6.3. Le domaine socio-économique : croissance stable et développement ambivalent

1Les choses sont un peu plus simples sur le plan socio-économique car il y finalement pas autant de variables à prendre en compte et surtout moins de variations dans le temps. D’ailleurs il n’est pas vraiment nécessaire de distinguer chacun des deux quinquennats pendant lesquels SBY a été au pouvoir. Les principaux facteurs à considérer pour établir un bilan sont assez stables tout au long de sa présidence. Cela dit, il ne change pas de nature et ne se révèle pas être, par un coup de baguette magique, un réformateur plus téméraire pour résoudre les problèmes qui se posent dans ce domaine que dans les autres. Il reste comme toujours prudent, ne prenant pas de risques majeurs et reculant même sur certaines décisions difficiles à assumer. Mais il a la chance de bénéficier d’une conjoncture internationale relativement favorable pendant pratiquement toute la décennie. De plus, il a eu la main heureuse en choisissant des personnalités de la société civile compétentes, respectées et sans appartenance partisane comme ministres des finances ou gouverneurs de la Banque centrale. Il avait annoncé qu’il serait un président favorable à la croissance, à l’emploi, aux pauvres et à l’environnement et il va tenir en grande partie sa promesse. Profitant d’une croissance économique moyenne mais stable, ainsi que d’un boom des matières premières pendant son premier mandat, il va utiliser les ressources disponibles pour investir dans des programmes sociaux assez bien pensés et enregistrer son plus grand succès dans une baisse substantielle de la pauvreté. Mais, il aurait pu faire bien mieux s’il avait eu le courage de s’attaquer de manière plus ferme au problème crucial des fortes subventions toujours attribuées aux carburants, qui entraînent un gaspillage énorme de ressources. Cela lui aurait notamment permis d’investir beaucoup plus dans le domaine des infrastructures, qui sont en très mauvais état et constituent un gros handicap pour le développement du pays. Par ailleurs, il n’a rien fait pour réformer un système fiscal indonésien particulièrement défaillant, en taxant de manière moins ridicule les revenus les plus élevés, afin de s’assurer une base de ressources plus large pour financer l’accès des moins avantagés à l’éducation et à la santé. Ces défaillances expliquent en grande partie que son bilan socio-économique plutôt favorable se solde aussi par une hausse particulièrement importante et inquiétante des inégalités de revenus.

Une relance satisfaisante de l’économie mais des réformes structurelles en attente

2Après la récession dramatique enregistrée en 1998, l’Indonésie retrouve étonnamment vite un assez bon niveau de croissance économique¹. À titre de comparaison, il avait fallu vingt ans pour que les Philippines se remettent de la crise tout aussi sévère qui l’avait frappée au milieu des années 80. Or, dès le début du premier mandat de SBY en 2004, alors que le pays bénéficie d’un boom important des matières premières pendant quelques années, la croissance est remontée à un niveau supérieur à 5% et va s’y maintenir jusqu’à la fin du second en 2014. Elle dépasse même les 6% de 2007 à 2012, à l’exception de l’année 2009, où elle repasse sous la barre des 5% en raison des effets de la crise financière globale partie des États-Unis². Cette dernière ne l’affecte pourtant guère et elle s’en remet immédiatement, en dépit de la conjoncture internationale un peu plus morose qui va régner à partir de 2009. Il est certain que les mécanismes mis en place après le désastre de la CFA lui ont permis de développer une plus grande résilience. Mais la gestion macro-économique traditionnellement prudente, à laquelle le gouvernement ne déroge pas, y contribue aussi pour beaucoup. Ce dernier est en cela, fidèle à la règle d’or mise en place par les technocrates de la « Mafia de Berkeley » à l’origine du succès du développement indonésien sous l’Ordre nouveau. La gestion du pays est dans les mains de deux autres technocrates chevronnés et fiables, Boediono et Sri Mulyani Indrawati, qui ont été à bonne école et suivent l’exemple de leurs respectés prédécesseurs. Le premier, d’abord ministre des finances de 2001 à 2004 du temps de Megawati, devient sous SBY ministre coordinateur des affaires économiques de 2005 à 2008 et gouverneur de la Banque centrale de 2008 à 2009, avant de le seconder au poste de vice-président. Il va avoir un rôle clef dans le succès économique en question, notamment en s’investissant beaucoup dans la politique anti-pauvreté du gouvernement. La seconde sera ministre des finances de 2005 à 2010 et même ministre coordinatrice de l’économie en 2008-09, mais elle quitte les fonctions auxquelles elle excellait à la demande du président. Ce dernier n’avait en effet pas pu résister à la pression du puissant oligarque Aburizal Bakrie, le nouveau patron du GOLKAR, qui avait occupé le même poste en 2004-05, où il ne s’était d’ailleurs pas montré des plus convainquant Les compétences économiques de Hatta Rajasa, président du PAN, qui va lui succéder de 2009 à 2014, ne sont pas non plus très évidentes. Au delà de son importance politique, il est probable qu’il doive largement ce poste au fait d’être le beau-père du fils cadet de SBY, une indication supplémentaire du degré de népotisme régnant dans le pays.. Le président doit donc surtout son bilan économique favorable à deux économistes professionnels qualifiés, et à quelques autres de leur acabit, comme Darmin Nasution, qui succède à Boediono à la tête de la Banque centrale de 2009 à 2013³.

3Sur le plan macroéconomique, ce bilan s’appuie sur les ingrédients classiques hérités de l’époque Suharto : une grande prudence fiscale, s’appuyant notamment sur un budget équilibré par principe, un contrôle aussi strict que possible de l’inflation, qui dépasse rarement les deux chiffres et s’établit à une moyenne d’environ 7% entre 2006 et 2010, et un compte en capital plutôt ouvert. En revanche, deux innovations issues de la crise de 1997-98 y contribuent aussi : l’établissement de l’indépendance de la Banque centrale et l’adoption d’un taux de change flottant. Cela permet au gouvernement de réduire son déficit de la balance des paiements, en le maintenant sous la barre des 1 à 3 % du PIB, correspondant d’ailleurs aux critères de l’UE tels qu’énoncés à Maastricht, et de mieux absorber les chocs provenant de la fluctuation du prix des matières premières, auquel il a toujours eu du mal à faire face. Il sera possible par ce biais de réduire drastiquement la dette du pays qui avait atteint près de 90% du PIB en 2000 et était encore de presque 60% quand SBY a été élu, mais va redescendre progressivement jusqu’à son niveau d’avant la crise de 25-30% vers la fin de son second mandat. C’est à la fois cette bonne gestion et la chance de bénéficier d’une demande de la Chine toujours très forte en matières premières qui permet à l’Indonésie d’absorber sans trop d’encombres le choc de la crise financière globale de 2009 et de maintenir sa croissance à presque 5%. À l’inverse, ses plus proches voisins de l’ASEAN sont tous entrés en récession cette année-là. Ils étaient beaucoup plus exposés qu’elle de par leur plus forte intégration dans les réseaux de production de composants industriels pour les secteurs électronique et automobile. C’est en l’occurrence la parfaite illustration du fait qu’une faiblesse structurelle peut parfois se retourner en avantage conjoncturel ! Car du point de vue des secteurs économiques justement, la situation du pays ne s’améliore pas vraiment pendant la présidence de SBY.

