3.3. 1965–66 : énigme du G30S et prise du pouvoir par l’armée dans la terreur

Les événements confus du 30 septembre et du 1^er octobre 1965

1Alors que les manifestations prévues pour la journée de célébration annuelle des forces armées du 5 octobre approchent et qu’un certain nombre de bataillons des différentes divisions régionales sont venues à Jakarta pour l’occasion, la capitale est parcourue depuis des semaines de rumeurs de coup d’État préparé par un « conseil des généraux » anticommunistes. Le PKI est bien sûr très inquiet de cette possibilité et, n’ayant pas encore réussi à obtenir l’armement des ouvriers et des paysans pour participer officiellement aux combats de la Konfrontasi, il n’en a pas moins commencé à organiser la formation militaire des membres des jeunesses communistes à la base aérienne de Halim, siège de l’armée de l’air où plusieurs bataillons provinciaux sont stationnés. Plus tard, le bruit courra que des armes en provenance de Chine auraient été délivrées à la suite d’un voyage récent à Pékin du ministre des affaires étrangères Subandrio et du maréchal de l’air Omar Dani. De son côté, Sukarno n’a pas l’air d’être plus préoccupé que cela par cette lourde atmosphère et vaque à ses occupations de président. Il donne notamment un discours le 30 septembre lors duquel il a un léger malaise, ce qui ravive la crainte que sa maladie empire, mais après quelques minutes d’interruption, il revient devant l’assemblée et le termine. C’est cette nuit-là que le pire advient¹. Un détachement de sept camions chargés de soldats quitte la base de Halim et se rend au domicile des sept généraux les plus gradés de l’armée de terre soupçonnés de faire partie du complot ourdi. Leurs ordres sont apparemment de les enlever et de les ramener à Halim ou de les abattre en cas de résistance. Trois d’entre eux, les généraux Yani, Panjaitan et Hardjono sont tués à leur domicile, alors que trois autres, les généraux Parman, Supradjo et Sujoto sont ramenés à Halim où ils seront exécutés, après avoir été prétendument torturés et mutilés par des membres des Pemuda Rakjat, les jeunesses communistes, et surtout des Gerwani, le mouvement des femmes du PKI, selon la version gouvernementale officielle qui prévaut encore jusqu’à aujourd’hui. Le septième des généraux visés et le plus important d’entre eux, Nasution, échappe au massacre en sautant le mur de la maison voisine, résidence de l’ambassadeur d’Irak, mais il se brisera la cheville et restera caché dans le jardin jusqu’au petit matin. Son aide de camp, le capitaine Tendean, pris à sa place, aura moins de chance et sera tué dans l’échange de coups de feu, alors que sa fille, Annie, âgée de six ans, sera gravement blessée et décèdera quelques temps après. Les corps des six généraux et du capitaine seront ensuite jetés dans un puits désaffecté proche de Halim situé à un endroit appelé Lubang Buaya, « le trou aux crocodiles », où ils seront retrouvés trois jours plus tard.

