5.2. 1999–2001 : les péripéties de l’interrègne confus et erratique de Gus Dur

1Les deux années suivantes allaient être encore plus mouvementées et se solder par l’échec un peu pathétique de Gus Dur et son « impeachment » humiliant par le MPR en juillet 2002. Il est facile de conclure, comme le font beaucoup, qu’il fut un piètre président et ne se montra pas à la hauteur de la tâche qui lui incombait, handicapé par son mauvais état de santé. Mais, une autre interprétation est plausible; il a peut être été rattrapé par le principe de Peter, qui postule que chacun court le risque d’atteindre un jour son niveau d’incompétence. Il a sûrement aussi fait preuve d’orgueil en pensant qu’il était assez intelligent et rusé pour arriver à ses fins. Toutefois, pour prononcer un jugement équilibré, il ne faut pas sous-estimer l’immensité des problèmes qu’il avait à résoudre. En fait, malgré le grand mérite que B.J. Habibie avait eu en libérant le jeu politique bloqué de l’Ordre nouveau et en organisant des élections anticipées, il avait un peu fait le plus facile. Maintenant, il fallait s’attaquer aux composantes structurelles d’un système, certes affaibli, mais dont les principaux bénéficiaires n’avaient pas abdiqué et allaient lutter bec et ongles pour sauver leurs positions et privilèges. C’était bien sûr le cas de l’armée mais aussi de l’oligarchie qui avait gravité autour de Suharto et du GOLKAR. De plus, l’économie était loin d’avoir surmonté toutes les séquelles de la crise de 1997-98 et il fallait aussi trouver des solutions pour régler le problème délicat des provinces sécessionnistes comme Aceh ou l’Irian Jaya et enrayer les violences qui affectaient encore plusieurs autres régions de l’archipel et commençaient à se déchaîner aux Maluku. Pour corser le tout, le nouveau contexte institutionnel, combinant un régime semi-présidentiel et un multipartisme étendu, ne lui était guère favorable. Élu grâce à des manœuvres d’appareil par un parlement souhaitant étendre ses prérogatives et soutenu par une coalition certes très large mais fragile, dans laquelle son propre parti n’était pas majoritaire, il était de facto un président sans grand pouvoir, comme les événements allaient le démontrer. C’est la raison pour laquelle, à l’instar de son prédécesseur Habibie, nous serions enclins à l’indulgence : l’histoire lui rendra justice, en considérant qu’il a finalement fait ce qu’il pouvait, comme il le pouvait et avec les armes dont il disposait pour faire avancer son pays sur la voie de la démocratie à un moment très difficile de son histoire.

Un homme de bonne volonté désemparé face à la péjoration de la situation

2Le fait d’être entré quelque peu en détail précédemment sur les circonstances qui ont amené Gus Dur à la présidence du pays à ce moment-là de son histoire n’est pas gratuit. Il a pour objectif de montrer combien complexe, fragile, aléatoire et explosive peut être la situation d’une nation engagée dans une phase de transition entre la fin d’un régime autoritaire d’une grande longévité et le début d’un processus de démocratisation fort incertain, dans lequel « les eaux sont lâchées » et tout est possible. Compte tenu du contexte national et international très difficile existant alors, on peut considérer que cette élection (résultat d’un compromis opaque entre toutes les principales forces politiques en présence et solution consensuelle typiquement javanaise) était peut être la moins mauvaise des solutions pour l’Indonésie. Certes, comme il l’avait déjà amplement démontré par certains changements de cap intempestifs dans les mois précédant son arrivée au pouvoir, Gus Dur était un personnage politique imprévisible. Le risque était grand de le voir prendre des décisions contestées. De plus sa santé était fragile, suite à l’hémorragie cérébrale qui l’avait frappé début 1998 et l’avait laissé quasiment aveugle. Mais c’était aussi un homme d’une haute intelligence et d’une probité morale indiscutée. Il faisait l’objet d’une véritable adulation de la part des millions de membres du NU, inspirait le respect à ses adversaires politiques et bénéficiait aussi d’une certaine affection auprès d’une majorité de la population. Autant de qualités et d’atouts qui allaient lui être indispensables pour relever les défis qui l’attendaient.

Photo 37 : Abdurahman Wahid (1940-2009), président de 1999 à 2001

3Et la liste de ces enjeux était impressionnante ! Il devait accélérer les réformes politiques afin d’ancrer la démocratie dans le pays, éliminer les séquelles de la crise financière et relancer le développement économique dans un souci de plus grande justice sociale. En outre, il devait aussi aider le pays à sortir de la crise morale dans laquelle il était tombé pendant les dernières années de fin de règne de Suharto ; réduire les tensions centrifuges pour éviter un éclatement de l’archipel qui serait dommageable pour tous ; et, enfin, constituer un rempart contre une éventuelle dérive islamique intégriste toujours possible quand le degré de frustration populaire dépasse les bornes. Sur ce dernier point, il était sûrement l’homme de la situation. Intellectuel musulman parmi les plus réputés, il avait étudié à la fameuse université El Azhar du Caire, ainsi qu’à Bagdhad, et avait toujours combattu l’idée d’un État islamique en Indonésie. Partisan d’un islam tolérant et ouvert, chantre de la liberté confessionnelle et de la diversité culturelle, il était depuis longtemps considéré comme l’ami et le protecteur des chrétiens et de la minorité chinoise, au grand dam de certains de ses coreligionnaires plus radicaux. C’était d’ailleurs un paradoxe singulier mais admirable que de voir le plus grand pays musulman du monde être dirigé par un notable islamique qui se portait garant de la laïcité de l’État ! Encore une singulière particularité indonésienne source d’étonnement. À ses côtés, on pouvait espérer que Megawati acquière l’expérience qui lui manquait pour être à même de lui succéder, si sa santé se dégradait ou au terme de son mandat. Le seul inconvénient de cet étrange attelage présidentiel était qu’il symbolisait, une fois de plus, la domination des Javanais sur les affaires politiques du pays, au détriment des autres groupes ethniques de l’archipel. Toutefois, ce problème ne semblait pas être rédhibitoire aux yeux de la population, qui voyait dans l’alliance entre

4Gus Dur et Mega la possibilité de sortir de la crise économique, d’assurer une plus grande justice sociale et d’entreprendre un approfondissement démocratique enfin respectueux des libertés de chacun et des droits de la personne humaine¹.

