4.1. 1966–1975 : la construction du système autoritaire de l’Ordre nouveau

1Lors de la signature le 11 mars 1966 de l’emblématique SUPERSEMAR, Sukarno se voit obligé de transmettre tous les pouvoirs à Suharto pour rétablir l’ordre et la sécurité dans le pays. Dès le lendemain, ce dernier commence à mettre progressivement mais très systématiquement en place ce qui va devenir le système de l’Ordre nouveau. Cette tâche va lui prendre une dizaine d’années et sera parachevée en 1975. Dans un premier temps, jusqu’en 1969, le régime va imposer les mesures d’urgence qu’il estime nécessaires pour stabiliser la situation politique et enrayer la dégringolade économique. Sur le plan politique, le PKI est formellement interdit le 12 mars. Si les massacres de masse dans les campagnes diminuent, la chasse aux sorcières continue à battre son plein, surtout dans les grandes villes, où des dizaines de milliers de sympathisants communistes et de nationalistes de gauche sont arrêtés et incarcérés. Au bout du compte, ces derniers constitueront une masse énorme de plus de 100 000 prisonniers politiques, les tristement célèbres TAPOL (TAhanan POLitik). Le sinistre KOPKAMTIB, formé en octobre 1965, au lendemain du G30S, pour rétablir l’ordre, va pour sa part s’employer à purger l’armée, l’administration et la société des éléments jugés douteux et à démanteler avec pugnacité les vestiges de la Démocratie dirigée de Sukarno. Jusqu’à son abolition en septembre 1988, il fera régner un climat de suspicion et de peur dans le pays. Les ministres accusés d’être impliqués dans le G30S comme Subandrio ou Omar Dhani sont expulsés du nouveau cabinet formé le 27 mars, puis arrêtés et jugés, ainsi que les proches de l’ancien président. Un triumvirat est formé pour assurer le pouvoir. Il est constitué du général Suharto, qui prend en main les affaires politiques internes du pays, du sultan Hamengkubuwono IX de Jogjakarta, qui se voit chargé de remettre en route l’économie, et de Adam Malik, dernier ministre du commerce en exercice, auquel on confie les affaires étrangères. Par rapport au sultan, le général a alors l’admiration et le respect d’un sujet envers son suzerain. Quant au troisième personnage, c’est un des jeunes activistes nationalistes ayant forcé Sukarno et Hatta à proclamer l’indépendance en août 1945 ; il a ensuite été ambassadeur à Moscou. C’est toutefois bien Suharto qui domine ce triumvirat et va émerger comme le personnage central de l’Ordre nouveau.

La trajectoire singulière d’un nouvel homme fort inattendu issu du peuple

2L’arrivée au pouvoir de Suharto1 est un événement inattendu qui demeure surprenant. Cet homme discret et effacé, assez peu connu et sans grand charisme est resté largement dans l’ombre jusqu’aux événements du G30S. Il a alors surgi sur le devant de la scène pour prendre énergiquement les choses en main, renverser la situation en deux jours, s’emparer du pouvoir en quelques mois et le conserver pendant plus de trente ans. On a déjà dit deux mots précédemment des origines et de la personnalité de celui qui va devenir le deuxième président du pays. Il est né le 8 juin 1921 à Kemusuk², un hameau du village (desa) d’Argomulyo, situé à une quinzaine de kilomètres à l’ouest de Jogjakarta, dans le sous-district (kecamatan) de Sedayu3 et le district (kabupaten) de Bantul. Il est le premier enfant (possiblement illégitime ) d’une mère issue d’un milieu paysan pauvre et d’un père ayant un modeste travail de fonctionnaire villageois. Ses parents ont divorcé cinq semaines après sa naissance, se sont remariés chacun de leur côté et ont eu par la suite une nombreuse progéniture. Il a dès lors été balloté d’un membre de sa famille étendue et d’un lieu de résidence à l’autre, toujours dans les environs de Jogjakarta, et a certainement eu une jeunesse difficile faite d’un mélange entre le manque de véritable affection et l’absence de sécurité. L’un de ses tuteurs l’initie très tôt au mysticisme javanais et à la pratique du kebatinan, la « voie de l’intériorité » qui permet de mobiliser ses forces à travers la méditation pour faire face à sa destinée. Cette pratique est probablement à l’origine de sa tendance à compter sur lui-même plutôt que sur les autres et de son caractère renfermé et secret, dans lequel certains ont cru déceler une « autarcie émotionnelle ». Plus tard, Suharto ne manquera jamais de souligner les affres de sa jeunesse. Toutefois, son enfance a probablement été moins dure qu’il ne l’a laissé entendre, puisqu’il a tout de même réussi à terminer sa scolarité secondaire en 1939, dans une des écoles de type MULO que les Hollandais avaient mis sur pied à la fin de la colonisation pour la population indigène, ce qui n’était pas commun pour un fils de pauvres villageois. Ensuite, sans emploi, il s’engage en juin 1940 dans la KNIL, l’armée coloniale hollandaise, où il fait sa formation de soldat et même de sergent, mais où il sert fort peu de temps, jusqu’à ce qu’elle capitule en mars 1942, face à l’invasion des Japonais. Puis à partir de novembre de la même année, sans état d’âme particulier et surtout en quête de sécurité et de moyens d’existence, il rejoint les rangs de la police que le nouvel occupant nippon a créée, avant d’intégrer, en octobre 1943, ceux de la PETA, la force d’autodéfense indigène mise en place pour combattre le retour éventuel du colonisateur hollandais dans l’archipel.

3C’est ainsi qu’il acquiert ses compétences militaires, mais développe aussi son sentiment nationaliste et anticolonial contre les Hollandais et les Japonais, comme la plupart des jeunes Indonésiens dans la même situation que lui. De fait, dès la proclamation d’indépendance en 1945, il rejoint avec beaucoup d’autres les rangs de l’armée républicaine que tente à grande peine de mettre sur pied le général Sudirman4. Sans avoir joué pendant la Revolusi un rôle aussi héroïque et déterminant que celui qu’il s’attribue dans son autobiographie et que ses hagiographes et thuriféraires lui ont prêté a posteriori, il n’a pas non plus été aussi insignifiant que le prétendent ses adversaires. En fait, il a rapidement pris du galon. Après ces quatre années de guérilla, il est promu lieutenant-colonel et il commande une brigade, principalement autour de Jogjakarta, dans le district sud de Bantul qui était sous sa responsabilité. De même, à défaut d’avoir conçu l’opération, comme il le soutient, il semble avéré qu’il a en partie supervisé et coordonné l’attaque sur Jogja du 1^er mars 1949, pendant laquelle la ville a été « reprise » symboliquement aux Hollandais pour quelques heures. Bref, au terme de cette période révolutionnaire difficile, il a acquis la réputation d’un officier compétent et courageux, d’un soldat professionnel peu intéressé par les questions politiques et d’un homme réservé et modeste qui ne semble pas dévoré d’ambition. Il est en tous cas très apprécié par ses supérieurs hiérarchiques, que ce soient des militaires, comme le général Sudirman, ou des civils, comme le sultan Hamengkubuwono IX⁵, entre lesquels il semble d’ailleurs avoir joué à l’occasion un rôle d’intermédiaire. De surcroît, il est respecté de ses hommes avec lesquels il est ferme mais juste de l’avis général.

