et le ministre des affaires sociales du second cabinet de SBY et chef du PKS, Salim Segaf al-Jufri. Par ailleurs, après avoir approché Jokowi pour tenter de lui vendre la candidature de son fils Agus comme colistier, SBY se retourne de manière opportuniste vers Prabowo pour faire de même ! L’annonce est rapidement faite que leur réunion a été très fructueuse et que le PD soutient sa candidature. Toutefois, l’intéressé hésite car il a un autre problème : l’argent n’est plus aussi abondant qu’en 2014 et c’est une des raisons pour lesquelles il a longtemps attendu avant de se décider à se représenter. Faire équipe avec Agus Yudhoyono permettrait vraisemblablement de régler en partie cette question, mais lui aliénerait probablement ses alliés islamiques du PKS, du PAN et du GNPF-U. D’ailleurs, ces derniers, craignant justement que Prabowo choisisse Agus, sondent le PKB et le GOLKAR sur la possibilité de nominer Anies Basdewan ou le général Gatot Nurmyanto. Un des membres du PKS, plus lucide que les autres, se serait alors écrié à cette occasion : « Vous ne pouvez pas avoir un ticket militaire-militaire ! C’est une relation entre même sexe, c’est LGBT ! ». Mais, contrairement à Jokowi, Prabowo reste ferme face aux partis qui le soutiennent, rompt la négociation avec SBY, n’accepte pas les propositions de candidats islamistes venant du PKS et du PAN et choisit un de ses proches au sein du GERINDRA en la personne de Sandiaga Uno, le vice-gouverneur de Jakarta, adjoint de Anies Basdewan, comme Ahok l’avait été de Jokowi. Né en 1969 à Pekanbaru, la capitale de la province de Riau, à Sumatra, c’est un homme d’affaires très fortuné qui a financé à 80% la campagne pour la conquête de Jakarta, ce qui règle le problème financier de Prabowo. Quelques heures après que Jokowi ait rendu public son choix, il annonce le sien. Comme les trois autres partis qui le soutiennent étaient en concurrence pour placer l’un des leurs sur le ticket présidentiel, afin d’attirer un plus grand nombre d’électeurs à voter pour eux, cela leur convient car ils se neutralisent et ils se rallient à cette solution. À la mi-août 2018, les deux tickets pour la présidentielle d’avril 2019 sont donc déjà choisis.

Bilan économique et social positif avec une mention spéciale aux infrastructures

48Depuis le début du mandat de Jokowi, les péripéties politiques ont éclipsé les affaires économiques et sociales qui sont pourtant sa priorité. Quel bilan peut-on faire de son action dans ce domaine ? Sans être mirifique, il est bien supérieur à celui qu’espéraient la plupart de ses électeurs en matière d’approfondissement démocratique. Certes, l’objectif visé de faire remonter la croissance économique du pays au niveau de 7% n’a pas été atteint, mais son premier quinquennat se solde par un taux annuel moyen solide et stable de 5%, qui semble d’ailleurs être devenu une constante et un plafond depuis la sortie de récession due à la crise financière asiatique de 1998¹⁴. Il faut dire que le nouveau président a eu la malchance d’arriver au pouvoir au moment où le boom des matières premières, dont a bénéficié son prédécesseur pendant presque toute une décennie, touchait à sa fin et où le contexte économique international devenait moins favorable, après l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis en 2016 et le retour à une politique commerciale protectionniste à l’égard de la Chine et du reste du monde. En revanche, les mesures prises dans le domaine social lui ont permis de continuer à faire légèrement baisser la pauvreté et à enrayer la montée des inégalités. En outre, il a tenu la plupart de ses principales promesses de campagne et a eu le courage de s’attaquer au problème majeur et lancinant du subventionnement des carburants, investissant pour majeure partie les fortes économies réalisées dans l’amélioration des infrastructures, de la santé et de l’éducation.