5Sous l’angle socio-politique, pour continuer la réflexion entamée sur l’incertitude de cette phase de transition démocratique, deux leçons majeures peuvent être tirées de l’élection d’une personnalité comme Gus Dur à la présidence. La première est que la culture politique traditionnelle indonésienne a largement résisté à trente années de modernisation socio-économique imposée à marche forcée. Ce qui s’est passé lors de la session du MPR consacre effectivement le triomphe de la recherche du consensus comme mode de gestion politique. C’est ainsi que les villages javanais ont été gouvernés depuis des siècles, la discussion et la délibération (musjawarah) s’y prolongeant jusqu’au moment où une décision sur laquelle tous s’accordent puisse être atteinte (mufakat), en tenant compte des intérêts et du point de vue de chacun. Comment expliquer autrement le fait que les leaders de quatre des cinq principales formations politiques nationales issues du scrutin du 7 juin 1999 se retrouvent aux commandes du pays au terme de cet exercice complexe : Gus Dur du PKB à la tête de l’État, Megawati du PDI-P pour le seconder, Amien Rais du PAN à la présidence du MPR et Akbar Tanjung du GOLKAR à celle du DPR ? Le cabinet ministériel pléthorique de 35 membres, formé au terme de tortueuses négociations par Gus Dur et Mega dès le 26 octobre, reflète bien cet état d’esprit consensuel. Il est même présenté par le tandem présidentiel comme un « gouvernement d’union nationale ». On y retrouve ainsi aux postes clefs les principaux responsables des mêmes formations politiques : Alwi Shihab, vice-président du PKB aux affaires étrangères ; Kwik Kian Gie, vice-président du PDI-P, comme super-ministre de l’économie ; Hamzah Haz, président du PPP, pour coordonner les questions sociales ; Marzuki Darusman, vice-président du GOLKAR, en tant que procureur général, enfin, deux ministres proches du président du PAN, respectivement à l’éducation et aux finances. La volonté d’union nationale apparaît par ailleurs dans l’origine régionale des membres du cabinet puisque y figurent des personnes venant des quatre coins de l’archipel. Certains ministres viennent même de régions séparatistes en conflit, comme Hasballah M. Saad, d’Aceh, chargé du nouveau ministère des droits de l’homme, et Fredy Numberi, d’Irian Jaya, un vice-amiral responsable des réformes administratives, un ressortissant papou et le premier représentant mélanésien dans un gouvernement indonésien. Certains observateurs sceptiques ont émis d’emblée des réserves sur les chances de succès d’un gouvernement qualifié de « cabinet arc-en-ciel » ou « fourre-tout multicolore » et même gaussé comme étant un « gouvernement de remerciement national », dont ils ont prédit l’échec de manière prémonitoire².

6Compte tenu de la crise multidimensionnelle profonde que traversait l’Indonésie, Gus Dur n’avait guère d’autre option à disposition dans un premier temps. Il mettait tout bonnement en pratique l’art du possible dans un contexte où la première des priorités était la sauvegarde de l’unité nationale dans une période délicate de transition. Sa démarche, réaliste et pragmatique, est somme toute assez logique. On peut même la qualifier de moderne, en ce sens qu’elle vise bien à surmonter les difficultés concrètes auxquels se heurte la démocratisation du pays à ce moment précis de son histoire. Mais elle est risquée et on ne peut pas nier le fait qu’elle revêt aussi un caractère un peu archaïque. Elle correspond en fait à la culture politique traditionnelle d’un homme pour qui le consensus et l’harmonie restent des valeurs essentielles, plus aptes à faire émerger des solutions efficaces et viables que la règle des systèmes démocratiques occidentaux, où la majorité impose son point de vue à la minorité. Et c’est bien là que réside la seconde leçon paradoxale de son élection à la présidence : au moment de devoir procéder à la nécessaire modernisation et à une démocratisation plus poussée de la vie politique du pays, c’est vers la tradition que l’on se tourne !

