5.3. 2001–2004 : le retour laborieux à une certaine stabilité générale sous Megawati

1Lorsque Megawati Sukarnoputri se retrouve investie du pouvoir, la situation du pays demeure très difficile à tout point de vue. On peut considérer que l’échec de son prédécesseur présente au moins l’avantage de lui avoir montré quels sont les problèmes qu’il faut absolument qu’elle résolve pour aider l’Indonésie à aller de l’avant dans la voie de la consolidation démocratique. Cela passait notamment par le fait de ramener définitivement les soldats dans leurs casernes ; de renforcer la présidence et la démocratie en général par l’adoption d’un système d’élections directes au suffrage universel ; et d’imposer progressivement un véritable état de droit et le respect des lois. Il fallait aussi s’attaquer avec beaucoup plus de détermination qu’auparavant au cancer du KKN ; mettre en application avec discernement les nouvelles lois de décentralisation pour mieux réguler les rapports entre le pouvoir central et celui des régions ; trouver enfin une solution négociée pour calmer les velléités séparatistes à Aceh ou en Papua ; contenir la montée de l’intégrisme religieux, tout en jugulant les violences inter-religieuses et communautaires déchirant plusieurs provinces de l’archipel et en prévenant la répétition d’actes de terrorisme. Il était enfin indispensable de remettre l’économie en ordre de marche sur la voie d’un développement durable et équitable, en assurant une meilleure justice sociale et en réduisant la pauvreté et les inégalités entre les personnes et les régions. Vaste programme s’il en est ! Sans grande surprise, Mega ne va pas pouvoir le réaliser dans les trois ans qui lui restaient pour achever le mandat de Gus Dur jusqu’aux élections de 2004, loin s’en faut. Mais elle va cependant présider à une troisième étape se soldant par un certain nombre d’avancées significatives dans la démocratisation progressive des institutions nationales.

Poursuite des réformes démocratiques et stabilisation du système électoral

2Après les trois années chaotiques qui ont suivi la démission de Suharto, Megawati va d’abord et surtout ramener un peu de calme dans la vie politique du pays et de dignité à la fonction présidentielle. Elle n’a toutefois pas le charisme et l’éloquence de son père, c’est le moins que l’on puisse dire, bien qu’elle lui ressemble beaucoup physiquement. Introvertie, réservée, distante, un peu terne et mutique, elle n’a guère a priori les qualités de leader requises pour diriger un pays aussi grand et complexe à un moment aussi délicat de son histoire. De plus, née en 1947 à Jogjakarta, elle est entrée en politique tardivement, passé la quarantaine, après avoir longtemps été une « simple mère de famille et femme au foyer ». C’est l’acharnement répressif borné de Suharto qui a fait d’elle une icône de l’opposition à l’Ordre nouveau et ce sont les circonstances qui l’on poussé sur le devant de la scène. Même si elle appartient à une famille dont le sort a été lié à celui de la République d’Indonésie depuis sa naissance, elle manque donc d’expérience dans la gestion des affaires publiques et des ressources humaines attachées à l’exercice. Cela va la placer dans les mains de quelques conseillers de l’ombre qui vont avoir beaucoup d’influence sur elle. C’est au tout premier chef le cas de son deuxième époux, Tawfik Kiemas, un homme d’affaires rusé et un peu retors : il va beaucoup nuire à son image aux yeux de l’opinion publique par ses manœuvres et manigances, et affaiblir le PDI-P. Par ailleurs, son grand orgueil, combiné à une capacité intellectuelle que beaucoup d’observateurs disent ne pas être hors du commun et à un entêtement congénital, ne vont pas aider. Ombrageuse héritière de la tradition familiale, Megawati considère au fond que la fonction présidentielle lui revient de droit et entend régner un peu comme une souveraine. Paradoxalement, elle est finalement peut être plus proche du style terne de son adversaire de toujours, Suharto, que de celui de son flamboyant géniteur, Sukarno. Mais les temps ont changé et, contrairement à eux deux, la présidente ne peut plus décider seule et ordonner comme auparavant. Elle doit apprendre à persuader gentiment et à manipuler habilement en utilisant de son charme pour arriver à ses fins, toutes choses que Mega n’a pas vraiment appris à faire.

Photo 38 : Megawati Sukarnoputri (1947-), présidente de 2001 à 2004

3Quoiqu’il en soit, elle forme un cabinet ministériel pléthorique de 33 membres, qui ressemble comme deux gouttes à celui investit par son prédécesseur deux ans plus tôt, et vise, comme lui, au consensus maximal, le tropisme national atavique. Le nouveau gouvernement compte en effet autant de ministres issus des rangs de son parti, le PDI-P, que de celui de son vieux rival, le GOLKAR, et, hormis le PKB, qui n’a toujours pas digéré la destitution de Gus Dur, fait une place importante au PPP et au PAN, les deux autres formations islamiques de l’« axe central » ayant permis à la fois l’élection et la destitution de ce dernier. Parmi les poids lourds du cabinet, on retrouve deux vieilles connaissances qui vont jouer un rôle décisif dans les mois et surtout les années à venir : Soesilo Bambang Yudhoyono, du PDI-P, ministre coordinateur des affaires politiques et de la sécurité, qui retrouve le poste dont Gus Dur l’avait chassé, et Jusuf Kalla, du GOLKAR, qui est promu à celui de ministre coordinateur du bien-être social. Figurent aussi un certain nombre de technocrates compétents et respectés comme Dorodjatun Kuntjoro-Jakti, ministre de l’économie et des finances, ou un diplomate expérimenté, Hassan Wirajuda, aux affaires étrangères. L’armée, dont Megawati est beaucoup plus proche que Gus Dur, n’en est pas absente : en dehors de Yudhoyono, le cabinet compte aussi trois autres anciens généraux à la retraite. Néanmoins, impressionnés par les compétences dont elle s’est entourée, certains commentateurs n’hésitent pas à parler de « dream team » ! Les épreuves difficiles que va traverser le pays jusqu’en 2004 font que les résultats ne seront pas à la mesure des espérances. Mais Mega ne fera pas les erreurs de son prédécesseur et ne procédera pas à des remaniements intempestifs, veillant à ce que la stabilité gouvernementale et celle de la coalition qui en est la garante tiennent (presque) jusqu’au bout de son mandat. Néanmoins, elle laissera largement ses ministres gouverner pour elle, parlera peu et quand elle le fera ne sera pas toujours très articulée ni convaincante. C’est la raison pour laquelle elle sera beaucoup critiquée pour son immobilisme et sa propension « à ne rien faire » en attendant que les problèmes se règlent d’eux-mêmes. C’est là aussi un jugement un peu injuste au vu de son bilan.

4C’est en effet tout de même sous sa présidence, même si c’est à son corps défendant, que deux des amendements constitutionnels les plus fondamentaux vont être adoptés par le parlement et littéralement transformer la vie politique du pays. Le premier concerne l’élection présidentielle. En 2001, après la destitution de Gus Dur, le MPR décide en effet, lors de sa session annuelle, que dorénavant la présidence sera repourvue à travers des élections directes au suffrage universel. À vrai dire, au nom du respect de la Constitution de 1945 conçue par son père, Megawati et l’aile la plus nationaliste du PDI-P voulaient repousser ce changement de scrutin aux élections de 2009, prétextant que « le peuple n’était pas encore prêt » pour cela en 2004. Mais elle s’est finalement ralliée à la majorité du parlement qui soutenait une idée répondant clairement à la volonté populaire. Les Indonésiens avaient en effet été dégoûtés par les 32 années de pouvoir de Suharto, où, seul candidat en lice, il avait été élu six fois de suite à l’unanimité par le MPR. L’élection en 1999 de Gus Dur avait certes constitué un petit progrès, puisqu’il était opposé à Mega, mais les jeux en coulisses de parlementaires facilement manipulables et surtout corruptibles avaient finis de décrédibiliser ce système indirect. Lors des prochaines élections générales de 2004, la population choisirait donc d’abord ses représentants au DPR, puis, dans un second temps, elle se prononcerait sur la candidature de tickets présidentiels, président et vice-président, un peu à l’américaine, proposés par les principaux partis ou par les coalitions qu’ils formeraient. Si aucun de ces tickets n’obtenait la majorité, ce qui était plus que probable vu la prolifération de formations issues de la Reformasi, un second tour serait organisé pour départager les deux tickets arrivés en tête au premier. Par ailleurs, il était confirmé que le mandat présidentiel était de cinq ans et qu’il était impossible d’en accomplir plus que deux. Après trois années où le pouvoir législatif avait pris une certaine ascendance sur l’exécutif, ces réformes redonnaient la préséance à ce dernier et consacraient l’avènement d’un régime quasi présidentiel puisant sa légitimité dans la volonté populaire.