49Pour ce qui est du serpent de mer des subventions de carburants, il était temps qu’un gouvernement décide enfin de s’en débarrasser. Elles avaient en effet été adoptées à un moment où l’Indonésie était le dixième producteur mondial de pétrole et un exportateur majeur dans les années 1970-90. Or la situation s’était totalement retournée depuis lors. Membre actif depuis 1962 de l’OPEP, créé deux ans plus tôt, elle avait d’ailleurs dû quitter l’organisation en 2008, après que la courbe de sa production déclinante ait croisé celle d’une consommation croissante, répondant aux besoins de son développement économique, et qu’elle soit devenue un importateur net. La capacité de production du pays était tombée à quelque 800 000 barils de pétrole par jour en 2018, environ la moitié de celle des années 1970, alors que la consommation journalière était déjà plus du double ! Pendant le même laps de temps, la part des produits pétroliers dans la valeur des exportations du pays avait chuté de plus de 50% à moins de 10%, essentiellement sous forme de gaz naturel liquéfié. Correspondant à une époque d’abondance révolue, les subventions de carburants auraient donc dû être abolies depuis longtemps. Cela aurait été d’autant plus légitime qu’elles profitaient surtout aux gens les plus aisés, comme on l’a déjà vu, puisque 80% des personnes appartenant au tiers supérieur de la population ayant les plus hauts revenus possèdent un véhicule et utilisent du carburant, contre seulement 30% de ceux du tiers inférieur. Ces subventions détournaient ainsi des ressources colossales qui auraient été beaucoup plus utilement investies dans l’éducation, la santé ou les infrastructures. Enfin, en maintenant le prix des carburants à un niveau artificiellement bas, elles rendaient encore plus difficile, en ces temps critiques de changement climatique, la nécessaire transition écologique de l’Indonésie vers des sources d’énergie renouvelables et moins nocives pour l’environnement.

50Profitant de la période de grâce où sa popularité était au zénith, Jokowi s’y est pris de manière assez subtile et en deux temps pour faire passer une mesure nécessairement impopulaire et risquée. Immédiatement après la confirmation de son élection, son gouvernement a d’abord imposé en novembre 2014 une forte augmentation du prix du litre d’essence ordinaire à la pompe, de 6 500 à 8 500 Rupiah (Rp.) ; ensuite, il a aboli le système de subventions au 1^er janvier 2015, en profitant de la forte chute du cours du pétrole sur le marché mondial, pour le ramener à 7 600 Rp. puis l’ajuster encore plusieurs fois à la baisse pour finalement le faire retomber au niveau de 6 500 Rp. au 1^er avril 2016. Il a donc bien choisi le moment pour procéder à cette réforme majeure pour l’économie nationale, en tirant intelligemment profit de cette chute des cours du brut à l’échelle internationale, le prix du baril étant passé de 60 à 50 US$ entre fin 2014 et mi-2016. La pilule a ainsi été plus facile à avaler. Au terme de ce processus, la part des subventions de carburants dans le budget annuel de l’État, qui avait caracolé à plus de 15% de 2013 à 2015, a été divisée par quatre pour tomber aux alentours de 4% en 2016 et encore un peu moins en 2017. Cela a permis au gouvernement de faire des économies de quelque 23 milliards de US$, qu’il a pu réallouer vers des secteurs plus cruciaux pour le développement du pays. Cependant, acclamé dans un premier temps pour sa perspicacité et son courage, Jokowi s’est ensuite vu reprocher de ne pas avoir saisi l’occasion de régler une fois pour toute ce problème en liant automatiquement le prix de l’essence au plan national aux fluctuations du cours du brut sur le marché international. Ce dernier est en effet reparti à la hausse depuis 2017, faisant de nouveau peser une contrainte importante sur le budget du pays. Le président, penchant alors de manière croissante du côté d’un national-populisme plus marqué et commode pour gouverner dans un contexte politique nettement plus volatil pour lui à l’approche des élections de 2019, n’a pas pris le risque de remettre l’ouvrage sur le métier et d’augmenter une nouvelle fois les prix à la pompe.