7Le caractère inclusif et hétérogène de son gouvernement n’empêche cependant pas Gus Dur de faire preuve d’une grande détermination dès sa prise de fonction, pour aller de l’avant dans la voie des réformes démocratiques et imposer des mesures courageuses de réorganisation institutionnelle afin d’éliminer certains des aspects les plus nocifs encore prégnants du régime autoritaire de l’Ordre nouveau. C’est en particulier le cas pour ce qui touche au rôle politique de l’armée. Cette dernière reste pourtant toujours bien présente dans le paysage : pas moins de cinq officiers supérieurs siègent dans ce cabinet. Mentionnons le général Wiranto, en tant ministre coordinateur des affaires politiques et de la sécurité, et le lieutenant-général Soesilo Bambang Yudhoyono, comme ministre des mines et de l’énergie, un militaire réputé plus favorable à la Reformasi et moins corrompu que ses pairs, qui prendra de l’importance et fera beaucoup parler de lui à l’avenir. En revanche, la « grande muette » perd beaucoup de son poids par rapport au passé, d’autant plus que, selon la nouvelle règle en vigueur, ces officiers doivent dorénavant démissionner de leurs fonctions militaires au moment d’intégrer l’exécutif. Mine de rien, cela signe, de facto, la fin de la dwifungsi, un tournant majeur s’il en est en matière de démocratisation institutionnelle à porter au crédit de Gus Dur. Autre décision allant dans le même sens : la police ne constituera plus le quatrième élément des forces armées, comme c’était le cas sous l’Ordre nouveau ; elle est désormais placée sous la tutelle - a priori provisoire - de la présidence, avant de rentrer dans le giron du ministère de l’intérieur, ainsi qu’en veut l’usage dans toute bonne démocratie qui se respecte, et non plus sous celui de la défense³. Par ailleurs, ce dernier ministère chapeautant l’armée est confié pour la première fois à un civil en la personne de Juwono Sudarsono, universitaire respecté et esprit progressiste partisan de la Reformasi. Enfin, l’armée de terre, toute puissante sous Suharto, se voit ramenée à sa juste place dans ce pays insulaire avec la nomination de l’amiral Widodo comme chef d’état-major des forces armées nationales, la marine ayant toujours eu la réputation d’être plus libérale et démocratique. Au-delà de ce qui relève de l’armée, Gus Dur apporte aussi une autre touche personnelle importante à la réorganisation institutionnelle du gouvernement et prend une mesure symbolique, mais ô combien significative au regard du passé : le ministère de l’information est purement et simplement aboli, à la satisfaction générale, et tout spécialement de la presse et des media. Auparavant, ce ministère était en effet le grand organisateur des opérations de propagande sous l’Ordre nouveau et le bras armé de la censure contre la liberté d’expression.

8Plus généralement, malgré son état de santé fragile, le nouveau président fait preuve d’une énergie étonnante. Il déploie une admirable créativité pour essayer de résoudre les problèmes et apaiser les conflits. Doué, malgré sa quasi cécité, d’une véritable vision pour l’avenir de l’Indonésie, Gus Dur le fait sur la base des principes de respect du pluralisme, de tolérance religieuse et d’ouverture d’esprit qui lui sont chers. Certaines de ses décisions, en dépit de leur caractère provocateur, rencontrent une assez grande approbation auprès de l’opinion publique. Par exemple, il autorise la communauté chinoise à reprendre ses pratiques religieuses traditionnelles, notamment celle liées au culte des ancêtres ; ou encore il impose le changement du nom de la province d’Irian Jaya en Papua, répondant ainsi au souhait de la population autochtone. Mais plusieurs autres des propositions de Gus Dur créent la confusion et soulèvent même une franche opposition⁴. Ainsi il lance l’idée en l’air dès début 2000, avec une certaine candeur, d’offrir à la population de Aceh ou de la Papua la possibilité de se prononcer sur leur statut à travers un referendum, comme à Timor Est… mais en excluant cependanr d’emblée que cela puisse déboucher sur l’indépendance ! Cela soulève immédiatement une forte opposition de l’armée. Encore plus vive est la réaction de nombreux officiers supérieurs et des milieux les plus conservateurs quand Gus Dur annonce, peu de temps après, envisager d’autoriser à nouveau l’enseignement du marxisme dans les universités du pays ! Certains de ses propres ministres menacent alors de démissionner et plusieurs parlementaires n’hésitent pas à évoquer déjà la nécessité de le relever de ses fonctions. Puis son style très particulier, sa manière de faire des blagues à tout propos et d’utiliser la dérision comme arme politique commencent à lui nuire. On lui reproche notamment ses nombreux voyages à l’étranger au début de son mandat pour visiter successivement tous les principaux pays partenaires afin de promouvoir la sortie de la crise de l’Indonésie et la voie de la Reformasi sur laquelle elle est engagée. Les mêmes voix critiques l’accusent de négliger les problèmes qui continuent à assaillir l’archipel et nécessitent sa présence sur place.

9Il va aussi être affaibli, lui considéré parfaitement propre, par différentes affaires de corruption touchant son entourage proche pendant l’année 2000, notamment à travers des manipulations de sommes d’argent provenant du Sultanat de Brunei ou du BULOG (Badan Urusan Logistik Nasional, l’agence gouvernementale chargée de la régulation des stocks et des prix des denrées alimentaires), et apparemment destinées à financer son parti le PKB. Tous ceux qu’il s’est mis à dos en quelques mois vont prendre ce prétexte pour se liguer contre lui et commencer à comploter pour obtenir sa destitution : « Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage », dit le proverbe! Il lutte alors de toutes ses forces pour contrer leurs manœuvres, mais, déstabilisé et désabusé, il développe aussi un comportement de plus en plus énigmatique et erratique, s’entourant d’une toute petite camarilla de conseillers proches dans lesquels il a une totale confiance, dont sa fille ainée Yenny, et se coupant progressivement de la sphère politique, du parlement et même de son gouvernement. Avec la désillusion croissante qu’il suscite dans l’opinion publique, sa légitimité et sa popularité vont décliner de conserve jusqu’au triste dénouement final. Pour résumer, on répétera donc qu’il a fait tout ce qu’il pouvait aussi bien que possible, mais s’y est certainement mal pris et qu’il s’est surtout fait beaucoup d’ennemis en très peu de temps. Il ne va donc pas pouvoir aller plus loin et sera finalement écarté du pouvoir sur un bilan très mitigé qui se caractérise en fait par un échec sur plusieurs des principaux objectifs qu’il s’était fixé.