5Par ailleurs, il était aussi décidé de créer une nouvelle chambre haute de type quasi sénatoriale appelée DPD (Dewan Perwakilan Daerah ou Assemblée des représentants des régions), à raison de quatre personnes par province¹ élus directement par la population. Ils se joindront aux désormais 550 membres du DPR, - dont le nombre a augmenté en fonction de celui des circonscriptions électorales, - pour former un MPR nouveau style. Cette nouvelle assemblée faîtière est dotée de fonctions largement réduites au seul rôle d’amendement de la Constitution et de destitution du président ou du vice-président, en cas d’incapacité ou de faute grave. Là aussi, les éléments les plus conservateurs entourant Megawati n’y étaient pas vraiment favorables, de peur que cela constitue un premier pas vers le système fédéral qu’ils honnissaient. Mais la présidente se rangea à l’avis de la majorité de la coalition gouvernementale qui la soutenait. Enfin, une seconde nouvelle institution majeure fut également établie en 2001 : la Cour constitutionnelle, qui viendrait renforcer le rôle de la Cour suprême, comme cela figurait dans la Constitution de 1945. Formée de neuf juges, nommés en trois tiers, - par la Cour suprême, le DPR et la présidence -, elle aurait pour fonction première d’interpréter la Constitution et de donner son blanc-seing sur l’ouverture d’une éventuelle procédure de destitution présidentielle. Mais elle serait aussi chargée de résoudre les conflits surgissant entre les institutions étatiques, de décider de la dissolution des partis politiques et de se prononcer en cas de litiges sur les résultats des élections générales. On verra combien cette dernière fonction va devenir cruciale dans les années suivantes.

6Le second amendement constitutionnel en question, non moins important, consacre en 2002 la fin définitive et plus rapide que prévu de la représentation de l’armée au sein du DPR. Elle avait déjà été réduite à deux reprises, la première fois par Suharto en 1997, qui, pour tenter d’enrayer la contestation de son régime, avait accepté de la ramener de 100 à 75 sur le nombre total des 500 députés du DPR. Puis, il avait été décidé de l’éliminer progressivement, en six ans, suite à l’accord dit de Cianjur, conclu fin 1998 entre les trois leaders des principales formations politiques favorables à la Reformasi, - Megawati pour le PDI-P, Gus Dur pour le PKB et Amien Rais pour le PAN -, soutenus par la figure respectée du sultan Hamengkubuwono IX de Jogkakarta, affilié au GOLKAR. Ensuite, la place de l’armée dans l’assemblée nationale avait été réduite une deuxième fois, de moitié, à 38 représentants avant les élections législatives anticipées de 1999. En 2002, seulement trois ans plus tard, elle fut donc définitivement abolie : dès les élections de 2004, aucun représentant de l’armée ne siègerait plus dans le DPR. Cela ne signifiait nullement que les militaires perdaient tout pouvoir d’influence dans les affaires politiques du pays. De nombreux anciens haut gradés choisiront en effet d’entrer dans la politique au terme de leur carrière militaire pour devenir, comme on l’a vu pour certains d’entre eux, ministres dans les gouvernements de Gus Dur et Mega, ou se faire élire en tant que parlementaires au niveau national, comme gouverneurs de provinces ou dans les assemblées régionales. D’autres choisirent d’incorporer le monde économique en prenant la tête d’entreprises publiques ou en incorporant les conseils d’administration des grands conglomérats privés. Malgré tout, cet amendement constitutionnel constituait un progrès décisif pour la consolidation de la démocratie indonésienne.

7C’est aussi en 2002 que le DPR adopte la loi qui définit les modalités de fonctionnement et les prérogatives de la KPK (Komisi Pemberantasan tindak pindana Korupsi ou Commission pour l’éradication de la corruption), une institution qui va être opérationnelle à partir de 2004. Elle va devenir célèbre et demeure jusqu’à ce jour un instrument clef pour combattre ce fléau, – malgré les récentes mesures adoptées pour la contrôler et l’affaiblir, que nous examinerons dans le dernier chapitre – , avec l’espoir de ne plus en avoir besoin un jour, hélas encore lointain comme nous le verrons aussi. Il ne faut finalement pas oublier de mentionner que le parlement fit également un travail important en 2002 et 2003 pour reformuler les lois électorales en fonction des révisions constitutionnelles adoptées précédemment et dans la perspective des élections de 2004. Sans entrer à ce stade dans le détail complexe de ces dernières, mentionnons juste que cela touchait aux règles fixées pour limiter le nombre des partis pouvant prendre part aux élections législatives ainsi que celles les autorisant à présenter des candidats à la présidence, dont nous parlerons plus loin. Au bout du compte, un important travail de révision constitutionnelle et de législation institutionnelle fut accompli par le parlement entre 2001 et 2004 sous la présidence de Megawati, qui en avalisa les résultats, même si cela allait parfois à l’encontre de ses propres convictions.

8Un des autres problèmes importants auquel le gouvernement s’attaqua sous la présidence de Mega est l’entrée en vigueur formelle à partir de 2001 des lois de décentralisation adoptées sous Habibie en 1999. On se souvient qu’elles transféraient une très grande partie du pouvoir politique et économique aux districts et aux municipalités, en sautant volontairement l’échelon des provinces afin de ne pas attiser les tendances centrifuges à l’œuvre dans plusieurs d’entre-elles. L’un des grands pays en développement parmi les plus centralisés du monde devenait subitement l’un des plus décentralisés ! Excepté pour les questions de défense, les relations internationales, la justice et les affaires monétaires et religieuses, tous les autres domaines de compétences étaient en effet décentralisés, avec le budget correspondant. Sans surprise, l’application de ces lois, conçues et adoptées dans la précipitation, sans réflexion suffisante sur leurs implications, a rapidement fait émerger de grandes difficultés, amenant dès 2001 à la démission de Ryaas Rasyid, le ministre alors chargé par Gus Dur et Mega de ce délicat dossier. Cette réforme partait pourtant d’un principe démocratique fort louable et répondait à une véritable demande de la part des régions et des citoyens. Toutefois, sa mise en œuvre a finalement créé autant de problèmes qu’elle n’en a résolu. Certes ces dispositions ont permis d’apaiser de nombreuses tensions au niveau régional en donnant aux autorités locales une voie majeure dans les décisions qui les concernaient directement. Elles constituent d’ailleurs un changement capital pour l’Indonésie car elles consacrent l’avènement des représentants du pouvoir local qui vont désormais jouer un rôle majeur dans la vie politique du pays. Devant la manière dont la scène politique va se transformer, notamment à travers l’organisation d’un puissant lobby d’élus régionaux auprès du DPR, on peut même parler de « revanche des élites locales ».

9Toutefois, cela va aussi avoir un effet délétère sur les pratiques de KKN qui vont devenir, de manière à peine concevable, encore plus graves et étendues que du temps de Suharto. Auparavant concentrée au sommet de l’État, dans les mains de l’oligarchie militaro-bureaucratique et affairiste nationale, la corruption et le népotisme vont en effet se répandre dorénavant au niveau régional, jusqu’en bas de l’échelle administrative. Désormais, chaque élu ou responsable administratif local se sent habilité, du haut en bas de cette dernière, à promouvoir ses intérêts personnels ou ceux des siens et de se servir au passage. On peut même dire que l’un des principaux résultats de la décentralisation est d’avoir facilité l’extension de la corruption ! Cela va notamment déboucher sur la (re)prise en main du pouvoir par de véritables dynasties et oligarchies locales, sachant pratiquer avec talent les vertus d’une « politique de l’argent » qui va totalement contaminer les élections régionales. De plus, les performances des gouvernements locaux sont très inégales, car certains sont dirigés par des personnes compétentes et honnêtes, mais beaucoup d’autres tombent aux mains d’incapables souvent corrompus. Avec la création de la KPU et l’intensification du combat contre les pratiques de KKN, mais aussi le renforcement de la capacité de surveillance et de dénonciation de la société civile et d’une presse désormais très libre, on va donc voir à partir de là une kyrielle d’élus et bureaucrates locaux, régionaux et nationaux être mis en examen pour corruption et poursuivis devant les tribunaux d’une justice, hélas, elle-même fortement infectée par le virus. Cependant, beaucoup seront condamnés et finiront derrière les barreaux, ce qui atteste quand même d’un renforcement progressif, bien que laborieux et trop lent, de l’état de droit.