4Confirmé après l’indépendance à son rang de lieutenant-colonel, il assure divers commandements en province au fil des années 50 : d’abord brièvement à Makassar (Sulawesi Sud), pour lutter contre certains mouvements de rébellion au sein de l’armée, puis ensuite essentiellement à Java. Il termine son ascension provinciale à la tête de la division Diponegoro de Java Central où il est nommé en septembre 1956, peu de temps avant d’être promu colonel. Là, il va démontrer sa capacité à réorganiser et diriger la troupe avec compétence, mais aussi un grand sens des affaires. Il crée des fondations pour recueillir de l’argent et développe des liens étroits et des activités lucratives avec des commerçants chinois locaux, d’une part pour assurer l’approvisionnement et la solde de ses hommes et, d’autre part pour soutenir le développement des populations locales, comme il l’avait déjà fait à plus petite échelle à l’époque de la Revolusi⁶. Soupçonné de s’être aussi un peu enrichi au passage à titre personnel, il rencontre de graves problèmes. En effet le général Nasution, chef des forces armées et ministre de la défense, mais aussi homme intègre de religion protestante réputé presque puritain, décide de s’attaquer à l’affairisme débridé et à la contrebande à grande échelle qui s’est développée au niveau de la plupart des divisons régionales. Ainsi, Suharto se voit retirer le commandement de la division Diponegoro fin 1959 et est rappelé à Jakarta, puis envoyé au vert, à Bandung, pour se faire oublier en accomplissant en 1960 une année de formation à l’école des cadres de l’armée⁷. Il y est d’ailleurs bientôt promu au rang de brigadier-général, ce qui montre que sa disgrâce était toute relative. La formation alors reçue contribuera beaucoup à le sensibiliser au rôle plus important que l’armée pourrait jouer dans le développement économique du pays et à la fonction double (dwifungsi) qu’elle devrait avoir dans la société et la vie politique.

5Après ses classes, il revient à Jakarta pour poursuivre dorénavant sa carrière au niveau national et assume des responsabilités plus importantes, en prenant le commandement de la réserve stratégique de l’armée nouvellement créée et conçue pour disposer d’une force opérationnelle capable d’intervenir rapidement en cas de besoin. Même s’il n’a guère le goût pour cela, il fréquente désormais les hautes sphères du pouvoir politique de la capitale. En janvier 1962, Sukarno lui fait suffisamment confiance pour lui confier le commandement de l’opération militaire baptisée Mandala qui vise à ramener la Nouvelle-Guinée néerlandaise dans le giron national et à parachever l’unification du pays. Avec la reprise de Jogja en 1949, cette campagne militaire a été érigée en fait d’arme décisif à sa gloire⁸, alors que l’affaire s’est réglée dès le mois d’août suivant sur le tapis vert des négociations, grâce à la médiation des États-Unis, et que les quelques escarmouches qui ont eu lieu avec les Hollandais n’ont pas été à l’avantage des Indonésiens. Par la suite, il est malgré tout promu major-général⁹. Il reprend ensuite le commandement de la réserve stratégique de l’armée, rebaptisée dans l’intervalle KOSTRAD. De par sa position opérationnelle, il assure aussi en cas d’absence la suppléance du chef des forces armées, poste auquel Sukarno vient de nommer en 1962 le général Yani, supposé plus docile que Nasution. Cela en fait l’un des hommes les plus puissants du pays, même s’il reste dans l’ombre et n’est pas très connu du grand public.

6En fait, discret et peu ostentatoire, contrairement à d’autres officiers supérieurs menant grand train, il se satisfait d’une vie relativement simple et modeste avec sa femme, Siti Hartinah, dite Ibu Tien, épousée en 1947, et leurs six enfants. Il reste profondément imprégné de sa culture javanaise qui incite à composer une apparence modeste et à dissimuler ses sentiments, mais a aussi beaucoup appris d’une expérience de commandement militaire et de courage face à l’adversité, nécessairement source d’assurance et de fermeté. Prudent et respectueux de l’autorité et de la hiérarchie, il est aussi intelligent, réfléchi et certainement très calculateur, prenant le temps de se forger une opinion, mais très entêté une fois qu’elle est arrêtée. Dès lors, il est capable de prendre des décisions difficiles, des risques et de faire preuve d’une grande détermination, voire même de pouvoir se montrer brutal et impitoyable pour atteindre ses objectifs, comme la suite de l’histoire le démontrera. Il reste neutre dans le conflit larvé qui oppose Nasution, de plus en plus ouvertement hostile à la politique intérieure et extérieure de Sukarno, et Yani, que le premier juge trop accommodant avec le président. De manière générale, Suharto ne prend pas de position bien marquée sur les grandes affaires marquant la vie politique agitée du pays. Il ne fait cependant pas de doute qu’il fait partie du groupe des officiers fort peu enthousiastes face à la nouvelle politique de Konfrontasi contre la Malaysia et très préoccupés par la montée en puissance du PKI. C’est à son poste de commandant du KOSTRAD que le surprennent donc les événements du G30S où il va s’avérer selon ses thuriféraires comme étant « the right man, at the right place, at the right moment ».

