3.2. 1959-1965 : dérives de la  Démocratie dirigée  et montée des antagonismes

1S’appuyant sur la Constitution de 1945 dans laquelle le Parlement n’a finalement que peu de pouvoir, la Démocratie dirigée¹ est de fait un régime présidentiel autoritaire dont Sukarno est la clef de voute. Comme les rajas ou les sultans javanais de la période précoloniale, il est au centre d’un système de pouvoir dont les autres acteurs de la scène politique doivent se rapprocher pour profiter de sa protection et de son rayonnement. Ce système constitue une synthèse éminemment syncrétique de l’histoire indonésienne car il n’emprunte pas seulement à la gloire des formations étatiques précoloniales, mais aussi à l’État bureaucratique (beamtenstaat) mis en place par le colonisateur Hollandais à partir de 1830 et au type de régime autoritaire et militariste pratiqué par les Japonais pendant leur brève occupation du pays lors de la Seconde Guerre mondiale2. La grande différence est que, contrairement à ces avatars antérieurs, Sukarno n’a pas vraiment de plan bien précis sur la direction à donner au pays à travers l’imposition de ce système, tant du point de vue politique que sur sur le plan économique, hormis son obsession de sauvegarder l’unité nationale et de parachever la révolution indonésienne, dont il estime être le seul garant. De plus, il est vaniteux, fantasque et autoritaire, n’écoute pas les avis dissidents et s’entoure de cliques et de coteries qui le flattent. En fait, il va naviguer à vue en tissant les alliances qui lui semblent nécessaires pour pousser ses pions et rester au pouvoir, jouant les principaux acteurs de la scène politique les uns contre les autres et polarisant progressivement une situation jusqu’à son point de rupture. Répétons-le, il a certainement cru pouvoir jouer le rôle subtil du dalang, le maitre de cérémonie du théâtre d’ombre (wayang kulit) javanais, qui connaît par cœur l’épopée, en déroule les péripéties tout au long de la représentation nocturne et en dénoue les intrigues jusqu’à l’épilogue final du petit matin, où le bien l’emporte toujours sur le mal. Mais il n’est pas resté maître du jeu. Le fil de l’histoire lui a échappé et elle va au contraire se terminer horriblement mal pour le pays, le faisant passer pour un apprenti sorcier irresponsable aux yeux de la postérité. Voyons comment les choses se sont déroulées aux différents niveaux habituels d’analyse, politique, économique et social.

Tensions politiques croissantes au plan national et sur la scène régionale

2Sur le premier plan, on va à la fois assister à une simplification de la vie politique du pays prenant la forme d’une triangulation à géométrie variable et à une dangereuse montée des tensions entre les trois seuls véritables acteurs restant en présence sur le devant de la scène : Sukarno, le PKI et l’armée. Pour ce qui est des partis politiques qui ont participé à la tentative de mise en place d’une démocratie parlementaire, ils sortent tous affaibli de l’échec enregistré. C’est bien sûr au premier chef le cas du MASJUMI et du PSI, qui ont été impliqués la rébellion du PRRI-PERMESTA contre le pouvoir central. Ils sont considérés comme traîtres à la cause nationale et vont simplement être interdits d’activité en août 1960. Cela aura pour principale conséquence de mettre durablement sur la touche la tendance réformiste et modérée de l’islam politique indonésien, celle qui était plutôt favorable à la démocratisation et à l’ouverture économique du pays, mais aussi de priver ce dernier de certains de ses meilleurs cerveaux. Le NU et le PNI ne sont guère mieux lotis. Le premier, portant les couleurs de l’islam traditionnaliste est frustré de n’avoir toujours pas pu faire adopter la « Charte de Jakarta » mais n’a guère d’autre choix au début que de soutenir Sukarno pour éviter d’être encore plus marginalisé. Le second, bien qu’il contribue principalement à la mise en place de l’appareil idéologique de la Démocratie dirigée  à travers certains de ses principaux porte-paroles comme Chairul Saleh et Roeslan Abulgani ou Subandrio, ministre des affaires étrangères, se retrouve aussi en perte de vitesse car Sukarno, qui en est pourtant son fondateur, se rapproche de plus en plus du PKI pour asseoir sa politique interne et extérieure.

