4.3. 1989–1998 : défis croissants, crise financière et fin de l’Ordre nouveau

1Alors que l’Ordre nouveau semble bien avoir établi vers la fin des années 80 un niveau de contrôle total sur la sphère politique du pays et que l’économie est sortie de la sévère phase de récession qu’elle a traversé de 1982 à 1987, la situation va progressivement se dégrader à partir de 1989, jusqu’à la chute finale du régime et la démission de Suharto en 1998. Il faut dire que ce dernier, confiant d’avoir mis en place un système efficace dans lequel il est le seul maître du jeu, est entouré de flatteurs et de courtisans qui ne font rien pour le rendre plus lucide. Gagné par l’ivresse du pouvoir, il va même laisser se développer la corruption de ses enfants, de sa famille et de ses cronies1 à un niveau encore plus élevé, la libéralisation rapide de l’économie leur offrant de nouvelles opportunités de profit dont ils vont s’emparer avec avidité. Il est entré dans ce qu’un politologue spécialiste de l’Asie du Sud-Est a appelé la « phase sultanique » de son règne2. En fait, il va être victime de son propre succès et d’un certain aveuglement face aux nouvelles réalités du temps. Sur le plan interne, il n’a probablement pas vraiment compris que le développement économique accéléré qu’il a imposé à marche forcée au pays a entraîné des changements profonds au niveau de la société indonésienne qui aspire désormais à une plus grande liberté politique et sociétale. Au niveau international, il n’a semble-t-il pas du tout assimilé le fait que les conditions cadres auxquelles l’Indonésie est confrontée sont en train de radicalement changer.

2En effet, empêtrée depuis dix ans en Afghanistan, dont elle est sur le point de se retirer sans gloire, l’URSS est en crise profonde. Le système soviétique est sur le point d’imploser et la fin de la guerre froide est toute proche. Au pouvoir à Moscou depuis 1985, Mikhaïl Gorbatchev a lancé sa politique de perestroïka et de glasnost qui, dès 1988, suscite des velléités d’indépendance en Arménie, en Azerbaïdjan et dans les républiques baltes et d’Asie centrale. En Pologne le syndicat Solidarnosc, dirigé par Lech Walesa, finit par imposer de haute lutte son agenda de réformes, avec le soutien actif de l’ancien archevêque de Cracovie Karol Wojtyla, devenu le pape Jean-Paul II en 1978. Ainsi la société polonaise se débarrasse du général dictateur communiste Jaruzelski et adopte un système démocratique multipartiste, bientôt imitée en cela par la Hongrie et la Tchécoslovaquie voisines. Enfin, en RDA (République démocratique allemande), la sinistre nomenklatura communiste qui a fait régner la terreur depuis la fin de la seconde guerre mondiale n’arrive plus à juguler le désir de liberté de la population et le mur de Berlin tombe en novembre 1989.

3En Chine, Deng Xiaoping, qui a réussi, après la mort de Mao Tse Toung en 1976, à imposer sa ligne au sein du Parti communiste, a aussi engagé à partir de 1978 son pays dans un ambitieux mouvement de réformes économiques de type perestroïka. Cela soulève immédiatement des espoirs d’ouverture politique, notamment au sein de la jeunesse étudiante, mais Pékin ne veut pas suivre le modèle d’ouverture politique russe de la glasnost, qu’elle juge mortifère. Devant la montée de la contestation, Deng se résout donc à confier le poste de premier ministre au très conservateur Li Peng qui écrase dans le sang le mouvement de contestation démocratique sur la place Tienanmen en mai 1989. Or, Suharto a justement visité Moscou et Pékin en 1989. Sa tournée officielle débute en URSS, où il constate la déliquescence du pouvoir et l’implosion de la fédération. Cela le conforte dans son idée qu’il ne faut rien lâcher et que la fermeté et la répression sont les seules garantes de la stabilité dans une Indonésie encore plus vulnérable du fait de grande diversité. Le rétablissement cette même année des relations diplomatiques de l’Indonésie avec la Chine, interrompues depuis 1966, débouche sur la visite officielle du premier ministre chinois Li Peng à Jakarta, auquel Suharto rend la pareille peu de temps après que le mouvement démocratique ait été écrasé sur Tienanmen. Cela lui confirme que la voie chinoise, combinant ouverture économique et verrouillage politique est bien la meilleure manière de gérer ce genre de problèmes. Mais les États-Unis qui ont émergé vainqueur de la guerre froide et seule superpuissance mondiale en 1989, n’ont plus intérêt comme auparavant à se compromettre avec des régimes politiques criminels pour conserver des pays dans leur giron. Ils vont alors commencer à adopter, d’abord sous la présidence de Georges W. Bush (1989-1993), mais surtout lors du double mandat de Bill Clinton (1993-2001), une politique extérieure tenant plus compte du respect des droits de l’homme et de la dignité des peuples, afin d’accélérer la « troisième vague de démocratisation » annoncée par Samuel Huntington (1991). L’Indonésie va donc se retrouver de plus en plus en porte-à-faux par rapport à Washington et la situation politique du pays va se dégrader, alors que le régime opte pour une répression renforcée qui va continuer à s’exercer tous azimuts dans l’archipel.

Aggravation des conflits régionaux à Aceh et Timor Est

4C’est d’abord le cas à Aceh, la province la plus septentrionale de Sumatra, qui a toujours été caractérisée par un fort séparatisme d’inspiration ethnique et religieuse, la population y adhérant en effet majoritairement à un islam très conservateur. Après avoir proclamé unilatéralement l’indépendance de la région en décembre 1976, la rébellion du GAM (Gerakan Aceh Merdeka ou Mouvement pour un Aceh libre) avait fait rage pendant quelques années, avant de se calmer lors de l’exil en Suède en 1979 de son fondateur et principal leader Hasan di Tiro. Mais le conflit repart de plus belle à partir de 1988 en raison de l’arrogance du pouvoir central et de l’exploitation éhontée des vastes réserves de la province en pétrole et surtout en gaz naturel. Ces ressources sont siphonnées par Jakarta et les forces militaires sur place, et elles ne bénéficient que très peu à une population locale, dont le taux de pauvreté est parmi les plus élevés du pays. L’aménagement d’un immense site de production de gaz naturel liquéfié à Lhokseumawe, remet le feu aux poudres. En effet, l’installation de cette entreprise entraîne des abus en termes d’expropriation de nombreux paysans et de maux sociaux comme la prostitution, le jeu et l’usage de la drogue, diffusés par des gangs qui sont en cheville avec l’armée. Alors, le GAM reprend le sentier de la guerre. Il est soutenu par une importante diaspora commerçante assez prospère, très bien implantée en Malaisie voisine et bénéficiant de l’appui de la Lybie du colonel Kadhafi. Ce dernier finance divers mouvements de libération ou organisations terroristes et offre même une formation militaire à ses cadres. En 1989, le GAM attaque des postes de l’armée pour s’emparer d’armes et multiplie les actions coup de poing autour de Pidie et dans le nord-est de la province où il s’enracine. Face à cela, Suharto, fidèle à lui-même, hausse encore le niveau de répression en dépêchant en 1990 son gendre Prabowo Subianto à la tête des KOPASSUS (KOmando PASukan KhuSUS), les redoutables forces spéciales de l’armée. De surcroît, le président déclare l’état d’urgence à Aceh, désormais considéré comme un DOM (Daerah Operasi Militer ou Région d’opération militaire), ce qui revient à y imposer la loi martiale. La terreur s’abat alors sur la province avec son lot d’arrestations abusives, de tortures en tous genres et d’exécutions extra judiciaires. C’est à ce prix que l’armée va réussir à contenir les activités du GAM, mais en se mettant à dos une partie croissante de la population. Les ulema, leaders religieux très influents ont été cooptés par le gouvernement qui les fait bénéficier de la corruption ambiante et au début sont en majorité hostiles à la rébellion. Mais face à ces exactions, ils vont progressivement changer de camp, préparant la province au soulèvement populaire plus large qui va se produire après la chute de Suharto³. Cela dit, il n’y a pas qu’à Aceh que la situation est mauvaise à Sumatra. Début 1989, un mouvement de révolte, mené par des notables religieux, enflamme Lampung, la province la plus méridionale de l’île. Il prend ses racines dans les conflits fonciers résultant du fait que cette province est depuis toujours la première destination de transmigrasi pour les paysans javanais dépourvus de terre. La répression est là aussi féroce et se solde par des centaines de morts.

5Puis, à l’autre extrémité de l’archipel, il y a bien sûr la situation de Timor Est où l’Indonésie s’est enferrée et qui ne cesse de s’envenimer. La province reste la plus pauvre du pays et les gens demeurent hostiles à Jakarta malgré les efforts du gouvernement pour gagner le cœur de la population à la réalité de l’annexion en consentant de très gros investissements dans le développement des infrastructures ou des systèmes de santé et d’éducation, laissés dans un état lamentable par le colonisateur portugais. Il faut dire que l’armée indonésienne impose une chape de plomb sur une province où elle a les mains libres. Les militaires tirent de substantiels profits en exploitant à leur avantage les ressources locales (café, bois de santal, marbre, etc.). Les migrants du reste de l’archipel qui se sont rués sur cette nouvelle terre d’opportunité aggravent les tensions, ce d’autant plus que ce sont majoritairement des marins et des marchands Bugis ou Makassarais du sud de Sulawesi. Redoutables commerçants, ils imposent rapidement leur domination sur l’économie locale. Musulmans rigoureux, ils réveillent la fibre identitaire dans une terre où le catholicisme, hérité des Portugais, est bien implanté. La religion catholique va effectivement devenir le point de ralliement de l’identité nationale et de la résistance timoraise. Alors que plus de 70% de la population était toujours considérée animiste avant l’invasion indonésienne de 1975, plus de 90% des habitants s’affirment catholiques en 1994. Ce phénomène de conversion massif au catholicisme en moins de vingt ans est remarquable. Lorsque le gouvernement indonésien a interdit en 1981 l’usage du portugais, l’église a choisit pour la pratique du culte le tetun, l’une des multiples langues timoraises, au lieu de l’indonésien enseigné à l’école. Cela a contribué à souder l’identité nationale. Nommé évêque de Dili en juin 1988, Mgr Carlos Filipe Ximenes Belo, futur Prix Nobel de la Paix, joue un rôle majeur dans cette résistance pacifique à l’envahisseur. En octobre 1989, le pape Jean-Paul II fait une visite à Dili qui place Timor Est, sous les feux de l’actualité internationale, alors que cette région était resté jusque-là largement coupée du reste du monde et ignorée. à cette occasion de grandes manifestations populaires ont lieu que l’armée indonésienne réprime à son habitude par la force, en procédant à de nombreuses arrestations. Malgré cela, les pays occidentaux continuent pour un temps à fermer les yeux sur la situation de ce petit territoire, entité négligeable pour eux face à une Indonésie en plein développement, regorgeant de ressources naturelles et d’opportunités économiques et dont l’importance stratégique demeure cruciale. En 1990 l’IGGI augmente même son aide à Jakarta, les USA lui livrent des F16 et l’Australie signe un accord pour l’exploitation conjointe du pétrole de la mer de Timor ! Il faudra encore attendre près de deux ans pour voir les choses basculer.