51Pour l’essentiel, c’est dans le secteur des infrastructures, où un retard énorme s’était accumulé depuis le début de la Reformasi, que les économies réalisées ont été investies. En fait, Jokowi a repris grosso modo le programme adopté en la matière sous SBY, mais avec une volonté politique plus forte d’assurer sa mise en œuvre et des moyens accrus. La part du budget allouée aux infrastructures a ainsi plus que doublé en trois ans, passant de 8% en 2014 à 13% en 2015, 15% en 2016 et 19% en 2017, soit près de 400 milliards de rupiah représentant 2,8% du PIB. Ce progrès spectaculaire restait toutefois modeste compte tenu des immenses besoins du pays et en comparaison avec ses voisins de l’ASEAN, la Thaïlande étant à près de 4% la même année alors que le Vietnam et les Philippines dépassaient les 5%. Cela ne pouvait en aucune façon permettre de financer la liste beaucoup trop ambitieuse des 245 projets stratégiques nationaux envisagés dans le plan de développement 2014-2019, comprenant notamment 5 000 km de chemin de fer, 2 600 km de routes, 1 000 km d’autoroutes à péage, 49 barrages hydrauliques, 24 ports en eau profonde et l’installation de centrales électriques d’une capacité combinée de 35 000 mégawatts ! Il aurait fallu pour cela que les financements privés escomptés de la part des investisseurs domestiques et étrangers affluent plus massivement qu’ils ne l’ont fait. Or ces derniers étaient peu séduits par les conditions offertes et rendus prudents face à une situation politique nationale incertaine et surtout au retournement de la conjoncture économique internationale. Et le gouvernement ne pouvait aucunement compenser cette défaillance du secteur privé par une augmentation du financement public car, du fait d’une assiette bien trop étroite et de problèmes de recouvrement chroniques, sa base fiscale reste l’une des plus faible de la région. Les revenus provenant de l’imposition ne représentent en effet que 10% du PIB, contre 14% pour la Malaisie et les Philippines et même 16% pour la Thaïlande. Par ailleurs, la mise en œuvre de ces projets, souvent déjà très compliquée en soi sur le plan administratif, s’est finalement avérée beaucoup moins aisé et rapide que prévu du fait des difficultés rencontrées au niveau de l’acquisition des terres nécessaires pour leur réalisation. Certains de ces mégaprojets, comme le TGV Jakarta-Bandung, le plan colossal envisagé dans le domaine des centrales électriques ou la construction d’usines de raffinage de divers produits minéraux comme le nickel n’ont donc pas aussi bien progressé qu’espéré. En revanche, d’autres projets, comme l’autoroute à péage « transjavanaise » de plus de 1 150 kilomètres de long, reliant Merak, sur le détroit de la Sonde, à Banjuwanggi, sur celui de Bali, la première ligne du MRT de Jakarta, le train reliant la capitale à l’aéroport Sukarno-Hatta ou le barrage de Jatigede à Java-Ouest, ont avancé de manière plus satisfaisante. Au bout du compte, malgré les difficultés rencontrées, c’est bien dans le domaine des infrastructures que Jokowi a le mieux tenu ses promesses de campagne et enregistré son succès le plus probant.