10Par ailleurs, cette décentralisation va surtout bénéficier aux régions les plus riches en ressources naturelles, qui pourront désormais conserver une part beaucoup plus importante du revenu de ces dernières. Les plus pauvres vont continuer, quant à elles, à dépendre des transferts venus du centre. En fait, le processus s’est aussi accompagné d’une affirmation assez surprenante d’un certain égoïsme local, dans lequel chaque entité administrative s’est mise à défendre ses intérêts particuliers vis-à-vis du voisin. Cela a attisé de nombreuses petites guerres picrocholines entre districts et municipalités sur toutes sortes de sujets liés à l’accès et à la gestion des ressources, des subsides financiers ou des coûts des équipements collectifs et surtout à ceux de la terre et de l’eau. Le phénomène d’« épanouissement » régional évoqué précédemment va prendre de l’ampleur et donner lieu à une certaine fragmentation administrative du territoire national. Lors des élections de 1999, l’Indonésie était en effet encore divisée en 27 provinces, incluant Timor Est. Entre 1999 et 2004, leur nombre passe à 32, six anciennes provinces étant divisées en deux, pour apaiser les tensions ou satisfaire les ambitions locales, et donner naissance à un nombre équivalent de nouvelles entités régionales : aux Maluku, les Maluku Nord en 1999 ; à Sumatra, les Îles Bangka et Belitung en 2000 et les Îles Riau en 2002 ; à Java, Banten en 2000 ; à Sulawesi, Gorontalo en 2000; en Papua, la Papua Ouest en 2003². Les districts (kabupaten) et municipalités (kotamadya) vont aussi être touchées par ce phénomène de pemekaran, leur nombre augmentant de manière importante en passant de 314 en 1999 à 416 en 2004³, chacun avec son budget, sa bureaucratie, ses représentants élus. Devant ces dérives, Megawati essaie de freiner le processus de décentralisation et envisage même de l’inverser, mais doit y renoncer devant la levée de bouclier des élites locales, devenues une force politique incontournable.

11Au-delà de la personnalité et des compétences de la présidente, tout cela montre bien la difficulté extrême qu’il y a alors à gouverner un pays aussi vaste et complexe, en pleine transformation institutionnelle et sur le chemin d’un approfondissement démocratique. À l’image de Rome, la démocratie ne se construit pas en un jour à Jakarta, pas plus qu’elle n’a émergé si facilement ou rapidement que cela dans les pays occidentaux où elle a pris racine. Cela est d’autant plus compliqué dans une Indonésie qui émerge d’une longue période d’autoritarisme ayant durablement marqué les mentalités et les mœurs. Le pouvoir législatif doit en particulier faire l’apprentissage d’une vie parlementaire démocratique dont le pays a été sevré depuis la fin des années 50. L’arrivée d’une nouvelle génération de députés à la faveur des premières élections libres de 1999 n’a guère changé la donne. Un grand nombre de ces jeunes élus n’ont pas tardé à retomber dans les travers de leurs prédécesseurs en termes de jeux d’influence et de magouilles. Bien que la plupart de ses membres n’aient ni les qualifications ni la discipline requises pour effectuer efficacement leur travail, le DPR reste très jaloux de ses nouvelles prérogatives, ce qui rend la tâche de l’exécutif encore plus ardue et ingrate. Ce dernier est pour sa part souvent réduit à l’impuissance. Il s’appuie en effet sur un gouvernement de coalition très large, aux intérêts fort variés et dont certains des membres les plus en vue jouent déjà leur carte personnelle dans la perspective des élections de 2004. Quant au système judiciaire, il est totalement corrompu jusqu’à son niveau le plus élevé, le procureur général mis en place par Mega étant lui-même soupçonné de malversations, et n’ayant aucune crédibilité aux yeux de l’opinion publique.

12Certes, la presse, libérée du joug de la censure, révèle et dénonce désormais chaque jour en termes particulièrement vifs les turpitudes des puissants dans les pages de la multitude de titres apparus depuis 1999 ou dans des émissions de télévision proposant des « talkshows » animés. Mais elle a aussi un peu tendance à confondre les résultats d’une enquête rigoureuse avec le colportage d’une rumeur glanée au hasard et cela débouche parfois sur des accusations abusives et honteuses. Comme pour la décentralisation, on est aussi passé dans ce domaine d’un extrême à l’autre. Les médias n’ont pas encore pensé à la nécessité d’adopter une déontologie garante d’honnêteté et d’impartialité. La société civile est aussi en pleine effervescence et l’on assiste à la création de milliers d’ONG nationales, régionales ou locales qui défendent toutes sortes de causes, - des droits humains fondamentaux à des intérêts très particuliers, voire partisans, - et qui dénoncent aussi les abus du pouvoir. Cela dit, la suspicion de l’opinion publique et des médias sur la volonté du pouvoir de « nettoyer les écuries d’Augias » est entretenue par la lenteur des procédures d’instruction et des procès intentés aux puissants de l’ancien régime pour faits de corruption ou autres crimes plus graves, ainsi que la clémence des peines qui leur sont infligées. Le cas le plus emblématique reste bien évidemment celui du clan Suharto, puisque l’ancien président refuse obstinément de se soumettre à la justice en prétextant une santé défaillante. Son fils Tommy a d’abord échappé à cette dernière pendant plus d’un an, avec la complicité de la police, pour ne pas effectuer la peine de 18 mois de détention à laquelle il avait été condamné en septembre 2002 pour corruption. Mais il a ensuite écopé finalement de 15 ans de réclusion pour avoir commandité le meurtre de l’un des rares juges intègre du pays qui avait justement présidé la cour ayant prononcé le jugement à son encontre.

Regain du séparatisme, montée de l’islamisme radical et attentats terroristes

13Concernant les problèmes de sécurité interne, Mega hérite aussi d’une situation régionale explosive, Gus Dur n’ayant pas vraiment eu le temps ni la manière pour y trouver des solutions. Une violence extrême continue à ravager plusieurs provinces de l’archipel. Ce sont essentiellement les conflits en Papua, à Aceh et aux Maluku qui restent à vif. En effet, l’indépendance de Timor Leste est en préparation, sous la houlette des Nations unies, et les massacres intercommunautaires qui opposent depuis 1997 les Dayak aux Madurais à Kalimantan ont enfin cessé. Pour la Papua en revanche, les choses commencent très mal puisque des membres des forces armées ne trouvent pas mieux que d’assassiner en novembre 2001 Theys Eluay, le principal leader modéré de la cause indépendantiste. Les quelques exécutants de ce meurtre seront finalement jugés et envoyés en prison, mais les violences, les tortures et les exécutions extra-judiciaires continueront à y être perpétrées, malgré les condamnations répétées de la Commission nationale sur les droits de l’homme (KOMNAS-HAM). En fait, l’armée continue à régner en maître sur la vaste province éloignée. L’OPM perd le peu de vigueur qu’elle avait retrouvé depuis 1998, en raison de son isolement, de la petitesse de ses moyens et du faible soutien qu’elle reçoit des pays frères du « Front mélanésien » (PNG, Vanuatu et Îles Salomon). Il faut dire que ces derniers sont souvent eux-mêmes confrontés à des situations économiques et politiques difficiles. Ce qui se passe en Papua va alors rentrer dans la catégorie des conflits de basse intensité et disparaître des préoccupations majeures du gouvernement et des radars de la communauté internationale.