2À 7h du matin le 1^er octobre, Radio Jakarta, aux mains des auteurs des enlèvements, annonça qu’un « Mouvement du 30 septembre » (Gerakan 30 September, qui allait passer à la postérité sous son acronyme de G30S), dirigé par un certain lieutenant-colonel Untung, l’un des officiers du régiment Tjakrabirawa assurant la garde présidentielle, avait agi de manière préventive pour empêcher un coup d’État contre le président que préparait un « conseil des généraux » pour le 5 octobre. Il était annoncé qu’un Conseil révolutionnaire allait être établi à Jakarta et dans les régions où des militaires s’étaient ralliés au G30S, notamment à Semarang, la capitale de Java Central, et à Jogjakarta. Contrairement à la vérité, il était aussi affirmé que le président était sous la protection du mouvement, alors que Sukarno était encore chez sa dernière femme, Dewi, où il avait passé la nuit et venait d’être informé des événements. Hésitant à aller au palais présidentiel, situé sur la place Merdeka, au centre-ville, du fait de la présence de troupes apparemment liées au mouvement en question mais dont il ignorait les intentions, il décida de se rendre directement à la base aérienne de Halim, où un avion l’attendait au cas où il faudrait qu’il parte se mettre à l’abri hors de Jakarta. Il y retrouva à 10h le maréchal de l’air Omar Dani, dont les sympathies ainsi que celle de l’aviation dans son ensemble semblaient aller au mouvement, ainsi que le brigadier-général Supardjo, qui s’y était rallié, en était apparemment devenu le porte-parole et avait vainement essayé de le joindre au palais présidentiel plus tôt le matin pour l’informer des événements et obtenir son soutien. En revanche, il n’y rencontra apparemment pas le colonel Abdul Latief, chef de la garnison de l’armée de terre à Jakarta, ni le major Soejono, chef de la garde de la base de Halim, les deux autres responsables militaires officiels du G30S avec le lieutenant-colonel Untung. Il ne vit pas non plus les deux civils membres de cette conjuration du nom de Sjam et Pono, des personnages au rôle énigmatique, cadres du PKI et chargés de son bureau spécial des activités de propagande et d’intelligence au sein de l’armée. Tous semblent bien avoir été présents sur la base, mais dans des lieux différents de celui où Sukarno rencontra Omar Dani et Supardjo. En dépit du fait que le secrétaire général du PKI Aidit ait été aussi sur place, dans un troisième endroit voisin avec certains de ses proches collaborateurs, Sukarno ne l’a pas rencontré non plus et n’était même probablement pas informé du fait qu’il était là. Il est maintenant aussi établi que Sukarno refusa de donner son soutien au mouvement qui avait débouché sur le lamentable massacre de pratiquement tout l’état-major de l’armée de terre et ordonna même à Supardjo de faire ce qu’il fallait pour arrêter les effusions de sang.

3Au même moment, le major-général Suharto, commandant de la réserve stratégique du KOSTRAD, le plus haut gradé de l’armée dont le nom ne faisait pas partie de la liste des officiers que les conjurés voulaient neutraliser, apprenait ce qu’il s’était passé, notamment que le général Nasution avait été blessé, et prenait les choses en main. Après avoir identifié que les troupes sous les ordres des responsables du G30S placées aux points stratégiques du centre-ville, appartenant pour l’essentiel aux bataillons 454 de la division Diponegoro de Java Central et 530 de la division Brawidjaja de Java Est, étaient en nombre limité et ne dépassaient guère plus de 1 000 soldats, il commença à négocier pour obtenir leur reddition. A 14h, Untung fit une seconde déclaration radiophonique dans laquelle il annonça « l’arrestation » des généraux enlevés dans la nuit et la composition d’un conseil révolutionnaire hétéroclite, dont la plupart des membres n’avaient pas été consultés et qui incluait notamment le vice-premier ministre Subandrio, mais sans pouvoir mentionner le fait qu’il avait l’aval de Sukarno. Ce dernier, ne semblant, il est vrai, apparemment pas avoir été dévasté par l’annonce de la mort des six généraux qui complotaient contre lui, se garda bien de donner son appui au mouvement, mais ne le condamna pas non plus fermement, disant que « ce genre d’événement arrivait dans les révolutions ». En fait, après avoir temporisé pour jauger la situation et voir comment elle évoluait en passant sa journée à conférer à Halim avec Supardjo et Omar Dani, il comprit vite que l’aventure était vouée à l’échec. Voyant que Suharto ne se plaçait pas sous les ordres du major-général Pranoto, l’un des assistants de Yani qui n’était pas non plus sur la liste des conjurés du G30S et qu’il avait nommé dès 13h30 en tant que commandant en chef pour le remplacer à la tête de l’armée de terre, il se rangea au conseil ferme qui lui était prodigué par celui qui semblait reprendre en main la situation de quitter la base de Halim. Il se rendit à sa résidence secondaire à Bogor où il arriva à 10h du soir. Dans l’intervalle, Suharto avait effectivement repris le contrôle du centre-ville sans tirer un coup de feu. Les principaux responsables militaires du G30S, comprenant que la situation tournait en leur défaveur et qu’un assaut était en préparation sur la base aérienne de Halim, où ils ne disposaient pas de plus d’un millier d’hommes supplémentaires, quittèrent tous les lieux les uns après les autres dans la nuit pour aller se cacher dans Jakarta ou se réfugier à Madiun et Jogjakarta, où Aidit fuit également pour organiser la résistance du PKI à Java Central. Le 2 octobre au matin, les troupes de Suharto reprirent sans combattre le contrôle de la base de Halim, ce dernier forçant Sukarno à le nommer immédiatement chef de l’armée de terre et à lui confier la restauration de l’ordre public. C’est aussi ce même jour que le quotidien communiste Harian Rakjat publia, à retardement, un éditorial suicidaire apportant son soutien au G30S présenté comme une affaire interne à l’armée et une action préventive et salutaire de jeunes officiers progressistes contre les généraux réactionnaires qui se préparaient à renverser Sukarno et à éliminer le PKI. Cela allait sceller l’arrêt de mort de ce dernier.