4L’agriculture, qui a été le fleuron de l’Ordre nouveau, est laissée aux mains de ministres peu compétents. Ces derniers, sont tous issus des formations politiques islamiques faisant partie de la coalition. Ils ne lui accordent guère d’attention, et le secteur agricole ne fait finalement « bonne figure » que dans le domaine des matières premières d’exportation, dont les prix restent élevés. La production de riz a toutefois heureusement repris sa hausse après la mauvaise récolte de l’année 2005, due à El Niño. Elle passe de quelque 36 millions de tonnes (mt) de riz décortiqué en 2004 à plus de 48 mt en 2014, une augmentation d’un tiers en dix ans ! Cela permet de couvrir largement les besoins alimentaires du pays⁴. C’est cependant le secteur industriel qui pose le plus de problèmes. Fragile, il a été ravagé par la crise financière de 1997-98 et ne s’en est jamais remis. L’Indonésie se retrouve donc devant la situation paradoxale de voir son secteur secondaire perdre de plus en plus de terrain, tant en termes de création de richesse que d‘emploi, par rapport au secteur tertiaire, en pleine expansion. Ce dernier prend en effet une importance croissante, non seulement en raison du poids traditionnel de l’administration publique, du petit commerce, largement informel en plein boom, et du rôle accru d’un tourisme en forte expansion, mais aussi du fait de la digitalisation galopante de nombreuses activités économiques. Ainsi en va-t-il du secteur bancaire, qui voit les ATM/DAB pousser comme des champignons jusque dans les coins les plus reculés de l’archipel, mais aussi du commerce de détail, qui pénètre partout dans les villes et les campagnes, avec la « révolution » des mini-marchés, et des communications, qui mettent un téléphone portable dans les mains du dernier petit paysan menant ses buffles à la rizière. L’Indonésie va d’ailleurs devenir l’un des pays les plus connectés du monde.

5Tout cela converge vers un diagnostic dont l’évidence s’impose peu à peu : le pays, a relativement bien réussi sa révolution rizicole et même agricole, mais a en revanche largement raté la marche de sa mutation industrielle. Cela confirme toutefois aussi le fait que l’économie indonésienne n’a achevé ni sa transformation structurelle ni sa transition agricole. À la fin du second mandat de SBY en 2014, le secteur primaire ne représente en effet plus que 13,4% du PIB, mais emploie toujours 34% de la population active, l’image étant inversée pour le secondaire, dans lequel 20% de la main d’œuvre produit près de 42% de la richesse, seul le tertiaire montrant une relation plus équilibrée de 44,6% contre 45,7%. La productivité reste donc très basse dans une agriculture qui occupe encore beaucoup trop de bras, et elle demeure relativement faible dans les services, tirée vers le bas par les activités informelles du petit commerce de détail. En dépit de ces déséquilibres structurels et de ces problèmes de productivité, la décennie de croissance continue enregistrée sous le double mandat de SBY entraîne une très nette amélioration du niveau de vie de la population - et c’est finalement ce qui compte le plus pour le quotidien des gens. Le PIB annuel moyen par habitant va effectivement augmenter de 50%, passant de 1 200 à 1 800 US$ entre 2004 et 2014, et permettre à l’Indonésie d’entrer dans la catégorie des MICs (Middle Income Countries), forgée par la Banque mondiale pour établir une classification en la matière. La préoccupation majeure pour l’avenir est que ce sont ces mêmes déséquilibres structurels et problèmes de productivité qui l’exposent au risque de tomber dans la trappe éponyme dite du « middle income trap » ouverte sur le chemin de nombreux pays émergents, une situation à laquelle elle est toujours confrontée aujourd’hui dont nous reparlerons ultérieurement

6Au-delà de ces problèmes structurels, les trois principales difficultés conjoncturelles ayant une importance décisive pour l’économie - que SBY ne va pas résoudre et laisser à son successeur - sont ceux de la subvention des carburants, de l’amélioration des infrastructures et de la faiblesse du système fiscal. Pour ce qui est de la première, la subvention des carburants, elle résulte principalement des mesures prises après la crise financière de 1997-98 et fait partie des filets sociaux mis alors en place par le gouvernement pour amortir l’impact de la hausse du prix de tous les produits de base. Mais la remontée des prix du pétrole sur le marché international rend ces subventions de plus en plus coûteuses, au point qu’elles deviennent un fardeau intolérable pour le budget et un véritable cauchemar pour les finances publiques. En 2004, elles coûtent déjà 7 milliards de US$ et il est prévu qu’elles doublent d’ici 2009. Le gouvernement hésite évidemment à y toucher car il sait que cela serait très impopulaire. Après biens des tergiversations, une décision est toutefois prise en octobre 2005 pour avaliser une première hausse modeste des prix à la pompe. Néanmoins, elle s’accompagne d’un mécanisme de compensation constitué de donations en cash pour les plus pauvres, dont le budget est lourdement grevé par l’achat du pétrole lampant utilisé pour cuisiner. Cela déclenche une inflation qui va alors grimper à près de 14% fin 2005 début 2006, le niveau le plus élevé depuis 2001, et doucher les velléités réformatrices de SBY dans ce domaine. Il ne fera plus grand-chose pour trouver une solution au problème. À la fin de la décennie qu’il aura passé au pouvoir, les subventions aux carburants vont représenter 4% du PIB et consommer jusqu’à 20% du budget de l’État !

7Cela va constituer un frein majeur pour financer autant que cela eut été souhaitable la meilleure fourniture de biens publics essentiels pour la population, comme l’éducation, la santé et les infrastructures. C’est aussi totalement contradictoire par rapport aux objectifs du président en matière de réduction de la pauvreté ou d’amélioration de l’environnement. En effet, ces subventions avantagent principalement les gens de la classe supérieure ou moyenne, qui ont une voiture ou au minimum une motocyclette, et son prix excessivement bas encourage la consommation de carburant fossile, nocif pour la bonne santé des hommes et de la nature. Par ailleurs, cela contribue également à renforcer les inégalités. Après l’expérience un peu traumatisante faite en 2005, chaque tentative de réforme ultérieure, aussi timide soit-elle, est annihilée par des décisions budgétaires contraires, résultant de fluctuations diverses et variées affectant le prix des carburants sur le marché domestique ou international. À plusieurs occasions, un accord sembla se dessiner avec le DPR pour entreprendre une avancée plus résolue vers la réduction des subventions, en trouvant des mécanismes de compensation adéquats pour les plus pauvres. Mais toutes les tentatives échouèrent, principalement parce que SBY, comme d’habitude hésitant et partagé, renonça au dernier moment à prendre des mesures fortes, nécessairement impopulaires auprès de toute la population - et en particulier des classes moyennes urbaines qui l’avaient massivement soutenu. Ce n’est qu’à la toute fin de son second mandat que son dernier et éphémère ministre des finances, Chatib Basri, le convainc d’imposer une limite au montant de ces subventions, en établissant un lien entre les prix domestique et international. Mais aucune véritable politique de baisse des subventions ne fut vraiment élaborée et encore moins mise en œuvre pour amorcer une réduction progressive de l’écart entre les deux niveaux de prix. Au bout du compte, la subvention des carburants sera aussi élevée, en termes relatifs, à la fin qu’au début de la présidence de SBY.