Constitution de la nouvelle équipe dirigeante et renflouage de l’économie

7On a effectivement vu comment Sukarno a dû se résigner à nommer Suharto chef des forces armées le 14 octobre 1965 et à le promouvoir deux jours plus tard au rang de lieutenant-général. Ce dernier a aussitôt pris les choses en mains pour écraser le PKI et manœuvrer pour se voir donner le 11 mars 1966, par l’instruction présidentielle SUPERSEMAR, le pouvoir de prendre toutes les mesures nécessaires au rétablissement de l’ordre. Dominant le nouveau cabinet formé le 27 mars, il va s’y employer, dans un mélange de détermination et de subtilité. Car malgré tout ce qui s’est passé, et le fait qu’il ait été blessé par l’indifférence apparente de Sukarno face au massacre de ses camarades d’armes¹⁰, puis par son refus obstiné de condamner le PKI et ses tentatives répétées d’arrêter voire d’inverser le cours des événements, il reste respectueux de l’autorité et de la hiérarchie, ne voulant pas brusquer ni encore moins humilier le président, dont la fonction doit être préservée à ses yeux. Mais il avance résolument dans la mise en œuvre de ce que lui et ses principaux soutiens estiment être la nouvelle direction dans laquelle doit désormais s’orienter le pays, tant pour ce qui est de sa politique interne qu’extérieure. Au plan international, sous la direction du nouveau ministre des affaires étrangères, Adam Malik, les décisions s’enchaînent très vite puisque l’Indonésie revient dans le giron de l’ONU en avril 1966, et annonce en mai la fin de la politique de Konfrontasi envers la Malaisie, avec laquelle les relations diplomatiques sont rapidement rétablies. Ce changement radical de cap débouche en août 1967 sur la formation de l’ASEAN, l’association des pays alliés de l’Occident dans une Asie du Sud-Est divisée par le conflit qui ravage le Vietnam et devenue le principal terrain d’opposition frontale avec le bloc socialiste dans une guerre froide atteignant son paroxysme. Après le Brésil en avril 1964, le retour de l’Indonésie dans le camp occidental capitaliste, à travers une prise de pouvoir par les militaires en octobre 1965, constitue d’ailleurs une source de satisfaction et de soulagement majeure pour Washington et ses alliés. Le « camp capitaliste », dans sa nouvelle stratégie, considère l’armée comme le seul acteur politique organisé et discipliné pouvant jouer un rôle de vecteur modernisateur et capable de « faire le travail ». À la suite des échecs répétés des tentatives de démocratisation à l’occidentale, il espère ainsi favoriser le développement économique et social des pays nouvellement indépendants.

8Au niveau interne, Suharto place progressivement des hommes qui lui sont loyaux aux postes de responsabilité, d’abord au sein de l’armée, sur laquelle il n’a pas encore entièrement établi sa mainmise, ensuite dans les rangs de l’administration publique, en priorité au plan national, mais aussi à celui des gouverneurs de provinces et des maires (walikota) des principales grandes villes du pays ainsi qu’à celui des chefs de district ruraux (bupati). Puis, il se convainc que le moment est venu de pousser progressivement le président en place vers la sortie de manière légale et constitutionnelle. Il est soutenu par ceux qui veulent accélérer le mouvement, notamment les étudiants du KAMI et des collégiens du KAPPI, (parfaitement bien mobilisés et manipulés par son « âme damnée » Ali Murtopo), qui continuent à manifester régulièrement dans les rues de Jakarta et à demander la destitution et le jugement de Sukarno. C’est la raison pour laquelle il convoque en session extraordinaire fin juin 1967 le MPRS, l’Assemblée consultative provisoire du peuple, regroupant les deux chambres du parlement et alors composée de 532 membres. Il s’agit d’abord d’avaliser l’instruction présidentielle dite SUPERSEMAR lui donnant le pouvoir de rétablir l’ordre, afin qu’elle ne puisse pas être révoquée par Sukarno, puis de placer ce dernier dans la situation embarrassante de fournir des explications et justifications sur toute l’affaire du G30S et de ses suites. Mécontent du message délivré par le chef de l’État, qui n’exprime pas le moindre remord pour la tournure qu’ont pris les événements et conserve toute sa morgue, le MPRS adopte les premières mesures de représailles en lui retirant son titre de président à vie, puis en décidant que le décret qu’il a signé donne à Suharto le pouvoir d’agir en tant que président en exercice et de former un nouveau gouvernement, en attendant l’organisation d’élections générales fixées à juillet 1968. Le cabinet de nature fonctionnelle baptisé Ampera¹¹ qui en émerge reste dominé par le triumvirat Suharto-Hamengkubuwono-Malik et est largement constitué de militaires et de technocrates. En outre, Suharto, promu général à part entière quelques jours plus tard, complète son équipe en plaçant le trio, Murtopo-Sugama-Humardani, et un certain nombre d’autres hommes fidèles et fiables, à des postes de responsabilité militaires et civils.

9Alors que ce remaniement gouvernemental permet de prendre les premières mesures de stabilisation et de relance de l’économie, les mois suivants vont encore faire l’objet d’une lutte intense entre les diverses tendances qui ont soutenu le changement et l’avènement d’un nouveau régime. Les plus extrémistes veulent en effet juger Sukarno et abolir ce qui reste du système des grands partis politiques traditionnels, alors que certains modérés souhaitent simplement un retour au modèle d’avant la Démocratie dirigée. Fidèle à sa nature et à sa méthode, Suharto temporise et louvoie, en avançant ses pions prudemment et en optant pour la voie médiane qui lui semble la plus adéquate dans les circonstances indécises qui prévalent. Il juge inutile et même dangereux de faire un procès public à celui qui est toujours légalement le président du pays car les conditions ne lui semblent pas encore favorables à une réorganisation en profondeur de la vie politique nationale et du rôle des partis. Il adopte une attitude assez subtile dans l’arène politique et se positionne de manière différenciée à l’égard des partis d’obédience islamique, qui ont été les complices actifs de l’armée dans l’élimination physique du PKI et s’attendent à une certaine reconnaissance pour s’être « sali les mains » et à pouvoir tirer avantage de cette alliance. D’un côté, il laisse la bride sur le cou aux traditionnalistes du NU, plus proche de sa vision du monde. En revanche, il s’oppose tout d’abord, en mai 1967, à la recréation du MASJUMI, le parti des modernistes interdit depuis dix ans par Sukarno pour avoir soutenu les rébellions du PRRI-PERMESTA, qu’il considère comme des traîtres ayant mis en danger l’unité de la république. Finalement, il les autorise quand même à se regrouper sous la bannière d’un nouveau parti politique baptisé PARMUSI, qui voit le jour en février 1968. À l’égard du PNI, qui est ressorti très affaibli des événements du G30S et se trouve dans une position délicate vu sa proximité avec le président en exercice, Suharto adopte temporairement une position conciliante. En effet, il a besoin des nationalistes pour faire contrepoids aux partis islamiques et n’a donc pas intérêt à lui porter le coup de grâce, se contentant de le purger de ses éléments les plus favorables à Sukarno.