Photo 59 : Autoroute transjavanaise l'échangeur Caruban de Madiun

52Dans les secteurs de la santé et de l’éducation, son bilan est également plutôt positif. Le gouvernement a bien sûr continué à consacrer respectivement 20% et 5% de son budget annuel à chacun d’entre eux, comme il y est obligé par la Constitution depuis les modifications adoptées en 2003 et 2009. Mais Jokowi a aussi choisi de prolonger au plan national les expériences novatrices qu’il avait faite au niveau municipal et régional à Solo puis Jakarta, ce qui a permis de renforcer certains programmes d’aide sociale en la matière. C’est ainsi que les cartes KIP (Kartu Indonesia Pintar ou Carte Indonésie intelligente) et KIS (Kartu Indonesia Sehat ou Carte Indonésie en bonne santé), ont chacune été intégrées dans des programmes nationaux plus larges appelés BSM (Bantuan Siswa Miskin ou Assistance aux étudiants pauvres) et PBI (Penerima Bantuan Iuran ou Bénéficiaires d’une assistance majorée), ce dernier étant un complément du JKN (Jaminan Kesehatan Nasional ou Assurance nationale de santé) et le tout faisant partie intégrante du SJSN (Sistem Jaminan Social Nasional ou Système de sécurité sociale nationale). Par ailleurs, le programme RASTRA (beRAS SejahTeRA ou Riz prospère) de distribution de riz aux familles les plus pauvres a été poursuivi, alors qu’un nouveau système de transfert conditionnel d’argent baptisé PKH (Program Keluarga Harapan ou Programme des familles dans l’espoir) était mis en place. Enfin, le plan de financement, qui existait déjà sous le nom de Dana Desa (Fonds villageois), permettant au gouvernement central de faire un don annuel en nature à chacun des 75 000 villages de l’archipel, a été renforcé et a même quadruplé, en passant de 280 à 800 millions de rupiah entre 2015 et 2018. Au-delà de cette architecture sociale complexe, reflétant bien le goût de l’administration indonésienne pour des montages confus, l’important est que des centaines de milliards de rupiah ont été distribués d’une manière ou d’une autre à des dizaines de millions de familles pendant le premier quinquennat de Jokowi, dans l’idée de contribuer à faire baisser la pauvreté absolue et les inégalités de revenus, comme il s’y était engagé dans son programme électoral. Et cela a effectivement donné des résultats qui, sans être aussi spectaculaires que promis, ne sont pas insignifiants et vont dans la bonne direction.

53La pauvreté quant à elle est en effet passée en 2018 sous la barre fatidique des 10% (pour la première fois dans l’histoire du pays) avec un chiffre record de 9,4% au plan national et une très nette différence entre le milieu urbain et rural de 6,9% contre 12,8%. Le résultat est toutefois encore bien loin des 7% que Jokowi avait promis d’atteindre avant 2019. Il n’y a pas vraiment de quoi pavoiser, car cela représente quand même toujours plus de 25 millions d’Indonésiens, dont 10 dans les villes et 15 dans les campagnes. En outre, il ne s’agit là que de la pauvreté absolue, définie par la ligne nationale qui n’est fixée qu’à 425 250 rupiah par personne et par mois, soit tout juste 1 US$ par jour ! De plus, les inégalités sont grandes à l’intérieur de l’archipel puisque 10 provinces sur 34 ont un taux de pauvreté supérieur à la moyenne nationale et que, si seulement 4% de la population vit sous ce seuil à Java ou Bali, la proportion est par exemple sept fois plus élevée et passe à 28% en Papua ! Non moins important est le fait que ce seuil est extrêmement bas par rapport au standard international qui fixe depuis 2015 la même ligne de pauvreté extrême à 1,90 US$ en PPA par jour, près du double, ce qui fait alors passer le pourcentage d’Indonésiens pauvres à plus de 20%. Si l’on prend le chiffre de 3,20 US$ en PPA par jour et par personne, que la Banque Mondiale considère depuis 2017 comme représentant un seuil de pauvreté minimum plus approprié pour un pays à revenu intermédiaire inférieur comme l’Indonésie, c’est 36% de la population qui se retrouve en dessous, soit 93 millions de personnes ! Bref, les progrès sont réels mais très lents et le pays est encore bien loin d’avoir réglé ses problèmes de grande pauvreté.