6Le 12 novembre 1991, l’armée indonésienne ouvre en effet le feu à Dili sur la foule des manifestants qui se sont réunis pour enterrer l’un des leurs au cimetière de Santa Cruz. La tuerie fait 19 morts selon le gouvernement, mais sûrement beaucoup plus et peut-être pas loin de 300 selon les journalistes étrangers présents qui ont assisté au massacre, et qui ont dénombré 250 personnes portées disparues. Cela soulève enfin l’indignation de la communauté internationale qui va mettre sur son agenda le cas de Timor Est de manière persistante. Ainsi, le Canada, le Danemark et surtout la Hollande, ancienne puissance coloniale et bailleur de fonds majeur, suspendent immédiatement leur aide, alors que les États-Unis réduisent fortement le budget de leur assistance militaire. Quant au Portugal, officiellement toujours doté de la puissance tutélaire sur Timor Oriental, il continue à poser chaque année avec obstination le problème devant l’Assemblée générale des Nations unies et au sein de l’Union européenne (dont il assure d’ailleurs la présidence en 1992). L’enquête que Suharto a diligenté, contrit et forcé, pour faire la lumière sur cette tragique affaire s’est soldée par des sanctions mineures à l’égard de seconds couteaux. Par ailleurs, le très habile ministre des affaires étrangères indonésien, Ali Alatas, s’emploie à calmer le jeu sur la scène internationale. Mais les Pays-Bas, alors dirigés par un gouvernement social-démocrate, n’en restent pas là. Leur ministre de la coopération, Jan Pronk, qui préside justement l’IGGI en 1992, demande au consortium que l’aide octroyée à l’Indonésie soit dorénavant subordonnée au respect des droits humains par le régime. La réaction de Suharto est outrée face à ce qu’il considère comme une intervention intolérable dans les affaires internes de son pays, venant qui plus est de celui qui l’a colonisé, en a tiré des profits gigantesques et y a commis son lot d’exactions. Il rejette cette proposition et claque la porte de l’IGGI. Recueillant une large approbation de la population pour ce qui est considéré comme une réaction de fierté nationale, il demande alors à la Banque mondiale de former un nouveau consortium d’aide regroupant tous les anciens membres de l’IGGI, à l’exception de la Hollande. Cette nouvelle entité prend, sans grande originalité le nom de CGI (Consultative Group on Indonesia), et reste en place jusqu’en 2007.

Photo 27 : Le cimetière de Santa Cruz à Dili, lieu du massacre 12 novembre 1991

7En même temps, forte de la reconnaissance internationale acquise depuis son intermédiation dans la crise cambodgienne, l’Indonésie continue à affirmer son rôle de puissance montante au sein du Mouvement des non-alignés (MNA). Après avoir autorisé l’ouverture d’une mission diplomatique palestinienne à Jakarta, elle prend la présidence du MNA en 1991 pour en accueillir en grande pompe le sommet en 1992. Toutefois, le massacre de Santa Cruz constitue un point tournant dans l’affaire de Timor Est qui empoisonnera Jakarta jusqu’à ce que le petit pays annexé obtienne son indépendance dix ans plus tard. Cette tuerie offre en effet une beaucoup plus grande visibilité à José Ramos Horta, infatigable représentant du Timor Oriental sur la scène internationale, dont la voix devient alors enfin audible. C’est aussi sûrement ce qui sauve la vie à Xanana Gusmão, chef de la guérilla du FRETILIN, fait prisonnier par l’armée indonésienne en novembre 1992 ; il est « seulement » condamné à la prison à perpétuité. Sa peine est rapidement commuée par Suharto en vingt ans de détention, dont il n’effectuera finalement que sept, puisqu’il sera libéré en 1999, avant de devenir le premier président de Timor Leste en 2002.

8Dans le contexte de ces événements internes et internationaux, survenus au tournant des années 80 et 90, un nombre de plus en plus important de citoyens bien éduqués et informés se réveillent de la longue léthargie qui a suivi le traumatisme de 1965-66. Ils prennent conscience de la réalité de la situation et commencent à souhaiter, puis à timidement réclamer, un changement de cap, la fin de l’autoritarisme et de la répression, et même à rêver d’une ouverture démocratique (keterbukaan), sorte de « glanost » à l’indonésienne ». On assiste en fait au début d’une divergence croissante entre le régime politique au pouvoir et la société indonésienne, issue du processus de développement accéléré du quart de siècle écoulé. Incapable de s’en rendre compte, l’Ordre nouveau est réellement victime de son succès !

Mécontentement populaire montant face à la corruption et retour de l’islam

9Les premiers signes de cette effervescence émergent dès 1990 et tournent autour de la question de la succession de Suharto en vue des prochaines élections législatives de 1992. Mais la réponse du président et celle de son armée reste intangible : c’est une fin de non-recevoir, l’interférence dans la vie des deux formations politiques d’opposition le PPP et le PDI qui s’intensifie et la répression qui se perpétue. C’est ainsi que plusieurs prisonniers politiques, membres de l’ex-PKI et emprisonnés depuis 1965, seront froidement exécutés en 1990, après un quart de siècle derrière les barreaux ! Les étudiants protestataires sont également condamnés à de lourdes peines de prison, alors que la presse est plus que jamais jugulée. Le gouvernement va même jusqu’à interdire de circulation pendant plusieurs mois le New York Times et l’International Herald Tribune en 1990. Un an plus tôt, Suharto publie ses mémoires, dans lesquelles il fait preuve d’une grande assurance et d’une immense arrogance, avalisant son rôle d’homme providentiel et son statut quasi sacralisé de « Bapak pembangunan», « père du développement » national. Il n’y envisage d’ailleurs absolument pas sa succession. Pour s’assurer de sa réélection, il accroît même son emprise sur les rouages du pouvoir par un double mouvement stratégique vis à vis de l’armée et envers l’islam. Irrité par certaines voix critiques émanant d’officiers proches de Benny Murdani, il procède à ce que certains ont appelé une « deBennysation » des forces armées, en promouvant aux postes de commande des hommes qui lui sont fidèles, voire très proches, comme son beau-frère le général Wismoyo Arismunandar, qui prend la tête du KOSTRAD en 1990. Par ailleurs, dans un environnement de plus en plus religieux, il s’emploie à amadouer l’islam, arrachant dès 1989 la promesse de soutien pour sa réélection d’une vingtaine des plus importantes personnalités musulmanes du pays, et il fait son grand pèlerinage (hadj) à la Mecque en 1991. Mais dans ce domaine, il va surtout sortir une carte maîtresse de sa manche en confiant une mission bien particulière à B.J. Habibie, son dispendieux et fantasque ministre de la technologie.

10Ce dernier, né à Pare Pare dans la province de Sulawesi Sud, a des liens spéciaux avec Suharto, qui a fréquenté sa famille et l’a connu enfant. D’une vive intelligence, il a fait son diplôme d’ingénieur au fameux Institut de technologie de Bandung (ITB), puis a poursuivi ses études supérieures à Delft, en Hollande, et Aachen, en Allemagne, où il a obtenu son doctorat d’ingénieur en 1965. Il entreprend alors une très belle carrière sur place dans l’industrie aéronautique, en entrant dans la grande entreprise Messerschmitt, à Hambourg, où il travaille notamment sur le développement de l’Airbus A-300. Il y gravit rapidement les échelons jusqu’à celui de vice-président en 1974. C’est alors que Suharto le rappelle à Jakarta pour lui confier la tâche de mettre sur pied une industrie de pointe en Indonésie. En 1976, il prend la tête de l’IPTN (Industri Pesawat Terbang Indonesia), la firme aéronautique de Bandung, qui se lance, à grands frais, dans la production d’hélicoptères et d’un avion de passagers de type ATR, le N250, qui sera un échec commercial retentissant. En 1978, il est nommé ministre de la recherche et de la technologie, supervisant toute la branche industrielle stratégique du pays. Il y engloutit, sans grand succès, des fortunes, certaines sources évoquant le chiffre de 2 milliards de US$ par année. Ses admirateurs le considèrent comme un génie et ses détracteurs le jugent irresponsable et fantasque, voire même un peu « cinglé ». Il est en particulier fort peu apprécié dans les rangs de l’armée, car il n’hésite pas à intervenir intempestivement dans ses affaires. Mais il est soutenu par les milieux économiques et notamment par certains des principaux cukong(s), les grands entrepreneurs sino-indonésiens qui tiennent l’essentiel de l’économie du pays dans leurs mains. Soucieux des tensions croissantes que cela suscite, Suharto, patron de l’oligarchie au pouvoir, convoque d’ailleurs ces derniers pour leur intimer l’ordre de financer les petites et moyennes entreprises, aux mains des pribumi, les petits entrepreneurs autochtones.

11Le recours à Habibie présente donc beaucoup d’avantages aux yeux du président. Cet ingénieur lui est très fidèle, c’est un civil et un intellectuel jouissant d’une certaine aura académique aux yeux de ses concitoyens. Il a fait un parcours professionnel prestigieux à l’étranger et c’est, de surcroît, un bon et pieux musulman, qui a le soutien des milieux religieux et de la classe moyenne, proches de la tendance moderniste de l’islam. Fort de cette légitimité, Habibie change profondément le contexte politique et religieux du pays pendant toute la décennie suivante. Il crée en décembre 1990 l’ICMI (Ikatan Cendeklawan Muslim Indonesia ou Association indonésienne des intellectuels musulmans) qui réconcilie l’État avec l’islam moderniste et consacre le retour de Suharto vers une plus grande piété. Cela va entraîner une intensification de la réislamisation en cours de la société indonésienne. Elle apparaît le plus visiblement dans le fait qu’un nombre croissant de femmes choisit de porter le voile (hijab ou jilbab), une tendance particulièrement forte sur les campus universitaires. L’usage du « bluejean » reste toutefois toujours très répandu, ce qui fait dire à certains, sur le ton de la plaisanterie, que l’on est confronté à un nouvelle forme de syncrétisme typiquement indonésien, un voile oriental masquant le haut du corps des femmes et un pantalon occidental en moulant le bas ! Mais le travail se fait aussi en profondeur, avec une éducation islamique renforcée dans le système public, une ségrégation croissante des sexes dans les écoles et les facultés, une interprétation plus restrictive du rôle de la femme dans la société, un pouvoir plus grand pour les cours de justice islamiques, le lancement de banques islamiques ne pratiquant pas de taux d’intérêts, - qui auront un succès mitigé, - et une intolérance de plus en plus forte envers toute critique de l’islam. Seul Gus Dur, suivi par le NU qu’il dirige, fait entendre une voix dissidente sur le rôle de l’ICMI. Il considère que cette organisation est élitiste et sectaire, et qu’elle constitue une menace pour le pluralisme de la société indonésienne.