10De toute façon, les difficultés politiques rencontrées font que le parlement décide de repousser les élections prévues en 1968 à juillet 1971 au plus tard, ce qui donne encore du temps à Suharto pour parfaire la mise en place du système de l’Ordre nouveau. Un pas additionnel décisif est toutefois franchi quand le MPRS élit formellement Suharto comme président à part entière pour cinq ans lors de sa session de mars 1968. Cela dit, ce n’est pas lui qui aura précipité les choses, puisqu’il lui aura tout de même fallu deux ans et demi depuis octobre 1965 pour prendre la place de son prédécesseur. Trente ans plus tard, comme on le verra, la démission à laquelle il sera forcé en mai 1998 sera beaucoup plus expéditive. Quant à Sukarno, déjà de facto en résidence surveillée dans son palais de Bogor depuis plusieurs mois, il est destitué de tous ses titres ou fonctions et, gagné par la maladie mais aussi miné par son exil intérieur, il décède en juin 1970. Là aussi Suharto joue finement, accordant des obsèques nationales à celui qui est le père de l’indépendance, mais refusant qu’il soit enseveli selon ses dernières volontés à Bogor, trop proche à son goût de Jakarta, avec le risque de voir sa tombe devenir un lieu de pèlerinage. Finalement, Sukarno sera enterré près de sa mère, dans la lointaine petite ville de Blitar, à Java Est, et le nouvel homme fort du pays n’assistera pas à la cérémonie.

11Début 1968, le système politique militaro-technocratique de l’Ordre nouveau commence à se mettre en place. Le général Suharto a été élu chef de l’État par le parlement et l’armée. Il est vraiment aux commandes puisque 17 des 25 provinces du pays ont pour gouverneur un militaire et que c’est aussi bientôt le cas pour la majorité des chefs de district ruraux et des maires de municipalités urbaines. Pour le nouveau pouvoir, ce quadrillage militaire se justifie par le fait que la sécurité n’est pas encore entièrement rétablie. Les principaux responsables du PKI comme Aidit, Njoto ou Lukman ont été soit froidement assassinés sur le terrain dès fin 65, soit arrêtés, sommairement jugés, condamnés à mort en 1967 et exécutés plus tard, parfois très longtemps après. Mais il reste encore dans la région de Blitar certaines poches de résistance du parti qui sont écrasées à la mi-1968. Le même sort a d’ailleurs été réservé quelques mois plus tôt à la secte des Saministes, mouvement traditionnaliste d’inspiration millénariste assimilé par commodité au communisme, implanté à Blora, dans le nord-est de Java Central. Un ordre d’airain va dès lors régner dans le pays et le système politique étant largement établi, le nouveau pouvoir peut se concentrer entièrement sur les problèmes liés au renflouage de l’économie et à son développement.

12Toutefois, il n’a pas attendu jusque-là pour commencer à s’attaquer cette tâche herculéenne. On a vu que, dès mai 1966, l’Indonésie est redevenue membre du FMI et de la Banque mondiale, dont elle a besoin pour financer son rétablissement. À l’instigation des États-Unis, les pays occidentaux ont aussi vite compris l’urgence qu’il y avait à soutenir ce nouvel et important allié asiatique quasiment inespéré dans une guerre froide de plus en plus chaude. C’est la raison pour laquelle ils se regroupent en 1967 au sein de l’IGGI (Inter-Governmental Group on Indonesia), le consortium d’aide qui va désormais largement financer le pays. Car la situation économique héritée de Sukarno est vraiment catastrophique. La croissance est nulle, l’inflation galope, le déficit budgétaire est abyssal, la dette extérieure monstrueuse, le déséquilibre de la balance commerciale est croissant, les importations de riz atteignent un sommet, le niveau de vie d’une majorité de la population est lamentable et la pauvreté touche de plus en plus de gens. En fait, dans le nouveau cabinet formé en mars 1966, le sultan Hamengkubuwono IX et Adam Malik occupent des places éminentes. Le premier prend des mesures de stabilisation sur le plan interne, le second au niveau international. En août 1966, un séminaire intensif sur les questions économiques organisé au SESKOAD, l’école de l’état-major de l’armée de terre à Bandung, à laquelle Suharto semble avoir participé, joue un rôle déterminant pour orienter la politique du nouveau régime en la matière. Ce séminaire est animé par une équipe de cinq jeunes professeurs de la Faculté d’économie de l’Université d’Indonésie à Jakarta constituée de Widjojo Nitisastro, Ali Wardhana, Mohammed Sadli, Emil Salim et Subroto qui devient connu sous le nom collectif quelque peu péjoratif de « Mafia de Berkeley », la célèbre université californienne libérale où plusieurs d’entre eux ont étudié et fait leur thèse de doctorat Cet éminent quintette de technocrates s’efforce d’expliquer aux hauts gradés la mauvaise situation économique du pays et la manière de l’améliorer. Dès septembre, Suharto demande à ce groupe de préparer un programme de stabilisation et de réhabilitation qui est adopté début octobre par le parlement.

13Ces économistes, formés à l’américaine et dûment chaperonnés par les conseillers du FMI et de la Banque mondiale, sont donc partisans d’une économie de marché et croient fermement aux vertus de cette dernière pour tirer leur pays du sous-développement¹². Mais ce ne sont pas des néolibéraux du type de ceux qui imposeront progressivement leur vision sur l’économie mondiale à partir de la « révolution libérale » de Thatcher et Reagan au début des années 80. Inspirés par l’exemple du Japon et les succès déjà probants des fameux quatre « petits dragons asiatiques » (Corée du Sud, Taiwan, Hong Kong et Singapour), ils sont acquis à l’idée de réguler intelligemment le marché plutôt que de le subir passivement. Ils peuvent être considérés comme des sociaux-libéraux, plus proches des idées de John Maynard Keynes que de Friedrich Hayek ou Milton Friedman. La meilleure preuve en est qu’ils avalisent l’adoption d’un système de planification indicative et souple, véritable hérésie fleurant le collectivisme pour de purs économistes libéraux. Cette stratégie permet à l’Indonésie de lancer et de consolider son processus de développement à partir de la fin des années 60¹³. De retour au pays, leur ancien professeur à l’Université d’Indonésie et mentor à tous, Sumitro Djojohadikusomo, parti en exil après avoir participé aux rébellions de 1957-58 contre Sukarno, est nommé ministre du commerce et vient chapeauter cette équipe d’économistes réformateurs.