Photo 21 : Le major-général Suharto à Lubang Buaya le 1^er octobre 1965

4Au-delà du fait de comprendre ce qu’il s’est véritablement passé pendant ces 36 heures tragiques et opaques qui ont fait basculer le pays dans l’horreur, deux séries de questions majeures se posent. La première concerne le PKI : a-t-il organisé le G30S et sinon, jusqu’à quel niveau y a-t-il été impliqué, de son plein gré ou à son insu? La seconde porte sur le rôle de Sukarno : savait-il ce qui se préparait et sinon, jusqu’à quel point s’y est-il impliqué ou compromis ? Des dizaines de livres, des centaines d’articles et des milliers de pages ont été écrites pour apporter des éclairages sur ces questions. Malgré cela, il n’y a toujours pas de réponses claires et nettes et, les protagonistes étant maintenant tous morts, il est hélas probable qu’il n’y en aura jamais. Pour ce qui est du rôle du PKI, quatre interprétations différentes du G30S s’opposent².

5La première est la version officielle de l’Ordre nouveau, celle qui prévaut toujours de nos jours dans les livres d’histoire indonésiens, selon laquelle le G30S est un coup d’État préparé et exécuté par le PKI en tant qu’institution politique pour se débarrasser de ses principaux ennemis au sein de l’armée, asseoir son pouvoir comme principal soutien de Sukarno et être en position de force au moment de sa disparition³. Mais si tel est le cas, comment expliquer que toute la chose ait été aussi mal organisée, avec aussi peu de moyens et que le sort du PKI ait été scellé aussi facilement ?

6La deuxième est celle présentée par les deux grands indonésianistes américains Benedict Anderson et Ruth McVey, dans le fameux « Cornell Paper » de 1966. Ils y défendent l’idée que le G30S fut un règlement de compte interne à l’armée dans lequel des jeunes officiers nationalistes et progressistes, certains proches du PKI, ont voulu se débarrasser d’une clique de généraux réactionnaires et corrompus qui se préparaient à renverser Sukarno et à se retourner contre son allié communiste⁴. Elle ne permet toutefois pas de comprendre pourquoi le PKI est si proche du lieu de l’action, comment il se laisse impliquer dans une aventure aussi désastreuse et se compromet dans le soutien tardif qu’il lui accorde.

7La troisième interprétation est celle développée par le professeur W.F. Wertheim, grand historien et sociologue hollandais spécialiste de l’Indonésie aux idées progressistes connues. Il soutient que le G30S a été entièrement pensé et manipulé de main de maître par Suharto et quelques officiers anticommunistes qui voulaient se débarrasser de Sukarno, éliminer le PKI, éloigner l’Indonésie du camp socialiste et la ramener dans le giron occidental. Il l’aurait fait en utilisant un certain nombre d’agents doubles, au tout premier chef le mystérieux Sjam⁵. En contact avec ce dernier, Suharto aurait éventuellement encouragé le PKI à intervenir pour empêcher le coup d’État que préparait le Conseil des généraux, éliminer Nasution, Yani et la plupart des officiers qui étaient au-dessus de lui, et avoir les mains libres pour prendre le pouvoir. Au minimum, il aurait été mis au courant par les responsables du G30S et les aurait laissé faire, avant de se retourner contre eux. Mais elle implique quand même un niveau de duplicité extraordinaire de la part Suharto et une naïveté inimaginable du côté du PKI.

8La quatrième interprétation majeure est celle du politologue australien Harold Crouch⁶, sorte de synthèse entre deux des trois précédentes, qui soutient que le G30S a principalement été une affaire interne à l’armée, mais que le PKI y a été fortement impliqué en tentant de manipuler les événements à son avantage. Cela dit, comme les autres, elle ne permet pas non plus de comprendre toute l’énigme.