12Ce retour en force de la religion est instrumentalisé à des fins politiques certes, mais il a aussi des causes plus profondes. Comme souvent en période de crise morale, la population se retourne vers les valeurs refuges traditionnelles. Or, cette crise morale s’approfondit. Elle résulte d’abord du fait que la marche forcée imposée par l’Ordre nouveau vers un développement économique, essentiellement tourné vers la satisfaction des besoins matériels, suscite une grande frustration au sein d’un peuple indonésien, en majorité très imprégné de valeurs spirituelles. Afficher sa religiosité devient donc aussi une manière de signifier son opposition à Suharto et à sa politique, notamment sur les campus universitaires et dans les quartiers urbains populaires. Ensuite, le modèle de développement adopté par le régime, s’il a sans nul doute permis de réduire de manière spectaculaire les formes les plus aigües de pauvreté, a aussi déclenché un processus de différentiation sociale qui voit les inégalités s’accroître entre une petite minorité de privilégiés, qui s’est enrichie de manière éhontée, et la majorité de la population, qui continue à avoir du « mal à joindre les deux bouts ». Cela se traduit aussi sur le plan spatial par une Indonésie à deux vitesses, Java et les grandes villes de l’archipel se modernisant à toute allure, alors que les campagnes et surtout les îles de l’Indonésie orientale restent à la traîne du processus, continuant à stagner dans un grand dénuement. Or, la culture indonésienne traditionnelle privilégie plutôt le partage et l’égalité au sein de la société.

13Enfin, la corruption, qui atteint au début des années 1990 une dimension colossale, sape le moral de la nation. Le pays détient alors en effet le triste privilège de compter parmi les pays les plus corrompus du monde selon Transparency International. À la chute de Suharto, en 1998, la Banque mondiale évaluera à 30% le coulage ayant affecté les quelques 30 milliards de US$ de crédits octroyés au pays pendant les trente années de son règne ! Cette corruption est particulièrement évidente au sommet de l’État, dans l’entourage du président et surtout au sein de sa famille. Ses six enfants, sans avoir fait d’études universitaires ni acquis de compétences bien particulières, sont en effet à la tête de petits empires financiers, ayant partie liée avec les grands conglomérats du pays. Ils jouissent de scandaleux privilèges et, ayant accès à d’importants contrats grâce à leur proximité du pouvoir suprême et à la pratique délibérée du délit d’initié, encaissent, comme « facilitateurs », de juteuses commissions sur les investissements étrangers. Ils ont ainsi accumulé sans effort de très grandes fortunes, qu’ils exhibent sans vergogne. Même si les Indonésiens sont depuis toujours habitués à la corruption, dont ils disent en plaisantant avec cynisme qu’elle « fait déjà partie de la culture » (korupsi sudah masuk budaya), « trop c’est trop ». Cela choque le sens moral commun des gens, qui privilégient en général plutôt la modestie et la modération, des valeurs particulièrement portées par l’islam et recommandées par les musulmans les plus pieux. Une telle vénalité porte atteinte à la légitimité de Suharto, qui est accusé de faiblesse envers ses enfants et jugé incapable de faire régner l’ordre dans sa propre famille, a fortiori de pouvoir régler les immenses problèmes du pays.

14Cette corruption généralisée ne s’arrête bien sûr pas aux seuls enfants de Suharto, elle profite aussi à ses frères et sœurs, ses cousins, ses neveux et à tout son clan, ainsi qu’à celui de son épouse Ibu Tien. Le nom de sa femme est fort approprié, car il signifie « dix » en néerlandais : le montant de la commission qu’elle a la réputation de prélever sur les affaires du pays selon les Indonésiens, toujours friands de blagues et jeux de mots à connotation politique. Et la pratique de la corruption s’étend naturellement à tous les partenaires de la famille du président, de ses ministres et généraux, « copains et coquins » réunis. Des chercheurs ont qualifié de « capitalisme de copinage » (crony capitalism) les pratiques du voisin Marcos, président des Philippines et de son épouse Imelda, mais cette expression s’applique également fort bien à la situation de l’Indonésie. C’est ce que certains des auteurs les plus critiques de l’Ordre nouveau ont aussi qualifié de « triomphe de l’oligarchie », dans un système où le « détournement de marché » est la règle⁴. Le plus connu de ces personnages est le vieux cukong Liem Sioe Liong, qui collabore avec Suharto depuis l’époque de la lutte pour l’indépendance et préside aux destinées très profitables du Groupe Halim, le plus puissant conglomérat national. Mais le plus scandaleux est sans nul doute Bob Hasan, un aventurier sino-indonésien douteux, devenu également le partenaire de golf préféré de Suharto, qui a assuré sa mainmise sur le très rentable secteur de l’industrie forestière indonésienne.

Photo 28 : Forêt défrichée avant implantation de palmier à huile à Riau (Sumatra)

15Avec la deuxième plus vaste forêt tropicale du monde, après celle de l’Amazonie brésilienne, l’Indonésie constitue l’un des principaux poumons de la planète. Et depuis l’indépendance, ce poumon est en voie de régression rapide, puisque la surface a diminué au minimum d’un tiers en quarante ans, passant de plus de 150 millions d’hectares en 1950 à moins de 100 millions en 1990. Cette déforestation accélérée qui, après avoir ravagé Sumatra touche principalement Kalimantan, y est déjà bien avancée et continue bon train. En effet, des concessions sont octroyées à des affairistes du type de Bob Hasan, sans aucun respect du droit des peuples indigènes Dayak. Or, ces chasseurs-cueilleurs pratiquent une agriculture itinérante d’essartage dans un milieu naturel dont ils jouissent de la possession, à défaut de la propriété, en même temps qu’ils le protègent. Le désastre écologique est de plus en plus grave pour le pays et le reste du monde. En effet, les affairistes à la tête des concessions abattent les arbres centenaires les plus précieux pour les vendre sous forme de grumes avant de couper tous les autres pour alimenter l’industrie du contre-plaqué. Cette dernière s’est développée comme un champignon en quelques années et rapporte 3,5 milliards de US$ en 1992, 50 fois plus qu’en 1980, ce qui représente la moitié de la valeur des exportations du pays. Ensuite, on boute le feu à ce qui reste de la forêt primaire pour nettoyer l’espace et développer des plantations de palmier à huile, dont l’Indonésie va rapidement devenir le plus grand producteur et exportateur mondial. Ces pratiques sauvages sont par ailleurs à l’origine d’immenses et incontrôlables feux de forêt Ils ravagent Kalimantan une première fois pendant deux ans en 1981/82, réduisant en cendre 3,6 millions d’hectares. La population locale étouffe, ainsi que celles des voisins de Singapour et de Malaisie, sous une fumée opaque et nocive qui va créer de fortes tensions diplomatiques au sein de l’ASEAN. Cette déforestation massive, qui continue de manière regrettable à sévir jusque de nos jours, constitue vraisemblablement le principal aspect négatif du développement indonésien sur l’environnement, même si c’est loin d’être le seul.

Photo 29 : Front de feu avançant dans la forêt tropicale primaire de Kalimantan

Poursuite d’un processus de développement économique et social soutenu

16Alors que le contexte international a été bouleversé par la fin de la guerre froide et que la situation politique interne se tend du fait d’une certaine usure du pouvoir et de la montée du mécontentement populaire, l’économie indonésienne confirme une très brillante reprise, après la sévère récession qu’elle a traversée de 1982 à 1987. Repartie à la hausse en 1988 avec un taux de 5,7%, la croissance s’accélère pour atteindre 7,4% en 1989 et même 8,5% en 1990, pour se stabiliser ensuite entre 6,5 et 7% par an de 1991 à 1993⁵. Cela résulte évidemment des différents trains de mesures de libéralisation adoptés par le gouvernement pour relancer l’économie à travers une véritable politique d’ajustement structurel auto-administré. L’un des résultats les plus spectaculaires de cette politique est la reprise de la hausse et la diversification des exportations du pays. Ces dernières atteignent en effet plus de 27 milliards de US$ en 1990, dépassant pour la première fois le niveau record des 25 milliards établi en 1981, quand le pétrole était à son prix le plus élevé. Mais c’est bien la diminution de la dépendance économique par rapport au pétrole et au gaz qui constitue le principal succès de la politique gouvernementale. Alors que la part de ces deux produits dans les recettes d’exportation était encore supérieure à 80% en 1981, elle a tout simplement diminué de moitié pour tomber sous la barre des 40% en 1989. Représentant plus de 60% de ces mêmes recettes en 1991, contre seulement 36% pour le pétrole et le gaz, ce sont les produits manufacturés qui vont dès lors être la principale source de revenus de l’Indonésie, avec par ordre d’importance cette année-là, le contreplaqué, les textiles et habits de prêt-à-porter, les composants électroniques, le papier et les pulpes, les engrais chimiques et les chaussures. Enfin, le tourisme international complète le tableau et contribue à cette embellie. Les visiteurs sont au nombre de 2,2 millions en 1990, trois fois plus qu’en 1985, attirés qu’ils sont de plus en plus nombreux par les richesses naturelles et culturelles du grand archipel et de son île vedette Bali. Le secteur du tourisme devient alors, avec 1,9 milliard de US$, la quatrième source de recettes extérieures du pays, derrière le pétrole, le gaz, les produits du bois et le textile. Ces chiffres sont largement battus en 1991, décrétée « Visit Indonesia Year », puis pulvérisés par la suite, car le nombre de visiteurs dépasse déjà les 4 millions dès 1995.

17Tout cela n’aurait pas été possible si le gouvernement n’avait pas enregistré un autre succès majeur : réussir à attirer les investissements étrangers requis et indispensables à la diversification économique et à l’industrialisation du pays. En fait on assiste à un véritable boom en la matière, puisque leur montant est multiplié par plus de six en seulement trois ans, passant de 1,4 à 8,7 milliards de US$ entre 1987 et 1990 ! Mais les chiffres sont encore bien plus spectaculaires pour les investissements domestiques qui, stimulés par le climat favorable ainsi créé, dépassent les 30 milliards de US$ la même année ! Dans le domaine des exportations et des investissements étrangers, le Japon reste le principal partenaire de l’Indonésie, mais la part des pays voisins membres de l’ASEAN augmente fortement, alors que celles des états-Unis et de l’Europe tendent à plafonner. Cela confirme d’ailleurs une intégration économique croissante de la région : les capitaux japonais financent la délocalisation des industries intensives en travail en Indonésie, car les salaires y sont les plus avantageux. Effectivement, le grand archipel offre alors en la matière des conditions particulièrement attractives avec un niveau moyen de salaire fort bas de 1,25 US$ par jour. L’éventail de ses principaux partenaires reste à peu près le même pour ce qui est des importations car, revers de la médaille, elles sont aussi en forte hausse, en raison de l’accélération des activités dans l’industrie et les services, dépassant un niveau record des 20 milliards de US$ en 1990. Au bout du compte, cela laisse toutefois au pays, à l’instar de ce qui a été le cas depuis le début des années 1970, une balance commerciale largement excédentaire qui présente un solde positif de 6 milliards de US$ en 1990, comme les deux années précédentes. C’est sur cette base que l’Indonésie se voit accorder l’insigne honneur d’être considérée par la Banque mondiale comme l’une des sept EAHP, les « économies asiatiques hautement performantes » (aux côtes des quatre « petits dragons » bien connus, Corée du Sud, Taiwan, Hong Kong et Singapour, ainsi que de la Malaisie et de la Thaïlande) dans son rapport de 1993 sur le « miracle de l’Asie orientale »⁶.