14Le programme de stabilisation et de réhabilitation élaboré est tout ce qu’il y a de plus orthodoxe en matière de politique monétaire et fiscale. Il s’agit en fait d’un programme d’ajustement structurel (PAS) avant la lettre qui consiste à administrer une cure d’austérité drastique au pays, en espérant que le patient survivra à la potion de cheval supposée magique ingurgitée. Concrètement, il s’agit en priorité de réduire les déficits, pour rétablir l’équilibre de la balance des paiements, en renégociant et réduisant la dette extérieure, et d’équilibrer le budget, en diminuant les dépenses et augmentant les recettes .Mais il faut aussi juguler rapidement l’inflation, en dévaluant la monnaie et en contrôlant la masse monétaire, équilibrer la balance commerciale, en coupant dans les importations et en stimulant les exportations, et réformer le code des investissements pour attirer les capitaux étrangers. L’objectif principal est de stimuler la croissance. En fait, le dernier gouvernement de Sukarno avait anticipé sur cette politique d’austérité en décrétant en décembre 1965 une dévaluation de 1 000% la monnaie nationale (les billets de 1 000 rupiah ne valant plus que 1 rupiah !), ruinant par la même occasion des millions de petits épargnants. Des mesures semblaient donc bien avoir été mis en œuvre pour libéraliser et relancer l’économie.

15Dès 1968, l’essentiel du travail de renflouage économique est parachevé et les premiers résultats sont au rendez-vous. L’appareil de production est reparti, l’hyperinflation, qui caracolait encore à quelque 1 500% deux ans plus tôt (!), a été jugulée et est retombée aux alentours de 15%, alors que la croissance, pratiquement nulle depuis des années, enregistre une hausse spectaculaire de plus de 10%14. Dans l’intervalle, la dette de l’Indonésie a été réaménagée, assortie d’un large moratoire, y compris avec les pays de l’Est, qui étaient les principaux créanciers du pays. Les nouveaux bailleurs occidentaux, regroupés au sein de l’IGGI, ont commencé à lui octroyer une généreuse enveloppe annuelle, faite principalement de prêts mais aussi de dons, et les investissements étrangers reviennent dans les secteurs traditionnellement attractifs, au premier rang desquels ceux des mines et des plantations.

16En 1969, la situation est suffisamment stabilisée pour que soit lancé le premier plan quinquennal de développement (REPELITA 1-1969/74)¹⁵. Sa première priorité est de relancer la production rizicole et agricole pour atteindre dès que possible une autosuffisance en la matière. Pour cela, d’importants efforts d’investissements sont prévus, principalement pour réhabiliter le système d’irrigation, totalement négligé depuis des lustres, et procéder à son extension, en priorité à Java, le grenier rizicole du pays, mais aussi commencer à améliorer le réseau de routes rurales pour désenclaver les campagnes. Par ailleurs, un programme d’intensification rizicole, testé sous différentes versions dès 1966, est massivement imposé à la paysannerie javanaise à partir de 1968. Dès 1969, il constitue, sous le nom de BIMAS-INMAS, la poutre maîtresse du premier REPELITA. C’est un programme classique de « révolution verte », inspiré de ceux déjà adoptés dans des pays voisins. Il consiste à systématiser l’usage de nouvelles semences rizicoles à hauts rendements, les HYV (High Yelding Varieties) mises au point par le fameux IRRI (International Rice Research Institute) de Los Baños aux Philippines, qui nécessitent d’avoir recours à une quantité adéquate d’engrais chimiques et de pesticides. En outre, un système de crédit subventionné à faible taux d’intérêt, 1% par mois, est élaboré et administré par la principale banque agricole et rurale du pays, la BRI (Bank Rakjat Indonesia), pour permettre aux paysans d’acquérir ce paquet technologique lors de chaque saison culturale. Enfin, le gouvernement jette aussi les bases d’une filière rizicole assez bien pensée, allant des petites unités locales de décorticage du paddy aux centres de stockage régionaux et nationaux du BULOG, l’agence stratégique gouvernementale en charge de la régulation du marché des denrées alimentaires. L’objectif visé est de stabiliser le marché du riz, principale denrée alimentaire du pays. Il s’agit d’une part d’acheter massivement à un prix plancher garanti aux producteurs, au moment de la récolte, quand les prix ont traditionnellement tendance à s’effondrer, et d’autre part de revendre à un prix plafond pour le consommateur, au moment critique de la soudure, pour éviter qu’ils ne flambent¹⁶.

Photo 24 : La « révolution verte » à Bali, l’île aux meilleurs rendements rizicoles

17Au bout de deux ans seulement, cette nouvelle stratégie porte déjà ses fruits et les premiers succès sont enregistrés, puisque la production rizicole atteint un niveau record de 12,8 millions de tonnes (mt) en 1971, soit 4 mt de plus qu’en 1965 et 300 000 tonnes au-dessus des prévisions du plan. Par ailleurs, de nombreux domaines connaissent cette tendance à la hausse de la production. Il s’agit d’une part des denrées alimentaires comme le maïs, le soja et le sucre, d’autre part des principaux produits agricoles d’exportation que sont le caoutchouc, l’huile de palme et le café, mais encore des matières premières minérales, telles que l’étain, la bauxite ou le nickel. Quant au pétrole, sa production triple d’environ de 100 millions de barils à plus de 300 entre 1966 et 1971, faisant de l’Indonésie le 10^e producteur mondial. Pour stimuler cette reprise et les exportations, le gouvernement décide de procéder à une nouvelle dévaluation de près de 10% en 1971, accrochant la rupiah à la devise américaine au taux de change fixe de 415 Rp pour un US$. La confiance semble donc bel et bien revenue et le régime, né dans la violence extrême, assoit sa légitimité politique sur ces premiers succès économiques.