14Il n’en va pas de même pour Aceh où le GAM reste autrement plus fort. En fait, comme Gus Dur, Megawati favorise d’abord la recherche d’une résolution pacifique au conflit. En 2002, la négociation reprend donc au Centre Henry Dunant de Genève, sous la responsabilité de Soesilo Bambang Yudhoyono, le ministre en charge de la sécurité, et débouche sur un nouveau cessez-le-feu à la fin de l’année. Mais, saboté sur le terrain des deux côtés par ceux qui n’en veulent pas, cet accord ne tient pas longtemps. En mai 2003, Mega abandonne ses timides velléités pacifiques et réimpose la loi martiale à Aceh, laissant la bride sur le cou de l’armée indonésienne, qui y déclenche à nouveau la terreur. Forte à son apogée de 30 000 soldats et de 12 000 policiers, l’opération dure jusqu’en 2004. Elle entraîne le déplacement de dizaines de milliers de réfugiés internes et fait près de 3 000 victimes du côté du GAM, sans arriver à vaincre définitivement la rébellion. Il est triste de constater qu’il faudra attendre la terrible catastrophe du tsunami de décembre 2004, qui ravagera la province, pour que les belligérants déposent les armes, qu’ils décident de négocier sérieusement et que la paix revienne enfin à Aceh.

Photo 39 : Milice féminine du GAM à Aceh en 2003-2004

15Par contre, après que l’armée ait enfin décidé d’agir avec fermeté contre les combattants du Laskar Jihad, bientôt interdits, les conflits interreligieux à Poso (Sulawesi) et aux Maluku perdent en intensité. Ils prennent fin dès février 2002 avec les accords de Malindo, grâce à la négociation menée conjointement par les deux ministres coordinateurs prenant toujours plus de poids au sein du gouvernement, Soesilo Bambang Yudhoyono et Jusuf Kalla.

16Hormis à Aceh où le conflit perdure, Megawati peut donc se targuer, à l’approche de la fin 2002, du fait que la situation s’est fortement améliorée sur le plan sécuritaire depuis son arrivée au pouvoir en juillet 2001. Par ailleurs, elle a aussi enregistré en 2002 un autre succès majeur au parlement. Cette assemblée a en effet repoussé l’introduction dans la Constitution de l’obligation pour les musulmans de se soumettre à la shariah. Une large majorité regroupant les députés de quatre des cinq principaux partis s’est opposée à cette démarche introduite par quelques petites formations islamistes, avec le soutien tacite du très embarrassant vice-président Hamzah Haz. Suite à la tentative infructueuse des mêmes milieux islamistes d’inclure dans la Constitution de 1945 la fameuse « Charte de Jakarta », qui visait le même but, c’était donc la quatrième fois qu’ils subissaient un tel échec, puisqu’ils avaient aussi vainement tenté de le faire lors des débats constitutionnels de 1959 et 1968.

17C’est hélas à ce moment-là que le terrorisme se déchaîne sur l’Indonésie et que les choses deviennent encore plus difficiles pour Mega. Depuis la proclamation de son indépendance, le pays avait acquis une triste expérience de ce type d’actions, d’abord en les subissant de la part des sbires du sinistre capitaine Turk Westerling à Sulawesi ou du Darul Islam à Java Ouest, puis en les administrant, tant à Aceh qu’à Timor Est ou en Papua. Mais depuis la chute de Suharto, on assiste à une reprise des actions terroristes islamistes avec plus de 50 attaques entre 1998 et 2001. Elles touchent surtout des églises, des hôtels ou des centres commerciaux, symboles de l’occidentalisation et de la consommation. C’est ainsi qu’à Noël 2000, 38 bombes explosent dans 11 villes différentes en y faisant 38 morts. Mais ces attentats visent aussi d’autres cibles, comme ceux perpétrés à Jakarta contre la grande mosquée Istiqlal en avril 1999 ou au siège de la Bourse en septembre 2000, qui fera quant à lui dix morts.

18Il apparaît assez rapidement que ce terrorisme est à mettre à l’actif de la Jemah Islamiya (JI), un réseau islamiste clandestin. Cette organisation a été fondée en 1993 par un certain Abdullah Sungkar, ancien responsable du Darul Islam, mort en 1998, et par Abu Bakar Ba’asyir, de descendance yéménite comme lui. Ce dernier est désormais le mentor de cette nébuleuse ramifiée dans toute l’Asie du Sud-Est et liée à al-Qaeda. Il prône le jihad pour imposer un état islamique en Indonésie et favoriser l’avènement d’un califat sur l’ensemble de la région. Les premiers faits d’arme de ce vieux militant islamiste remontent aux années 1960, du temps du Darul Islam. Ensuite, Abu Bakar Ba’asyir a ouvert un pensionnat coranique (pesantren) à Solo en 1972, avant d’être arrêté pour subversion en 1978 et emprisonné pendant plusieurs années. À sa libération en 1985, il s’est exilé en Malaisie et n’est revenu à Java qu’en 1999, après la chute de Suharto. Puis en 2000, il a fondé à Jogjakarta le Laskar Mujahidin (Milice des soldats de la guerre sainte) ainsi que le Conseil des combattants de l’islam indonésiens (Majelis Mujahidin Indonesia ou MMI), regroupant la plupart des diverses organisations islamistes indonésiennes et constituant le bras armé du réseau de la Jemah Islamiya dans le pays. Les épouvantables attentats du 11 septembre 2001 ayant fait près de 3 000 morts perpétrés par al-Qaeda à New York et Washington sont bien évidemment le sommet du terrorisme islamiste à l’échelle internationale, mais vont aussi constituer un tournant de la radicalisation de ces groupes en Indonésie.

Photo 40 : Abu Bakar Ba’asyir (1938-), leader islamiste radical indonésien

19En 2001, alors que les États-Unis se préparent à attaquer l’Afghanistan et les Talibans qui y sont au pouvoir pour en déloger al-Qaeda et Osama bin Laden, qui ont trouvé refuge dans les montagnes de Tora Bora, de grandes démonstrations regroupant les vétérans de la guerre contre l’URSS sont organisées à Jakarta par toutes les organisations islamistes pour dénoncer cette guerre contre l’islam. L’une des organisations les plus véhémentes est le FPI (Front Pembela Islam ou Front des défenseurs de l’islam), fondé et dirigé par Habib Muhammad Rizieq Shihab. Cet autre Indonésien d’origine arabe du Hadramaout, qui prétend être un sayyid, c’est- à- dire un descendant du prophète, a été éduqué dans un institut islamiste connu de Jakarta puis en Arabie saoudite et c’est un vieux vétéran d’Afghanistan. Son FPI prend la tête de la radicalisation islamiste qui alors s’exprime au grand jour dans les rues de la capitale pendant toute l’année 2002, avec des actions violentes lancées contre les « lieux de perdition » que sont les bars, les salons de massages, les discothèques, les lieux de jeux et de prostitution. Mais ce groupe islamiste s’attaque aussi aux groupes religieux qui ne partagent pas sa vision radicale de l’islam, comme la « secte » Ahmadyya ou la petite communauté shiite d’Indonésie. Les grandes organisations islamiques traditionnelles comme le NU et la Muhammadiyah condamnent bien sûr ces dérives et dénoncent même les meneurs comme étant des « gangsters déguisés en robes arabes », mais elles sont un peu désemparées devant cette radicalisation violente. Elles s’étaient pourtant bien rapprochées pour essayer de contrer cette mouvance islamiste en favorisant, dès mars 2001, la création du JIL (Jaringan Islam Liberal ou Réseau de l’islam libéral). Ce dernier défend une vison libérale de l’islam, la tolérance inter-religieuse, le multiculturalisme et l’égalité des genres, une république laïque, la démocratie et les objectifs de la Reformasi toutes les valeurs chères à Gus Dur. Toutefois, soutenu par les grandes fondations américaines, ce réseau, créé pour contrer la radicalisation islamiste en cours, est accusé d’être à la solde des intérêts étrangers ligués contre l’islam et a bien du mal à se faire entendre, certains de ses membres étant régulièrement menacés de mort.

20C’est alors que l’Indonésie subit un choc terrible le 12 octobre 2002. Lors du plus grand attentat terroriste de son histoire, des bombes explosent au Paddy’s Bar de Kuta, à Bali, et font 202 morts, en majorité des étrangers, dont 88 australiens, et plus de 200 blessés.

