6.1. Parcours de vie exemplaire et arrivée au pouvoir d’un challenger inattendu

1En examinant attentivement la biographie de Soesilo Bambang Yudhoyono, - comme il est légitime de le faire pour un homme qui a tout de même passé dix ans à la tête de son pays - , on découvre tout de suite qu’il a beaucoup plus de points communs avec Suharto qu’avec les quatre autres présidents qui l’ont précédé, de Sukarno à sa fille Megawati, en passant par B.J. Habibie et Abdurahman Wahid. D’abord, bien sûr, ce sont tous des civils, alors qu’il est militaire, comme le fondateur de l’Ordre nouveau. Mais à l’instar de ce dernier, il est également issu d’un milieu rural modeste et n’appartient pas, comme les autres, à l’élite politique ou religieuse urbaine et éduquée du pays. Né en 1949 à Pacitan, petit port de pêche d’une région isolée et très pauvre de la côte sud de Java Est¹, il est le fils unique d’une famille peu argentée et divisée². Son père est un militaire de rang subalterne, vaniteux et hâbleur, qui prétend descendre d’une lignée princière javanaise et ne s’occupera guère de sa famille, confiant rapidement l’éducation de l’enfant à sa sœur et son mari, qui vivent dans un village voisin, en prenant prétexte de ses affectations diverses dans l’archipel. Il divorce d’ailleurs de son épouse, issue d’une famille locale très pieuse, lorsque leur fils aura 15 ans. Ce dernier semble en avoir été beaucoup affecté et relatera plus tard cet épisode comme le moment le plus triste de sa vie. Le jeune Soesilo mène donc une vie villageoise modeste sur le plan matériel et privée d’affection parentale, mais se révèle être un enfant intelligent et un très bon élève à l’école. C’est à cette époque qu’il forgera son caractère, apprendra à connaître le monde rural et développera un intérêt non feint pour le sort des petites gens, dont il a partagé les difficultés. Déjà de taille et de corpulence imposantes et largement supérieures à la moyenne javanaise, il est pourtant particulièrement calme, sociable et doux. Il n’aime pas les jeux violents et semble être très apprécié de ses maîtres et de ses camarades. Apparemment il n’a guère d’affection pour ses parents qu’il considère comme l’exemple d‘un échec pitoyable, tant sur le plan familial que professionnel. Dès l’adolescence, il développe l’ambition de sortir au plus vite de sa condition. Des explications un peu psychologisantes estiment d’ailleurs que c’est peut-être en raison de ce manque d’affection parentale qu’il développera une certaine insécurité, doublée de la tendance au narcissisme qui l’accompagne souvent. Achevant son école secondaire avec de bons résultats en 1968, il « monte » alors vers la capitale provinciale Surabaya pour, selon les propres termes de son autobiographie, « devenir quelqu’un dans la vie » (menjadi orang). Sa priorité est d’embrasser la carrière militaire, qui offre une grande sécurité professionnelle et permet d’atteindre un niveau de vie appréciable, surtout avec l’arrivée de l’Ordre nouveau au pouvoir. Toutefois, en attendant d’être admis à l’académie militaire, il accomplit une année de formation d’ingénieur à l’Institut de technologie de Surabaya, puis, ayant peu de goût pour les questions techniques, fait une seconde année de formation à l’école normale de la ville voisine de Malang.

2Accepté en 1970 à l’Académie militaire de Magelang, petite ville proche de Jogjakarta, il en ressort diplômé comme lieutenant en 1973, premier de sa promotion avec de très bons résultats, tant sur le plan intellectuel que physique. Cela lui vaut de se faire remarquer par le gouverneur de l’académie, le lieutenant-général Sarwo Edhie Wibowo qui le prend sous son aile comme assistant. Cet officier supérieur est un des héros révérés de l’Ordre nouveau, très proche de Suharto et largement responsable de l’extermination des communistes à Java Central en 1965-66³. Cette rencontre va constituer le tournant de sa carrière professionnelle et de sa vie privée. Il fréquente en effet assez rapidement l’une des filles de son patron, Kristiani (dite Ani), alors étudiante en médecine, qu’il va épouser en 1976. Comme tous les autres membres de la famille, elle voue une admiration sans borne pour son père, à la cheville duquel personne ne peut prétendre arriver, pas même son mari, qui devra composer avec ce qui va même devenir un véritable culte après la mort du patriarche survenue en 1989. Certes, il peut difficilement objecter à la volonté des membres d’un clan aussi dominateur, mais cela va grandement faciliter sa carrière militaire. Gravissant progressivement les échelons, il occupe de nombreuses positions différentes et fait notamment trois missions à Timor Est, la dernière en 1986-88 comme commandant de bataillon. On peut noter à cet égard qu’il ne sera pas accusé par la suite d’y avoir commis des exactions particulières, contrairement à de nombreux autres de ses collègues. Après avoir été envoyé plusieurs fois en formation à l’étranger, principalement aux États-Unis, où il complète son cursus militaire, mais où il obtiendra aussi un mastère en gestion de l’Université Webster du Missouri, il prendra la tête du contingent indonésien participant à la mission de maintien de la paix en Bosnie-Herzegovine en 1995-96. Cela constitue un titre de gloire dont il reste très fier.