18Le bilan n’est en revanche pas aussi positif en ce qui concerne la balance des paiements. En effet, le surplus de la balance commerciale indonésienne a toujours été compensé, depuis vingt ans, par un déficit encore plus élevé des invisibles, en raison de la faiblesse de la flotte marchande nationale. Cette dernière oblige le pays à avoir recours à des navires étrangers pour le transport de ses exportations et importations. Plus ces dernières augmentent, comme c’est en l’occurrence le cas, plus la facture de ces invisibles est élevée : oscillant autour de 9 milliards de US$ depuis 1985, elle a ainsi dépassé le seuil des 10 milliards en 1989. Le déficit des comptes courants que cela entraîne a habituellement été financé par des emprunts officiels sur le marché international, qui ont essentiellement été octroyés par les bailleurs de fonds occidentaux et japonais, sous forme d’aide de projets. La valeur de ces prêts a varié entre un minimum de 2,7 milliards de US$ pour l’année fiscale 1979/80 à un maximum de 6,6 milliards en 1988/89. C’est naturellement l’IGGI/CGI qui a pris la part du lion dans cette stratégie d’aide publique au développement. En 1990, ce consortium international a renouvelé sa confiance dans le gouvernement au vu de sa politique économique, puisqu’il a octroyé à l’Indonésie la somme record de 4,5 milliards de US$. Le revers de la médaille est que la dette extérieure du pays a continué à augmenter, le montant de cette dernière atteignant les 60 milliards de US$ en 1990. Toutefois, grâce à l’augmentation des recettes d’exportation, ce problème semble trouver un début de solution puisque le service de la dette a commencé à fléchir d’un maximum de plus de 43% en 1988 à quelque 30% en 1990. Tablant sur la dynamique en cours, la Banque mondiale prédit alors qu’il devrait continuer à diminuer de moitié d’ici l’an 2000.

19Sur le plan monétaire, l’évolution n’est pas aussi encourageante non plus car la devise nationale s’est dépréciée de 6,8% en 1989, et une érosion supplémentaire de 5% a encore eu lieu en 1990. D’un côté, cette perte de la valeur de la monnaie a certes stimulé les exportations du pays, et le fait que la rupiah soit accrochée à un dollar américain ayant fortement faibli depuis deux ou trois ans a indéniablement renforcé cet effet. Mais de l’autre, cela a aussi renchéri la facture des importations et a surtout alimenté l’inflation, qui a repris de manière inquiétante sous l’effet d’une certaine surchauffe de l’économie et d’une trop forte expansion de la masse monétaire. Ainsi, malgré les mesures prises par les autorités dès 1986 pour freiner cette dépréciation de la monnaie, le taux d’inflation a subitement et dangereusement augmenté d’environ 6% en 1989 à 9,5% en 1990. La perte du pouvoir d’achat qui en résulte attise d’ailleurs largement le mécontentement populaire évoqué précédemment. De plus, l’inflation, combinée avec la relative faiblesse de la rupiah et l’absence de contrôle des changes, oblige le gouvernement à maintenir des taux d’intérêts très élevés qui atteignent près de 25% pour les prêts fin 1990 ! Par conséquence, les entrepreneurs domestiques voulant investir, préfèrent emprunter en dollars sur le marché international à des taux infiniment plus avantageux. C’est tout particulièrement le cas pour les PME aux mains des pribumi, - qui sont en majorité de pieux musulmans accumulant une rancune tenace envers le régime. Au contraire, les conglomérats des grands cukong(s) sino-indonésiens, ont d’autres moyens pour s’assurer des liquidités. En plus du fait que cela envenime la situation sociale, c’est aussi un risque économique majeur pour le pays au cas où la monnaie nationale continuerait à s’affaiblir. Or, c’est bien le cas et cela va au bout du compte largement contribuer à la crise monétaire de 1998.

20Au-delà de tous ces indicateurs macro-économiques conjoncturels positifs et négatifs, le succès du développement indonésien apparaît surtout dans la profonde transformation de la structure productive du pays7. C’est ainsi que la part du PIB provenant du secteur primaire est tombée de près de moitié entre 1971 et 1990, passant de 43,6 à 24,1%, alors que celle de l’industrie manufacturière a doublé pour sa part dans l’intervalle de 9,4 à 18,5%. Cela ne se traduit toutefois pas par une transformation aussi spectaculaire au niveau de la structure de l’emploi, puisque l’agriculture occupe toujours plus de la moitié de la population active en 1990, contre deux tiers en 1971, ce qui révèle à la fois la propension du secteur primaire à fournir et retenir le travail dans les champs, mais aussi la faible productivité de ce dernier. Incidemment, la production agricole a continué à augmenter et c’est notamment le cas pour le secteur vivrier et le riz dont la récolte dépasse les 30 millions de tonnes en 1990, un doublement par rapport à 1975 et un triplement au regard du niveau moyen des années 60⁸.

21Sur un plan social plus général, presque tous les indicateurs classiques sont à la hausse. Concernant celui qui est probablement le plus important et significatif d’entre eux, l’espérance de vie a atteint en moyenne 64 ans en 1992, exactement 10 de plus qu’en 1970. Pendant le même laps de temps, le PIB courant par habitant à quant à lui été multiplié par de huit et demi, passant de 80 à 680 US$ par année. Pour ce qui est de la pauvreté, le pourcentage des gens vivant en dessous de la ligne officielle a baissé continuellement au fil des ans pour tomber de 40% en 1976 à 15% en 1990, une baisse de 25 points qui laisse toutefois encore près de 30 millions de personnes dans la très grande précarité. Des progrès importants ont également continué à être enregistrés en matière d’éducation et de santé. La construction d’écoles primaires dans pratiquement tous les villages de l’archipel, grâce au programme INPRES supervisé par Suharto, a rendu l’enseignement de base quasiment universel. Ce succès indéniable d’un point de vue quantitatif masque toutefois le fait que la qualité de l’enseignement reste encore bien médiocre. La mortalité infantile a elle aussi reculé de près de moitié, tombant de 112 pour mille naissances en 1970 à tout juste 60 en 1990, grâce à un programme de construction similaire pour les postes sanitaires (PUSKESMAS). Bref, malgré tout le chemin qui reste à parcourir, notamment pour ce qui est de la mortalité maternelle encore scandaleusement élevée, la majorité des Indonésiens vivent indéniablement mieux que leurs parents. La seule ombre au tableau en la matière concerne les inégalités sociales et régionales qui se sont renforcées. Du point de vue social, si les plus démunis sont moins nombreux et moins pauvres, une toute petite minorité de gens bien formés et/ou connectés est devenue immensément plus riche. Ce processus de différentiation sociale relative constitue une véritable bombe à retardement pour le régime. Sur le plan régional, l’essentiel du progrès économique et social s’est concentré sur Java et Bali, ainsi que dans certaines grandes villes du reste de l’archipel, laissant à l’écart la plupart des zones rurales de Sumatra, Kalimantan ou Sulawesi et surtout l’Indonésie orientale, de Lombok à Timor et des Maluku à l’Irian. Bien qu’il soit logique d’avoir concentré l’effort initial de développement sur les régions les plus favorables, cette fracture d’une « Indonésie à deux vitesses »⁹ est également très sérieuse et porteuse de difficultés pour la cohésion et l’avenir du pays.

22Un dernier enjeu de taille pour le gouvernement, qui acquière une importance croissante à cette époque, est lié au fait que le modèle de développement à croissance rapide suivi dans l’agriculture et dans l’industrie commence à porter gravement atteinte à l’environnement, totalement négligé jusque-là. C’est tout d’abord le cas à Java où la population, de plus en plus dense, exerce une pression énorme sur les ressources foncières et hydrauliques. La modernisation agricole de type « révolution verte » a certes constitué un succès majeur pour le régime, mais elle a trop largement eu recours aux engrais chimiques et aux pesticides, avec les conséquences négatives que cela a eu sur la qualité des sols, la biodiversité et la santé des hommes et des animaux. Par ailleurs, une urbanisation galopante et une industrialisation allant de pair « avalent » rapidement certaines des meilleures terres agricoles de l’île à la périphérie des villes et ont un effet très néfaste sur la quantité et la qualité de l’eau potable. Dès lors, la pollution atmosphérique et les dangers pour la santé augmentent aussi de façon alarmante dans les plus grandes villes de l’archipel comme Jakarta, Surabaya et Bandung, engorgées en permanence par des embouteillages gigantesques. Ailleurs dans l’archipel, où les mêmes difficultés se retrouvent à une moindre échelle, le principal problème d’environnement est, comme on l’a vu, la rapide déforestation de Kalimantan et de certaines autres îles, au profit des industries du contreplaqué, de la pâte à papier et des plantations de palmier à huile, qui commencent à s’étendre sur toutes les surfaces ainsi défrichées. Le gouvernement semble avoir commencé à prendre conscience de ces dangers, mais les intérêts financiers en jeu sont énormes et les règles de protection adoptées sont généralement contournées ou tout simplement ignorées, faute de moyens suffisants pour en assurer l’application. Bref, le régime commence seulement alors à découvrir la nécessité d’adopter un modèle de développement qui permette, bien sûr et avant tout, d’améliorer le bien-être des gens aussi vite que possible, mais qui soit aussi « durable » ou « soutenable » dans le plus long terme d’un point de vue écologique, sous peine de se retourner contre les intérêts du pays et de sa population.

Photo 30 : Embouteillage matinal sur l’une des principales artères de Jakarta

23En 1990, le recensement décennal a donné une population de 179,2 millions, près de 22 millions de plus qu’en 1980, soit un taux de croissance démographique en baisse tombant pour la première fois légèrement sous la barre des 2%¹⁰. Ce ralentissement est principalement dû au succès du programme de planning familial (KB). Un rééquilibrage, certes modeste mais significatif, se fait aussi sentir au niveau de la répartition de la population puisque Java, qui a franchi dans l’intervalle, avec 107,5 millions, le seuil symbolique des 100 millions d’habitants, ne concentre plus que 60% de cette dernière, contre 65% encore en 1961. La migration organisée ou spontanée de nombreux Javanais vers les îles extérieures explique en partie ce phénomène, ainsi que le différentiel de croissance démographique très marqué entre les deux, 1,65% pour l’île centrale contre 2,40% dans le reste de l’archipel. Malgré cela, la densité de population continue inexorablement à augmenter à Java, de plus en plus surpeuplé. Elle atteint désormais une moyenne de 813 habitants par kilomètre carré ! Autre dimension de répartition, l’urbanisation de l’archipel, même si elle se fait à un rythme assez lent par rapport à beaucoup d’autres pays comparables, continue à avancer, le pourcentage des gens vivant dans les villes étant passé de 22,4% en 1980 à 30,9% en 1990.