Photo 41 : Attentat de Bali le 12 octobre 2002 : emplacement du Sari Club

21Assez rapidement, la police met en évidence qu’il a été perpétré par trois hommes, Imam Samudra, Ali Gufron et Amrosi, qui appartiennent au Jemah Islamiya. Simples exécutants, ils seront arrêtés, jugés, condamnés à mort et exécutés (au bout d’un certain temps).

Photo 42 : Amrozi, l'un des trois membres du Laskar Jihad responsable de l'attentat de Bali

22Mais, c’est bien la main de Abu Bakar Ba’asyir, – le fondateur du MMI, considéré comme le leader spirituel de la JI –, que l’on voit derrière cet attentat monstrueux et, au-delà, celle de al-Queda. L’enchaînement des faits ayant mené à ce carnage est assez facile à reconstituer. Le mouvement d’Osama bin Laden a intensifié son action en Indonésie dès que l’Ordre nouveau a laissé la bride sur le cou aux organisations islamiques. D’abord, il a été surtout été actif dès le milieu des années 1980 dans toute l’Asie du Sud-Est pour recruter dans les régions à majorité musulmane des volontaires prêts à aller combattre les soviétiques en Afghanistan. Il a ensuite profité de la crise économique et politique, ainsi que de la gabegie qui a précédé et suivi la démission de Suharto, pour financer et armer les groupuscules islamistes, dirigés par des vétérans d’Afghanistan, afin de mieux asseoir son influence. C’est bien semble-t-il Abu Bakar Ba’asyir qui a commandité les attentats contre des églises et des centres commerciaux à Java en 1999 et 2000, avec l’appui financier du représentant koweïtien de al-Qaeda en Indonésie. Quant à Ja’afar Umar Thalib, le fondateur du Laskar Jihad, il a fait venir certains de ses compagnons d’arme afghans et pakistanais pour en découdre contre les chrétiens aux Maluku. Selon certaines sources, feu Mohamed Atta, le chef des pirates de l’air aux commandes de l’un des avions qui a percuté les tours du World Trade Center de New York le 11 septembre 2001, aurait même séjourné à Ambon et Aceh en juin 2000 ! Le lien entre al-Qaeda et le Jemah Islamiya d’Abu Bakar Ba’asyir semble bien avéré.

23Après l’attentat de Bali, rien ne sera plus pareil en Indonésie. La cohésion du gouvernement de Megawati va commencer à flageoler. Devant la demande expresse de la communauté internationale, notamment de l’Australie dont les pertes humaines sont les plus grandes, d’arrêter Abu Bakar Ba’asyir, des hésitations se font jour. Certains comme Soesilo Bambang Yudhoyono ou Jusuf Kalla et de nombreux militaires y sont favorables, d’autres, suivant le vice-président Hamzah Haz s’y opposent, arguant du fait qu’il n’y a pas de preuves suffisantes de son implication directe. D’ailleurs, l’intéressé affirme qu’il n’a rien à voir dans cet attentat et déclare avec aplomb qu’il est opposé à l’usage de la violence et au terrorisme pour imposer son rêve de califat régional. La décision n’est pas facilitée par le fait que certains font circuler des rumeurs relevant de théories « complotistes » selon lesquelles l’attentat aurait été fomenté par les États-Unis et le lobby juif international. Finalement, Abu Bakar Ba’asyir sera arrêté en 2003 et jugé, non pas pour ses responsabilités dans l’attentat de Bali, mais pour des charges confuses de trahison et d’infraction aux lois sur l’immigration qui lui vaudront une peine de prison légère. L’attentat a bien évidemment eu un impact catastrophique sur l’économie balinaise, très dépendante du tourisme international, qui se détourne de l’ « l’île des dieux » pendant plus d’un an, mettant des dizaines de milliers de personnes au chômage.

24Pour faire face à ce danger mortel, l’Indonésie va investir et donner les moyens à sa police de mettre sur pied une unité spéciale antiterroriste, le Densus 88 (DEtasemeN KhuSUS ou Détachement spécial), qui va devenir l’une des plus compétentes et efficaces de la région dans la lutte contre le terrorisme, aussi bien en termes de prévention que de répression. Par ailleurs, il y a toujours du bon, même dans le pire, et la conséquence la plus positive de cette boucherie est qu’elle a révolté les Indonésiens et détourné la majorité des musulmans, même les plus pieux et conservateurs, des thèses de ces organisations islamistes radicales. Cela n’a pas empêché, Hamzah Haz, jamais en reste de démontrer toute l’étendue de sa duplicité, de recevoir Abu Bakar Ba’asyir et Ja’afar Umar Thalib pour dîner à sa résidence de vice-président, et d’annoncer à cette occasion qu’il n’y avait pas de terroristes en Indonésie, portant ainsi gravement atteinte à la crédibilité de l’exécutif. La suite des événements démontre le contraire puisque de nouveaux attentats terroristes sont commis à Jakarta : d’abord en août 2003, une bombe explose à l’hôtel Marriott, faisant 12 morts, puis en septembre 2004 devant l’ambassade d’Australie, ou un autre engin fait 9 victimes de plus. Dans l’intervalle, des preuves de la responsabilité d’Abu Bakar Ba’asyir dans toute cette vague de terrorisme sont réunies. Jugé une seconde fois en 2003, il sera finalement condamné à trois ans de prison et effectuera l’intégralité de sa peine jusqu’en 2006.

Stabilisation économique et premières élections présidentielles directes

25À partir de début 2003, la fin du mandat de Megawati est donc largement dominé par ces questions sécuritaires, mais aussi, de manière croissante, par les manœuvres politiques qui se multiplient dans la perspective des élections générales de 2004. Le fait le plus significatif à cet égard est sans nul doute la démission de Soesilo Bambang Yudhoyono en mars 2004 de son poste de ministre pour se consacrer à la mise en ordre de bataille du nouveau parti politique créé en septembre 2001 par son entourage, le PD (Partai Demokrat ou Parti démocrate). Cela annonce clairement ses ambitions présidentielles. Il est d’ailleurs imité peu de temps après par Jusuf Kalla, ce qui laisse supposer que les deux comparses ont partie liée.

26Sur le plan économique, après le léger fléchissement enregistré en 2001 - en raison des fortes incertitudes sous la présidence de Gus Dur - la croissance remonte de manière significative et, en dépit des attentats de Bali et Jakarta, va de nouveau s’établir aux alentours de 5% de 2002 à 2004⁴. Le processus de restructuration de l’économie lancé en 1999 et les mécanismes de protection sociale mis en place pour aider la population à surmonter les effets de la crise financière continuent à porter leurs fruits : le taux de change se stabilise autour de 8 500 Rp pour 1 US$, l’inflation annuelle tombe sous la barre des 10%, le revenu et la consommation des ménages sont à la hausse, le chômage diminue, la pauvreté est en baisse et se rapproche du seuil des 15%, la balance commerciale montre un excédent annuel largement positif de plus de 20 milliards de US$ et celle des comptes courants est également excédentaire. Seule grande ombre au tableau : la dette extérieure reste énorme et se situe encore au-dessus de la barre des 120 milliards de US$ en 2004, bien qu’elle ait commencé à diminuer depuis 2000, où elle avait atteint un niveau record de plus à 140 milliards de US$. Cette dette a été rééchelonnée chaque année par les donateurs regroupés au sein du CGI, institution qui a encore octroyé à l’Indonésie un prêt de 3 milliards de US$ en 2003. Elle constitue le principal souci du gouvernement et des organisations financières internationales. Bientôt sept ans après la crise de 1997/98, les relations avec ces dernières demeurent tendues. La majorité des Indonésiens estime, largement à raison, que le FMI est en partie responsable de ses déboires pour ne pas avoir vu venir la crise et en avoir de surcroît aggravé les effets en lui imposant des mesures d’austérité et un régime de cheval bien trop sévères et contraires au bon sens. Ils ont donc énormément de mal, y compris au sein du gouvernement - où plusieurs ministres aux tendances nationalistes préconisent une rupture franche - à accepter l’arrogance avec laquelle les conditionnalités du renflouage économique leur sont imposées. Cela explique la lenteur des réformes économiques et institutionnelles exigées par les bailleurs de fonds ainsi que les retards du programme de privatisation des banques et des entreprises endettées. Bref, le pays est encore loin de voir le bout du tunnel dans lequel il est entré en 1997 et la population à tendance à en rejeter la faute sur Megawati et son équipe.