8Ce gaspillage budgétaire a aussi une incidence majeure sur la deuxième des difficultés qui reste irrésolue, celle liée à la faiblesse des infrastructures. Ces dernières, que ce soit au niveau des routes, des aéroports et surtout des ports, sont insuffisantes, totalement engorgées et souvent dans un état lamentable. Cela génère des coûts de transport et des frais de logistique très élevés qui plombent la compétitivité de l’Indonésie par rapport à ses voisins. La situation est particulièrement grave en ce qui concerne le transport maritime qui est chaotique et très dispendieux. Pour être honnête, ce dernier a toujours constitué un obstacle majeur au développement dans cet archipel immense et fragmenté. Mais l’Ordre nouveau, utilisant intelligemment la manne pétrolière des années 1970 et 1980 avait consenti de très gros investissements dans toutes les infrastructures, qui ont permis de rattraper une partie du retard accumulé depuis l’indépendance. Le décrochage s’est produit avec la CFA et pendant les six années de transition démocratique qui ont suivi, pendant lesquelles les priorités étaient d’un autre ordre. Hélas, ce recul perdure sous SBY, période pendant laquelle les investissements en la matière, en pourcentage du PIB, vont être la moitié de ce qu’ils étaient à l’époque de Suharto. L’excuse habituellement invoquée par le président est que les lois de décentralisation ont été adoptées dans l’intervalle et que cette responsabilité n’incombe plus à l’État central, mais est du ressort des provinces et surtout des districts et des municipalités. Il a raison sur le fond, mais il s’agit quand même bien également d’un problème d’intérêt national. L’autre argument souvent mis en avant par le gouvernement est celui du manque de ressources financières adéquates. Mais le calcul suivant a été fait : si seulement le quart des dépenses affectées aux subventions des carburants avaient été investi dans la mise à niveau des infrastructures, cette somme aurait permis de couvrir le tiers des besoins dans ce domaine et donné de surcroît un point de croissance économique en plus au pays. En outre, une grande partie des difficultés rencontrées résultent d’une législation trop rigide et obsolète qui nécessiterait des réformes dépendant clairement du parlement national. In fine, le principal écueil réside dans l’absence de volonté politique de la part du président qui pourrait facilement convaincre sa confortable majorité parlementaire de la nécessité de prendre le taureau par les cornes. Mais il faudrait pour cela s’attaquer à des intérêts établis dont beaucoup sont dans les mains des oligarques qui soutiennent le gouvernement. Alors rien de sérieux ne sera pratiquement fait.

9La capitale Jakarta en fournit un exemple patent. Un projet de métro (MRT, mi-aérien, mi-souterrain) y a bien été lancé en 2008-09 pour essayer de réduire le flot énorme de véhicules individuels qui crée en permanence de monstrueux embouteillages et un niveau de pollution dangereux pour la santé des populations. Cependant, les travaux se heurtent aux habituels problèmes de droit d’expropriation, de corruption et d’abus en tous genre, ainsi qu’à une compétition sauvage entre les entreprises de travaux publics, un secteur particulièrement infesté par les pratiques de KKN. Ils sont donc interrompus pendant des années, offrant aux citadins le triste spectacle de toute une série d’immenses poteaux en béton inutiles, tendant désespérément leurs bras vers le ciel, et de grands trous remplis d’eau - pour la grande joie des moustiques et des rats. L’impuissance ou l’absence de volonté du gouverneur Fauzi Bowo pour régler le problème lui vaudra largement sa place lors des élections locales de 2012. Il sera battu par un nouveau venu prometteur en politique, Joko Widodo, tout auréolé des miracles accomplis à Solo en tant que maire⁵.

Photo 50 : Sévère pollution matinale de l’air sur le centre des affaires de Jakarta

10La dernière des trois difficultés majeures qui bloquent l’économie du pays et qui restera entière à la fin du second mandat de SBY est la grande faiblesse du système fiscal. Qu’on en juge : alors que la population indonésienne a franchi en 2012 le seuil des 240 millions d’habitants, seulement 20 millions, un peu plus de 8%, sont enregistrés comme contribuables redevables d’un impôt sur le revenu, la moitié d’entre eux, 10 millions, environ 4%, remplissent leur déclaration et un minuscule 1,5 million, soit 0,6%, s’acquittent réellement chaque année de ce devoir citoyen ! Là aussi, les plus riches et les plus puissants s’opposent à l’adoption d’une fiscalité moderne progressive s’appliquant à toute la population. Cette résistance handicape gravement le développement du pays.

La dimension sociale: pauvreté déclinante mais inégalités en forte augmentation

11D’un point de vue démographique, le recensement de 2010 a dénombré 237,6 millions d’habitants, ce qui représente un taux d’accroissement annuel relativement faible de 1,5% depuis celui de 2000⁶. La répartition de cette population entre les différentes îles reste très déséquilibrée : 56,2% à Java, qui passe toutefois pour la première fois nettement sous la barre des 60%, 21,3% à Sumatra, 5,8% à Kalimantan, 7,3% à Sulawesi, 1,1% aux Maluku et 1,5% en Papua. La densité de population moyenne pour tout l’archipel n’est donc que de 124 hab./km2, mais elle atteint 1 032 à Java, dépassant là aussi pour la première fois le seuil moyen hallucinant de 1 000, alors qu’elle n’est que de 8 hab./km2 en Papua⁷. Autre information de première importance, avec 50,2% contre 49,8%, la population urbaine devient légèrement majoritaire pour la première fois. Fait majeur encore plus important à souligner, l’espérance de vie moyenne à la naissance, homme et femmes confondus, franchit nettement la ligne symbolique des 70 ans, une confirmation indiscutable de l’amélioration continuelle de la santé des Indonésiens. En revanche, le rapport entre les sexes de 101/100 est, comme toujours, légèrement déséquilibré en faveur des hommes. L’âge moyen est de 27,2 ans et le pourcentage de la population non active de moins de 15 ans et de plus de 65 est de 51,8%. La force de travail s’élève donc à 107,7 millions de personnes (53% résidant à la campagne et 47% en ville ; 63% étant des hommes et 37% des femmes), dont 104,9 millions sont employés et les 2,8 millions restants - soit seulement 2,6%-, sont au chômage, un niveau étonnement bas. Pendant les 10 années écoulées, environ 5 millions de personnes ont émigré pour s’établir dans un autre endroit de l’archipel. Les provinces de Riau, proche de Singapour, des deux Papua, encore peu peuplées, et Jogjakarta, principal centre universitaire du pays, attirent le plus de monde. Pour ce qui est de l’éducation, 92,4% de la population est alphabétisée et 40,9% a atteint au minimum le niveau du premier cycle du secondaire (SMP), la scolarité étant obligatoire jusqu’à l’âge de 15 ans. La fertilité reste stable, aux environs de 2,4 enfants par femme, mais la mortalité infantile demeure élevée, aux environs de 30 à 32 pour mille naissances, et la mortalité maternelle est encore terriblement haute avec 165 pour cent mille accouchements. Enfin, sur le plan des appartenances religieuses, il apparaît que la proportion de musulmans a diminué de 1% entre 2000 et 2010, de 88,2% à 87,2%, alors que celle des chrétiens, protestants et catholiques confondus, a augmenté en proportion de 8,9% à 9,9%, les hindouistes et les bouddhistes enregistrant chacun une très légère baisse. Bien que cela soit loin de mettre en péril la domination écrasante des musulmans dans la société, c’est tout de même la preuve que les craintes des islamistes ne relèvent pas entièrement du fantasme.