La réorganisation de la vie politique et l’annexion de Timor Oriental

18En parallèle, Suharto élabore un système politique machiavélique mais subtil qui va lui permettre de diriger le pays à sa guise, tout en offrant l’apparence d’une démocratie parlementaire élective. Il finit de purger l’armée et l’administration des éléments considérés comme ayant eu des sympathies communistes ou même nationalistes et jugés trop fidèles à Sukarno. Ensuite, il fait en effet adopter en 1969 une nouvelle loi électorale par ce qui reste de la précédente Assemblée consultative provisoire du peuple (MPRS). Cette loi fixe le nombre de représentants du nouveau parlement, le DPR (Dewan Perwakilan Rakjat ou Conseil des représentants du peuple), à 460 membres : 360 d’entre eux élus lors des élections législatives prévues chaque cinq ans et 100 nommés par le gouvernement, dont 75 pour l’armée et 25 pour l’administration. Viennent s’ajouter à ceux-là 460 autres représentants (dont 207 militaires et fonctionnaires nommés par le président, 131 élus par les parlements régionaux, 112 désignés par les principaux partis politiques et 10 par les plus petites formations) pour former une sorte de congrès faîtier de 920 membres, le MPR (Majelis Perwakilan Rakjat ou Assemblée consultative du peuple), qui est chargé d’élire le président selon le même rythme quinquennal. Au bout du compte le gouvernement désigne donc directement 22% des sièges du DPR et 33% de ceux du MPR, suffisamment pour bloquer tout amendement constitutionnel ou contestation de son pouvoir. De plus, il annonce en 1970 que tous les employés gouvernementaux doivent respecter une loyauté totale à son égard et il les oblige à devenir membre du GOLKAR, une structure établie en 1964 par l’armée (Sekber Golkar ou Secrétariat conjoint des groupes fonctionnels) pour coordonner les relations entre les institutions militaires et civiles, qui va devenir une puissante organisation de masse et dominer toute la vie politique de l’Ordre nouveau jusqu’à sa chute¹⁷.

19Lors des élections législatives de juillet 197118, le GOLKAR est opposé aux neuf autres partis politiques ayant survécu aux événements de 1965-66, le PKI ayant été éliminé et banni. Il s’agit là seulement de la deuxième consultation de ce type à être organisée dans le pays depuis celle de 1955. Les résultats des élections sont conformes aux objectifs visés puisque le GOLKAR remporte 62,8% des suffrages lui permettant d’obtenir 236 des 360 sièges électifs du DPR, contre 18,7% au NU (Nahdatul Ulama), le vieux parti des musulmans traditionnalistes, seulement 6,9% au PNI, le parti nationaliste épuré fondé par Sukarno, 5,4% au PARMUSI, la nouvelle organisation autorisée pour représenter les musulmans modernistes, et une poussière de voix aux autres formations mineures¹⁹. Sur cette base, le MPR se réunit en mars 1973 pour réélire Suharto à la présidence du pays pour un deuxième mandat quinquennal, cinq ans exactement après l’avoir porté à cette fonction en mars 1968, respect des formes oblige. Il en profite pour repourvoir le poste de vice-président qu’occupait Mohammad Hatta du temps de Sukarno, en le confiant au sultan Hamengkubuwono IX, homme très proche de Suharto et respecté de lui, ainsi que de la plupart des Indonésiens. Malgré ce succès écrasant, l’Ordre nouveau ira alors encore un pas plus loin dans la réorganisation autoritaire de la vie politique du pays en obligeant aussi tous les partis existants à se regrouper, dès 1973, en deux grandes coalitions hétéroclites pour faire face au GOLKAR à l’avenir : le PPP (Partai Persatuan Pembangunan ou Parti uni du développement), réunissant les frères ennemis du NU et du PARMUSI avec les autres petites organisations d’obédience islamique, et le PDI (Partai Demokrasi Indonesia ou Parti démocratique indonésien), mettant dans le même sac tous les autres, à commencer par le PNI et les deux formations représentant les protestants et les catholiques²⁰. Cette version améliorée et nettement plus efficace de la Démocratie dirigée  inventée par Sukarno va permettre à Suharto de régner sur le pays jusqu’en 1998.

20À ce stade, il n’est pas inutile de rappeler que la mise en œuvre du nouveau système politique national élaboré par l’Ordre nouveau s’accompagne du fait que l’Indonésie rentre dans le rang au plan international. Après avoir officiellement décrété la fin de la politique de Konfrontasi avec la Malaisie, elle reprend en 1966 sa place au sein de l’ONU et réintègre le FMI et le groupe de la Banque mondiale. Puis elle se joint en 1967 à ses quatre plus proches voisins d’Asie du Sud-Est, Singapour, la Malaisie, la Thaïlande et les Philippines, pour former l’ASEAN. C’est une organisation régionale essentiellement soudée par l’anticommuniste de ses membres et soutenue par les États-Unis, qui veulent constituer un front uni face au Vietnam, où ils sont en train de s’embourber dans une guerre atroce qui ne prendra fin qu’en 1975 avec leur défaite. Fort de sa place retrouvée au sein du bloc occidental et de la complaisance envers elle de ce dernier, trop heureux de cette aubaine inespérée, l’Indonésie en profite pour organiser en 1969 le référendum d’autodétermination prévu dans les accords de 1962 afin de décider du statut et du sort de l’Irian. La mascarade électorale organisée pour consulter la population locale, passée à la postérité sous le nom plus qu’abusif de « act of free choice », voit l’Ordre nouveau réunir environ un millier de chefs traditionnels papous des différentes régions de cette province immense, dûment cornaqués et probablement soudoyés, qui décident, sans surprise, de rejoindre le giron indonésien, plutôt que de proclamer l’indépendance de leur pays. La Papouasie hollandaise devient alors la 26^e province indonésienne sous le nom d’Irian Barat²¹. Mais ce déni de démocratie suscitera l’émergence de l’OPM (Operasi Papua Merdeka ou Organisation de la Papua libre), un mouvement indépendantiste qui va entretenir une résistance armée de faible intensité n’ayant guère de chance de succès du fait de son isolement et de la puissance de l’adversaire, mais qui va empoisonner la vie du pays jusqu’à ce jour²².