27Car la vie reste, à l’évidence, très difficile pour la plupart des Indonésiens. Depuis trente ans, malgré tous les problèmes restés en suspens et les frustrations accumulées sous l’Ordre nouveau, le niveau de vie moyen de la majorité de la population s’était amélioré, tant en milieu urbain que rural. La CFA a provoqué un « grand bond en arrière » sans précédent et il s’agit maintenant de remonter la pente. Bien qu’il soit en fait difficile de parler de chômage dans un pays encore dépourvu d’un système d’assurances sociales et où tous ceux qui n’ont pas accès à un emploi stable salarié bricolent dans le secteur informel, beaucoup de gens ne parviennent pas à vivre décemment de leur travail. Des milliers d’entreprises de l’industrie et des services ont fait faillite, débauchant des centaines de milliers de personnes qui ont afflué vers un secteur agricole ou informel déjà saturé de main d’œuvre. Pour autant qu’il constitue un indicateur valable, le PIB annuel par habitant, bien que reparti à la hausse, ne dépasse toujours pas les 600 US$ en 2003, la moitié du niveau atteint en 1997 ! Mesure plus fiable de la réalité quotidienne des petites gens, le salaire mensuel minimal a été porté à seulement 70 US$ en 2002. Et pourtant, même si beaucoup sont vraiment pauvres et survivent comme ils le peuvent, on n’assiste pas à une explosion de la misère. Cela démontre la capacité d’absorption de l’économie indonésienne. Dans les villes les gens font preuve d’une ingéniosité admirable pour occuper la moindre niche susceptible de leur apporter un revenu. Dans les campagnes, les rizières et les jardins semblent offrir une aptitude infinie au « partage de la pauvreté », pour reprendre le concept vedette de Clifford Geertz, le plus célèbre des anthropologues américains à avoir travaillé sur l’Indonésie.

28C’est dans ce climat à la fois meilleur mais toujours difficile que se profilent les élections générales de 2004 : les législatives en avril et les présidentielles en septembre. Les législatives impliquent une opération gigantesque : 147 millions d’électeurs vont glisser 600 millions de bulletins dans les urnes de 585 000 bureaux de vote. Ces citoyens choisissent, le même jour, parmi les quelque 45 000 candidats en lice, les 550 députés du DPR ainsi que leurs représentants dans les 32 provinces et les 416 districts ruraux et municipalités urbaines du pays! Certains commentateurs prennent désormais l’habitude de parler de la plus grande journée électorale du monde. Sur les 200 partis politiques qui se sont enregistrés auprès du ministère de la justice et des droits humains, 50 ont pu obtenir une reconnaissance légale, mais seuls 24 vont finalement être autorisés par la KPU à participer au vote, moitié moins qu’aux élections de 1999. En effet, la règle imposée par cette dernière était en premier lieu que les partis qui y avaient alors pris part devaient avoir obtenu au minimum 2% des voix pour pouvoir participer à ce nouveau scrutin. En outre, tous ceux autorisés à participer - que ce soit des formations anciennes et reconnues ou des partis nouvellement formés - devaient apporter la preuve qu’ils étaient formellement établis dans au moins deux tiers des provinces du pays. Concernant les affiliations, il est intéressant de souligner que 16 de ces 24 partis déclaraient adhérer à l’idéologie nationale du Pancasila, seulement cinq se plaçant sous la bannière de l’islam et trois ayant une autre orientation. Parmi les partis établis, on retrouvait donc bien sûr la « bande des cinq » ayant dominé la vie du pays depuis le début de la Reformasi : le PDI-P, le GOLKAR, le PPP, le PKB et le PAN. Tous avaient toutefois été affaiblis par des divisions internes. Ainsi, le PDI-P n’avait pas vu moins de quatre petites formations émerger de ses rangs, dont deux présidées par des sœurs de Megawati, preuve que les dissensions politiques n’épargnent même pas les familles, y compris les plus prestigieuses d’entre-elles. Aucune des deux sœurs en question n’allait d’ailleurs obtenir plus de 1% des voix, mais cela allait malgré tout leur permette de recueillir un siège au DPR, qui serait naturellement occupé par sa fondatrice ! Il en allait grosso modo de même pour les autres grands partis, le GOLKAR ayant pour sa part donné naissance à trois petites formations de la même importance mineure.

29Trois nouveaux partis plus importants faisaient cependant leur apparition par rapport à l’édition de 1999 : le PD (Partai demokrat ou Parti démocrate), le PKS (Partai Keadilan Sejahtera ou Parti de la justice prospère) et le PDS (Partai Damai Sejahtera ou Parti de la paix prospère). Le PKS n’était en fait que le nouvel avatar d’un parti intitulé PK (Partai Keadilan ou Parti de la justice), qui n’avait obtenu que 1,34% des voix en 1999. Dirigé par un universitaire musulman du nom de Hidayat Nur Wahid, il affichait clairement son idéologie islamiste. Le PDS était quant à lui effectivement un nouveau parti, créé pour attirer les voix des électeurs chrétiens. Présidé par un prêtre et médecin du nom de Ruyandi Hutasoit, il s’inscrivait, selon la tradition des anciens partis catholique et protestant, dans le cadre de l’idéologie étatique du Pancasila. Le PD était le plus important des trois. Il avait été formé en septembre 2001 par des proches de Soesilo Bambang Yudhoyono, juste après la défaite de ce dernier à la vice-présidence, quand Mega avait remplacé Gus Dur. Il visait avant tout à soutenir l’éventuelle candidature de l’intéressé à la fonction suprême lors des élections de 2004. Semble-t-il inspiré par le succès du parti Thai Rak Thai de Thaksin Shinawatra en Thaïlande - qui avait émergé en un rien de temps et réussi à gagner les élections pour porter son leader au pouvoir - le PD espérait pouvoir suivre le même exemple. Regroupant de nombreux intellectuels et universitaires, il était présidé par un professeur en anthropologie de l’Université d’Indonésie de Jakarta et proposait un programme de réformes visant à renforcer la cohésion nationale, à approfondir la démocratie, à lutter contre les pratiques du KKN et à mettre un terme aux violences et au terrorisme. Nouveau parti politique significatif dans un jeu partisan figé depuis longtemps, il était un peu une inconnue dans ces élections, mais semblait être capable d’attirer beaucoup de voix de la classe moyenne urbaine éduquée.

30Les élections législatives se déroulèrent dans le calme et sans problème majeur le 5 avril 2004, sous la surveillance de comités de citoyens issus de la société civile ainsi que d’observateurs internationaux et furent considérées comme ayant été libres et honnêtes. Quelques rares irrégularités furent toutefois signalées, dûment investiguées et menèrent ensuite leurs auteurs en prison. Les résultats étaient les suivants en pourcentages des voix et en nombre de sièges pour les sept principaux partis, dans l’ordre d’arrivée : le GOLKAR, 21,8% et 128; le PDI-P, 18,5% et 109; le PKB, 10,6% et 52; le PPP, 8,2% et 58; le PD, 7,5% et 57; le PKS, 7,3% et 45; le PAN, 6.4% et 52⁵. Le PDI-P de Megawati était donc le grand perdant de cette consultation, son score s’effondrant de 33,7% en 1999 à seulement 18,5% en 2004, avec une perte de 44 sièges, de 153 à 109, alors que le GOLKAR restait relativement stable, perdant moins d’un point, de 22,4% en 1999 à 21,6% en 2004, et gagnant même 8 sièges, de 120 à 128. Les trois autres membres de la « bande des cinq » enregistraient tous un léger déclin plus ou moins marqué entre 1999 et 2004 : le PKB de 12,6% à 10,6%, le PPP de 10,7% à 8,2% et le PAN de 7,1% à 6,4%. De fait, la différence des voix s’était essentiellement portée sur les trois nouveaux partis en lice. Le PD avait principalement pris les siennes au PDI-P et apparaissait comme le nouveau venu dans la cour des grands. Vainqueur symbolique du scrutin, le PKS avait pour sa part attiré beaucoup d’anciens partisans des partis islamiques moins radicaux que lui. Loin derrière, le PDS avait rassemblé les chrétiens et obtenait 2,1% des voix, un score conforme à la force de cet électorat lors de scrutins antérieurs comparables.