10Sur le plan politique et sécuritaire, cet échec se situe à différents niveaux. En tout premier lieu, Gus Dur n’a pas réussi à véritablement trouver une solution aux problèmes de Aceh et de la Papua. Dans les deux cas, il espère que sa proposition d’organiser un référendum d’autodétermination, suivant le modèle adopté pour Timor Est, permettra de faire émerger, en s’appuyant sur les lois de décentralisation nouvellement adoptées, des solutions d’autonomie élargie dans le cadre unitaire de la république indonésienne. Mais cette idée soulève une forte opposition et les choses ne vont pas se dérouler comme le souhaite le président. Concernant Aceh, l’armée ainsi que trois des principales formations politiques faisant partie de sa coalition gouvernementale, le PDI-P, le GOLKAR et le PAN, sont totalement rétives à cette proposition. Ces organisations, non sans quelques raisons, y voient la porte ouverte à la désintégration du pays. Le nouveau chef des forces armées, l’amiral Widodo, pourtant réputé être un réformateur, fait connaître son opposition, tout en admettant que la solution sécuritaire n’est pas adéquate pour régler le problème. Le ministre coordinateur des affaires politiques et de la sécurité, le général Wiranto, est aussi très critique de la proposition du président, estimant qu’une autonomie élargie peut être octroyée, sans en passer par cette voie risquée. Il est vrai qu’après la perte de Timor Est, Aceh reste le principal terrain d’action privilégié d’une armée qui y a aussi de très juteux intérêts. Mais c’est également l’avis d’Akbar Tanjung pour le GOLKAR ou d’Amien Rais pour le PAN, présidents respectifs du DPR et du MPR et favorables à un élargissement du pouvoir du législatif. Ces politiciens estiment que c’est aux parlementaires de décider. Face à cela, Gus Dur adopte une stratégie duale assez subtile : lors de ses voyages internationaux, il s’emploie à plaider pour l’unité de l’Indonésie et à affaiblir les soutiens dont le GAM bénéficie ; sur le plan domestique, il essaye d’amadouer ce dernier en entrant en matière sur certaines de ses revendications. Des négociations sont ouvertes qui déboucheront sur la signature en mai 2000, à Genève⁵, d’un accord instituant « une pause humanitaire ». Ce dernier, très flou, ne débouche toutefois pas sur un véritable accord politique et ne met pas fin aux actions violentes de part et d’autre. Devant la reprise du conflit, Gus Dur, de plus en plus affaibli et isolé sur le plan politique, se voit obligé, en avril 2001, de demander à son armée de restaurer « la loi et l’ordre », ce qui consacrait l’échec de sa stratégie de conciliation et une victoire pour cette dernière.

11Le problème est hélas un peu le même pour la Papua. Le mouvement séparatiste de l’OPM avait profité de la chute de Suharto et de la période troublée qui avait suivie pour réaffirmer sa revendication d’indépendance, hissant à nouveau son drapeau, le Morning Flag, lors d’une manifestation pacifique organisée en décembre 1999 à Jayapura, dans la capitale de la province. Utilisant la même stratégie duale que pour Aceh, Gus Dur fut d’abord accommodant avec les indépendantistes papous. Ainsi accéda-t-il à certaines de leurs demandes, comme le changement du nom de la province, et finança même un Congrès des peuples papous, qui eut lieu en mai 2000, tout en s’employant à couper l’OPM de ses faibles soutiens internationaux. Mais devant l’intransigeance manifestée par cette organisation de libération et les pressions de l’armée indonésienne, toute puissante dans cette province très lucrative, la tentative de conciliation tourna également court. En octobre 2000, la répression reprit le dessus avec l’arrestation pour subversion des principaux leaders de l’OPM, dont Theys Eluay et John Mambor. Ces actions militaires marquent un second échec de la stratégie présidentielle de négociation avec les séparatistes et un autre succès pour l’armée.

12Tout cela démontre clairement l’étendue du principal échec du nouveau président sur le plan politique : celui de ne finalement pas avoir réussi, malgré tous ses efforts en la matière, à imposer la préséance du pouvoir civil sur l’armée, comme cela doit être le cas en démocratie. Certes, son rôle politique a été amoindri et elle a perdu une partie de ses prérogatives à travers les mesures de réorganisation institutionnelle mentionnées précédemment, mais elle reste toujours très puissante et constitue le principal obstacle à un approfondissement démocratique. En fait, le combat entre Gus Dur et l’armée, en priorité avec le général Wiranto et les officiers supérieurs qui lui sont fidèles, est sourd et feutré, mais constant et féroce, pendant toute la durée de sa courte présidence. C’est le président qui prend les devants en nommant le général à un poste clef dans son gouvernement, lui retirant par la même occasion ses fonctions de commandement militaire, en raison des nouvelles règles en vigueur, afin de le neutraliser et pouvoir mieux le contrôler. Il procède aussi fin 1999 et début 2000 à un certain nombre de nominations importantes au sein de la hiérarchie militaire, en remplaçant des officiers fidèles à Wiranto par des hommes plus susceptibles de lui obéir. Puis, soutenu par la communauté internationale, qui exige que l’Indonésie rende des comptes sur le drame de Timor Est, Gus Dur laisse la justice rattraper celui qui était alors à la tête des forces armées. Cette justice est désormais incarnée par la nouvelle Commission nationale sur les droits de l’homme (KOMNAS-HAM), dirigée par un de ses proches, Marsuki Darusman⁶. Après bien des tergiversations, le président suspend finalement Wiranto de ses fonctions en février 2000. Il est alors remplacé à son poste par le lieutenant-général Yudhoyono, qui se rapproche ainsi une première fois du pouvoir7