3Le PKI est le seul parti politique qui ressort vainqueur de cet épisode de démocratie parlementaire avortée pendant lequel il n’a pas été associé au pouvoir. Après avoir passé plusieurs années à se remettre de sa seconde erreur historique commise à Madiun en 1948 et interprétée comme un coup de couteau dans le dos de la république, il avait dans l’intervalle redoré son blason en s’opposant sur le terrain à tous les mouvements de rébellion sécessionnistes des années 1950. Par ailleurs, la situation économique et sociale ne s’étant guère amélioré pour la majorité de la population, il était rapidement redevenu le porte-parole des plus défavorisés, en nombre croissant. Cela était clairement apparu lors des élections régionales de fin 1957, notamment à Java Central et Est, où il avait obtenu 34% des voix, contre 29% pour le NU, 26% pour le PNI et seulement 11% pour la MASJUMI3. Mais à partir de là, il va continuer à se renforcer, en jouant habilement la carte du soutien à la politique de Sukarno, qui souhaite le voir entrer au gouvernement, et en lui devenant indispensable. La radicalisation de la politique interne et extérieure poursuivie par le président va aussi grandement l’aider. Sur le plan interne, le PKI va s’employer à mobiliser l’immense masse des paysans sans terre pour l’application de la loi agraire, adoptée en 1960 mais restée dans un premier temps lettre morte, en lançant des « actions unilatérales » de saisie des terres dans les campagnes de Java, - où ses militants se heurtent violemment aux propriétaires terriens, pour la plupart proches des partis d’obédience islamique et surtout du NU, - et dans les plantations de Sumatra, - où ils font face aux officiers de l’armée qui en assurent la gestion. Sur le plan extérieur, il va être à l’avant-garde des grandes manifestations organisées d’abord pour récupérer l’Irian des mains des Hollandais, et bientôt, pour s’opposer, à travers la politique dite de Konfrontasi  lancée par Sukarno, à la création de la Fédération de Malaysia. Le PKI est donc le grand gagnant du moment parmi les acteurs institutionnels civils⁴.

4Le second vainqueur n’est pas un parti politique: il s’agit des forces armées. Affaiblie et divisée au début de l’indépendance, l’armée indonésienne va en effet profiter des années troublées où elle intervient aux quatre coins de l’archipel pour se donner - sous la houlette du général Nasution, homme de devoir et d’honneur qui restera loyal à Sukarno presque jusqu’au bout, tout en s’efforçant de mettre en œuvre sa vision personnelle du rôle des militaires dans la société indonésienne - l’image du sauveur de la république et le garant de son intégrité. Depuis 1957, avec la prise en main des entreprises saisies aux Hollandais puis nationalisées et l’imposition de la loi martiale, l'armée a acquis une grande autonomie économique et un poids politique majeur. Cela porte ombrage à Sukarno qui ne peut pas ouvertement s’opposer à elle, mais fait en coulisse tout ce qui est en son pouvoir pour essayer de juguler sa montée en puissance. Cela inquiète aussi beaucoup tous les partis politiques qui craignent un coup d’État militaire - comme ceux advenus à la même époque en Thaïlande, en Birmanie ou au Pakistan - et apportent leur soutien à Sukarno, dans lequel ils voient le seul rempart capable de faire contrepoids aux forces armées. Par ailleurs, bien que certaines unités de la marine et de l’aviation aient été gagnées aux idées du PKI, l’armée de terre est dans sa grande majorité viscéralement anti-communiste. On voit donc se mettre en place le triangle infernal qui va mener l’Indonésie à sa perte : un président Sukarno coincé entre deux protagonistes aussi indispensables qu’antagonistes et s’appuyant de plus en plus sur un PKI que l’armée de terre rêve d’éliminer.

5À partir de la seconde moitié de l’année 1959, les événements survenant sur la scène domestique et internationale vont combiner leurs effets dans une sorte de spirale dialectique qui va mener au désastre. Après avoir proclamé par décret la Démocratie dirigée, Sukarno nomme en juillet un cabinet ministériel non partisan et technique Il est dirigé par Djuanda, économiste modéré et compétent qui avait été l’un des principaux artisans du Plan Benteng avorté du début des années 19505, mais l’homme fort en est Nasution puisqu’il devient ministre de la défense, tout en restant à la tête des forces armées. Le 17 août 1959, le président prononce à l’occasion du 14^e anniversaire de l’indépendance un grand discours connu sous l’acronyme barbare de Manipol-USDEK⁶ dans lequel il expose les principes et les objectifs de la Démocratie dirigée. Cela marquera le début d’une dangereuse fuite en avant dans les discours et les slogans révolutionnaires visant à l’élaboration d’une improbable synthèse idéologique consensuelle. Alors qu’une véritable lutte de classe se développe dans les campagnes dès le début des années 60 entre le PKI et les propriétaires terriens proches du NU à Java ou du PNI à Bali, l’armée intervient de plus en plus directement dans la vie politique et économique du pays. C’est ainsi que Nasution interdit, contre la volonté de Sukarno et du PKI, aux membres de la minorité chinoise de résider et de faire des affaires en milieu rural, ce qui va entraîner le retour de 120 000 d’entre eux vers la terre de leurs ancêtres et tendre les relations avec la Chine⁷. Cela contribue aussi à désorganiser le commerce de détail et à accélérer la hausse de l’inflation. La situation économique se détériore dès lors rapidement. Ce n’est pas l’adoption en 1960 d’un nouveau plan de développement de huit ans, à la fois irréaliste et surréaliste, qui va améliorer les choses⁸. Après l’avoir maintenu quelques temps dans un état léthargique, Sukarno dissout le Parlement en 1960 et adopte le budget par décret. Il réorganise alors la vie politique du pays, nommant un Parlement d’un genre nouveau, dit d’« entraide mutuelle » (gotong royong). La moitié des ses membres sont issus des « groupes fonctionnels » (golongan karya) de nature économique ou sociale et l’autre moitié des partis politiques traditionnels qui n’ont pas été interdits et dont les fonctionnaires n’ont pas le droit de devenir membres. Toujours à la recherche de l’impossible synthèse politique syncrétique et bien décidé à faire entrer son nouvel allié du PKI au gouvernement, dont l’armée veut le tenir éloigné, il propose de mettre en application son vieux concept de NASAKOM énoncé en 1926, l’alliance entre le nationalisme (NASionalisme) la religion (Agama) et le communisme (KOMmunisme)⁹.