12Plusieurs des données issues de ce recensement confirment que la situation sociale d’une majorité de la population s’améliore de manière significative sous SBY. C’est aussi ce que montre un examen plus détaillé des indicateurs relatifs à l’emploi et à la pauvreté, alors que le fossé des inégalités de revenus se creuse au contraire⁸. Sur le front du travail, la création d’emplois stables et salariés tourne au ralenti dans un premier temps. Les effets de la crise de 1997-98, - qui a précipité dans le chômage des centaines de milliers voire des millions d’employés dont les entreprises ont fait faillite -, perdurent pendant toute la période de transition allant jusqu’en 2004. Une grande partie des gens qui ont perdu leur travail se sont réfugiés à la campagne et dans le secteur informel, où ils se débrouillent pour survivre, et cela va durer pendant des années. La croissance reprend timidement, mais la confiance ne revient pas si vite, les investissements restent faibles et les industries du secteur de l’exportation ne rouvrent que très lentement leurs portes. Quand le nouveau président arrive au pouvoir en 2004, le chômage touche toujours plus de 10% de la population, probablement même 20% des jeunes, et l’on estime que le secteur informel occupe près des deux-tiers de la force de travail jusqu’en 2008. Les nouvelles lois sur le travail adoptées juste avant, en 2003, sous Megawati, partaient de la bonne intention de protéger les salariés indonésiens. Mais elles sont de nature protectionniste et trop rigides. De fait, elles découragent les investissements et la reprise. Il faudrait pouvoir y introduire de la flexibilité et libéraliser l’emploi, mais c’est un domaine très délicat politiquement, car, les syndicats ont pris de l’assurance depuis le début de la Reformasi et s’y opposent, avec l’appui d’une bonne partie du DPR. En 2006, une tentative de révision se heurte à cette opposition et le président recule. La croissance s’établit de manière stable au-dessus de 5%, mais elle n’est pas suffisante pour résorber à elle seule le chômage et régler les immenses problèmes de sous-emploi liés à la domination du secteur informel. Sans beaucoup de soutien de la part du gouvernement, l’agriculture vivrière continue à absorber le surplus de main d’œuvre et ne s’en tire pas trop mal. Mais le secteur industriel peine à repartir ; l’emploi formel stagne et les salaires restent bas. Des enquêtes précises montrent toutefois que le taux de chômage est à baisse et se situerait entre 6 et 7% en 2009, un chiffre plus plausible que ce qui va ressortir du recensement de population de 2010, peu fiable à cet égard.

13Après son élection très facile de 2009, SBY a plus de marge de manœuvre pour pousser les réformes nécessaires dans ce domaine afin de relancer l’emploi formel et sortir de l’impasse. Cependant, il continue à hésiter. Le nationalisme économique reste dominant au sein de la classe politique indonésienne. Les cinq lois affectant l’emploi adoptées entre 2010 et 2014 sont toutes relativement protectionnistes et avantagent (comme c’est souvent le cas) les producteurs au détriment des consommateurs qui doivent payer des prix plus élevés. Une brèche néanmoins s’ouvre dans ce secteur très figé. En 2011, le président prononce un discours à l’occasion du 100^e anniversaire de la création de l’OIT (Organisation internationale du travail) à Genève, un exercice qui flatte sa vanité et où il excelle, dans lequel il insiste sur la nécessité non seulement de résorber le chômage, mais aussi de promouvoir le travail décent, le leitmotiv du BIT à cette époque. Les syndicats indonésiens sautent sur l’occasion et lancent une campagne pour de plus hauts salaires. Deux facteurs leur facilitent la tâche : la décentralisation de l’administration et la digitalisation de l’économie. La fixation du niveau de salaire minimum n’est en effet plus du ressort de l’État, mais des instances régionales. Or, ces dernières relèvent le défi et décrètent en 2012 une hausse massive en la matière ; à commencer par le nouveau gouverneur de Jakarta, Joko Widodo, qui impose une augmentation de 44%, bientôt suivi par les maires de Bogor et Tanggerang, les deux grandes villes satellites faisant partie de la ceinture industrielle de la capitale, qui surenchérissent avec respectivement 60 et 70% ! Ces décisions mettent un terme à la période dans laquelle la pratique des bas salaires était considérée comme plus favorable au développement. À partir de là, on assiste à une importante hausse des emplois formels et une légère baisse concomitante du domaine de l’informel. Cependant, c’est surtout le secteur tertiaire qui va créer ces emplois mieux payés grâce aux niveaux d’éducation et de qualification nettement plus élevées des jeunes arrivant sur le marché du travail ainsi qu’à la digitalisation rapide de l’économie. Ce changement dessert même l’industrie classique, qui perd encore un peu de terrain. Quoiqu’il en soit, le chômage tombe juste à 4% en 2014, son niveau le plus bas depuis longtemps sinon toujours. Au bout du compte SBY enregistre donc, malgré lui, un succès assez probant en matière d’emploi.