Impasse politique, flambée des conflits régionaux et destitution pathétique

13S’étant débarrassé de celui dont il se méfiait le plus, Gus Dur va procéder dans la foulée à un très grand coup de balai dans les rangs de l’armée en nommant notamment l’un de ses alliés, le major-général Agus Wirahadikusumah, à la tête du KOSTRAD, l’unité opérationnelle cruciale en cas de coup dur, comme l’a montré l’histoire. Finalement, en mars 2000, il dissout aussi le BAKORSTANAS, l’agence chargée du maintien de la stabilité nationale que Suharto avait créé en 1988 pour remplacer le KOPKAMTIB de sinistre mémoire (mis en place juste après le G30S). On ne peut pas donc dire qu’il est resté les bras ballants et n’a rien fait pour imposer sa volonté aux militaires et les mettre au pas. Mais toutes ces interventions intempestives lui ont bien sûr aliéné une part croissante des forces armées, alors que sa position politique s’érode du fait de la détérioration en parallèle de ses rapports avec plusieurs des partis de sa coalition et du parlement dans son ensemble. En juillet 2000, dans la perspective de la réunion annuelle du MPR qui s’annonce houleuse et où il aura besoin de pouvoir compter sur la loyauté de l’armée, il revient en arrière et calme le jeu, transférant le commandement du KOSTRAD à un officier plus en odeur de sainteté dans ses rangs. Il espère aussi que cela amènera cette dernière à montrer plus d’empressement pour intervenir afin de mettre fin aux violences inter-religieuses qui font tâche d’huile aux Maluku. À partir de là, enregistrant les déconvenues que l’on sait dans sa stratégie pour trouver une solution négociée à Aceh et en Papua, il va battre en retraite face à l’armée, ce d’autant que son principal combat s’est déplacé sur le plan purement politique.

14Sur le plan politique précisément, la situation se détériore également très vite au sein du gouvernement, mais aussi dans les relations avec les principaux partis membres du cabinet ministériel et, par voie de conséquence, avec le parlement dans son ensemble. Que la cohésion gouvernementale ne dure pas très longtemps dans un cabinet aussi hétéroclite était somme toute assez prévisible. Mais la première atteinte importante à la cohésion du gouvernement est inattendue et se produit dès le mois de novembre 1999, quelques semaines seulement après sa formation ! En effet, Gus Dur s’était lancé d’emblée dans la lutte titanesque contre le fléau du KKN (Korupsi-Kolusi-Nepotisme) ravageant le pays en faisant savoir qu’il se séparerait de tout ministre mis en accusation ou simplement soupçonné de telles pratiques délictueuses. Or, l’un d’entre eux, et non des moindre, est rapidement désigné par la presse comme étant le plus haut placé sur la liste du président. Il s’agit de Hamzah Haz, ministre coordinateur du « bien-être de la population et de l’éradication de la pauvreté » (sic), président du PPP, le troisième parti politique en nombre de sièges au DPR, et candidat malheureux à la vice-présidence face à Megawati. Fidèle à son engagement, Gus Dur fait rapidement savoir que l’intéressé lui a présenté sa démission (ce que son parti réfuta en l’occurrence) et annonçe qu’il l’a acceptée. Pour compliquer la situation, il le remplaçe par un politicien qui n’ést pas issu des rangs du PPP. Cela provoque non seulement l’ire de ce parti, mais aussi du PAN, son principal allié au sein de l’« axe central » islamique formé lors de l’élection présidentielle. Le leader de cette formation, Amien Rais, qui avait joué un rôle important dans la création de la coalition, également président du MPR, rappele alors à Gus Dur combien cette alliance avait joué un rôle crucial dans sa victoire face à Megawati. Le président se mit ainsi à dos très rapidement ses alliés les plus proches des deux autres partis islamiques, ce qui entraîna la mort de l’« axe central » en question.

15La seconde de ces atteintes à la cohésion gouvernementale, encore plus fatale, se produit en avril 2000, quand Gus Dur demande à deux ministres de démissionner de leurs postes, sans raison précise. Le premier, Laksamana Sukardi, est ministre d’État des investissements et du développement des entreprises et membre important du PDI-P ; le second est Jusuf Kalla, ministre de l’industrie, un des ténor du GOLKAR, et incidemment homme d’affaires richissime. Le président nomme aussitôt à leur place deux personnalités proches de lui, dont une était issue des rangs de son propre parti le PKB. Il semblerait que cette décision surprenante ait été prise sous la pression de cette formation, dont les caisses étaient vides, et de son organisation faîtière, le NU, désireux de placer certains de ses membres à des ministères réputés lucratifs. Quoiqu’il en soit, il perdit également aussitôt le soutien des deux principales formations politiques du pays. Cela mit définitivement fin à la coalition péniblement constituée pour le soutenir. En moins de six mois, Gus Dur avait réussi le prodige de dynamiter la coalition qui l’avait fait élire et composait son gouvernement ! Peut-être, grisé par le pouvoir, pensa-t-il alors être assez fort et ne plus avoir besoin d’elle pour gouverner ? La suite allait lui prouver que non.