21Sur le plan social, la situation reste difficile. Le recensement décennal de la population organisé en 1971 donne une population nationale de 119,2 millions d’habitants, soit 22 millions de plus qu’en 1961²³. Cela représente un taux de croissance annuel relativement modéré de 2,1%, résultant probablement des difficultés économiques qu’a traversé le pays depuis dix ans et surtout des massacres de 1965-66, que certains vont jusqu’à chiffrer à près d’un million. Le principal problème démographique du pays reste que sa population continue à être concentrée à près de 64% sur Java, qui compte plus de 76 millions d’habitants en 1971, 13 millions de plus qu’en 1961. Comme c’est surtout Java qui a souffert des épreuves évoquées plus haut, cela correspond sans surprise à un taux annuel d’accroissement encore plus bas de 1,9%. Par ailleurs, cela signifie aussi que la densité moyenne de population atteint déjà 575 habitants au kilomètre carré sur l’île centrale. Face à cela, le gouvernement organise la transmigration (transmigrasi) vers Sumatra ou Kalimantan, qui s’avère jusque-là peu efficace et devient de plus en plus coûteuse et contre-productive. De plus, le gouvernement de l’Ordre nouveau met en place, dès 1971, les bases d’une politique de planning familial, devenue célèbre dans tout le pays sous le nom KB (Keluarga Berencana), qui est appliquée et développée de manière efficace à partir de 1974. Cette politique s’avère beaucoup moins coercitive que les mesures adoptées à Singapour et en Chine (dans des registres et selon des modalités toutefois bien différents) ou que les décisions prises en Inde, sous Rajiv Gandhi, comprenant la pratique des stérilisations forcées. Elle encourage les Indonésiens à limiter la taille de leur famille à deux enfants²⁴, en mettant à leur disposition l’éventail des moyens contraceptifs disponibles²⁵. Le KB va rencontrer un assez beau succès.

22Le premier REPELITA, qui s’achève en 1974, montre des résultats très encourageants. La croissance économique est repartie de manière soutenue et enregistre une moyenne annuelle d’environ 8% sur la durée du plan. Elle est stimulée par les investissements et par un début de hausse du niveau de vie et de la consommation. L’objectif central d’autosuffisance rizicole constitue la priorité du plan quinquennal, or il est sur le bon chemin. Si la production stagne de 1970 à 1972, - du fait des difficultés de mise en œuvre du programme BIMAS-INMAS et des mauvaises conditions atmosphériques -, elle décolle ensuite pour atteindre 15,3 millions de tonnes (mt) en 1974. Il s’agit d’une hausse de près de 25% et de 3 mt de plus par rapport à la production de l’année 1969. Il faut dire que le gouvernement a bénéficié vers la fin du REPELITA 1 d’un coup de pouce inespéré avec la première étape du double boom pétrolier des années 70, qui voit le prix du baril plus que quadrupler en passant de moins de 3 US$ en avril 1973 à 12,60 US$ en juillet 74, suite à la guerre entre Israël et les pays arabes d’octobre 1973. A cette période éclate la première grosse affaire de corruption d’un Ordre nouveau, qui va en connaître bien d’autres, avec la faillite de PERTAMINA, la compagnie pétrolière nationale dirigée par le flamboyant Ibnu Sutowo. Véritable empire ayant très peu de compte à rendre au gouvernement, cette énorme entreprise est assise sur une montagne de dette, une gestion chaotique et une corruption effrénée. Elle s’avère incapable de faire face à ses obligations et sera finalement placée en 1975 sous la tutelle de l’État, qui devra couvrir sa dette estimée de plus de 10 milliards de dollars.

23Quoi qu’il en soit, la manne pétrolière donne au gouvernement les moyens d’investir encore plus massivement dans la poursuite de ses objectifs prioritaires, notamment dans la réhabilitation et l’extension des infrastructures d’irrigation et du réseau des routes villageoises, qui sont indispensables pour atteindre l’autosuffisance rizicole et stimuler le développement rural. Il faut saluer à ce niveau la décision intelligente de Suharto et des économistes auxquels il a confié la politique de développement national consistant à investir en priorité leurs pétrodollars dans l’agriculture, le secteur primaire et le monde rural, dont et où vit la vaste majorité de la population. En ne commençant pas par une stratégie d’industrialisation coûteuse et risquée, l’Indonésie s’est distinguée d’autres pays producteurs de pétrole placés à la même époque dans une situation comparable, comme l’Algérie, le Nigeria et le Mexique. Le fait que Suharto soit le fils d’une petite famille de paysans javanais et qu’il reste très attaché à ses origines rurales n’y est évidemment pas étranger. Sur cette base encourageante, le REPELITA 2 (1974-79) est lancé et a pour principal objectif de consolider les acquis du premier avec nettement plus de moyens à disposition.

24En revanche, sur le plan politique, les premières difficultés apparaissent. Elles résultent d’une combinaison de facteurs relevant à la fois de l’opposition qui commence à se manifester face à la politique gouvernementale, notamment dans les cercles islamiques modernistes, et des divisions internes qui émergent entre des factions rivales de l’Ordre nouveau. Dans les deux cas, au cœur du problème, se trouvent la corruption croissante du régime et l’enrichissement éhonté de ses principaux dignitaires et de leurs partenaires financiers, appartenant pour la plupart à la minorité sino-indonésienne, qui commencent à constituer ensemble une véritable oligarchie²⁶. La principale offensive envers cette dernière provient des milieux islamiques modernistes, volontiers puritains, qui sont scandalisés de voir la corruption s’étaler au grand jour. La contestation prend une tournure religieuse. Des étudiants islamiques tirent en effet avantage d’un projet de loi très controversé, visant à autoriser les mariages inter-confessionnels, pour contester le gouvernement et le faire reculer sur cette question en septembre 1973. Ce projet de loi est soutenu par Ali Murtopo, l’un des trois membres du trio des conseillers spéciaux de Suharto, considéré comme le principal partisan au sein du régime d’une politique anti-islamique du fait de sa proximité avec les milieux catholiques. Par ailleurs, de nombreuses voix commencent aussi à critiquer la politique économique du gouvernement faisant appel massivement aux capitaux étrangers, notamment à ceux du Japon, qui est son premier créancier. De plus, la moitié des exportations de l’Indonésie est absorbée par l’économie nippone et, dans l’autre sens, le quart des importations en Indonésie vient du pays du Soleil levant. Le feu des critiques est concentré à ce niveau sur Sudjono Humardani, un autre membre du trio des conseillers en question, que beaucoup disent être aussi le guide mystique de Suharto, qui est l’un des principaux courtiers des intérêts japonais dans l’archipel.