54Il en va de même pour les inégalités de revenus, mesurées par le coefficient de Gini, qui, après avoir explosé sous SBY, en partant de 0,33 en 2005 pour franchir le seuil critique de 0,4 en 2010 et culminer à 0,41 en 2013, sont revenues légèrement en arrière à 0,39 en 2018 et 0,38 en 2019. Il semble toutefois que ce soit surtout la classe moyenne qui ait bénéficié de ce léger rééquilibrage. En haut de l’échelle, selon OXFAM, le 1% des gens les plus fortunés contrôlent en 2017 presque 50% des richesses nationales et les quatre milliardaires les plus riches du pays possédenr plus que les 100 millions d’Indonésiens les plus pauvres. Au total, les mesures prises ont donc bien permis d’inverser la tendance, mais il faudrait mener une politique sociale et surtout fiscale beaucoup plus vigoureuse et courageuse pour réduire de manière plus décisive les inégalités et avoir ainsi une meilleure chance d’éradiquer les formes les plus graves de pauvreté. En revanche, la classe moyenne indonésienne, celle dont le revenu mensuel se situe entre 60 et 600 US$ par mois, a continué à se renforcer au fil des ans et représente nettement plus de la moitié de la population du pays en 2019. Indicateur imparfait mais significatif d’une plus grande prospérité, même si elle est inégalement partagée, le PIB par habitant a également continué à augmenter pour friser les 4 000 US$ en 2017.

55Pour le reste, à l’image de ce bilan social positif, les choses ne se sont pas trop mal passées pour l’économie indonésienne depuis l’arrivée au pouvoir de Jokowi. Sans flamber, elle a continué à se développer de manière relativement bonne. Comme la croissance, l’inflation est restée modérée autour des 5% par an. Il en va de même pour le chômage, qui est aussi retombé à presque de 5%, un niveau que le pays n’avait plus connu depuis avant la CFA de 1997-98. Cela s’est accompagné de la continuation du déclin de la part de l’emploi dans l’agriculture, tombée sous la barre des 30% en 2017, d’une augmentation encourageante de l’embauche formelle dans les secteurs industriel et des services, notamment dans le domaine des NTIC et du tourisme, en plein boom¹⁵, et de la baisse concomitante mais encore trop lente du travail informel.

56Au niveau des grands équilibres macro-économiques, la balance des paiements est restée excédentaire jusqu’en 2017, mais le léger déficit de la balance commerciale, qui a commencé à apparaître en 2018 du fait du ralentissement de la croissance de la Chine, aggravée par l’escalade de la guerre commerciale déclenchée par Trump à son égard, soulève des inquiétudes pour l’avenir. Les investissements directs étrangers (IDE), après un léger tassement en 2015, ont repris leur mouvement à la hausse en 2016 pour atteindre une somme record de plus de 22 milliards de US$ en 2017, avant de commencer de fléchir à nouveau en 2018 pour les mêmes raisons que les exportations. Ces difficultés nouvelles, apparues à la fin du mandat de Jokowi, après une première période plutôt favorable, s’accompagnent d’un déficit budgétaire inhabituel pour l’Indonésie qui s’approche de la ligne rouge fatidique des 3% en 2017, en raison des investissements importants consentis dans le domaine des infrastructures et de la faiblesse des rentrées fiscales. En revanche, la dette extérieure est restée sous la barre des 30% du PIB et demeure la plus faible de l’ASEAN. Restant fidèle à sa politique traditionnelle de taux de change flottant, le gouvernement a laissé la monnaie nationale se déprécier légèrement de 12 000 à 14 000 rupiah pour 1US$ entre 2014 et 2018.