9Dans son ouvrage de synthèse beaucoup plus récent sur la question, John Roosa (2006) a repris entièrement l’enquête pour démêler les fils de l’énigme du G30S qu’il qualifie de « cube de Rubik ». Il y montre que dans la dangereuse triangulation du pouvoir caractérisant le Démocratie dirigée  en 1965, les deux protagonistes rivaux qui encadraient Sukarno, garant de l’équilibre des forces antagonistes en présence, étaient confrontés à un dilemme cornélien. Fallait-il agir préventivement pour prendre les choses en main, ou laisser l’adversaire prendre l’initiative pour se retourner contre lui ? De son côté, le PKI était convaincu que les généraux conservateurs de l’armée de terre et leurs alliés de certains partis politiques préparaient une action pour neutraliser Sukarno et lancer l’offensive contre ses membres et sympathisants. Le choix était d’attendre qu’ils le fassent et de mobiliser les masses populaires contre les renégats, forts de l’appui du président et des éléments progressistes des forces armées, mais avec les risques d’échec que cela impliquait, compte tenu du fait que la tentative d’armer une milice populaire avait échoué, ou de prendre les devants en les neutralisant. Pour leur part, les généraux hésitaient entre le fait de passer à l’action ou d’attendre que le PKI fasse une fausse manœuvre pour lui tomber dessus. Bref, comme dans le jeu enfantin bien connu, les deux ennemis se tenaient par la barbichette et attendaient que le premier bouge pour lui asséner une tapette, en l’occurrence le coup de grâce. Selon Roosa, c’est bien le PKI qui aurait décidé de passer à l’action, non pas en tant que parti politique ayant opté de manière concertée pour cette stratégie, comme le prétendra la version officielle de l’Ordre nouveau qui va émerger du chaos, mais à la suite de l’initiative personnelle de son secrétaire général Aidit et de quelques-uns de ses fidèles collaborateurs comme Sjam, qui est pour lui l’acteur clef du mouvement. Contrairement à ce que proposent Anderson et Mc Vey ainsi que Crouch, le G30S n’aurait donc pas été un règlement de comptes entre militaires de différentes sensibilités dans lequel le PKI se serait imprudemment compromis ou dont il aurait volontairement tenté de tirer profit. Ce serait bien une action délibérée pensée par Aidit et exécutée par l’intermédiaire de Sjam et Pono, qui ont été les éléments moteurs du groupe des cinq responsables directs du G30S, et non pas les trois officiers de l’armée Untung, Latief et Soejono, obéissant à leurs ordres. Enfin, l’auteur conteste l’idée avancée par Wertheim selon laquelle Sjam aurait été un agent infiltré par l’armée au sein du PKI afin de le pousser à la faute et soutient qu’il aurait en fait été le fidèle inspirateur et exécutant de la stratégie pensée par Aidit. Le projet initial n’était certainement pas de massacrer les généraux, mais de les enlever, de les neutraliser et de présenter à Sukarno les preuves de leur traîtrise pour obtenir, avec l’appui des masses populaires, son soutien et celui du reste des forces armées qui lui demeuraient fidèles. Toutefois, mal préparée et exécutée, l’aventure a tourné au fiasco et à la débâcle. Cela montre combien le PKI était vulnérable malgré sa force apparente.

10La troisième erreur historique du PKI, après celles de 1927 et de 1948, sera aussi la dernière puisque le Parti communiste va être éliminé en 1966 de la scène politique indonésienne et n’y a toujours pas fait sa réapparition, à ce jour. Quant à Sukarno, il est à peu près certain qu’il n’a pas été mêlé à la préparation du G30S, qu’il ne lui a pas apporté son soutien, mais que refusant de condamner le rôle de son allié politique du PKI à titre institutionnel et s’élevant contre la chasse aux sorcières qui s’organise dans le pays, il va bientôt être accusé de connivence et de complicité. L’énigme reste cependant entière sur le rôle ambigu de Suharto qui, connaissant bien certains des officiers progressistes impliqués dans le mouvement et, sans jouer nécessairement les aiguillons pour les pousser à agir, a pu être informé par ses propres services de renseignements, dirigés par son âme damnée Ali Murtopo, de ce qui se tramait et laisser faire, en se préparant à intervenir pour retourner la situation et prendre les choses en main. Malgré les efforts louables de Roosa pour reconsidérer scrupuleusement les faits et traquer les acteurs du G30S pour tenter de résoudre l’énigme du « cube de Rubik » qu’il représente, beaucoup d’éléments sont donc encore énigmatiques et le resteront⁷.