25Pour ce qui est des dissensions internes au régime Ali Murtopo et Sudjono Humardani ont un ennemi commun en la personne du général Sumitro, pourtant chef du KOPKAMTIB et donc gardien de la sécurité nationale. Ce haut gradé se dit en effet ouvert au dialogue avec ceux critiquant la corruption du régime et la trop grande dépendance du pays envers les investissements étrangers. La crise qui couve, se manifestant notamment par une floraison de blagues anti-gouvernementales²⁷, éclate en janvier 1974 à l’occasion de la visite du premier ministre Tanaka à Jakarta. Lors de ce que le régime appellera l’affaire MALARI (MALApetaka JanuarRI ou Désastre de janvier), des émeutes éclatent dans la capitale qui voient de jeunes manifestants, venant des milieux universitaires et des quartiers défavorisés, piller et brûler bâtiments, boutiques et voitures affichant une identité japonaise. La répression violente de ces manifestations par les forces armées le 17 janvier, fait 11 morts et 200 blessés et se solde par des centaines d’arrestations, notamment dans les milieux islamiques modernistes. De plus, le général Sumitro est mis à l’écart car jugé trop conciliant. La leçon portera ses fruits et réduira au silence toute opposition ouverte au régime pendant plus de dix ans.

26Sur la scène régionale et internationale, la situation a aussi beaucoup changé depuis le début des années 1970. Le rapprochement entamé entre les États-Unis et la Chine, avec la visite de Richard Nixon à Pékin, en février 1972, avait déjà suscité quelques inquiétudes du côté de l’Indonésie et de ses voisins de l’ASEAN, résolument anticommunistes. Puis, les accords de Paris de janvier 1973, scellant le début du retrait américain au Vietnam, n’avaient fait qu’augmenter les craintes du côté de Jakarta, en dépit d’une aide militaire accrue de Washington. Enfin la débâcle américaine honteuse qui avait suivi deux ans plus tard, avec la prise de Phnom Penh par les Khmers Rouges et la chute de Saigon aux mains des Bo Doi du Vietnam du Nord en avril 1975, rendit l’avenir très incertain aux yeux de Suharto et de ses généraux.

27Néanmoins, cette première période ayant permis à l’Ordre nouveau de s’établir et de se consolider s’achève par un coup d’éclat et un succès d’envergure avec l’annexion de Timor Oriental en décembre 1975. Menée par les officiers progressistes, la « Révolution des œillets », a entraîné la chute de la dictature Salazar à Lisbonne en avril 1974. Très loin de Jakarta, ce bouleversement politique provoque un retrait désordonné et peu glorieux de toutes les colonies encore sous la coupe du Portugal. Cela s’applique non seulement aux grands pays africains comme l’Angola et le Mozambique, (qui vont hélas rentrer dans de longues phases de guerres civiles dévastatrices), mais aussi aux petites colonies portugaises Extrême-Orient, Macao et Timor Oriental. Pour des raisons complexes dont l’histoire a le secret, la partie orientale de l’île de Timor est en effet restée une possession portugaise depuis le 16^e siècle, alors que les Pays-Bas imposaient progressivement leur domination à tout l’archipel indonésien. Isolée à l’autre bout du monde et enclavée entre l’Indonésie et l’Australie, Timor Oriental a été particulièrement négligé par une métropole peu généreuse avec ses colonies du fait de sa propre pauvreté. Le départ précipité des Portugais y déclenche comme ailleurs une âpre lutte pour le pouvoir au sein de l’élite locale entre les trois partis politiques en présence qui avaient des idées bien différentes sur la manière de gérer la situation: indépendance immédiate pour le FRETILIN (Frente Revolucionaria Timor Leste Independente ou Front révolutionnaire du Timor de l’Est indépendant), le plus radical d’obédience marxiste ; transition graduelle pour l’UDT (Unita Democratica Timorense ou Union démocratique timoraise), représentant la bourgeoisie modérée ; réunification avec la partie occidentale de l’île et par conséquent incorporation dans l’Indonésie voisine pour le plus petit d’entre eux, l’APODETI (Associacao Popular Democratica Timorense ou Association populaire démocratique timoraise). Vers le milieu de l’année 1975, le FRETILIN est sur le point de l’emporter quand l’UDT tente de s’emparer du pouvoir par la force, ce qui déclenche une guerre civile dans laquelle il était évident que le premier, plus discipliné et mieux entraîné, allait avoir le dessus. Or, l’Ordre nouveau n’a aucunement l’intention de tolérer un micro-état aux sympathies marxistes à sa frontière orientale.

Photo 25 : Invasion des troupes indonésienne à Timor Oriental en décembre 1975

28L’armée indonésienne déclenche donc l’invasion de Timor Oriental le 7 décembre 1975, au lendemain de la visite officielle à Jakarta du président américain Gerald Ford et de son secrétaire d’État Henry Kissinger, qui ont à l’évidence donné leur feu vert à Suharto. L’intervention, mal préparée et mal exécutée par une armée indonésienne, qui n’a finalement comme seule compétence que le maintien de la sécurité et la répression internes, donne lieu à des exactions atroces et se solde par la mort de quelque 60 000 civils, soit 10% de la population timoraise. En Juillet 1976, la dernière colonie portugaise est formellement annexée par l’Indonésie, dont elle devient la 27^e province sous le nom de Timor Timur (qui sera vite abrégé en TimTim) ou Timor Est.

29En dehors du Portugal, peu de pays font entendre leur voix pour s’opposer à cet « anschluss » tropical. Tous les alliés occidentaux et bailleurs de fond de l’Ordre nouveau plaçent leurs intérêts politiques et économiques bien au-dessus de leur hypocrite défense des droits de l’homme, au nom de la « realpolitik ». Au premier rang d’entre-eux, l’Australie voisine est particulièrement peu enthousiaste à l’idée de voir un régime communiste s’établir à Dili, la capitale timoraise, située à une heure de vol de Darwin. Le FRETILIN se retirera dans les montagnes d’où, mené par ses leaders militaires Nicolau Lobato, puis Xañana Gusmao, il entretiendra une guérilla courageuse dont l’armée indonésienne, pourtant grosse de plus de 30 à 35 000 hommes au plus fort des combats, ne parviendra pas vraiment à venir à bout. De son côté, José Ramos-Horta, son infatigable ministre des affaires étrangères et futur Prix Nobel de la Paix, bataillera aux Nations unies et sur la scène internationale pour faire valoir les droits de son petit pays²⁸. Voulant imposer la paix par le développement économique, Jakarta engouffrera des fortunes dans sa nouvelle province, sans conquérir le cœur des Timorais. Pendant plus de 25 ans, Timor Est restera donc à la fois un boulet sur le plan domestique et une honte au niveau international pour l’Indonésie, qui continuera à y commettre de nombreuses atrocités, avant de finalement obtenir son indépendance en 2002 sous le nom de Timor Leste, après la chute de Suharto.