24Au vu de la montée en force des tensions de type socio-religieux, il est pertinent d’analyser le recensement national de la population sous l’angle de l’appartenance confessionnelle des Indonésiens. Sur ce plan, 87,2% d’entre eux se déclarent musulmans, mais le pourcentage des chrétiens, catholiques et protestants additionnés, est nettement en hausse avec 9,6%, contre 7,5% en 1971 et 8,8% en 1980, alors que les hindouistes, pour l’essentiel concentrés sur l’île de Bali, et les bouddhistes restent stable, avec respectivement 1,8% et tout juste 1%. Ces résultats signifient donc qu’un assez grand nombre de personnes se sont converties au christianisme, en tout premier lieu au sein de la communauté chinoise urbaine, majoritairement confucianiste ou taoïste à l’origine, mais aussi dans certaines villes et campagnes de Java Central, qui avaient été des bastions du PKI jusqu’en 1966. Il n’en faut pas plus pour raviver les inquiétudes de certains milieux islamiques qui sont convaincus qu’une stratégie de conversion au christianisme est à l’œuvre dans le pays. En réaction, on voit se développer un processus de prosélytisme islamique, connu sous le nom de dakwah, qui a pour objectif la réislamisation des musulmans nominaux, largement majoritaires à Java Central et présents dans beaucoup d’autres régions du pays. Ce processus religieux va s’étendre et prospèrer grâce aux financements affluant d’Arabie saoudite et du Qatar, qui soutiennent la construction des mosquées et la formation de nombreux imam(s) propageant une idéologie salafiste.

La fuite en avant : aveuglement et vénalité croissantes du pouvoir

25C’est dans ce contexte de progrès économiques réels et de tensions sociales croissantes qu’ont lieu les élections législatives de 1992¹¹. Le GOLKAR connaît une victoire devenue habituelle et obtient 68,1% des suffrages, un score qui est toutefois en baisse de plus de 5% par rapport à 1987. Cela profite aux deux autres formations en lice, le PPP enregistrant une hausse d’un point à 17% et le PDI faisant pour sa part un bond substantiel de quatre points à presque 15%. Ce dernier émerge d’ailleurs de plus en plus, sous la houlette de son nouveau secrétaire-général Soerjadi, comme le seul véritable parti d’opposition crédible face à Suharto, osant même soulever la question taboue d’une limitation du nombre des mandats présidentiels qu’il peut accomplir. Malgré cela, le parlement réélit le président à l’unanimité en 1993 pour la sixième fois consécutive ! Au pouvoir depuis plus d’un quart de siècle, le dictateur vieillissant, qui a alors 72 ans, semble donc plus que jamais être le maître du jeu. Conscient pourtant de la montée du mécontentement populaire et des aspirations de la population à plus de libertés, il s’emploie à tout faire pour éviter le moindre risque. L’armée quant à elle est inquiète devant les revendications de démocratisation et la perspective d’une fin de règne et d’une succession délicate à gérer, dans laquelle elle pourrait perdre sa préséance. Le climat critique inauguré par Benny Murdani perdure. Certains éléments de l’armée ont manifesté depuis quelques années des signes d’indépendance croissants, en faisant notamment part de leur réprobation outrée devant l’avidité de la progéniture présidentielle et en manifestant depuis peu leur forte désapprobation face à l’influence accrue de B.J. Habibie au sein du gouvernement. Jusqu’à ce jour, Suharto avait toujours choisi lui-même la personne figurant avec lui sur le ticket présidentiel, - le dernier vice-président en date ayant été Sudharmono, bureaucrate servile et mystique fort peu apprécié par les officiers d’active. Mais il a en effet été mis cette fois-ci devant le fait accompli par la « grande muette » qui lui impose la candidature du Général Try Sutrisno. Ce dernier, qui a été en son temps son adjudant personnel, avant de grimper dans les rangs jusqu’à celui de commandant en chef des forces armées, ne lui est guère hostile, mais Suharto le perçoit comme le candidat de la hiérarchie militaire à sa succession. La confiance du général devenu président envers beaucoup de ses pairs s’est fortement érodée. Il pare la manœuvre en nommant des officiers de tendance nettement plus islamique qu’il estime être entièrement loyaux aux postes de commandement suprêmes, notamment le général Faisal Tanjung à la tête de l’armée de terre, un musulman dévot qui lui est dévoué. Il forme aussi un cabinet peuplé par de personnalités proches de B.J. Habibie, dans lequel Benny Murdani perd son poste de ministre de la défense.

26La méfiance croissante de Suharto tourne à la paranoïa, signe d’une perte d’assurance progressive qui n’échappe pas au bon peuple. Cette méfiance l’amène également à intervenir sans ménagement dans la vie interne du GOLKAR : le vieil autocrate ne se contente pas de faire nommer son très impopulaire et servile ministre de l’information Harmoko comme secrétaire général¹², mais également sa fille ainée Tutut, comme vice-présidente, et son premier fils Bambang, comme trésorier ! C’est la preuve d’un certain aveuglement. À la corruption monstrueuse bien connue de la famille s’ajoute donc désormais un népotisme galopant qui ne fait même plus semblant de se cacher. On est véritablement en pleine dérive dynastique. Ces erreurs de jugement portent atteinte à sa réputation de stratège infaillible et son aura, son wahyu, la radiance céleste qui est censée être le signe de l’autorité dans la culture traditionnelle javanaise, commence à vaciller aux yeux de l’opinion publique. Voulant tuer dans l’œuf l’opposition croissante qu’il sent monter du côté du PDI, Suharto commet une bévue supplémentaire en s’immisçant aussi dans les affaires internes de cette formation politique et en faisant bloquer l’élection à sa présidence de Soerjadi puis de Megawati Sukarnoputri, la fille ainée de Sukarno. Ce faisant, bien que cette dernière n’ait a priori guère les compétences ni les moyens nécessaires pour constituer une menace bien sérieuse, il va en faire une victime. Aux yeux du peuple, cette femme devient alors le symbole de la répression accrue de l’Ordre nouveau envers toute forme de contestation du pouvoir. Elle est finalement élue en décembre 1993 à la tête du PDI pour émerger comme la principale figure de l’opposition au régime¹³.

27Tout cela se passe sur fond de conflits sociaux accrus et de divisions inter-religieuses de plus en plus marquées. En 1992, des rixes violentes entre musulmans et chrétiens éclatent à Jakarta, plusieurs églises sont attaquées, l’armée est impliquée et son intervention fait plusieurs morts. On assiste par ailleurs depuis le début des années 90 à une montée de la contestation sociale au sein du monde du travail. La libéralisation de l’économie a certes permis, grâce aux investissements massifs qu’elle a attirés, de créer de nombreux emplois dans le secteur des mines ou des plantations et surtout dans l’industrie manufacturière exportatrice. Toutefois, les conditions de travail y sont très dures et la rémunération bien trop basse, malgré l’adoption d’un salaire minimum en 1991, pour permettre aux ouvriers de vivre décemment. De plus, bien qu’il soit difficile à mesurer, on estime que le chômage affecte toujours environ 10% de la population active et que le sous-emploi reste très élevé. En fait, les recensements et les enquêtes diverses montrent que c’est toujours le secteur informel qui assure la subsistance de près de la moitié de la population active indonésienne. Par ailleurs, en mai 1993, une très vilaine affaire vient ternir encore un peu plus l’image répressive du régime. À Surabaya, une jeune activiste syndicaliste nommée Marsinah est enlevée, violée, torturée et assassinée. On soupçonne des éléments de l’armée d’être impliqués. Cela soulève un tollé international, une enquête est organisée, un capitaine est inculpé et condamné, mais finalement libéré en appel. Pour calmer le jeu, le gouvernement augmente le salaire minimum journalier à 2 US$, mais la mesure reste largement lettre morte. En avril 1994, une révolte des travailleurs accompagnée d’émeutes antichinoises éclate à Medan. Elle est matée par la force et Mochtar Pakpahan, leader du principal syndicat national le SBSI (Syarikat Buruh Seluruh Indonesia ou Syndicat des ouvriers de toute l’Indonésie), est arrêté puis emprisonné. Son syndicat est interdit dans la foulée. Le général Faisal Tanjung menace de réprimer cette agitation par la force, en disant voir derrière elle la main de communistes clandestins, l’épouvantail habituellement agité par l’Ordre nouveau pour calmer la dissidence. Bref, la situation sociale se dégrade à plusieurs niveaux et la défiance envers Suharto augmente au sein de l’armée et de la classe politique. De plus, avec l’arrivée de Bill Clinton à la Maison-Blanche en janvier 1993, plus réceptif aux questions de droits humains que son prédécesseur, Georges Bush père, la pression sur Jakarta s’accroît. Le Congrès américain exige bientôt que la vente d’armes à l’Indonésie soit subordonnée au respect des droits de l’Homme, notamment à Timor Est où la répression sévit de plus belle.

28C’est aussi à cette époque que la stratégie de libéralisation de l’économie adoptée depuis 1986 commence à montrer ses limites. Certes elle a permis de relancer une croissance qui reste élevée, tournant entre 6 et 8% par année entre 1993 et 1996, mais des nuages d’une autre nature s’accumulent sur l’archipel. La dette extérieure publique continue à augmenter, atteignant les 84 milliards de US$ en 1992, soit 67,5% du PIB, et son service passe au-dessus de la barre des 30%. Mais encore pire, une dette privée monumentale s’est accumulée au fil des ans du fait que les entreprises ont emprunté à tour de bras sur le marché international pour contourner les taux d’intérêts élevés pratiqués sur le marché financier domestique. Certains estiment la dette totale du pays à plus de 100 milliards de US$! Cette bulle menace d’éclater au moindre signe de fléchissement de l’économie. Or, les investissements étrangers directs s’effondrent de 33 à moins de 7 milliards de US$ de 1990 à 1993. En effet, ces financements sont d’une part découragés par une corruption ambiante toujours plus insatiable et d’autre part attirés par la concurrence de la Chine et du Vietnam. Face à cela, sous la pression du FMI, de la Banque mondiale et des bailleurs de fonds internationaux, le gouvernement choisit d’adopter un nouveau train de mesures de libéralisation et de dérégulation, notamment dans le secteur financier jusque-là épargné. Cette décision va s’avèrer fatale quand la crise financière asiatique frappera le pays en 1997. Les investissements repartent à la hausse dès 1994, mais l’inflation reste élevée et la rupiah continue à perdre de sa valeur. En fait, libéraliser le commerce et les investissements avait été largement bénéfique pour la croissance, même si cela avait eu des effets négatifs importants sur le plan social et environnemental. Mais étendre la stratégie à un système bancaire opaque et corrompu, où les règles prudentielles sont quasi inexistantes, était particulièrement imprudent. Des banques de toutes les dénominations les plus extravagantes vont bientôt pousser comme des champignons à tous les carrefours de la capitale et des principales villes du pays. Cette frénésie bancaire constituait un signe inquiétant aux yeux de tout observateur averti de la scène locale !