3À son retour en Indonésie, il est nommé chef d’état-major de la région militaire de Jakarta et supervise à ce titre les opérations lancées en juillet 1996 par le régime contre le siège du PDI pour en déloger Megawati de la présidence. C’est la seule ombre noire sur son parcours par ailleurs immaculé, mais il se défendra toujours d’avoir commandité les violences commises. Il assure ensuite pendant deux ans le commandement de la division Sriwijaya et de la région militaire de Sumatra Sud, puis il revient à Jakarta et se rapproche une première fois du monde politique en étant nommé, en 1998, juste avant la chute de Suharto, chef de la section des affaires sociales et politiques de l’armée. Au début de l’ère de la Reformasi, il joue un rôle important pour redéfinir la place de l’armée, au-delà de la défunte dwifungsi, dans le cadre du nouveau système démocratique qui se met en place. Il commence alors à prendre goût à la chose politique, à la discussion avec les ministres et les hauts fonctionnaires, à la fréquentation des universitaires et acquière la réputation d’être un intellectuel parmi les militaires, un « général pensant » (thinking general). Il complète d’ailleurs sa formation académique en obtenant en 1999 un doctorat en économie rurale de l’Université agricole de Bogor⁴ ! Fort de son parcours impeccable, du soutien indéfectible d’un clan familial puissant, de son expérience militaire et de ses diplômes académiques, il est apprécié de plusieurs des principaux responsables politiques nationaux et peut même se targuer de soutiens au niveau international. Le grand garçon villageois calme et studieux de Pacitan est donc « devenu quelqu’un dans la vie » et s’apprête à faire encore mieux en entreprenant une carrière politique fulgurante, dans laquelle il est pourtant rentré avec réticence s’il faut en croire ses mémoires.

4En fait, dans l’agitation marquant les débuts de la présidence de Habibie, il se retrouve à la tête du groupe militaire du MPR où il se fait remarquer par son intelligence et son ouverture d’esprit envers les réformes en cours. Il a aussi la réputation de ne pas être corrompu, sans doute parce qu’il appartient à un clan militaire déjà aisé mais qui n’est pas soupçonné de dérives majeures en la matière comme la famille de Suharto. Sur cette base, Gus Dur lui demande, après son élection à la présidence en octobre 1998, de faire partie de son premier gouvernement comme ministre des mines et de l’énergie. Plus tard, il laissera entendre qu’il aurait préféré être nommé à la tête des forces armées pour y remplacer Wiranto, mis en cause pour les exactions commises à Timor Est (et que le nouveau président a aussi appelé dans son cabinet ministériel afin de le neutraliser). Mais, obligé de quitter le commandement militaire suprême, Wiranto ne tient pas du tout à ce que Yudhoyono lui succède à ce poste car il l’a déjà clairement identifié comme son principal rival dans la nouvelle conjoncture et redoute de voir son cadet investi d’un tel pouvoir compte tenu de la situation instable qui règne. Il encourage donc Gus Dur à le nommer ministre afin de pouvoir le neutraliser, une quatrième étoile de général lui étant attribué en compensation avant qu’il n’abandonne définitivement la carrière militaire. L’histoire des deux hommes est vraiment très étroitement imbriquée puisque Yudhoyono succède en mars 2000 à Wiranto comme ministre coordinateur des affaires politiques et de sécurité, quand ce dernier sera démis de ses fonctions par le président en raison de sa mise en accusation pour crimes de guerre et contre l’humanité. Il sera d’ailleurs lui-même congédié en juin 2001, parce qu’il a refusé de soutenir Gus Dur, alors que ce dernier était accusé par le parlement d’être impliqué dans des affaires de corruption et avait l’intention de prononcer l’état d’urgence comme ultime manœuvre pour se maintenir au pouvoir. Au final, Yudhoyono - qui disait ne pas trop aimer la politique - semble y avoir définitivement pris goût puisqu’il est candidat à la vice-présidence en 2001, après que Megawati ait été élue présidente par le parlement. Cette dernière, qui lui fait confiance, lui demande de reprendre le poste clef qu’il avait occupé dans le gouvernement de son prédécesseur de ministre coordinateur des affaires politiques et de sécurité. Il l’occupe jusqu’en mars 2004 quand il démissionne pour se consacrer à la préparation des élections législatives et des présidentielles, à la tête du Parti Démocrate (PD) nouvellement crée pour servir ses ambitions.