14Concernant la réduction de la pauvreté, le bilan est encore plus flatteur pour lui. Après que l’Ordre nouveau ait progressivement fait chuter le niveau de pauvreté jusqu’à 11,3% en 1996 et qu’elle soit remontée à plus du double lors de la crise financière de 1997-98, cet indicateur est péniblement retombé aux environs 17% en 2004. À la fin du second mandat de SBY en 2014, ce taux de pauvreté est ramené à 11,3%, exactement le niveau qui était le sien avant la crise. Certes, cela représentait encore quelque 28 millions de personnes, mais la politique du gouvernement aura ainsi sorti en dix ans près de 10 millions d’Indonésiens de la pauvreté la plus aiguë, tant en milieu urbain que rural. De plus, c’était l’une des priorités principales du président dès son arrivée au pouvoir et son succès est largement dû au fait qu’il s’y est tenu et a fait ce qu’il fallait pour atteindre l’objectif fixé pour une fois. N’oublions pas qu’il est issu d’une famille modeste et qu’il sait ce que sont les problèmes de pauvreté pour être né et avoir vécu jusqu’à la fin de l’école secondaire dans un village javanais, contrairement à ses trois prédécesseurs. Il a aussi démontré son intérêt particulier pour ces questions en faisant une thèse de doctorat à l’IPB de Bogor sur les problèmes de développement rural. Bref, il se sent très concerné. Le choix de ses ministres en charge des affaires économiques n’y est pas non plus étranger. Pendant son second mandat, Boediono, passé du poste de ministre des finances à celui de vice-président, va notamment consacrer une grande énergie à consolider et développer les programmes de lutte contre la pauvreté mis en place dès 1999-2000 pour permettre aux gens de surmonter la crise financière. Placée sous son autorité, c’est une nouvelle « Équipe nationale pour l’accélération de la réduction de la pauvreté » baptisée TNP2K qui se charge du travail, en coordination avec le BAPPENAS, l’agence nationale de planification.

15Trois programmes complémentaires sont finalement consolidés ou élaborés. Le premier était un très vaste programme de « transfert inconditionnel d’argent » dit BLT qui avait été créé en 2005 pour aider les 30% les plus pauvres de la population à faire face à la hausse du prix des carburants. Il avait été réintroduit pour les mêmes raisons en 2008, puis à nouveau en 2013, et avait sans nul doute aidé des millions de familles à surmonter ces moments de crise, mais était très critiqué pour avoir bénéficié à beaucoup de gens de la classe moyenne qui n’appartenaient pas au groupe cible. Le second était un programme de « transfert conditionnel d’argent » appelé PKH qui visait les personnes extrêmement pauvres, celles ayant moins de 80% des ressources définissant la ligne de pauvreté. Il n’avait touché que 1,5 million de familles, mais avait semble-t-il été très efficace, les aidant à faire face aux difficultés du quotidien et à investir dans l’éducation et la santé de leurs enfants pour sortir du cycle de la pauvreté. Le troisième était un programme de renforcement de communautés baptisé PNPM, introduit en 2007, qui avait été étendu progressivement à tous les sous-districts (kecamatan) du pays en 2012. Il permettait d’améliorer les infrastructures ou l’accès à l’éducation, à la santé et au petit crédit et, malgré certains problèmes de détournements par les élites locales, était considéré comme ayant été un succès. L’adoption en 2014 d’un système intégré de sécurité sociale baptisé SJSN (Sistem Jaminan Sosial Nasional) ouvrait sur des perspectives encore plus ambitieuses.

16Cela dit, la pauvreté restait encore un problème majeur dans le pays. Il semblait apparemment très difficile de la réduire en dessous du seuil symbolique de 10%, correspondant à quelques 25 millions de personnes en 2014. Le gouvernement aurait certainement pu, là aussi, faire plus et mieux, mais il aurait fallu faire preuve de plus de courage en dégageant les ressources englouties dans la subvention des carburants. De plus, la ligne de pauvreté nationale servant de base au calcul était très basse et nettement inférieure à 1 US$ par jour. Si l’on prenait la ligne légèrement moins misérable utilisée par la communauté internationale de 1,25 US$, la pauvreté affectait alors plus de 33 millions de personnes et, au niveau un peu plus digne de 2 US$, on passait au-dessus des 100 millions ! Des efforts plus conséquents auraient aussi pu être faits dans le domaine de l’éducation et de la santé. Malgré l’amendement à la Constitution datant 2002 fixant à un minimum de 20% la part du budget annuel qui devait être investit dans l’éducation, on était encore loin du compte. Les dépenses dans ce domaine avaient certes légèrement augmenté depuis 2004, mais elles se situaient à seulement 3,3% du PIB en 2014. On a vu aussi combien les taux des mortalités infantile et maternelle restaient élevés dans un secteur de la santé où le gouvernement ne dépensait toujours pas plus de plus de 55 US$ par habitant en 2009. Tout cela avait une incidence sur le fait que l’indice de développement humain (IDH) progressait très lentement9. Ayant franchi déjà sous l’Ordre nouveau le seuil qui marque l’entrée dans la catégorie des pays ayant un IDH moyen, l’Indonésie y était toujours en 2014, avec un chiffre de 0,691, qui la plaçait au 108^e rang mondial¹⁰. En dépit des progrès qui restaient à réaliser, on ne pouvait pas contester que le niveau de la vie de la population s’était nettement amélioré et que la pauvreté avait fortement diminué pendant la décennie ou SBY avait oocupé le pouvoir.

17En revanche, les inégalités se sont largement aggravées entre 2004 et 2014. Au départ, elles sont restées relativement modérées et stables pendant toute la durée de l’Ordre nouveau, malgré les énormes problèmes de corruption et l’accumulation éhontée d’immenses richesses par l’oligarchie au pouvoir. Mesurées par l’indice de Gini, la mesure la plus communément utilisée en la matière, ces inégalités sont toutefois calculées en Indonésie non pas sur la base des revenus mais sur celle des dépenses de consommation, l’approximation la plus proche. Or, elles varient seulement entre 0,32 et 0,35 pendant toute la période de Suharto. Ayant sensiblement diminué sous les effets de la crise de 1997-98, qui a fortement péjoré la fortune des plus riches, ces inégalités se situent même à leur étiage le plus bas en 2004 avec un Gini de 0,31. Mais en dix ans, elles vont augmenter d’un point pour atteindre 0,41 en 2014 ! Les inégalités de revenus à proprement parler seraient même plus élevées et dépasseraient 0,45. C’est énorme ! Le seuil de 0,4 est en effet considéré par les experts de la question comme celui qui marque l’entrée dans le club des pays ayant des fortes inégalités¹¹.