6Les événements internationaux vont aider Sukarno à précipiter les choses. Devant la tentative des Hollandais de créer un État indépendant de Papouasie occidentale, l’Indonésie rompt en 1960 ses relations diplomatiques avec les Pays-Bas et se rapproche de l’URSS, trop heureuse en pleine guerre froide de lui fournir une aide et une assistance militaires, notamment des navires de guerre et des avions de combat. Cela donne à Sukarno la possibilité de se concentrer sur ce front et de faire de la libération de ce dernier vestige significatif de l’empire colonial néerlandais un objectif utile pour mobiliser la population loin de ses préoccupations journalières et de conditions de vie de plus en plus difficiles, afin de parachever la révolution nationale. Cette nouvelle stratégie va être facilitée à partir de 1961 par le fait que la rébellion du Darul Islam est enfin jugulée à Java Ouest et que les derniers membres du mouvement du PRRI-PERMESTA se rendent aussi à Sumatra et Sulawesi. Les forces armées indonésiennes peuvent donc entièrement se concentrer sur cet objectif de reconquête de l’Irian, confié par Nasution à un certain lieutenant-colonel Suharto. Toutefois, devant le risque de voir le pouvoir de ce dernier en ressortir encore renforcé, Sukarno s’attache à l’affaiblir en nommant, contre sa volonté, des officiers qu’il croit plus fidèles et dociles : le major-général Yani à la tête de l’armée de terre et le vice-maréchal Omar Dhani à celle de l’aviation. Inquiète de la radicalisation du régime et du rapprochement avec l’URSS, mais voulant aussi se faire pardonner son soutien passager aux mouvements de rébellion du PRRI-PERMESTA et n’ayant pas abandonné l’idée que l’Indonésie puisse devenir le grand pays démocratique d’Asie du Sud-Est capable de faire contrepoids à la Chine de Mao, la nouvelle administration américaine arrivée au pouvoir avec l’élection de John Fitzgerald Kennedy à la présidence en 1960 va s’impliquer dans la recherche d’une solution négociée pour l’Irian¹⁰. De fait, Washington va faire une nouvelle fois pression sur les Pays-Bas, comme au moment de l’octroi de l’indépendance en 1949, pour que l’ancienne puissance coloniale se plie à ses volontés et à celles des nationalistes indonésiens. C’est Robert Kennedy en personne, frère du président et ministre de la justice, qui va s’y atteler, obtenant en août 1962 un accord sur le retrait des troupes hollandaises de la Nouvelle-Guinée occidentale. Cette dernière sera d’abord placée quelques mois sous mandat des Nations unies avant de revenir en mai 1963, sous son nouveau nom d’Irian, dans le giron des Indonésiens. qui se sont engagés en contrepartie à organiser un referendum d’autodétermination avant 1969.