29L’Indonésie va alors basculer dans les années « bling-bling » de l’argent facile qui coule à flot : on investit et on consomme sans compter, le secteur de l’immobilier flambe à Jakarta, où des promoteurs avides et douteux construisent de prétentieux gratte-ciels pour loger des bureaux commerciaux, de coûteux condominium d’appartements privés, des hôtels de luxe et des centres commerciaux opulents, où toutes les grandes marques de l’industrie internationale du luxe alignent des boutiques rutilantes qui restent vides. La situation est comparable à celle de toutes les autres capitales régionales, où l’on assiste à la même triste « mall-isation » de l’Asie. Dans ces vastes « shopping malls », aussi clinquants que déprimants, des foules curieuses font du lèche-vitrine devant des produits luxueux hors de prix pour le commun des mortels mais n’achètent pratiquement rien¹⁴. Au fil des ans, la classe moyenne, celle dont les membres ont un revenu moyen de plus de 10 US$ par jour, s’est pourtant renforcée et représente probablement près de 20% de la population, soit plus de 30 millions de consommateurs. Mais seule la toute petite frange des 1% les plus riches, qui roulent en Mercedes et en Maserati, peut se permettre d’acheter des montres Rolex, des sacs Louis Vuitton ou des costumes Armani. Même si elles sont difficiles à mesurer, les inégalités sociales sautent à la figure : la richesse la plus arrogante côtoie souvent dans un même quartier la plus abjecte des pauvretés. Tout cela revêt un côté indécent qui suscite le malaise. On se dit que cela ne va pas pouvoir durer longtemps et que, tôt ou tard, l’eau qui bout dans la marmite sociale trop pleine va finir par déborder. Et pourtant, la situation perdure, le mauvais exemple continuant à venir d’en haut, les enfants et les « cronies » du président étant plus avides que jamais. L’oligarchie continue à s’empiffrer et demeure totalement aveugle. De son côté, B.J. Habibie perpétue ses frasques et dépense sans compter pour développer les industries stratégiques du pays. Ces usines, à l’instar de toutes les entreprises d’état représentant toujours près de 30% du PIB national, sont notoirement inefficaces et peu performantes. Il se porte ainsi acquéreur en 1992, pour la modique somme de 482 millions de US$, d’une quarantaine de navires de guerre de l’ex-RDA qui vont bientôt rouiller dans les ports de l’archipel !

30L’indécence, l’arrogance et l’extravagance des puissants soulèvent de plus en plus la colère et l’indignation du petit peuple, qui pratique un humour féroce à leur égard. La presse est aussi de plus en plus ouvertement critique à travers ses articles et ses dessins humoristiques. Des titres sont censurés et même interdits de parution, comme en 1994, d’abord le magazine Editor et le journal satirique Detik, puis bientôt même Tempo, l’hebdomadaire le plus prestigieux et respecté du pays, fondé trente ans plus tôt par le grand intellectuel et écrivain Goenawan Mohamad¹⁵. Ce dernier conteste d’ailleurs cette décision auprès des tribunaux et, signe annonciateur des changements qui vont bientôt faire tomber le régime, aura finalement gain de cause au bout de quelques mois.

31C’est aussi en 1994 que, souhaitant étouffer toute forme d’opposition, le gouvernement commence à interférer dans la vie interne du NU en essayant de marginaliser son leader Gus Dur. Le vieux sage, qui survit à la manœuvre, se montre en effet de plus en plus critique à propos des activités de l’ICMI, créé par B.J Habibie, dont il a dit ouvertement, dès 1992, qu’elles risquaient de faciliter l’avènement d’un état islamique. Assurer un contrôle sur l’islam devient d’ailleurs le principal enjeu politique du temps. L’œuvre de réislamisation en cours a avancé à grand train et, en quelques années, le nombre de mosquées a doublé dans le pays. Elle a été particulièrement couronnée de succès auprès de la classe moyenne urbaine des villes, qui arbore largement les attributs d’une mode vestimentaire islamique fort populaire, ayant désormais ses propres rayons dans tous les grands magasins du pays. Il est dorénavant de bon ton de faire étalage de sa dévotion, voire d’une certaine bigoterie, assortie d’une intolérance à l’égard des autres religions. Il faut dire que la religiosité fait également florès chez les chrétiens, les hindouistes et les bouddhistes. La religion apparaît en fait comme la valeur refuge vers laquelle se retourne un peuple qui étouffe sous la chape de plomb imposée depuis bientôt trente ans par l’Ordre nouveau. L’armée est elle-même affectée par ce que certains ont appelé un syndrome de « verdissement » (couleur de l’islam). En février 1995, le général Hartono, réputé être un musulman rigoureux, devient chef d’état-major des forces armées à la place de son collègue Wismoyo, qui a probablement perdu la confiance de son beau-frère le président. Par ailleurs, c’est le général Faisal Tanjung, qui commande l’armée de terre. Cette promotion d’officiers supérieurs proches des milieux islamiques est pour Suharto un moyen de convaincre la population que l’armée est de son côté, contrairement à ceux qui prônent une ouverture démocratique et l’adoption de valeurs occidentales, contraires à la tradition indonésienne. Cette promotion de hauts gradés musulmans correspond à une nouvelle offensive envers les cukong(s) sino-indonésiens, en majorité chrétiens, accusés de pratiquer un capitalisme avide et peu soucieux de partager avec les plus pauvres. Le gouvernement force d’ailleurs ces cukong(s) à participer à un programme dans lequel les entreprises dégageant des bénéfices supérieurs à 45 000 US$ par année sont obligées de contribuer, par une taxe de 2%, au financement d’une fondation pour les nécessiteux présidée par Suharto. Cela dénote l’inquiétude croissante de ce dernier devant les inégalités de revenus, mais ce type de palliatif populiste relève plutôt du « trop peu, trop tard » que d’une véritable stratégie de changement de cap.

32En fait, la relation entre la politique et la religion devient très confuse et ambigüe dans cette période trouble qui sent la fin de règne. D’une part, l’aile la plus conservatrice de l’islam se présente comme opposée à toute ouverture démocratique et est hostile aux abus du capitalisme financier, au nom de la défense des valeurs traditionnelles et de la nécessaire justice sociale envers les plus pauvres. Mais le NU de Gus Dur, représentant l’islam traditionnel javanais, syncrétique et tolérant, est favorable à une certaine démocratisation du pays et au libéralisme économique. D’autre part, l’ICMI, qui représente la tendance moderniste de l’islam et domine désormais la bureaucratie et la vie intellectuelle du pays, sous le patronage de B.J. Habibie et avec le blanc-seing de Suharto, défend aussi le même type de valeurs et prétend lutter contre la corruption et le respect du pluralisme ! Elle est soutenue par la Muhammadiyah, l’autre grande organisation islamique nationale, dirigée par Amien Rais, un universitaire javanais intelligent et ambitieux, qui émerge alors comme un acteur majeur sur la scène politique. En même temps, la nomination en 1995 du lieutenant-général Prabowo Subianto, dur parmi les durs, à la tête des KOPASSUS, les commandos de choc de l’armée, sème le trouble, car il est justement réputé être proche de l’ICMI, lui aussi. Il devient difficile de s’y retrouver et de dire qui défend quoi et s’oppose à qui dans le pays.

Fin de partie : la crise financière asiatique et la chute de Suharto

33Mais loin de ce théâtre d’ombres javanais et des débats sibyllins d’une élite largement confinée aux grandes villes, face à la confusion des genres et tablant sur les tensions inter-religieuses qui se sont exacerbées dans le pays, la tendance la plus radicale et intégriste de l’Islam, proche du salafisme, avance ses pions en sous-main. L’engrenage de la violence s’enclenche alors. En octobre 1995, des émeutes éclatent à Timor Est, où la population locale chrétienne, excédée par les pratiques des migrants venus de Sulawesi et Java, en majorité musulmans, s’attaque violemment à leurs intérêts. Réagissant sans grand discernement, Amien Rais envenime alors les relations, en appelant à la défense de ses coreligionnaires. Probablement en représailles, le feu est bouté en octobre 1996 à des églises catholiques à Situbondo, dans la province de Java Est, où il entraîne la mort de huit personnes, ainsi qu’à Tasikmalaya, dans celle de Java Ouest, où il fait quatre autres victimes. Puis en octobre 1997, une violence épouvantable se déchaîne à Kalimantan Ouest et Central. Les populations Dayak, en majorité christianisées, lasses de toutes les exactions subies depuis des lustres, prennent le sentier de la guerre et s’attaquent aux migrants madurais musulmans, en ayant recours à des pratiques d’un autre âge, incluant la décapitation et certaines formes de cannibalisme ritualisé¹⁶. La situation semble vraiment échapper de plus en plus au pouvoir central.

34Rétrospectivement, on peut dire que « le début de la fin » de l’Ordre nouveau a commencé à partir de 1996. L’approche des élections générales de 1997 rend la question de la succession de Suharto plus urgente que jamais. Après trente ans au pouvoir, il semble avoir perdu la main et ne plus avoir la lucidité requise pour procéder aux réformes nécessaires qui pourraient éviter au pays de s’enfoncer dans l’impasse vers laquelle il se dirige. La majorité des Indonésiens souhaitent son départ, car il est maintenant devenu le principal obstacle à toute solution du problème et non plus, comme auparavant, l’élément central de sa résolution. Toutefois, personne ne voit émerger un candidat à la succession qui s’imposerait à tous et beaucoup craignent qu’il ne parte pas de son plein gré, ni nécessairement pacifiquement. Chacun est bien conscient qu’il risque de s’accrocher au pouvoir, non seulement en raison de son immense orgueil et de son aveuglement devant l’urgence de la situation - mal entouré qu’il est par des conseillers proches serviles et corrompus - mais aussi, pour protéger sa famille. Or, ses enfants continuent à s’enrichir sans vergogne. Le pire et le plus arrogant d’entre eux, Tommy, le cadet des fils, gâté-pourri par ses parents, aggrave même son cas en engloutissant à cette époque des sommes considérables de l’argent public dans le scandaleux projet de construction d’une voiture nationale indonésienne élégamment baptisée…Timor ! C’est ce genre d’excès, dans ce que les Indonésiens appellent KKN (Korupsi-Kolusi-Nepotisme), qui amène de nombreux officiers supérieurs de l’armée à lâcher Suharto et à souhaiter ouvertement son départ.