L’écrasement du Parti communiste et les massacres de fin 65-début 66

11Quoiqu’il en soit, les événements tragiques de la nuit du 30 septembre et de la journée du 1^er octobre 1965 vont déclencher une répression épouvantable envers le PKI. Ses membres et sympathisants vont être massacrés dans les villes et les campagnes, principalement à Java et Bali, mais aussi à Sumatra et ailleurs, dans une sorte de furie meurtrière collective où certains observateurs ont cru, à tort, voir s’exprimer un amok à grande échelle, déterminé par une forme de violence aveugle propre à la culture malaise. En fait, la destruction totale et systématique du PKI a été ordonnée par Suharto en personne et fidèlement exécutée par un certain nombre de ses officiers supérieurs, dépêchés sur le terrain pour inciter et encourager la population à massacrer tous les communistes, en armant les gens, en les encadrant dans l’action et en supervisant la manœuvre. Dans les quelques mois de la fin 1965 et de début 1966, des centaines de milliers d’Indonésiens vont ainsi perdre la vie. D’autres dizaines de milliers seront arrêtées et emprisonnées puis déportées pour des années sur la sinistre île de Buru, dans l’archipel des Maluku. Certains des auteurs ayant travaillé sur les massacres à grande échelle dans l’histoire estiment que l’on peut parler en l’occurrence d’un génocide. Pourtant, comme on l’a déjà évoqué, l’humanité ayant fait pire depuis, notamment au Cambodge et au Rwanda, les massacres de 1965-66 en Indonésie ont presque été oubliés. Cela a été d’autant plus facile que le régime de l’Ordre nouveau qui va émerger sous l’égide de Suharto, après avoir sciemment organisé l’holocauste, fera tout ce qu’il peut pour en effacer les traces et l’existence. Il s’agit pourtant là de l’un des pires massacres de la seconde partie d’un 20^e siècle riche en événements sinistres de cette nature.

12Encore aujourd’hui, il est difficile de dire combien d’Indonésiens ont perdu la vie à cette sombre époque. Le chiffre généralement retenu par la plupart de ceux qui ont essayé d’établir par diverses méthodes un bilan approximatif tourne autour 500 000 victimes, mais certains pensent qu’il peut avoir atteint le million⁸. Ces dernières ont principalement été les cadres ou les membres actifs du PKI, mais aussi les simples sympathisants ainsi que de nombreux nationalistes progressistes partisans de Sukarno. Toutefois, des personnes qui n’avaient rien à voir avec la politique mais avaient le malheur d’avoir eu un différend avec leurs voisins ou suscité leur envie furent aussi massacrées. La vaste majorité des gens tués le furent dans les campagnes de Java Central ou Est et à Bali, ainsi que dans les zones de plantations de Sumatra où le PKI était bien implanté, loin des villes et des témoins gênants. À Java, ce sont surtout les organisations de jeunesses des partis politiques d’obédience islamique, comme Ansor dépendant du NU, qui firent la sale besogne. À Bali, île hindouiste où il y avait très peu de musulmans, ce furent les milices organisées par les propriétaires terriens de haute caste, en général membres du PNI, qui s’en chargèrent. À Sumatra Nord, beaucoup de chrétiens y participèrent aussi. Car si de nombreuses victimes firent les frais des conflits qui avaient déjà ensanglanté les campagnes depuis 1963 du fait des actions de saisies unilatérales de terres lancées par le PKI, l’élément religieux a aussi joué un rôle déterminant. Ne pas avoir de religion reconnue fut assimilé au fait d’être athée et donc, communiste. En novembre 1965, la Muhammadiyah proclama même que l’extermination du PKI relevait du jihad, de la guerre sainte, que combattre les communistes était un devoir pour tout musulman et que mourir en les combattant était un passeport pour le paradis. En fait, de nombreux musulmans nominaux abangan des villages de Java, souvent ouvriers agricoles sans-terre, furent ainsi massacrés par leurs voisins santri pratiquant un islam rigoureux, en général propriétaires terriens prospères.