18Comment expliquer un tel saut ? La libéralisation de l’économie y est sûrement pour beaucoup, mais elle avait déjà commencé dès 1982 et s’était accélérée au début des années 1990. Cependant, le retour à la stabilité économique et la reprise du processus de développement l’a logiquement fait repartir à la hausse. Deux phénomènes y contribuent aussi. Le premier est la montée de la classe moyenne supérieure qui dispose entre 10 et 20 US$ par jour pour vivre, et représente environ 3 millions de personnes en 2010. Le second réside dans la hausse des salaires dans le tertiaire, en raison d’une digitalisation croissante de l’économie. Tout cela alimente le retour à une période d’argent plus facile, de consommation moins contrainte, de spéculation immobilière et boursière intense. De plus, les inégalités ne s’arrêtent pas à la consommation ou aux revenus, elles touchent aussi l’accès aux biens universels essentiels comme la santé ou l’éducation, les infrastructures ou la sécurité. Elles varient aussi beaucoup d’une région à l’autre et même à l’intérieur de chaque province, opposant fondamentalement deux Indonésie(s). L’une est urbaine et industrielle, plus riche et centrée sur Java et quelques poches restreintes dans les autres îles. L’autre est moins prospère, agricole et rurale, largement dominante dans la partie orientale de l’archipel. Nous aurons l’occasion de revenir à nouveau sur ce clivage à plusieurs composantes encore très vivace aujourd’hui dans le pays. En attendant, il suffit de souligner une nouvelle fois ici que la montée des inégalités est la face sombre du bilan social plutôt favorable de SBY. Le fait que les inégalités soient demeurées assez basses pendant la dictature et aient explosé sous la démocratie n’est pas le moins surprenant des paradoxes dans toute cette histoire. Cela explique aussi certaines des tensions politiques évoquées précédemment, la polarisation de plus en plus nette qui se dessine vers la fin de son second mandat et la montée des populismes dont nous aurons l’occasion de reparler.

Bilan environnemental en demie teinte et visibilité inédite au plan international

19On ne peut pas faire un bilan de la décennie de SBY sur le plan économique et social sans parler des questions d’environnement et des mesures prises pour lutter contre le changement climatique. Sous son égide et surtout lors de son second mandat, ces mesures ont revêtu une importance qu’aucun de ses prédécesseurs ne leur avait jamais accordé. Mais là aussi, au départ animé de très bonnes intentions, il va beaucoup promettre et finalement peu tenir. En 2009, une nouvelle loi très ambitieuse sur l’environnement est adoptée par le DPR. Elle lie la protection de la nature à la gestion environnementale et à la bonne gouvernance. Mais, comme toujours très « napoléonien », SBY ne s’occupe guère du suivi, qui relève évidemment de l’intendance dans son esprit. Cette loi est donc restée largement lettre morte, puisqu’en 2014, un seul décret d’application a été passé ! Lors du G20 de Pittsburgh en 2009, une réunion des grands de ce monde à laquelle il adore participer, il s’engage pourtant à ce que son pays respecte des normes très élevées en matière de réduction de ses émissions de carbone et de gaz à effet de serre. L’indonésie est en effet le troisième plus gros émetteur du monde, derrière les États-UnisA et la Chine, mais devant le Brésil, la Russie et l’Inde. Ses émissions proviennent essentiellement de la déforestation et l’archipel détient, avec 122 millions d’hectares, la troisième plus vaste forêt tropicale du monde, après celles des bassins de l’Amazone et du Congo. Dans les années 1990, avec le développement des industries du contreplaqué et du papier, on a assisté à une déforestation massive affectant plus de 2 millions d’hectares par année. En 1997, quand El Niño a entraîné une sécheresse particulièrement forte dans la région, les feux de forêt qui ont ravagé Kalimantan et Sumatra ont émis 9 milliards de tonnes de dioxine de carbone dans l’atmosphère, contre 1,4 en année normale - affectant la santé de millions d’Indonésiens, mais aussi des habitants de la Malaisie et de Singapour, enfumés pendant des semaines. Bien que SBY ait répété à maintes occasions que la déforestation avait fortement diminué grâce à lui, les estimations les plus fiables l’évaluent encore à 1 million d’hectares par année entre 2009 et 2014¹².

Photo 51 : La Citarum de Java Ouest, rivière réputée la plus polluée du monde

20Le problème provient non seulement du fait que les produits de la forêt ont une forte valeur, mais que la déforestation permet ensuite l’extension des grandes plantations de palmier à huile, un produit dont l’Indonésie est devenue le premier producteur mondial. Les intérêts financiers en jeu sont donc énormes et les oligarques qui sont à la tête de ces entreprises ne sont guère préoccupés par les questions de changement climatique. De plus, comme dans d’autres domaines, la décentralisation a aggravé le problème. Ce sont en effet les chefs de district (bupatis) qui décident dorénavant de l’octroi de concessions forestières et ils se laissent aisément graisser la patte pour ne pas trop veiller au respect de la loi ni aux droits et intérêts des populations autochtones, avec lesquelles les conflits sont croissants¹³. La déforestation n’épargne même pas les réserves protégées où vivent les derniers orang outans du pays¹⁴. Face à la cupidité, les bonnes intentions du gouvernement ne suffisent pas. En outre, le ministère des forêts a la réputation d’être l’un des plus corrompus du pays. Toutes les mesures souvent bien pensées qui sont adoptées rencontrent donc d’énormes difficultés de mise en œuvre.

Photo 52 : Orang outan dans la réserve de Tanjung Puting à Kalimantan Central

21C’est le cas pour l’ensemble de celles qui constitue le programme gouvernemental très ambitieux connu sous le nom de REDD+ (Reducing Emissions from Deforestation and Degradation), adopté à la Conférence des Nations Unies sur le changement climatique (UNFCCC) qui s’est tenue à Bali en 2007. Les recommandations qui y ont été adoptées n’ont été que très partiellement appliquées, que ce soit la promotion des forêts communautaires, la réforme des droits de propriété forestiers et la reconnaissance du rôle des peuples indigènes dans la gestion des ressources, l’élaboration d’une seule carte consolidée de l’ensemble de la forêt nationale à l’usage de tous les acteurs concernés, l’accord sur la délimitation des différentes zones forestières en fonction de leurs droits afférents ou le moratoire sur les nouvelles licences accordées dans les régions de forêt primaire et de tourbières. Ainsi, pour ce qui est de la première d’entre elles, la promotion des forêts communautaires, seulement 10% des objectifs fixées en 2009 avaient été atteint cinq ans plus tard. Il en va de même pour le fonds de 1 milliard de US$ accordé en 2010 par la Norvège pour que l’Indonésie réduise son taux de déforestation, dont moins de 2% avaient été déboursés en 2014. Pendant ce temps, la superficie des plantations de palmier à huile augmente de 1 million d’hectares par année et l’association des producteurs d’huile de palme annonce en 2012 que son ambition est de doubler la production de 30 à 60 millions de tonnes d’ici 2030 ! Les engagements audacieux pris par SBY en matière d’environnement au nom de son pays dans les arènes internationales (où il aime briller et être admiré) ont finalement été peu suivis d’effet. On retombe là sur son principal défaut : de bonnes idées, de belles paroles et promesses, mais un manque de volonté politique pour assurer le suivi. Cette tendance prend hélas une dimension plus grande encore lors de son second mandat du fait de sa propension à fuir une scène politique domestique où il rencontre des difficultés croissantes. Le président est en effet de plus en plus critiqué, sa popularité est en chute libre, et il préfère courir le vaste monde pour participer aux grandes conférences internationales, où il a l’impression d’être estimé à sa juste valeur.