35Ainsi, la dissidence se renforce face à Suharto, mais reste divisée sur les scénarios possibles de succession. L’armée serait bien placée du fait que le général Tri Sutrisno occupe le poste de vice-président, mais il est considéré par nombre de ses pairs comme étant un peu limité et trop mou. La figure morale de Gus Dur constitue bien sûr une alternative crédible pour les membres du NU, et rallie même les suffrages bien au-delà de ce large cercle, mais il est atteint dans sa santé et sur le point de perdre la vue. Le PDI de Megawati émerge comme la principale force d’opposition du côté des nationalistes laïques, mais elle ne paraît pas avoir, pour beaucoup, l’envergure voulue pour prétendre occuper la fonction suprême. Certains analystes évoquent même alors le nom de personnalités respectées de la société civile comme Mochtar Pakpahan, le leader syndical, Goenawan Mohamad, le courageux écrivain et journaliste, Amien Rais, le leader de la Muhammadiyah ou Nurcholis Masjid, le grand intellectuel islamique réformiste. Ces deux derniers semblent d’autant plus crédibles qu’ils sont membres de l’ICMI. Or cette organisation recueille un soutien croissant auprès d’une bonne partie des musulmans modernistes éduqués et apparaît de plus en plus comme devant jouer un rôle clef pour faciliter les évolutions nécessaires. Mais tout cela reste très confus et c’est un peu la quadrature du cercle. C’est dans cette conjoncture tendue que meurt en avril 1996 Ibu Tien, l’épouse de Suharto, compagne de toute une vie, mais aussi conseillère avisée et pilier de sa famille avide. Des rumeurs courent d’ailleurs en ville sur le fait qu’elle aurait succombé à une rixe armée et un échange de coup de feu entre ses deux fils Bambang et Tommy. Toujours est-il que l’opinion publique interprète sa mort comme annonciatrice de la fin du règne de son autocrate de mari.

36Mais Suharto ne fléchit pas et estime qu’il peut continuer à maîtriser la situation et se maintenir au pouvoir. Afin d’empêcher Megawati de devenir une plus grande menace lors des élections qui se rapprochent, il déclenche une manœuvre visant à déstabiliser le PDI. En juin 1996, l’armée intervient dans les affaires internes de ce dernier lors de son Congrès pour faire en sorte de détrôner Mega et remettre en selle son prédécesseur Soerjadi, jugé plus docile. Devant l’échec de l’opération, qui renforce l’image de la fille de Sukarno comme principale figure d’opposition, des émeutiers recrutés parmi la pègre et rémunérés par les militaires investissent le siège du PDI le 27 juillet. L’intervention, d’une extrême violence, fait officiellement cinq morts, mais se solde par la « disparition » de 74 personnes, dont plus personne n’aura de nouvelles. On accusera d’ailleurs plus tard le général Soesilo Bambang Yudhoyono, alors commandant de la région militaire de Jakarta de l’avoir supervisée. Cet officier supérieur est encore au début de sa carrière mais est promis à un avenir radieux, comme on le verra plus loin. Toujours sur le registre de la répression, la petite formation du PRD (Partai Rakjat Demokratik ou Parti démocratique du peuple), nouvellement créée, est purement et simplement interdite d’activités pour ses supposées sympathies communistes. Ses leaders sont arrêtés de même que le syndicaliste Muktar Pakpahan qui les accompagne.

37Tout cela n’améliore pas l’image de l’Indonésie sur la scène internationale où elle fait face à des critiques croissantes en raison de sa politique. Plus embarrassant, les États-Unis de Bill Clinton exercent une pression accrue sur Jakarta pour ses manquements aux droits humains et ses pratiques protectionnistes, récemment et lamentablement illustrées dans l’aventure de la voiture Timor du fils Suharto. D’ailleurs, la situation reste très tendue à Timor Est et soulève de plus en plus d’indignation. Au grand dam de l’Indonésie et à son humiliation suprême, le conflit de Timor est remis sous les feux de l’actualité. Le Prix Nobel de la Paix 1996 est en effet conjointement attribué à José Ramos Horta, l’infatigable représentant de Timor Oriental auprès des Nation unies, et Mgr Carlos Ximenes Belo, administrateur apostolique et évêque de Dili. En juillet 1996, Nelson Mandela, président de l’Afrique du Sud en visite officielle en Indonésie, lui-même récipiendaire du Prix Nobel de la Paix trois ans plus tôt, obtient, après avoir beaucoup insisté, de rencontrer le leader du FRETILIN, Xanana Gusmão, dans sa prison à Jakarta, ce qui constitue une vexation supplémentaire pour Suharto et ses généraux.

38Parallèlement, la situation économique se dégrade subitement. La croissance qui était encore de 7,8% en 1996 commence à fléchir et finalement tombe sous la barre des 5% en 1997. Les vulnérabilités connues de l’économie indonésienne prennent soudain une importance plus grande, alors que plusieurs pays voisins sont également confrontés à des difficultés accrues. Le problème de l’endettement devient explosif, certains analystes estimant que la seule dette à court terme de l’Indonésie s’élèverait aux alentours de 30 à 40 milliards de dollars en 1997. Cela résulte de la privatisation du secteur bancaire et de la frénésie d’emprunts et d’investissements aventureux qui s’en est suivi depuis lors, dans une ambiance de casino. Par ailleurs, un malheur ne venant jamais seul, l’archipel est affecté en 1997 par de très mauvaises conditions climatiques liées à un phénomène El Niño particulièrement virulent, qui entraîne une perte de 10% de la récolte rizicole et déclenche une nouvelle fois des feux de forêts gigantesques ravageant Sumatra et Kalimantan. Tous les voyants semblent un peu passer au rouge en même temps.

39C’est dans cette ambiance délétère de fin de règne qu’une campagne politique parmi les plus violentes a lieu, faisant plus de 250 morts, et que sont organisées les élections générales en mai 1997. Un incendie d’origine criminelle ravage même un centre commercial de Banjarmasin, à Kalimantan Sud, dans lequel 130 personnes perdent la vie. À Timor Est, sentant le moment opportun, la guérilla du FRETILIN reprend de la vigueur et mène des actions offensives qui font 18 victimes dans les rangs de l’armée indonésienne. La surprise politique majeure du moment vient toutefois de Gus Dur. Ce défenseur d’un islam ouvert et progressiste a en effet décidé de se rapprocher du GOLKAR et fait campagne avec Tutut Suharto, la fille ainée du président. C’est là un attelage contre nature quelque peu surréaliste, constitué pour mobiliser les voix de l’immense NU en faveur de Suharto. Le vieil imam quasiment aveugle ne s’est jamais clairement expliqué par la suite sur cette stratégie déroutante. Mais la raison en est sûrement à chercher dans sa crainte de voir le PDI s’effondrer suite aux manœuvres du pouvoir pour diviser ses rangs et le PPP, dominé par la tendance rivale de l’islam moderniste plus intégriste et moins tolérant qu’il redoute, émerger comme la principale force d’opposition du pays. Les résultats du scrutin lui donnent en partie raison puisque le PDI perd presque 12% par rapport aux précédentes élections de 1992 pour tomber à un minable 3% des voix, alors que le PPP gagne 5,5% et atteint un score record de 22,5%. Toutefois, paradoxe suprême, compte tenu du fait que le l’Ordre nouveau est en crise profonde, le GOLKAR en ressort grand gagnant avec 74,5% des suffrages, 6,4% de mieux que la fois précédente, le meilleur score qu’il ait jamais obtenu¹⁷ !

40Quand on sait ce qu’il est advenu dans les quelques mois qui ont suivi cet apparent triomphe de la stratégie de Suharto, poussé à une humiliante démission exactement un an plus tard, on se convainc du fait que ni la politique ni l’économie ne sont décidément des sciences exactes ! Jamais dans l’histoire du développement, la situation générale d’un pays ne s’est détériorée aussi vite que celle de l’Indonésie. Malgré les difficultés économiques, le mécontentement social et les tensions politiques croissantes, personne n’imaginait au printemps 1997 que le pays était sur le point de basculer dans un véritable chaos. Ce qui allait devenir la crise financière asiatique (CFA) éclate effectivement début juillet 1997 en Thaïlande, où elle couvait depuis un certain temps. Les grandes institutions internationales publiques de financement et la vaste majorité des investisseurs privés, rassurés par les analyses optimistes du Wall Street Journal ou du Financial Times, leurs sources d’inspiration favorites, considèrent alors que l’Indonésie est le pays le moins exposé et fragile de la région. Outre son énorme potentiel de richesses naturelles et humaines, son économie est a priori l’une de celles dont les sacro-saints « fondamentaux économiques », chers au FMI et à la Banque mondiale, sont les plus sains. Le budget est toujours équilibré, comme la loi l’impose, la balance commerciale dégage un large excédent annuel, les réserves de change sont confortables et l’inflation reste contenue sous la barre des 10%. En outre, la croissance oscille entre 6 et 8% depuis dix ans, le PIB par habitant vient de franchir le seuil symbolique des 1 000 US$ en 1995 et la pauvreté est tombée sous celui des 15% cette même année. Certes, le pays présente aussi quelques vulnérabilités communes avec ses voisins d’Asie orientale. Comme eux, il enregistre un déficit structurel chronique et dangereux de sa balance des comptes courants, sa dette extérieure n’a cessé d’augmenter, son secteur bancaire est très fragile et sa monnaie, largement surévaluée, est d’une faiblesse préoccupante. Mais, bizarrement, cela n’entame pas la « confiance des marchés », selon la formule incantatoire et creuse consacrée ! Et pourtant, dès la mi-août, l’épidémie de la CFA, partie de Thaïlande et ayant déjà contaminé successivement la Malaisie et bientôt la Corée du Sud, gagne l’Indonésie et l’affecte rapidement de manière beaucoup plus profonde et durable que tous ses voisins¹⁸.

41Comme dans d’autres crises financières comparables, c’est l’esprit et le comportement moutonnier des marchés qui explique en grande partie le désastre. Dès le mois d’août 1997, la confiance s’érode et la rupiah commence à dévisser, sa valeur par rapport au dollar tombant de 2 500 à 4 000 Rp entre la mi-juillet et la fin-octobre. Devant cela, le gouvernement n’a guère d’autre choix que de décider de la laisser flotter et elle continue donc à s’affaiblir. C’est un problème majeur pour le pays, le gouvernement, les banques et les entreprises, car la dette extérieure, qui dépasse désormais les 140 milliards de US$, pour plus de moitié privée, exclusivement libellée en dollars ou en yens et majoritairement à court terme, se renchérit bien sûr proportionnellement. De nombreuses banques et entreprises commencent à ne plus pouvoir rembourser et à faire faillite. Le gouvernement adopte alors, dès le mois de septembre, un premier train de mesures pour tenter d’enrayer la dégringolade et annule un certain nombre de projets majeurs. Cela ne suffit toutefois pas. La descente aux enfers s’accélère et l’oblige début octobre à appeler le FMI au secours. Pendant que les négociations se déroulent, la bourse de Jakarta s’effondre le 8 octobre, lors d’un « mardi noir » indonésien, semant la panique sur les marchés. Le premier paquet d’aide de 38 milliards de dollars signé avec le FMI le 31 octobre, ne rétablit pas la confiance et la crise s’approfondit avec une rupiah qui continue à chuter. Le lendemain, seize banques se retrouvent en cessation de paiements et sont contraintes de fermer. Deux jours plus tard, le gouvernement annonce un nouveau plan de réformes. L’année 1997 se solde par une croissance de seulement 4,7% et les perspectives pour 1998 sont encore beaucoup plus sombres. Les inquiétudes sur la santé défaillante de Suharto, qui fait un incident cardiaque mineur peu avant Noël, ne font par ailleurs rien pour rétablir la confiance.