Photo 22 : Arrestations de personnes présumées membres du PKI en octobre 1965

13Mais on sait aussi que des commandos militaires aux ordres d’officiers supérieurs anticommunistes, comme le lieutenant-colonel Sarwo Edhie ou le brigadier-général Kemal Idris⁹, ont été actifs sur le terrain dès début octobre de cette année-là pour attiser la haine, organiser la répression, la chasse aux sorcières et le massacre. La propagande de l’armée, véhiculée par une presse aux ordres du nouveau pouvoir, fit également beaucoup pour susciter la fureur meurtrière envers le PKI, notamment en donnant les détails les plus horribles sur le massacre des généraux dans la nuit du 30 septembre et en répétant à l’envi les informations fallacieuses sur le fait qu’ils avaient été torturés et mutilés par des membres de l’organisation des femmes du PKI, le Gerwani, devenues des furies avides de sang et de sexe. Toutefois, dans les faits, la vaste majorité des gens ne furent pas exécutés par des soldats mais par leurs voisins proches. Ils furent immolés comme dans une boucherie sanglante, avec des instruments simples, des couteaux, des machettes et des bâtons, très peu d’armes à feu. Dans des régions de Java où le PKI était très puissant, des hameaux entiers furent exterminés, hommes, femmes, enfants et même animaux domestiques compris. À Klaten et Boyolali, les deux districts situés entre Jogjakarta et Solo les plus peuplés de l’île, où la majorité des gens étaient de pauvres ouvriers agricoles, la rivière gorgée de cadavres fut rouge de sang pendant des semaines. On assista d’ailleurs à cette époque à des conversions massives au christianisme dans certains villages abangan, pour se placer sous la protection d’une religion reconnue et échapper à la fureur des milices islamiques¹⁰. Cette effroyable hécatombe fut de courte durée. Elle cessa au bout de six mois, aussi subitement qu’elle avait éclaté et avait largement prit fin en mars 1966¹¹.

14Dans cet épisode parmi les plus terribles de l’histoire de l’Indonésie¹², on a sciemment et cyniquement dressé une partie de la population contre l’autre, n’hésitant pas à menacer de mort ceux qui refusaient de tuer, afin que le crime collectif soit partagé par une grande quantité de gens et devienne de ce fait même quasi anonyme. Cinquante-cinq ans après, l’impunité est restée entière pour ces crimes massifs. Les gouvernements indonésiens successifs n’ont toujours pas mis sur pied une commission « Vérité et réconciliation » du type de celle organisée en Afrique du Sud ou dans certains pays d’Amérique latine ayant souffert des dictatures militaires, afin de permettre aux parents et descendants des victimes de faire leur deuil et au pays de tourner la page¹³. Il continue donc à vivre dans l’amnésie de cette tâche indélébile. Cela constitue un handicap non négligeable pour toute consolidation démocratique¹⁴.

La mise à l’écart de Sukarno et la transmission du pouvoir à Suharto

15Revenons pour conclure ce chapitre sur la présidence de Sukarno aux six derniers mois qui vont marquer la fin de la Démocratie dirigée  et le début de la dictature militaire. Pendant que la terreur se répand dans les campagnes de Java et Bali, les événements politiques se précipitent à Jakarta. Le 3 octobre 1965, les corps des généraux assassinés sont découverts à Lubang Buaya. Le pays leur organise des obsèques nationales de héros le 5 octobre, jour des forces armées, qui deviendra aussi désormais celui de la lutte sacrée contre le communisme. Car le PKI est dénoncé pour être entièrement responsable du G30S, rebaptisé GESTAPU (GErakan September TigAPUluh ou Mouvement du 30 septembre) dans la propagande que l’armée développe à son égard pour l’assimiler à la Gestapo allemande, en perpétuant notamment les accusations fallacieuses sur les tortures et mutilations infligées aux nouveaux héros nationaux. Ayant été chargé par Sukarno de rétablir l’ordre, Suharto institutionnalise la fonction en créant le KOPKAMTIB (Komando Operasi Pemulihan KeAManan dan KeterTIBan ou Commandement opérationnel pour la restauration de la sécurité et de l’ordre), un sigle menaçant qui va terroriser les Indonésiens pendant plus de vingt ans. L’armée organise aussi dès fin octobre la formation des associations d’étudiants KAMI et d’écoliers KAPPI, pour la plupart issus des milieux musulmans et chrétiens, dont les manifestations massives contre le PKI et bientôt contre Sukarno vont désormais rythmer pendant des mois la vie de Jakarta15. La capitale ne sera pas gagnée par les massacres. Ils s’intensifient cependant dans les campagnes et n’épargnent même pas les plus hauts cadres du PKI, puisque Aidit sera froidement exécuté sur son lieu d’arrestation le 22 novembre. Plus de 10 000 de ses membres et sympathisants vont être arrêtés, parmi eux Pramoedya Ananta Toer, le plus grand écrivain du pays¹⁶. Certains d’entre eux seront rapidement jugés par les cours militaires spéciales mises en place dès décembre et systématiquement condamnés à mort, comme Untung, qui sera exécuté le 7 mars suivant. Cependant, la plupart seront incarcérés sans jugement et formeront l’immense foule des prisonniers politiques indonésiens, les tristement célèbres TAPOL (TAhanan POLitik), dont le nombre dépassera encore les 100 000 dix ans plus tard. Beaucoup seront exilés dans les sinistres camps de concentration de Buru dont ils ne sortiront qu’au bout de quinze ans comme Pramoedya, libéré en 1979 seulement. Un petit nombre des personnes jugées principalement responsables du G30S pourriront même en prison plus longtemps, avant d’être exécutés tardivement comme Sjam, arrêté en mars 1967, condamné à mort en 1968 et fusillé en septembre 1986, ou Subandrio et Omar Dhani, qui échapperont à la mort mais resteront en prison presque trente ans, de 1966 à 1995.