57Cette combinaison d’éléments positifs et négatifs est le fruit de ce qu’il est devenu courant de qualifier de « jokowinomics ». Il s’agit d’une politique économique hybride ou duale, caractérisée par une forte dose de continuité assortie d’éléments de changement. Elle combine en effet certaines mesures d’ouverture et de libéralisation qui sont toutefois enchâssées dans le cadre plus large et limitatif d’un nationalisme économique renouvelé, dans lequel les pouvoirs publics, les politiques industrielles et les entreprises d’État continuent à jour un rôle dominant. Certains spécialistes de l’histoire économique du pays y ont vu l’expression d’une nouvelle forme de « développementalisme », une résurgence de la politique suivie par Suharto pendant toute la période de l’Ordre nouveau. On y retrouve le même déterminisme économique et la forte croyance dans le fait que la croissance et le développement vont permettre de régler tous les problèmes sociaux et politiques du pays. Il s’agit juste de créer les conditions nécessaires au déclenchement et à la perpétuation du processus, en améliorant les infrastructures et en facilitant les procédures pour attirer les investissements domestiques et étrangers. Tout cela s’accompagne de l’absence de choix idéologiques et du même pragmatisme permettant de combiner des mesures parfois contradictoires et de changer de cap quand cela s’avère nécessaire. Bref, alors que les espoirs entretenus sur la capacité de Jokowi d’être l’artisan d’un approfondissement démocratique s’évanouissent et, face à la multiplication de signes d’illibéralisme croissant, font place à la crainte d’une véritable régression de la démocratie indonésienne, les plus critiques ne voient pas non plus en lui le réformateur audacieux capable de transformer l’économie du pays. Ces derniers doutent du fait qu’il puisse l’amener sur la voie d’une croissance plus soutenue, d’un développement véritablement durable et l’installer solidement d’ici la fin de son mandat dans la catégorie supérieure des pays à revenus intermédiaires. D’autres commentateurs en revanche soulignent le fait que l’option qu’il a prise pour relancer le développement économique du pays, en cherchant à respecter un juste équilibre entre une libéralisation plus poussée, nécessaire pour attirer les investissements et stimuler la croissance, et un nationalisme réaffirmé, pour ne pas porter atteinte à la souveraineté nationale et protéger les producteurs, est un juste équilibre. C’est pour eux une mesure de son pragmatisme fondamental et de son habilité à pratiquer l’art du possible. Cela correspond aussi tout simplement à la marge de manœuvre dont il dispose¹⁶.

Environnement négligé et fin de mandat sur fond de catastrophes naturelles

58C’est sûrement dans le domaine de l’environnement que le pragmatisme à court terme de type  « économiciste » de Jokowi et son absence de vision plus longue sont les plus patents. Sur la base de son expérience professionnelle comme petit entrepreneur de meubles en bois, il est infiniment moins sensible à ces questions d’environnement que son prédécesseur SBY. Ce dernier avait en effet un niveau d’éducation plus élevé et se targuait d’être un véritable intellectuel, ayant aussi beaucoup lu sur ce sujet comme sur d’autres et appris de sa fréquentation des forums internationaux, où il adorait pavoiser. Or, en dehors des réunions annuelles des chefs d’État de l’ASEAN, de l’APEC et du G20, quasi obligatoires, dans lesquelles il reste d’ailleurs discret, Jokowi fréquente peu les grandes messes internationales, car il ne s’y sent guère à l’aise. Il préfère se concentrer sur la gestion des affaires domestiques et le développement de son pays que de promouvoir son image sur la scène mondiale et de participer à l’amélioration de la gouvernance globale.

59Sa négligence pour l’environnement apparait bien dans sa gestion de la question lancinante des feux de forêts qui ravagent chaque année les îles de Kalimantan et Sumatra, à la fin de la saison sèche. Ces incendies anéantissent la flore et la faune sur des centaines de milliers d’hectares et affectent la santé de millions d’Indonésiens et de leurs voisins de Malaisie et de Singapour, suffoquant sous les fumées denses et toxiques qui envahissent et obscurcissent le ciel pendant des semaines. En dehors du fait de déplorer la chose et de faire part de ses regrets au sein de l’ASEAN, où il est mis en accusation, le gouvernement indonésien se contente de prendre des mesures curatives bien insuffisantes. Pour pouvoir lutter enfin efficacement contre ces feux dévastateurs, il faudrait mener une politique préventive et adopter un plan d’aménagement du territoire qui porterait atteinte à l’industrie de l’huile de palme, toute puissante et vitale pour l’économie du pays, de loin le premier producteur mondial devant la Malaisie. La déforestation et le nettoyage de la forêt par le feu sont en effet les étapes préalables au développement de plantations de palmiers à huile. Or l’Indonésie compte bien continuer à étendre la superficie de ces cultures dans son effort de développement. C’est la raison pour laquelle elle s’insurge contre les mesures restrictives à l’importation d’huile de palme envisagées par l’Union européenne pour enrayer à la fois un fléau responsable de l’émission d’une quantité importante de gaz à effet de serre, aggravant le réchauffement climatique, et lutter contre l’impact négatif de cette huile, saturée en acides gras, qui envahit toute l’alimentation mondiale et accroît les risques cardiovasculaires. Dans un autre secteur crucial pour l’économie du plus grand archipel du monde, Jokowi, s’appuyant sur son énergique ministre en charge de ce dossier, Susi Pudjiastuti, a en revanche fait des efforts louables pour essayer d’enrayer les pratiques de pêche illégale. Mais là aussi il s’agit plus de mesures répressives prises au nom du respect de la souveraineté nationale, passant par le sabordage pur et simple des bateaux étrangers en infraction, que d’une politique préventive réfléchie. À un tout autre niveau, le projet titanesque visant à construire une route de plus de 4 000 kilomètres traversant intégralement la Papua, de Sorong, au nord-est, à Merauke, au sud-est, avec pour objectif de stimuler le développement des deux provinces concernées et contribuer à résoudre les problèmes politiques et surtout identitaires complexes qui s’y posent, donne une bonne idée de la manière simpliste et naïve dont il conçoit les choses, en surestimant les vertus de l’économie et en minimisant les impacts sur l’environnement et la société.