42Mais à ce stade, c’est plutôt l’aveuglement politique du président et celui de son gouvernement qui précipite l’Indonésie dans les abîmes en janvier 1998, le « mensis horribilis » du pays sur le plan économique¹⁹. Un budget totalement irréaliste est en effet annoncé au début du mois. Il se base sur un taux de change de la rupiah à 4 000 pour un dollar, alors qu’il est déjà deux fois plus bas, et une inflation de 9%, bien qu’elle caracole au double. Ce budget table par ailleurs sur une croissance annuelle de 4%, au moment où le pays se rapproche dangereusement de la récession ! Le FMI s’y montre tout de suite opposé, les marchés s’affolent et la devise nationale tombe le 10 janvier sous le seuil psychologique des 10 000 rupiah. Devant l’urgence de la situation, le gouvernement signe un deuxième accord de renflouement dans la douleur le 15 janvier avec le FMI. Une photo fait alors le tour du monde. On y voit le directeur du FMI, Michel Camdessus, littéralement penché au-dessus de Suharto pour surveiller sa signature. Cette image est particulièrement dévastatrice pour le vieux dictateur âgé de 76 ans, tant sur le plan international qu’auprès de l’opinion publique indonésienne qui l’interprète comme la preuve que le pouvoir lui échappe.

43Pourtant, il ne semble pas avoir conscience de la situation, puisqu’il annonce le 20 qu’il est bel et bien candidat en mars à la présidence pour un septième mandat et que son vice-président choisi est…B.J. Habibie ! Que le prodigue et fantasque ministre de la technologie se retrouve dans la position d’accéder à la présidence en cas de vacance du pouvoir constitue le coup de grâce pour les marchés financiers. La rupiah touche donc le fond le 22 janvier à plus de 17 000 Rp pour le dollar. Alors que le feu est dans la maison, le MPR réélit impassiblement Suharto à la présidence le 10 mars, en avalisant aussi son choix de colistier. Le 14 mars est annoncée la formation d’un nouveau gouvernement qui confirme à la fois la grande arrogance et la perte de lucidité de Suharto, avec sa richissime fille Tutut… aux affaires sociales et son copain de golf Bob Hassan… nommé ministre des forêts ! Ce dernier n’est pourtant autre que le milliardaire largement responsable de la déforestation et des feux qui la ravagent ! Ne perdant toutefois pas sa prudence ni sa méfiance, le président a placé des hommes dont il pense qu’ils lui resteront totalement fidèles aux postes clefs de l’armée : le général Wiranto, l’un de ses anciens adjudants, à la tête de l’ABRI en février et Prabowo, qui est toujours son gendre (pour encore peu de temps), à la tête du KOSTRAD (la réserve stratégique qu’il dirigeait lui-même en 1965, quand il a pris la tête des opérations, au lendemain du G30S).

44C’est alors que la CFA, à l’origine une crise financière et monétaire relativement banale et comparable à toutes celles qui l’ont précédées, mais qui a déjà pris l’envergure d’une crise économique très profonde, va plonger le pays dans une crise sociale dramatique et déboucher sur une crise politique systémique amenant la fin de l’Ordre nouveau. Avec leur sens de la dérision et des formules choc qu’ils affectionnent, les Indonésiens diront que la KRISMON (KRISis MONeter) est devenue une KRISTAL (KRIsis toTAL), sans qu’il soit nécessaire d’en faire la traduction ! Au niveau économique, malgré les mesures adoptées et le soutien du FMI, la situation continue à aller de pis en mal. La croissance décline irrémédiablement et tend vers la récession. Les prix des denrées de base enregistrent une forte hausse généralisée, alimentant une inflation qui prend elle aussi l’ascenseur. En parallèle, des centaines et milliers de grandes et plus petites entreprises, incapables de rembourser leur dette, font faillite et licencient leur personnel. Ces gens limogés se retrouvent au chômage et privés de toute assistance sociale. Sur le plan social justement, l’impact de cette débâcle est colossal, affectant des centaines de milliers de gens et vraisemblablement même plusieurs millions. Cela contribue à replonger une multitude d’Indonésiens dans la pauvreté dont ils étaient tout juste sortis. Beaucoup n’ont pas d’autre choix que de retourner dans leur village, où ils savent qu’ils peuvent compter sur la solidarité familiale et la capacité du secteur agricole et rural à absorber la main d’œuvre. D’autres restent en ville, où la mendicité à tous les carrefours fait un retour en force. En mars et avril, de très nombreuses manifestations sont organisées dans plusieurs régions pour protester contre la flambée du prix du riz et d’autres denrées alimentaires et biens de première nécessité. D’un point de vue politique, le pouvoir semble aux abois et la signature fin avril 1998 d’un troisième accord avec le FMI n’a guère d’effet sur l’engrenage fatal amorcé.

45Au mois de mai, les événements s’accélèrent et mènent à l’épilogue de cette tragédie. La protestation étudiante prend de l’ampleur pour demander des réformes et un changement politique, d’abord sur les campus et bientôt dans les rues de Jakarta et des autres grandes villes du pays. Beaucoup n’hésitent plus à demander le départ de Suharto, dont la seule légitimité, celle d’avoir assuré le développement économique et social du pays, s’est envolée. Malgré cela, autiste jusqu’au bout, il ne trouve pas mieux que de partir le 7 mai pour faire un nouveau pèlerinage à la Mecque et une visite officielle en Égypte ! Pendant son absence, la situation se dégrade et tourne au drame. En effet, le 12 mai, l’armée réprime dans le sang une manifestation étudiante qui a lieu à Jakarta devant l’université privée Trisakti, largement fréquentée par les enfants de la classe d’affaire sino-indonésienne, y faisant quatre morts et de nombreux blessés. C’est un point tournant qui déclenche des émeutes urbaines massives dans la capitale, les pires enregistrées dans l’histoire du pays, mais aussi ailleurs, comme à Surakarta. Les grands centres commerciaux et des milliers de magasins sont pillés et brûlés, les banques et les sièges des grandes entreprises aux mains des cukong(s) subissent le même sort. Il s’agit notamment de la Bank Central Asia possédée par le plus riche des entrepreneurs sino-indonésiens Liem Sioe Liong. Les résidences luxueuses des gens les plus riches dans certains beaux quartiers ne sont pas épargnées. La répression est féroce. Des éléments de l’armée ayant tombé l’uniforme, se livrent, du 13 au 15 mai, à des exactions d’une violence inouïe, principalement envers les membres de la communauté sino-indonésienne. Derrière ces agressions, beaucoup voient la main de Prabowo, appuyé, contre prébende, par des membres de la pègre. Le quartier chinois de Jakarta, Kota, est notamment mis à sac, des centaines de femmes sont violées et un nombre difficilement calculable de personnes sont tuées, près d’un millier selon certaines sources. C’est le chaos. Ceux qui le peuvent quittent le pays en emportant leur argent. De leur côté, les ambassades évacuent leur personnel et les résidents étrangers se ruent en masse vers l’aéroport Sukarno-Hatta pour tenter d’embarquer sur des avions bondés afin de trouver refuge à Singapour ou de rentrer directement chez eux.

Photo 31 : Manifestations à Jakarta en mai 1998 devant l’Université Trisakti

46Revenu en urgence du Moyen Orient le 15 mai, Suharto retrouve une capitale à feu et à sang, en proie à une véritable insurrection menée par des foules qui exigent sa démission. Il n’arrive pas à reprendre la situation en main. En fait, il commence à être lâché par des membres influents constituant la base de son pouvoir, au sein de l’ABRI ou du GOLKAR. Lors d’une session de crise, des membres du MPR évoquent même sa succession pour sortir de l’impasse. Pour forcer la main des élus, les étudiants occupent le siège du parlement et refusent de l’évacuer jusqu’à ce qu’ils aient eu gain de cause. Comme en 1965-66 lors de la chute de Sukarno, même si les conditions sont différentes à maints aspects, les étudiants se retournent contre le pouvoir. Ces jeunes qui ont eu accès à l’éducation grâce aux efforts de l’Ordre nouveau en la matière, et appartiennent pour la plupart à la classe moyenne, jouent un rôle majeur dans la contestation organisée contre Suharto. Certains leaders de l’opposition comme Amien Rais estiment alors que son départ est indispensable pour résoudre la crise. Le 18 mai, Harmoko, président du MPR, pourtant fidèle parmi les fidèles, en fait de même en demandant à Suharto de démissionner « dans l’intérêt national ». Le lendemain, ce dernier réunit neuf des principaux leaders musulmans du pays, dont Gus Dur et Nurcholis Masjid, pour recueillir leur avis et le 20, il annonce des réformes politiques et son projet de se retirer après de nouvelles élections anticipées. Acculé, le président, tente encore de mettre en place un remaniement ministériel. Mais il échoue quand, le 14 mai, plusieurs des ministres pressentis refusent d’en faire partie. Tiraillé entre Prabowo, qui semble-t-il le presse d’avoir recours à la force, et Wiranto, qui l’adjure d’y renoncer, il décide finalement de quitter le pouvoir. Le 21 mai 1998, Suharto annonce sa démission dans une courte allocution télévisée, sans grand panache et assez pathétique pour un homme qui a occupé un pouvoir sans partage depuis plus de trente-deux ans.

Photo 32 : Suharto annonce sa démission le 21 mai 1998 en faveur de B.J. Habibie

47L’Ordre nouveau a vécu. Le même jour, comme l’exige la constitution du pays en une telle circonstance, le MPR nomme le vice-président B.J. Habibie à sa place, pour terminer a priori le mandat de son mentor. Le général Wiranto s’empresse de lui apporter le soutien de l’armée, en annonçant qu’il se porte également garant de la sécurité de Suharto, de sa famille et de leurs intérêts. Il démet aussi dans la foulée Prabowo de ses fonctions. Ce dernier est le grand perdant du combat pour le pouvoir ayant marqué cette séquence de théâtre d’ombres typiquement javanaise. Rendu responsable des massacres de la semaine précédente et soupçonné, en plus, d’avoir tenté un coup de force semblable à celui de son beau-père en 1965, l’orgueilleux officier quitte le pays pour se faire oublier en Jordanie auprès de son ami le roi Abdallah. Il reviendra après quelques années et continuera, pour le meilleur et surtout pour le pire, à jouer un rôle de premier plan sur la scène politique nationale. Quant à B.J. Habibie, il n’est président de la République indonésienne que pour une très courte durée - tout juste 15 mois. Mais alors que tout le monde redoutait qu’il crée des catastrophes s’il arrivait au pouvoir, il va s’avérer être le père des principales réformes politiques du pays en ouvrant une nouvelle période mouvementée de son histoire, nommée Reformasi.

Photo 33 : Celeng (« Le sanglier »), l’un des tableaux les plus célèbres du grand peintre Joko Pekik symbolisant la liesse populaire après la chute de Suharto