22Il est d’ailleurs logique de terminer ce bilan de la décennie SBY en examinant l’activité intense que ce dernier a déployé sur la scène internationale pour promouvoir l’image et le rôle de l’Indonésie. Cela a été principalement le cas sur le plan économique et environnemental, mais également, dans une moindre mesure, au niveau politique. Plutôt occupé lors de son premier mandat à régler les problèmes internes, c’est surtout lors de son second qu’il a fait flèche de tout bois à l’échelle internationale, pour les raisons évoquées précédemment. Légitimement préoccupé par la nécessité de redorer le blason de l’Indonésie, il est fier et heureux de se présenter comme le président du plus grand pays du monde musulman et le seul a avoir réussi sa transition démocratique, de retour dans la cour des grands à laquelle il appartient en raison de son poids démographique, économique et stratégique. N’étant pas plus enclin à choisir son camp sur le plan international que domestique, il va mener une diplomatie de la bonne volonté et de l’intermédiation, en poursuivant l’objectif revendiqué, au nom de la tradition de non-alignement du pays, d’avoir « un million d’amis et aucun ennemi ».

23Contrairement à la plupart de ses collègues de l’ASEAN, SBY ne prend donc pas parti dans le conflit que l’on sent monter entre les États-Unis et la Chine, s’employant à conserver des relations cordiales et équilibrées avec les deux superpuissances. Au sein de l’ASEAN précisément, il soutient activement l’initiative visant à créer une zone économique de libre échange baptisée AEC (Asean Economic Community). Il déploie aussi de grands efforts, souvent peu concluants, pour jouer les bons offices dans certains des dossiers politiques les plus délicats de la région. C’est ainsi qu’il fait deux visites officielles, en 2006 et 2013, au Myanmar pour convaincre la junte au pouvoir de suivre l’exemple de l’Indonésie en matière de démocratisation et d’adopter une attitude modérée dans la crise des Rohingyas. Ces propositions n’ont pas été couronnées de succès. Le président indonésien essuie aussi un échec frustrant dans sa tentative de faire émerger un consensus au sein de l’association sur la question délicate des revendications croisées des uns et des autres sur les archipels de la mer de Chine du Sud et vis à vis de Pékin. Au 19^e sommet annuel de l’ASEAN (qui se tient à Bali en 2011, année ou Jakarta assure la présidence), il arrive à faire adopter le « Bali Concord”, une déclaration consacrant l’adoption d’une plateforme commune sur les questions globales en matière économique, politique, sécuritaire et même sur le plan socio-culturel. Il s’y félicite de la démocratisation de son pays. Ces relations internationales débouchent en 2012 sur la création du « Bali Democracy Forum » qui se fixe pour objectif de promouvoir le développement exemplaire de l’Indonésie, un pays majeur pouvant devenir une source d’inspiration et un acteur de changement positif à l’échelle mondiale. C’est encore en tant que président de l’ASEAN qu’il participe en 2011 au Sommet de l’APEC (Asia_Pacific Economic Community), aux côtés des États-Unis, de la Russie, du Japon et de la Corée du Sud. En fait, il joue non sans habileté une sorte de double jeu : utiliser l’ASEAN pour promouvoir l’image de l’Indonésie dans les forums internationaux plus larges comme le G20 ou l’ONU, où il se propose, en contrepartie, de représenter et défendre les intérêts de l’association régionale¹⁵.

24C’est en effet surtout à ce niveau mondial le plus élevé qu’il va être particulièrement visible pendant tout son second mandat. Sa préférence va au G20, dont l’Indonésie est le seul participant parmi les pays d’Asie du Sud-Est. Il ne manque pas une seule des dix réunions annuelles qui auront lieu sous sa présidence. Maîtrisant assez correctement l’anglais et très à l’aise en compagnie des puissants de ce monde, il y représente bien son pays. À défaut d’y prendre des positions marquées attirant l’attention des media, il figure toujours en bonne place sur la photo finale, où il domine presque tous les chefs d’État présents par sa haute et imposante stature, si peu typiquement javanaise. Dans ses mémoires, il aime à rappeler qu’il a noué des relations presque amicales avec plusieurs d’entre eux, dont Barack Obama, qui parle encore des rudiments de bahasa pour avoir vécu en Indonésie avec sa mère plusieurs années de son enfance et dont la demi-sœur cadette est de père indonésien. C’est toutefois dans le cadre de l’ONU qu’il va se mettre le plus en évidence. D’abord, il accueille la Conférence des Nations unies sur le changement climatique à Bali en 2007 ; puis il finalise en 2011 l’accord de partenariat global entre l’ONU et l’ASEAN, dont l’Indonésie assure alors la présidence. Mais c’est en 2013 qu’il va se voir confier la position qui flatte le plus sa vanité. Il est nommé co-président (avec le premier ministre du Royaume-Uni David Cameron et la présidente du Libéria Ellen Johnson Sirleaf) du panel d’éminentes personnalités réunies pour discuter de la suite à donner aux objectifs de développement pour le millénaire, les fameux MDG’s (Millenium Development Goals), fixés par Kofi Annan en 2000 et arrivent à échéance en 2015. C’est ce groupe de 27 membres qui définit le cadre dans lequel vont être élaborés les nouveaux SDG’s (Sustainable Development Goals) déterminant jusqu’en 2030 l’agenda des Nations unies en matière de développement. Le rapport final sera signé par les trois co-présidents, SBY ne manquant pas de faire précéder son nom du titre de docteur ! Il est apprécié et célébré à travers le monde pour sa contribution à la résolution des conflits et la promotion de la paix, de la démocratie et du développement durable, reçevant nombre de récompenses, médailles et titres de docteur honoris causa. La reconnaissance et les louanges dont il bénéficie sur la scène internationale contrastent d’ailleurs fortement avec les critiques de plus en plus vives qui montent sur le plan domestique et parmi les milieux académiques nationaux¹⁶ et internationaux à l’approche de la fin de son second mandat. Cela dit, on ne peut pas lui contester le fait d’avoir contribué à remettre l’Indonésie, le plus méconnu des grands pays de la planète, sur la carte du monde.