60À côté des désastres écologiques résultant de l’action humaine sur terre ou sur mer, l’Indonésie a continué à être régulièrement frappée par les catastrophes naturelles (auxquelles elle est abonnée) pendant le premier mandat de Jokowi, guère plus épargné que SBY dans ce domaine. L’année 2018 a été particulièrement meurtrière à cet égard. Alors que la bataille politique en vue des prochaines élections générales battait son plein, trois séismes ont en effet secoué l’archipel, faisant de nombreuses victimes et des dégâts majeurs. Le premier a eu lieu à Lombok, l’île touristique voisine de Bali. Après l’éruption sans grande conséquence en septembre 2016 du Rinjani, l’un des deux plus grands et le plus majestueux des volcans indonésiens¹⁷, un tremblement de terre, marqué par plusieurs secousses d’une intensité variant entre 6 et 7 entre le 21 juillet et le 19 août, y a fait près de 700 morts, des milliers de blessés et des destructions massives. Un mois plus tard, un autre tremblement de terre d’une intensité de 7,5 a eu lieu le 28 septembre sur la péninsule de Minahasa, dans le nord de Sulawesi. Il a déclenché un tsunami qui a submergé la ville côtière de Palu sous des vagues de 4 à 7 mètres, tuant plus de 4 000 personnes, le bilan le plus meurtrier depuis le séisme de Jogjakarta en 2006. Enfin, le 22 décembre, une éruption du volcan Anak Krakatoa, dans le détroit de la Sonde, entre Java et Sumatra, a déclenché un tsunami qui a fait près de 500 morts et de 2 000 blessés. Dans les trois cas, les alarmes et les secours n’ont pas été à la hauteur et beaucoup de gens croupissent encore aujourd’hui dans des camps de fortune à Lombok et Palu, ce qui montre que l’Indonésie a encore beaucoup à faire dans le domaine de la prévention et du traitement des catastrophes, qui ne manqueront hélas pas de continuer à la frapper régulièrement.

Photo 60 : Dégâts des tremblements de terre de Lombok en juillet–août 2018

Photo 61 : Après le tsunami du 28 septembre 2018 à Palu (Sulawesi Central)