16Devant la dégradation de la situation, Sukarno essaye de garder les commandes et de calmer le jeu. Il condamne avec force les massacres atroces perpétrés sans même donner une sépulture décente aux victimes et les arrestations arbitraires, mais n’est plus écouté. En novembre, il prend encore la défense du PKI en soulignant le rôle majeur qu’il joue pour la poursuite de la révolution indonésienne. Ce dernier étant en voie d’extermination, cela montre combien il a perdu le sens des réalités. Sans faire de bruit, Suharto pousse quant à lui ses pions et affirme sa mainmise sur le pouvoir. Il le fait d’abord au sein de l’armée, où il supplante insidieusement son supérieur hiérarchique Nasution dans le couple militaire ayant pris en main la répression contre les communistes et que le PKI désigne sous l’acronyme de NATO (NAsution-SuharTO) pour dénoncer leur connivence avec le bloc occidental et le soutien qu’il en reçoivent. Les États-Unis et leur allié britannique jouent sans doute un rôle non négligeable en coulisses pour soutenir la prise du pouvoir par les militaires de droite. Ils les encouragent à éliminer le PKI et à se débarrasser de Sukarno. Leur soulagement et leur satisfaction devant la tournure des événements sont particulièrement odieux, puisqu’ils vont même jusqu’à se féliciter de l’hécatombe qui se déroule sous leurs yeux. Toutefois, c’est surtout dans la manière de mettre progressivement Sukarno sur la touche que Suharto démontre tout son art. Le président et grand leader de la révolution a totalement sous-estimé les capacités d’un officier supérieur discret et effacé dans lequel il semble avoir eu confiance, mais avec lequel il n’avait guère d’atomes crochus. Il est vrai qu’on peut difficilement imaginer deux personnalités aussi différentes. Suharto est un homme secret et introverti, fils d’un petit paysan des environs de Jogjakarta, ayant arrêté l’école au niveau du secondaire inférieur avant de s’engager dans les rangs de la milice PETA mise en place par les Japonais et rejoindre les rangs de l’armée républicaine pendant la révolution. C’est aussi un abangan javanais typique, adepte d’un islam syncrétique et des pratiques mystiques du kebatinan, fidèle sujet d’un sultan qu’il admire. Sa personnalité est donc aux antipodes de Sukarno : d’apparence terne et modeste, c’est un piètre orateur, ayant très peu lu et été exposé aux idées universelles ou au cosmopolitisme de la capitale. Il ne parle ni ne comprend aucune langue étrangère¹⁷. Et c’est pourtant lui qui va prendre le dessus, s’emparer sans coup férir du pouvoir et le garder pendant trente-deux ans !