Photo 53 : SBY au sommet du G20 à Séoul en novembre 2010 (1^er rang 4^e à gauche)

25Est-ce-à dire pour autant que l’Indonésie est une puissance émergente, comme certains en émettent l’hypothèse à cette époque¹⁷ ? En fait, la question n’est pas nouvelle et reste encore d’actualité. Ainsi que nous l’avons vu, le rapport de la Banque mondiale de 1993 sur le « miracle de l’Asie orientale » inclut l’Indonésie dans le groupe des sept pays considérés comme des HPAEs (High Performing Asian Economies), aux côtés de la Corée du Sud, Taiwan, Hong Kong, Singapour, la Thaïlande et la Malaisie. Depuis l’apparition de ce document, elle figure dans tous les regroupements hétéroclites et parfois fantaisistes de pays émergents identifiés par les organisations ou les grandes banques internationales : MIST (Mexique, Indonésie, Sud Corée et Turquie), TIMBI’s (Turquie, Inde, Mexique, Brésil et Indonésie), CIVETS (Colombie, Indonésie, Vietnam, Égypte, Turquie et Afrique du Sud), le groupe EAGLE (Emerging and Growth Leading Economies : Brésil, Chine, Égypte, Inde, Indonésie, Mexique, Corée du Sud, Taiwan et Turquie), celui des Next-11 (Bangladesh, Égypte, Indonésie, Iran, Mexique, Nigéria, Pakistan, Philippines, Corée du Sud, Turquie et Vietnam) ou des 3G (Global Growth Generators : Bangladesh, Chine, Égypte, Inde, Indonésie, Irak, Mongolie, Nigéria, Philippines, Sri Lanka et Vietnam) ! Comme on le voit, plusieurs de ces pays ont disparu dans l’entretemps, de la glorieuse catégorie des émergents ! Bien que cela ne soit pas le cas de l’Indonésie, les avis sont partagés sur le fait de savoir si elle est réellement une puissance émergente au terme de la première décennie du nouveau siècle. Pour certains, l’affaire ne fait pas de doutes : son poids démographique, sa position stratégique, son potentiel économique et son évolution politique font d’elle l’un des principaux pays émergent du 21^e siècle. Elle est d’ailleurs sur le point de rentrer dans la catégorie supérieure des pays aux revenus intermédiaires et au développement humain moyen. Certains ne prédisent-ils pas que l’Indonésie sera déjà la septième plus grande économie du monde en 2030 ? Pour d’autres, elle est encore loin du compte : sa puissance militaire reste très limitée, son économie demeure fragile et sa capacité d’influence sur la politique régionale et globale assez faible face aux deux superpuissance américaine et chinoise. Elle est un peu une « belle au bois dormant », l’éternelle candidate à une véritable émergence sans cesse repoussée à plus tard. Seul l’avenir permettra de dire laquelle de ces deux perspectives aura été la plus juste.

26En attendant, il s’agit de conclure ce chapitre couvrant les dix années pendant lesquelles Soesilo Bambang Yudhoyono a occupé le pouvoir. Comme nous l’avons vu, son bilan est mitigé. En regardant d’abord la situation à travers le prisme du verre à moitié plein, il a stabilisé l’économie nationale, amélioré le niveau de vie moyen de la population, réduit fortement la pauvreté, fait entrer son pays dans la liste de ceux qui ont un revenu et un développement humain intermédiaire, redonné de la dignité à la fonction présidentielle, conclu la paix à Aceh et amélioré la sécurité, fait avancer l’état de droit et reculer la corruption, sauvé in extremis la décentralisation et représenté efficacement son pays. Mais si l’on examine la réalité à travers le prisme du verre à moitié vide, il n’a pas pris les mesures qui auraient permis de mieux dynamiser l’économie et su contenir l’explosion des inégalités, il n’a pas non plus été aussi loin qu’il aurait pu et dû dans la lutte contre la corruption et pour le renforcement de l’état de droit, il a laissé monter l’intolérance et failli dans la défense des libertés religieuses et des droits humains, enfin, il a risqué, au dernier moment, de gravement laisser régresser la décentralisation. Ce n’est pas négligeable non plus. Enregistrant plus de succès au niveau domestique dans son premier mandat et sur le plan international dans le second, il a fait moins mal que ce que l’on pouvait craindre et moins bien que ce que l’on pouvait espérer. Il est donc difficile de décider dans quel côté penche la balance. Mais nous aurions quand même tendance - par nature, mais aussi en essayant d’être aussi objectif que possible - à dire que son bilan est plus positif que négatif. Selon nous, il présidé à une période de stabilité faite d’avancées et de reculades, une décennie de relative consolidation de la jeune démocratie indonésienne, mais marquée par une certaine stagnation dans plusieurs domaines et une régression nette sur le plan des libertés religieuses. Alors consolidation ou stagnation démocratique ? Un peu les deux à la fois !

27Ce bilan correspond bien à la personnalité de SBY. Cette dernière est déterminante pour expliquer le paradoxe vivant qu’il représente : celui d’un homme intelligent, calme et posé, ouvert et tolérant, plein de bonnes idées et intentions, plutôt intègre dans le contexte ambiant, mais hésitant beaucoup, préférant la réflexion et le débat d’idées à la décision et à l’action ; un personnage finalement, à la fois assez attachant, pour sa nature généreuse et irritant, pour son côté vaniteux et un peu narcissique. On doit en tous les cas lui reconnaître d’avoir eu plus d’une corde à son arc : à côté du fait d’avoir fait une brillante carrière militaire et d’être « devenu quelqu’un » en politique, il a aussi obtenu un doctorat en économie rurale, juste avant son élection, et est l’auteur d’un disque de chansons de variétés, entre amour du pays et des femmes, intitulé « Ma nostalgie pour toi », écrit en 2007, alors qu’il était déjà président ! Cela en dit finalement beaucoup plus sur sa personnalité que de savantes considérations psychologisantes. Compte tenu de tout cela, la chose étonnante et même un peu cocasse est qu’il ait intitulé sa biographie « Selalu ada Pilihan » ou « Il y a toujours un choix », lui qui a eu tellement de mal à en faire ! On peut aussi penser qu’il a été partiellement touché au cours de son double mandat par le principe de Peter qui guette chacun d’entre nous au tournant. Mais ce bilan mitigé résulte aussi en partie du contexte institutionnel compliqué de régime semi-présidentiel qui est celui de l’Indonésie post-Suharto, dans lequel le président a plus une fonction de proposition et de modération que de réelle décision. À ce titre, on peut considérer que Soesilo Bambang Yudhoyono a fait ce qu’il pouvait comme il le pouvait en pratiquant l’art du possible dans un contexte difficile.

28Peu de temps avant les élections générales de 2014, auxquelles il ne peut plus se présenter en tant que président, il laisse de très nombreux problèmes à son successeur. Son parti, le PD, dont la popularité est - comme la sienne - en berne, se retrouve en mauvaise posture. Quelle formation politique va prendre la relève et qui peut lui succéder à la présidence ? La population ressent une véritable incertitude à propos de l’avenir du pays. Dans ce contexte, deux partis d’opposition se renforcent en effet : d’une part le PDI-P de Megawati Sukarnoputri, allié aux forces plus libérales qui sont favorables à une certaine consolidation de la démocratisation voire, à son approfondissement ; et d’autre part, le GERINDRA de Prabowo Subianto, soutenu par les organisations islamiques les plus conservatrices et réactionnaires, qui rêvent d’un retour à l’autoritarisme. Le choix est on ne peut plus clair, mais la situation est très indécise et l’atmosphère devient particulièrement tendue.