Photo 62 : Éruption du volcan Anak Krakatoa à Lampung le 22 décembre 2018

61Alors que le pays se remettait de cette série de catastrophes et que l’échéance électorale se rapprochait, la politique reprit vite le dessus et la tension monta d’un cran. Ébranlé en 2017 par l’affaire Ahok qu’il n’avait pas vu venir et qu’il a géré comme il l’a pu, Jokowi, réaliste et madré, a décidé de changer de stratégie vis-à-vis de ses adversaires islamistes. Ayant recours à la vieille stratégie du diviser pour régner, il a adopté, comme on l’a vu, une tactique duale qui consiste à composer avec les plus modérés, en accédant à certaines de leurs requêtes et même en les cooptant, tout en n’hésitant plus à combattre les plus radicaux avec les mêmes armes qu’eux, bref à « lutter contre l’illibéralisme par l’illibéralisme ». Pour éviter de se retrouver dans la situation très inconfortable de 2014, où il avait été attaqué et calomnié de manière odieuse, il prend même les devants et n’hésite plus à utiliser dans la dernière ligne droite des méthodes relevant de l’intimidation, voire de la répression, pas uniquement envers les islamistes radicaux, mais aussi contre ceux qui s’opposent à lui dans les limites des règles d’une démocratie électorale. Il est vrai qu’il est désormais dans une bien meilleure situation. En tant que chef de l’État, la police est placée directement sous ses ordres, il est, in fine, le chef des armées, il à la haute main sur l’administration et la bureaucratie, il est soutenu par une majeure partie de la presse et des media, aux mains de certains des oligarques qui l’épaulent, et il dispose d’un bataillon de jeunes supporters qui savent aussi se servir des réseaux sociaux.

62C’est ainsi qu’à travers plusieurs de ces moyens, une certaine « persuasion douce » va être exercée à l’égard des politiciens de l’opposition au niveau national et surtout régional, notamment du PKS à NTB ou aux Maluku, pour qu’ils rejoignent les rangs de la majorité présidentielle. Sinon, ces hommes politiques de l’opposition risquent bien de voir leurs affaires de corruption se voir accorder une plus grande attention ! De très fortes pressions vont aussi peser sur les membres de l’administration territoriale pour qu’ils annoncent leur ralliement. Elles débouchent sur le fait que Jokowi annonce triomphant en septembre 2018 qu’il a obtenu le soutien de 31 des 34 gouverneurs et 359 des 514 walikota et bupati du pays. Étonnamment, c’est le cas de tous les élus régionaux de Sumatra Ouest, une province qui a toujours voté massivement pour l’islam moderniste et conservateur du PPP, du PAN ou du PKS (et qui le fera encore quelques mois plus tard et choisira Prabowo par une large majorité) ! La justice va également entrer dans la danse et condamner certains opposants ayant placés des messages jugés injurieux sur les réseaux sociaux. Ainsi la campagne « 2019 GP » (2019 Ganti Presiden) des activistes opposés à Jokowi, lancée en 2018 sur internet, a été réprimée par la police et attaquée par les forces du Banser, la milice du NU, devenu un allié inconditionnel avec la nomination de Ma’ruf Amin sur le ticket présidentiel. Ses membres se voient empêchés de se réunir ou de s’exprimer, accusés de vouloir déposer le président par la force, alors qu’ils ont toujours dit vouloir le faire par des moyens constitutionnels et légaux.

63Bref, il apparaît clairement que Jokowi a décidé d’utiliser les institutions de l’État pour contrer et juguler l’opposition, car c’est le moyen le plus efficace à sa disposition pour le faire. L’année 2018, qui marque le vingtième anniversaire de la chute de Suharto et de la conversion de l’Indonésie à la démocratie, se caractérise donc par une forte régression des principes et valeurs démocratiques dont s’émeuvent même certains des opposants les plus farouches aux islamistes et à Prabowo. En fait, il semble de plus en plus évident que l’électeur indonésien a le choix en 2019 entre deux candidats populistes. D’un côté, le président sortant, qui a enfourché le cheval de bataille d’un nationalisme quasi « sukarnien » et a démontré depuis deux ans une tendance illibérale croissante dangereuse pour la démocratie ; de l’autre, celui qui veut prendre sa place et rêve depuis 2004 de s’emparer du pouvoir pour annuler les acquis de la Reformasi et revenir à un régime nationaliste autoritaire de type « suhartien », avec l’appui des forces islamistes antidémocratiques. Même si le premier est nettement préférable au second, la démocratie indonésienne est donc en danger dans un cas comme dans l’autre. Toutefois, le suspens apparaît moins grand qu’en 2014, car tous les sondages sont largement favorables à Jokowi qui espère bien obtenir plus de 60% des voix.