16Pendant ce temps, un autre mal insidieux était en train de se propager en Indonésie : la multiplication des conflits inter-religieux et la montée d’un islam intégriste qui allait bientôt déboucher sur des actions terroristes. Ces confrontations affectèrent de nombreuses régions, mais c’est à Poso, dans la province de Sulawesi Central, et surtout aux Maluku que ces conflits revêtirent la pire forme et firent le plus de victimes⁸. Comme c’est souvent le cas en pareilles circonstances, ce type de conflit a des racines profondes, remontant parfois à la période coloniale et aux troubles ayant entouré l’indépendance du pays. Mais ce fut un incident mineur de la circulation opposant des personnes d’appartenance religieuse différente, survenu dans la ville d’Ambon en janvier 1999, qui mit le feu aux poudres. Cet accident déclencha en effet de violentes émeutes qui firent des dizaines de victimes et occasionnèrent d’énormes destructions dans la ville. Puis le conflit avait fait tache d’huile et s’était étendu dans les mois suivants à toute l’île d’Ambon, ainsi qu’à ses voisines de Saparua, Haruku et Ceram. Il opposait des gangs armés de jeunes chrétiens, la religion majoritaire dans cette partie méridionale de l’archipel, à des groupes semblables appartenant à la minorité des musulmans locaux ou venus de Sulawesi. Avant la fin de l’année 1999, il avait déjà fait plus de 1 000 morts et entraîné le déplacement de dizaines de milliers de personnes. Pour calmer le jeu, le parlement décida alors de créer la même année une nouvelle province de Maluku Nord, regroupant les îles à majorité musulmane, initiant ainsi un processus qualifié d’« épanouissement » (pemekaran) régional, qui prendra de l’ampleur les années suivantes. Mais cette mesure n’enraya hélas pas le cycle de la violence. L’émoi suscité par ces événements fut considérable au sein de la communauté islamique indonésienne. Des démonstrations massives furent organisées à Jakarta, et ailleurs à Java, lors desquelles furent lancés des appels au jihad, la « guerre sainte », pour aller défendre les frères musulmans victimes des chrétiens aux Maluku. Elles seront d’ailleurs soutenues par des leaders politiques islamiques aussi importants que Hamzah Haz, fidèle à sa position très conservatrice, sinon radicale, et même, de manière plus surprenante et consternante, par Amien Rais.

17L’un des résultats de cette mobilisation fut la création en 2000 d’une organisation baptisée Laskar Jihad (Milice de la guerre sainte) fondée par Ja’far Umar Thalib, un militant islamiste9 indonésien de descendance arabe, originaire du Hadramaout au Yémen. Éduqué dans une école coranique (pesantren) de Java Est, puis dans un institut d’études islamique de Jakarta financé par l’Arabie Saoudite propageant l’idéologie salafiste, il était ensuite parti au Pakistan poursuivre sa formation et était passé en Afghanistan pour participer au jihad contre les troupes soviétiques, avant de revenir en Indonésie après la chute de Suharto. De 2000 à 2002, avant d’être interdit suite au terrible attentat qui allait faire plus de 200 morts à Bali, le Laskar Jihad envoya une force d’environ 3 000 combattants aux Maluku. Là, cette organisation a propagé le conflit notamment à Halmahera et aux autres îles de la partie nord de l’archipel (ainsi qu’à Banda dans le sud), majoritairement peuplées de musulmans. Ce conflit fit des milliers de victimes au sein de la communauté chrétienne. Selon toute vraisemblance, ces militants islamistes bénéficièrent au minimum de la passivité de l’armée indonésienne, qui avait gardé une grande méfiance envers la communauté chrétienne locale, suite à la tentative de sécession de la République des Moluques du Sud au début des années 1950. De plus ils ont peut être aussi reçu des soutiens financiers de certains officiers ou oligarques proches de Suharto. Ces derniers ont vu dans ce nouveau conflit et du chaos qu’il engendrait, une possibilité de reprise en main du pouvoir. Ce n’est pas la première ni la dernière fois que la religion islamique aura été instrumentalisée à des fins politiques en Indonésie, comme partout ailleurs dans le monde musulman, et ce depuis des lustres. Une seconde organisation islamique comparable, le Laskar Mujahidin (Milice des soldats de la guerre sainte), fut également créée en 2000, à Jogjakarta, par un autre leader islamiste indonésien de descendance arabe, lui aussi originaire du Hadramaout et revenu d’exil après la chute de Suharto. Il s’agit d’Abu Bakar Ba’asyir qui allait s’illustrer de manière infâme dans les années suivantes. Ces deux leaders islamistes rivaux partagent en fait le même type d’idéologie et d’obsession paranoïaque, pensant que l’islam est menacé d’un complot occidental qui vise à christianiser l’Indonésie. Ils recrutent des émules parmi les élèves de leurs écoles coraniques, souvent issus des classes défavorisées, ou au sein du milieu étudiant, en particulier chez ceux qui ont fait des séjours en Arabie saoudite, dont ils sont revenus porteur des valeurs du salafisme¹⁰. Bref, pendant que Gus Dur, dont l’idéologie était aux antipodes de ce radicalisme, dépensait son énergie en manœuvres sibyllines pour tenter de garder le pouvoir et que l’élite politique et militaire nationale s’organisait en coulisse pour l’en déchoir, le cancer de l’intégrisme et du terrorisme couvait dans le pays.