31Les loyautés régionales changeaient peu quant à elles, le PDI-P obtenant 72 de ses 110 sièges à Java et le GOLKAR glanant 70 des 128 siens dans les autres îles de l’archipel. Le second arrivait tout de même en tête dans 26 des 32 provinces et faisait ses meilleurs scores à Java Ouest, dans tout Sulawesi, notamment à Gorontalo, et dans les petites Îles de la Sonde (NTT). Le premier arrivait à son habitude en tête à Java Central, Yogyakarta et Bali, mais son score y baissait fortement, même dans l’île d’où Megawati était en partie originaire, de 79% en 1999 à seulement 52,5% en 2004. Pour sa part, le PD de celui qui se faisait désormais appeler par ses initiales SBY, obtenait ses meilleurs scores à Jakarta, dans le reste de Java et à Sumatra Nord et Sud ainsi qu’à Sulawesi Nord. De son côté, le PKS arrivait premier devant tous les autres à Jakarta, avec plus de 22% des voix, et faisait de bons scores à Aceh, aux Îles Riau, à Sumatra Ouest, à Banten, à Java Ouest, à Kalimantan Sud et Est et aux Maluku Nord, toutes des provinces ou l’islam radical était fort. Enfin, le PKB gardait la préséance dans son fief de Java Est, alors que le PPP perdait la sienne à Aceh et, comme le PAN, n’arrivait nulle part en tête. Au contraire, le PBB (Partai Bulan Bintang ou Parti de la lune ascendante), une petite formation islamiste radicale arrivée en huitième position à l’échelle nationale avec seulement 2,6% des voix, gagnait bizarrement la province de Bangka et Belitung. Dernier aspect intéressant à souligner, alors que l’objectif fixé était que les femmes constituent au moins 30% des membres du DPR, elles ne seraient finalement que 12%, la proportion la plus élevée étant de 14% pour le GOLKAR et le PD. Quoiqu’il en soit, le résultat des élections présidentielles devenait particulièrement ardu à prévoir. La seule chose certaine, était qu’elles ne se présentaient pas au mieux pour Megawati Sukarnoputri et son parti le PDI-P, sortis tous deux très affaiblis de ces trois années difficiles et frustrantes.

32Les élections présidentielles de 2004 furent donc les premières de l’histoire du pays résultant d’une consultation directe de la population au suffrage universel. Elles se déroulèrent en deux tours, le premier le 5 juillet et le second le 20 septembre. Lors de la session du parlement dévolue en 2002 à la redéfinition des lois électorales, la règle qui avait été fixée en la matière était que seuls les partis ayant obtenu au minimum 3% des sièges (16) et 5% des voix pouvaient nominer des candidats aux postes de président et vice-président⁶. Toutefois, aucune formation n’ayant à elle seule la majorité, loin s’en faut, il était obligatoire qu’elles forment des alliances pour présenter leur ticket présidentiel. Elles allaient aussi devoir trouver les justes équilibres requis, notamment entre des candidats partisans du nationalisme laïque du Pancasila et des personnalités se réclamant de l’islam, entre des Javanais et des gens d’autres appartenances ethniques et, aussi, entre des civils et des militaires, ces derniers jouant toujours un rôle majeur dans la vie politique du pays. Après bien des négociations et manigances, cinq tickets proposant chacun un couple présidentiel furent donc finalement constitués pour briguer les voix des 155 millions d’électeurs enregistrés pour le premier tour. Compte tenu du résultat des élections législatives, ce sont les deux tickets du GOLKAR et du PDI-P qui seraient a priori décisifs.

33C’est le GOLKAR qui nomina le premier ticket composé du général (à la retraite) Wiranto et de Solahuddin Wahid. Cela constitua une petite surprise car tout le monde s’attendait à ce que ce soit son secrétaire-général, Akbar Tanjung, qui porte les couleurs du parti pour briguer la présidence. Le fait de donner la préférence à Wiranto était un peu risqué compte tenu de la réputation de ce dernier. Il était en effet à la fois respecté pour avoir su gérer correctement la démission de Suharto et la transmission du pouvoir à Habibie, mais son image était entachée, tant aux yeux d’une partie de l’opinion publique indonésienne que de la communauté internationale, par les terribles exactions commises à Timor Est quand il était chef des forces armées. Né à Jogjakarta en 1947 et ayant fait une carrière impeccable pour atteindre rapidement les plus hautes fonctions militaires, il avait, on le sait, été limogé par Gus Dur, alors qu’il était son ministre coordinateur des affaires politiques et de la sécurité, en raison des accusations de violations des droits de l’homme qui pesaient sur lui. Par ailleurs, la préférence qui lui avait été donnée par rapport à Akbar Tanjung, né à Sumatra Nord, présentait aussi l’inconvénient de proposer un ticket présidentiel purement javanais. En effet, son colistier, Solahuddin Wahid, dit Gus Solah, frère cadet de Gus Dur, était comme lui né à Java Est en 1942. Ingénieur de formation, il avait bien sûr le soutien de son aîné et du NU, dont il était d’ailleurs l’un des vice-présidents. Ce ticket résultait donc d’un accord électoral entre le GOLKAR et le PKB qui pouvait étonner compte tenu de l’histoire politique récente du pays.

34Le deuxième ticket présidentiel, nominé par le PDI-P, était tout naturellement mené par Megawati Sukarnoputri, présidente sortante et figure de proue de son parti. De manière un peu déroutante, son colistier, Hasyim Muzadi, né à Java Est en 1944, était un leader religieux relativement moins connu, qui présidait tout de même le NU avant d’accepter de seconder de Mega. L’impression était que cette dernière l’avait choisi faute de mieux. Cela montrait en tous les cas que le PKB était rusé et ne mettait pas tous ses œufs dans le même panier, puisqu’il soutenait à la fois directement le GOLKAR et indirectement le PDI-P ! On pouvait aussi se dire que Gus Dur jouait une nouvelle fois double jeu, peut-être pour se faire pardonner de Mega par rapport à ce qui s’était passé en 1999. Par ailleurs, leur attelage présentait lui aussi le désavantage d’être purement javanais, malgré les origines balinaises partielles de la principale intéressée, mais était plutôt bien équilibré, non seulement du point de vue du genre, seul dans ce cas parmi les cinq tickets en compétition (!), mais aussi sur le plan idéologique, entre une nationaliste laïque historique et un notable musulman modéré. C’est pour cette raison qu’il avait finalement aussi obtenu le soutien du PDS, le petit parti chrétien nouvellement formé. Le ticket présidentiel du PDI-P était également purement civil, ne comportant aucun militaire à la retraite, contrairement à celui du GOLKAR et de deux des trois autres.

35C’était bien sûr le cas au tout premier chef du troisième ticket soutenu par le PD qui nomina comme candidat à la présidence Soesilo Bambang Yudhoyono (SBY), pour la poursuite des ambitions politiques duquel il avait spécialement été crée. Né à Java Est en 1949, ce dernier avait fait une belle carrière militaire sous l’Ordre nouveau. Il avait même épousé la fille de Sarwo Edhie, l’un des principaux responsables des massacres commis dans la foulée du G30S, puis était entré en politique après la chute de Suharto et avait occupé des fonctions ministérielles importantes dans les cabinets de Gus Dur et Mega. Ayant la réputation d’avoir été l’un des généraux les plus modérés et les moins corrompus du lot, il jouissait d’une très bonne image auprès de l’opinion publique pour avoir pris rapidement le parti de la Reformasi et s’être avéré un ministre de la sécurité à la fois ferme et efficace dans les circonstances difficiles auxquelles le pays avait été confronté, à Aceh et aux Maluku ou face au terrorisme islamiste. Sans grande surprise, son colistier était Jusuf Kalla, avec lequel il avait siégé au sein du gouvernement et travaillé étroitement pour résoudre les crises en question. Ils en avaient d’ailleurs démissionné en même temps et il est évident que les deux avaient préparé leur coup de longue date. Bon musulman d’origine bugis né à Sulawesi Sud et homme d’affaire très prospère, le candidat était aussi un membre influent du GOLKAR. Cela prouvait que ce parti, tout en ayant accordé son soutien officiel pour la présidence à Wiranto, gardait une autre carte en main, conformément au type de manigances courantes en Indonésie où les jeux d’appareils pour s’emparer du pouvoir ou le conserver prennent toujours le pas sur les différences idéologiques et encore plus manifestement sur les programmes gouvernementaux. Cela dit, en dehors de l’aspect genre, ce ticket était à première vue le plus équilibré, associant un militaire nationaliste javanais fidèle au Pancasila et un bon musulman buginais jouissant d’une fortune non négligeable acquise dans le privé. De manière assez surprenante, il avait obtenu le soutien du PBB, l’un des partis islamistes de taille moyenne particulièrement bien implanté à Sumatra. C’est d’ailleurs ce qui avait décidé le PDS chrétien de se rallier au ticket du PDI-P.