5Car dans l’intervalle, ses ambitions politiques semblent avoir véritablement décuplé. On a vu comment le PD avait été créé dès 2001 par certains de ses proches des milieux universitaires et intellectuels, le 21 septembre exactement, jour de son anniversaire, symbole oblige, pour servir de machine de guerre à la conquête du pouvoir. Il n’y occupe aucune fonction, mais sa femme Ani en est la vice-présidente et plusieurs des membres du clan, dont son fils cadet, du nom de Edhie, comme son grand-père maternel, y ont des positions élevées. C’est d’ailleurs Ani qui semble avoir eu l’idée de fonder ce mouvement car elle fait partie d’une dynastie militaro-politique qui a toujours été attirée par le pouvoir et elle a beaucoup d’influence sur lui⁵. Longtemps, il a été plus intéressé par sa carrière militaire et ses titres académiques, mais elle a réussi à le convaincre qu’il a une destinée politique. Malgré le fait qu’il soit toujours handicapé par son manque d’assurance et son tempérament indécis, il commence à y croire, ce d’autant que sa popularité est en hausse entre 2002 et 2004 au sein du gouvernement. En effet, il a enregistré des succès aux côtés de son collègue Jusuf Kalla, en mettant un terme aux conflits socio-religieux qui déchirent Sulawesi et les Maluku et en luttant contre le terrorisme. La présidente Megawati, qui se considère un peu comme son mentor, commence à en prendre ombrage et, devant les rumeurs qui le présentent comme un bon candidat pour la remplacer, elle lui demande quelles sont ses intentions. Il l’assure de sa fidélité, mais elle ne le croit guère car le PD semble de plus en plus se préparer à faire cavalier seul pour lui dans les élections législatives qui approchent et elle commence à le mettre un peu à l’écart au sein du gouvernement. C’est ce qui mène à sa démission en mars 2004. Il annonce peu de temps après sa candidature pour les présidentielles. Elle ne lui pardonnera jamais ce qu’elle considère comme une trahison plus grave que celle dont elle dit aussi avoir été la victime de la part de Gus Dur en 1999. Ce qu’elle pouvait encore pardonner à ce dernier, un « grand frère » (kakak) affectueux et respecté, qui aura la délicatesse de lui permettre de sauver la face en lui offrant le poste de vice-présidence, elle ne peut décidemment pas l’accepter de l’un de ses principaux ministres et un « petit frère » (adik) qui lui est redevable et en qui elle avait toute confiance.

Photo 44 : Soesilo Bambang Yudhoyono (1949-), président de 2004 à 2014

6Lors des élections législatives d’avril 2004, le PD n’arriva qu’en 5^e position avec 7,5% des voix comme on l’a vu, un score respectable mais très éloigné de ceux du GOLKAR ou du PDI-P⁶. Mais l’alliance passée entre Yudhoyono et Jusuf Kalla, qui accepte de figurer comme colistier sur le ticket présidentiel nominé par le PD, alors qu’il est membre du GOLKAR, un parti qui soutient le ticket Wiranto-Wahid et dont il sera d’ailleurs exclu temporairement, apparaît la plus convaincante et prometteuse aux yeux des électeurs. L’image qu’offre Yudhoyono est en effet bonne. C’est un militaire, et par conséquent un homme supposé ferme et digne de confiance, qui n’a pas commis de grandes exactions, n’est pas soupçonné de corruption massive, qui a la réputation d’être un homme intelligent, voire un intellectuel, et qui a démontré sa volonté de soutenir les réformes démocratiques en cours. Un militaire démocrate, c’est rare en Indonésie et il apparaît donc aux yeux d’une bonne partie de la population comme le candidat idéal, offrant une perspective de stabilité et de respect à la fois pour l’état de droit et les droits de l’homme. Le fait que son colistier Jusuf Kalla soit un businessman très prospère au caractère bien trempé, qui a acquis la réputation de pouvoir résoudre les problèmes les plus épineux, semble offrir une garantie de succès supplémentaire. Compte tenu de l’équilibre à respecter entre Java et le reste de l’archipel, ils constituent en outre tous deux le ticket présidentiel a priori le plus équilibré et le mieux assorti : un militaire javanais imposant et plein de prestance faisant équipe avec un petit homme d’affaires buginais vif argent et décidé. Ce n’est donc pas une surprise totale de les voir arriver en tête du premier tour des présidentielles en juillet avec 33,6% des voix et écraser le ticket de Megawati au second tour en septembre en recueillent 60,6% des suffrages. Toutefois, l’itinéraire peu ordinaire de Soesilo Bambang Yudhoyono, de son petit village isolé de Java-Est aux dorures du palais présidentiel de Jakarta, ressemblant en cela beaucoup à celui de Suharto, est symptomatique du genre de choses singulières qui pouvaient se produire dans la période de profond changement politique que venait de traverser l’Indonésie.