18Dès avril 2000, après que la coalition gouvernementale ait volé en éclats, tous les partis politiques qui en ont été exclus se liguent en effet contre le président afin d’obtenir sa destitution. Une bonne occasion leur est donnée avec les vilaines affaires de KKN qui éclatent dans son entourage et l’éclaboussent. D’une part, on accuse Gus Dur de népotisme pour avoir favorisé la nomination de son frère, Hasyim Wahid, dans le comité directeur de l’IBRA, l’agence chargée de la restructuration du système bancaire qui dispose de très gros moyens financiers. D’autre part, on le soupçonne d’être impliqué dans plusieurs scandales de corruption, dont les deux plus gênants pour lui vont faire pendant des mois les titres de la presse sous le nom de « Bulo-gate » et de « filière de Brunei ». Dans le premier, son secrétaire d’État, Bondan Gunawan, est accusé d’avoir détourné 3,5 millions de US$ des fonds du BULOG pour financer le PKB. Dans l’autre, Gus Dur lui-même est critiqué pour avoir accepté une donation de 2 millions de US$ de la part du sultan Hassanal Bolkiah de Brunei et en avoir disposé de manière opaque. Compte tenu du niveau de corruption ambiante dans le pays, ce ne sont pas là des sommes très importantes. Mais ce problème ne peut pas être mis sous le tapis en cette nouvelle période de transparence et de lutte contre l’hydre du KKN. L’ironie sordide de l’histoire est que certains des parlementaires qui sont les plus virulents à l’égard de Gus Dur sont des caciques du GOLKAR. ayant grassement bénéficié du colossal système de corruption mis en place par Suharto du temps de l’Ordre nouveau, qui se chiffre en milliards. De plus, ils sont farouchement opposés à ce que Suharto soit jugé pour ces délits. Paradoxalement et de manière assez cocasse, les réformateurs du PDI-P ou du PAN accusent justement Gus Dur de ne pas avancer assez vite sur cette affaire et de vouloir protéger l’ancien président, qui a refusé en février 2000 de comparaître devant le procureur-général en prétextant une santé défaillante. Il est vrai que, fidèle à son idéal de réconciliation nationale et de tolérance, il a dit haut et fort que si Suharto était jugé coupable, il lui accorderait sa grâce présidentielle afin de lui éviter la prison. En revanche, il n’épargnera pas son fils préféré et le plus vénal, Tommy, qui sera condamné un peu plus tard dans l’année à 18 mois de prison ferme. L’intéressé n’exécutera d’ailleurs pas cette peine en allant se cacher dans le pays, grâce à des complicités en haut lieu. C’est aussi en 2000 que Bob Hasan, le sulfureux partenaire de golf de Suharto, sera condamné à six ans de prison, qu’il effectuera en partie quant à lui.

19Il est certain que Gus Dur est très déstabilisé par ces accusations de KKN qui mettent en cause son honnêteté. Or, il est hautement probable que, s’il a commis des fautes, c’est plus par négligence que de manière intentionnelle et délibérée. L’enquête du procureur-général le lavera d’ailleurs de tout soupçon, mais cela ne satisfait nullement ceux qui veulent sa perte. Déjà passablement déconcertant et irritant pour les gens qui le subissent, son comportement en pâtit. Il oscille entre des phases où il use de son ironie mordante pour ridiculiser ses adversaires politiques et d’autres où il semble abattu. On le dit parfois errer de manière pathétique dans les salons et couloirs du vaste palais présidentiel en sarong et en tongs ! Face à cela, le MPR, réunit en session annuelle en août 2000, obtient de lui qu’il édicte un décret présidentiel par lequel il transmet la gestion des affaires courantes du pays à la vice-présidente Megawati. C’est un peu le début de la fin pour Gus Dur, qui va toutefois encore résister et se battre comme un beau diable pendant près d’une année. Mais le combat est inégal. En effet, dans la même session, le MPR amende la Constitution pour s’accorder plus de pouvoir par rapport au président : il abroge le droit de veto présidentiel, et accorde un droit d’interpellation et d’enquête au DPR. En réaction, Gus Dur remanie dans la foulée son gouvernement pour former un cabinet plus restreint de 26 membres, presque tous issus du PKB ou proches de lui, dont Rizal Ramli, un universitaire connu pour son caractère bien trempé et ses vues peu orthodoxes en matière de développement, qui remplace Kwik Kian Wie comme ministre coordinateur des affaires économiques. Cela déplaît beaucoup au DPR qui intensifie son travail de sape et, au terme de nombreuses péripéties, vote en février 2001, à une écrasante majorité, pour rendre Gus Dur responsable des deux scandales de corruption incriminés. À partir de là, comprenant qu’une procédure de destitution est inévitable et ira à son terme, Megawati le lâche. Sommé de comparaître pour rendre des comptes, le président tergiverse et temporise, menaçant même de proclamer la loi martiale, de dissoudre le DPR et de convoquer des élections anticipées. Mais, son ministre coordinateur des affaires politiques et de la sécurité, Soesilo Bambang Yudhoyono, fait savoir qu’il y est opposé et est d’ailleurs limogé pour cela.

20En mai 2001, la procédure d’« impeachment » est officiellement lancée. Une séance spéciale prévoyant une audition pour corruption présumée et incompétence est programmée pour la session annuelle du MPR en août 2001. Tirant les dernières cartouches, Gus Dur résiste encore et toujours, malgré sa santé défaillante. Il cherche un compromis et essaye d’amadouer ses adversaires, notamment en remplaçant Yudhoyono par le général Agum Gumelar, réputé proche du PDI-P, et procède à un remaniement ministériel. Puis il revient aux menaces en nommant, en la personne de Baharuddin Lopa, un nouveau procureur général connu pour son intransigeance (qui décèdera hélas pour lui très peu de temps après), signe qu’il veut intensifier la lutte contre la corruption, sans épargner Mega et son époux Tawfik Kiemas, businessman prospère à la fortune douteuse. Finalement, acculé et perdant peut être un peu le sens des réalités, il donne un ultimatum jusqu'au 20 juillet au MPR pour trouver une solution de compromis, sous peine de déclarer l’état d’urgence. Sommé par un vote majoritaire massif de se rendre devant ce dernier pour y rendre des comptes sur sa gestion des affaires du pays depuis son élection 21 mois plus tôt, il refuse. En représailles, il adopte un décret présidentiel un peu surréaliste, qui sera totalement ignoré, ordonnant l’interdiction du GOLKAR et la suspension des débats parlementaires. Mais c’est une manœuvre désespérée car il est impitoyablement abandonné par tout le monde.