36Les deux autres tickets en lice avaient a priori moins de chances. L’avant dernier, nominé par le PAN, entièrement javanais et civil, était mené par son très ambitieux secrétaire-général Amien Rais. Né à Java Central en 1944, ce musulman moderniste était président du MPR et dirigeait la Muhammadiyah, proche de l’ICMI. C’était une figure centrale de la Reformasi. Son colistier, Siswono Yudo Husodo, était un petit entrepreneur, né de parents javanais à Kalimantan Est en 1943. Il avait été deux fois ministre sous Suharto, chargé notamment de la transmigration dans son dernier gouvernement, et était président de l’association nationale des paysans ainsi que membre de longue date du GOLKAR. Là aussi, les alliances entre partis étaient particulièrement brouillées et opaques. Malgré le fait que son colistier ait été un partisan convaincu du Pancasila, le ticket présidentiel du PAN avait une forte couleur islamique, obtenant le soutien du PKS et de la plupart des petits partis politiques d’obédience islamiste du parlement. Le dernier ticket était celui nominé par le PPP et présentait la particularité originale et inédite d’être entièrement non-javanais. Il était mené par son président Hamzah Haz, un musulman dévot né en 1940 à Kalimantan Ouest, qui avait réussi, par ses manœuvres, à se hisser jusqu’à la vice-présidence du pays en 2001, où il avait ensuite montré une forte complaisance pour les milieux islamistes. Son colistier, Agum Gumelar, un sundanais né à Java Ouest en 1945, était un général à la retraite qui avait commandé les KOPASSUS. Puis, il avait été ministre des transports avant de remplacer par deux fois SBY au poste de ministre coordinateur des affaires politiques et de la sécurité : la première fois quand ce dernier avait été limogé par Gus Dur en 2001, la seconde fois lorsque SBY avait donné sa démission à Mega en 2004 pour se lancer dans la campagne électorale. Bien qu’il ait paru pendant un certain temps être assez proche du PDI-P, il avait finalement été convaincu, on ne sait trop comment, de rejoindre le ticket du PPP, dont les chances de succès étaient a priori très faibles et qui, en dépit de sa couleur nettement islamique, n’avait obtenu le soutien d’aucun autre parti de la même obédience.

Photo 43 : Rassemblement du PDI-P sur le Bundaran HI à Jakarta en juillet 2004

37Le 5 septembre 2004, 118,6 millions d’électeurs glissèrent leur bulletin dans les urnes, seulement un peu plus de 76% des 155 millions qui s’étaient enregistrés. Ce taux d’abstention de 24%, était en hausse par rapport aux deux tours des législatives où il n’avait été que de respectivement 16% et 20%. Cette différence reflétait peut-être une certaine lassitude de l’électorat, trop sollicité depuis trois mois, mais aussi le fait que beaucoup de gens ne se retrouvaient dans aucun des tickets proposés. Le vote du « parti des abstentionnistes », dit du GOLPUT (Golongan Putih ou Groupe des blancs), allait faire couler beaucoup d’encre par la suite. En outre, il apparaissait clairement que de nombreux électeurs n’avaient pas soutenu à la présidentielle les candidats du parti pour lequel ils avaient voté aux législatives. Ce n’est finalement pas si surprenant dans un pays où les électeurs, déterminés par des raisons personnelles et souvent subjectives, votent finalement plus pour des personnes que pour un parti et encore moins pour son programme, habituellement inexistant. Quoi qu’il en soit, les résultats de ce premier tour constituaient une surprise de taille, puisque c’est le ticket du PD Yudhoyono-Kalla qui arrivait largement en tête avec 33,6%, devant celui du PDIP Megawati-Hasyim, avec 26,6%, et celui du GOLKAR Wiranto-Wahid, avec 22,1%. Le quatrième ticket Amien-Siswono, celui du PAN, était quant à lui nettement distancé, avec seulement 14,7%, et le dernier, Hamzah-Agum pour le PPP, était littéralement écrasé et récoltait un misérable score de 3%. Consultés pour la première fois pour choisir leur président, les Indonésiens avaient fait preuve d’un civisme républicain admirable et d’une étonnante maturité politique, écartant ceux qui étaient trop compromis avec le passé ou offraient des perspectives trop inquiétantes pour l’avenir. Le deuxième tour allait donc opposer SBY à Mega, confrontée pour la deuxième fois en cinq ans à la concurrence de quelqu’un qui avait été très proche d’elle et qui avait toutes les chances de la battre.

38C’est effectivement ce qu’il advint lors du second tour du 20 septembre, auquel participèrent 116,7 millions d’électeurs, traduisant une légère hausse du nombre de ceux qui rejetaient les deux candidats en présence. Le ticket SBY-Kalla battit à plate-couture celui de Mega-Hasyim par 60,6% contre 39,4%. La défaite était cuisante : toutes les provinces du pays avaient préféré SBY, à l’exception de Bali, qui restait fidèle à Mega, et des bastions chrétiens de NTT et des Maluku (de très peu). C’était bien sûr très cruel et constituait une énorme déconvenue pour la fille de Sukarno, qui ne serait donc jamais élue par le peuple pour succéder à son père. Elle pouvait à juste titre considérer qu’elle avait été trahie encore une fois et garderait d’ailleurs longtemps une forte rancune à l’égard de SBY, ne lui pardonnant pas ce second coup de couteau dans le dos, après celui que lui avait infligé Gus Dur cinq ans plus tôt. Mais elle devait aussi s’en prendre à elle-même. Elle avait suscité une réaction de rejet de la part d’une bonne partie des électeurs. Ces derniers n’avaient pas apprécié son style hésitant et terne depuis trois ans et n’avaient guère été sensibles à son slogan de campagne les appelant à la soutenir parce qu’elle « avait fait ses preuves » ( sudah teruji ). Ils estimaient précisément que ce n’était pas le cas. De l’autre côté, une forte majorité d’entre eux avait été fortement attirés par l’appel de SBY pour le « changement » (perubahan), estimant justement, qu’avec Jusuf Kalla, ils avaient montré ce dont ils étaient capables et offraient un réel espoir de voir le mouvement de réformes être poursuivi, la démocratie pouvoir être approfondie et le pays enfin être capable de surmonter ses problèmes. Certains avaient toutefois aussi voté pour ce qu’ils considéraient comme le « moins pire » des deux termes de l’alternative offerte, au nom du mot d’ordre cruel qui avait circulé dans le pays juste avant le scrutin : « Asal bukan Mega ! » (Tout sauf Mega !) ». Malgré la mauvaise volonté de cette dernière, acceptant difficilement que les Indonésiens n’aient plus voulu d’elle, la transmission du pouvoir se passa finalement dans des conditions correctes et SBY prit ses fonctions le 20 octobre 2004 en tant que 6^e président de la République Indonésienne. Il était le premier à avoir été élu au suffrage universel direct et avait reçu un soutien populaire sans précédent qui lui donnait toutes les clefs pour un mandat prometteur. Hélas pour lui, il arrivait aussi au pouvoir juste au moment où l’Indonésie allait enregistrer la catastrophe naturelle la plus dévastatrice et meurtrière de son histoire récente avec le gigantesque tsunami du 26 décembre 2004 à Aceh.