17Dans un premier temps, il est possible qu’il ait d’abord songé pouvoir seulement réorienter la Démocratie dirigée , sans se débarrasser de Sukarno. Mais ce dernier ne semble pas vouloir reconnaître la situation nouvelle, ni abandonner la poursuite de ses chimères. Il appelle même en janvier 1966 la nation à se réunir derrière lui pour poursuivre les conquêtes de la « grande révolution indonésienne ». Le machiavélique Suharto va alors s’employer avec un sens politique remarquable et une implacable détermination à discréditer Sukarno et à le dépouiller de son pouvoir. Ce sont les cours militaires spéciales fonctionnant à plein régime qui vont commencer à jeter l’opprobre sur ce dernier en insinuant qu’il a été complice du G30S/GESTAPU. Subtilement manipulées et bien encadrées, les manifestations étudiantes vont dès lors s’emparer de ce mot d’ordre pour exiger que le président rende des comptes. Ce dernier lutte encore et essaye de sauver ce qui peut l’être, en remaniant en février son cabinet, dans lequel Nasution perd le ministère de la défense mais qui inclus toujours Subandrio et Omar Dhani, dont l’armée ne veut plus à aucun prix. Les manifestations de rue contre le PKI et l’implication du président dans le G30S/GESTAPU - ainsi que pour exiger l’adoption de réformes immédiates permettant d’enrayer la dégringolade d’une situation économique de plus en plus catastrophique, - redoublent d’intensité. Elles débouchent sur des violences avec les partisans de Sukarno qui sont bien utiles à Suharto pour intensifier la répression anticommuniste. L’ordre donné par Sukarno d’interdire l’association estudiantine KAMI et de fermer l’Université d’Indonésie est souverainement ignoré, avec l’assentiment de l’armée. Se sentant assez fort, Suharto passe alors à l’offensive en présentant le 5 mars à Sukarno une liste des ministres à évincer de son gouvernement, dont Subandrio et Omar Dhani, ce que ce dernier rejette. Le conflit est désormais ouvert et le dénouement, proche.

18Il aura lieu le 11 mars 1966. Ce matin-là, des manifestations monstres se déroulent autour du palais présidentiel où se tient la réunion ministérielle. Elles provoquent l’intervention des commandos parachutistes de l’omniprésent colonel Sarwo Edhie, dont la vindicte n’est pas apaisée. Prenant peur, Sukarno fuit en hélicoptère à Bogor avec Subandrio et Chaerul Saleh. Le soir même, trois généraux, qui occuperont plus tard d’importantes responsabilités, Basuki Rachmat, Mohammad Jusuf et Amir Machmud, l’y rejoignent et le persuadent de signer un Décret présidentiel donnant l’autorité entière à Suharto « pour prendre toutes les mesures nécessaires afin de garantir la sécurité, le calme et la stabilité du fonctionnement du gouvernement et du cours de la révolution » ainsi que de préserver la sécurité personnelle du président. Cet acte est passé à la postérité sous le nom de SUPERSEMAR (Surat PERintah SEbelas MARet pour Décret présidentiel du 11 mars). Il marque de fait la passation du pouvoir entre Sukarno et Suharto et peut difficilement être contesté. Il faisait en effet aussi référence à Semar, le clown aux apparences grotesques mais au pouvoir et à la popularité immenses, intervenant au milieu de toute représentation de wayang kulit pour faire bénéficier le peuple de sa grande sagesse. Comment résister à un décret portant le nom d’un demi-dieu naturel que le préfixe de « super » élève à une condition encore plus haute, quasi surnaturelle ?

Photo 23 : Transmission du pouvoir de Sukarno à Suharto en mars 1966

19Grâce à SUPERSEMAR, Suharto va avoir les mains libres pour asseoir définitivement son pouvoir. Il fera interdire dès le 12 mars le PKI et ses associations affiliées ou ce qu’il en reste. Il marginalisera progressivement Sukarno, qui mourra le 16 juin 1970 dans son palais résidentiel de Bogor où il était effectivement en résidence surveillée. Le nouvel homme fort du pays mettra un terme à la Démocratie dirigée , tout en conservant certains de ses aspects les plus coercitifs pour imposer un régime politique encore plus autoritaire. Né dans un bain de sang, ce qui allait bientôt être connu comme l’Ordre nouveau (Orde Baru ou ORBA), pour le distinguer de l’Ordre ancien (Orde Lama ou ORLA) de Sukarno, allait durer trente-deux ans. A sa tête, un quasi dictateur, Suharto, qui allait régner par la ruse, la force et la répression mais aussi, présider à un très impressionnant processus du développement économique et social.