21Le 23 juillet 2001, lors d’une séance humiliante et pathétique, la destitution de Gus Dur est votée à l’unanimité des 592 membres du MPR présents, le PKB et ses autres partisans l’ayant boycotté. Conformément aux termes de la Constitution, Megawati, en tant que vice-présidente, est alors élue pour le remplacer, comme Habibie avant elle après la démission de Suharto. Elle s’est bien vengée du coup de poignard dans le dos qu’elle estimait avoir reçu de son vieux complice en octobre 1999. Comble de l’ignominie et de l’ironie, mais aussi signe plus qu’inquiétant pour l’avenir, c’est Hamzah Haz, le président du PPP et du DPR, un islamiste obtus mais aussi le premier des membres du gouvernement de coalition à avoir été limogé pour corruption, qui est élu pour seconder Mega à la vice-présidence ! Nouvelle retournement de l’histoire, c’est le poste auquel elle l’avait battu en 1999, après qu’il ait été son opposant le plus féroce pour empêcher une femme d’accéder au pouvoir suprême. L’intéressé devançait les deux autres candidats en lice, Akbar Tanjung, secrétaire-général du GOLKAR et Soesilo Bambang Yudhoyono, ministre démissionnaire du cabinet de Gus Dur, qui était soutenu par un groupe de députés de différents partis, mais tous de tendance nationaliste.

22Dans cette courte et bien peu glorieuse saga, tant pour lui que pour l’Indonésie, celui qui avait soulevé beaucoup d’espoirs part donc de manière un peu honteuse¹¹. Au moment où Gus Dur est chassé du pouvoir, le recensement de 2000 montre que l’Indonésie a passé un cap important puisque sa population dépasse légèrement les 205 millions d’habitants¹². En fait, il est probable qu’elle ait été nettement plus élevée du fait des problèmes de sous-enregistrement liés aux conditions politiques et sécuritaires difficiles dans lesquelles ce recensement a été réalisé¹³. Sur le plan politique et sécuritaire justement, le pays qu’il laisse à Mega est en effet toujours confronté à mille problèmes. En revanche, l’économie, dont il n’a guère eu le temps ni d’ailleurs le goût de s’occuper se porte légèrement mieux. Les séquelles de la crise de 1997/98 sont évidemment encore bien présentes, mais les mesures prises pour renflouer l’économie, restructurer le secteur bancaire et sauver les entreprises de la faillite commencent à porter leurs fruits. La croissance est repartie à la hausse et enregistre même un taux inespéré proche de 5% en 2000¹⁴. Le chômage est quant à lui en baisse et le revenu des ménages augmente à nouveau car les gens retrouvent progressivement un emploi. Cette reprise est favorable à la rupiah qui, malgré un nouveau léger fléchissement, se stabilise autour de 8 500 pour 1 US$ fin 2000, alors que l’inflation est retombée à un niveau supportable de 10-12%. La situation de la classe moyenne urbaine commence donc à revenir à la normale et la pauvreté, telle que définie par un niveau national de revenu journalier inférieur à 1 US$, retombe sous la barre des 20% et se rapproche lentement des 17-18% en 2001. Cela dit, c’est bien plus de la moitié de la population qui est toujours en dessous du niveau international de 2 US$ par jour ! Il reste donc encore beaucoup de problèmes à régler, notamment au niveau de la dette extérieure, qui a explosé, des taux d’intérêts, qui restent trop élevés, et de la relance des investissements, encore bien timides.

23Avec le recul, il nous semble que l’on ne peut guère continuer à soutenir l’idée que la présidence de Gus Dur fut un échec total et une catastrophe pour l’Indonésie. Compte tenu de la situation chaotique et des difficultés politiques, sociales et économiques énormes auxquelles il dû faire face, il a tout de même réussi à sauvegarder et même à consolider les fragiles acquis de la toute jeune démocratie. Mais il était un peu pris en tenaille entre deux forces contraires, qui plus est, en terrain découvert. D’un côté il était dans l’obligation de combattre les vestiges d’un Ordre nouveau qui avait encore de nombreux fidèles, notamment au sein d’une armée toujours puissante, n’ayant pas encore accepté d’abdiquer et qui a défendu avec force ses avantages et prérogatives. De l’autre, il a été confronté à l’ambition des nouveaux acteurs de la Reformasi, tant au niveau du parlement national que des régions ou de la société civile, qui avaient justement l’intention d’étendre leur pouvoir aux dépens de l’exécutif. C’était une position quasiment intenable et elle l’aurait été pour n’importe qui d’autre occupant la fonction de président au même moment. Il a pourtant combattu avec détermination pour tenter de sortir de cette impasse. Sa personnalité n’a toutefois pas facilité les choses. Peut-être trop confiant dans la force de son aura et sa capacité de conviction, aveugle, au sens propre et figuré, devant les manœuvres de ses adversaires, oscillant entre un excès d’orgueil et une grande naïveté, Gus Dur a aussi un peu perdu le sens des réalités vers la fin, ce qui a précipité sa perte. Quoi qu’il en soit, sa destitution infamante n’est pas à l’honneur de ceux qui l’ont ourdie et exécutée. Il ne méritait certainement pas un traitement aussi cruel. En peu de temps, la postérité lui a d’ailleurs heureusement rendu justice et une majorité d’Indonésiens reconnait aujourd’hui non seulement sa haute valeur morale mais aussi ses réussites non négligeables.