7C’est une grande victoire pour Sukarno, mais aussi pour l’armée indonésienne, qui a gagné sans vraiment combattre, et pour le PKI, qui a soutenu de toutes ses forces l’action présidentielle. Les trois principaux protagonistes du drame triangulaire à venir semblent donc renforcer leurs positions, alors que l’on assiste à la montée du profond antagonisme qui va les opposer. De son côté, Sukarno est apparemment au sommet de sa gloire et de sa popularité. Plus que jamais considéré comme le père de la Nation, le grand leader de la cause nationale et le garant de l’équilibre des forces politiques en présence, il se comporte en despote vaniteux, sourd aux conseils de prudence stratégique, peu sensible devant les réalités économiques et de plus en plus obsédé par la poursuite de ses fantasmes : parachever la révolution indonésienne et combattre le néocolonialisme. En fait, il se voit vraiment comme le roi juste (Ratu Adil) de la légende javanaise qui mène son peuple vers une liberté (merdeka) complète et véritable¹¹. Les forces armées sont pour leur part mieux équipées, plus puissantes et prospères que jamais. Certains de ses principaux gradés vivent d’ailleurs de manière luxueuse à Jakarta. Quant au PKI, il revendique en 1962 plus de 3 millions de membres, ce qui en fait le troisième parti communiste du monde après ceux de Chine et d’URSS. Il compte aussi 15 millions de sympathisants à travers ses syndicats paysan (BTI) ou ouvrier (SOBSI) et autres associations fonctionnelles de femmes (Gerwani) ou de jeunes (Pemuda Rakjat) qui lui sont associées12. C’est cependant un géant aux pieds d’argile. En fait, la stratégie développée depuis la fin des années 1950 par son secrétaire-général, D.N. Aidit, et ses collègues du Politburo pour reconstruire et fortifier le PKI est dangereuse car le sort du parti communiste dépend alors trop étroitement de la protection de Sukarno. Or, la position de ce dernier est elle aussi beaucoup plus fragile qu’il n’y paraît car il s’enfonce dans une fuite en avant mortifère sur le plan de la politique intérieure et internationale. Il multiplie les défis risqués et les ennemis jurés. Par ailleurs, la situation économique du pays se dégrade à grande vitesse. Enfin, le président se retrouve gravement atteint dans sa santé pour avoir usé la vie par les deux bouts. Finalement, l’armée n’est pas non plus aussi forte qu’il y paraît : malgré les efforts déployés par Nasution depuis l’indépendance pour renforcer son unité et sa discipline ainsi que les succès politiques et économiques enregistrés, elle reste profondément divisée tant par ses origines historiques et ethniques diverses, que par des options idéologiques différentes et des ambitions ou rivalités personnelles¹³. Bref, la lutte pour le pouvoir oppose en fait trois adversaires ayant chacun des forces et des faiblesses. Alors que les nuages noirs s’amoncèlent au-dessus de l’archipel et que l’antagonisme monte entre les protagonistes, on a là tous les ingrédients d’une crise politique majeure dont il est difficile de prévoir qui sortira vainqueur.

8Sans attendre d’avoir engrangé le succès de la réintégration de l’Irian dans le giron national, rebaptisé pour l’occasion Irian Jaya, Sukarno, fidèle à lui-même, a déjà identifié un autre objectif pour mobiliser l’énergie du peuple dans la poursuite de la révolution nationale indonésienne : il lance son pays dans une nouvelle aventure extérieure. L’objet de sa vindicte est maintenant la Malaisie, à laquelle la puissance coloniale britannique, confrontée à des difficultés financières et voulant se débarrasser des derniers vestiges de son empire colonial en Asie, a octroyé l’indépendance en 1957, sans que ce pays ait eu à lutter pour l’obtenir, contrairement à l’Indonésie qui la regarde un peu de haut pour cette raison¹⁴. Or, après être difficilement venue à bout en 1959 d’une insurrection communiste, surtout soutenue par des membres de sa vaste communauté chinoise avec l’appui de leur mère-patrie, Kuala Lumpur annonce en 1961 étudier avec Londres le projet de création d’une fédération de Malaysia. Ce projet vise à régler plusieurs problèmes épineux du même coup en incluant Singapour et les territoires de nord Bornéo, Sarawak, Brunei et Sabah, encore sous tutelle britannique. De son côté, Sukarno caresse le rêve de rallier la Malaisie et les Philippines à l’idée d’un monde malais réunifié sous la bannière de l’Indonésie. Il perçoit ce projet, soutenu par les Britanniques et les Américains, au moment où ces derniers s’engagent dans la guerre du Vietnam, comme une tentative de plus du néocolonialisme occidental pour conserver sa mainmise sur la région. Avec le soutien des Soviétiques et des Chinois, il s’y oppose avec véhémence, proclamant une politique de Konfrontasi (Confrontation).

Photo 20 : Discours de Sukarno pour haranguer la foule à l’époque de la Konfrontasi

9Toutefois, pendant un certain temps, la tension semble se calmer car en même temps Sukarno espère aussi obtenir le soutien financier des États-Unis. Ces derniers n’ont pas encore abandonné l’idée de le ramener à la raison et d’endiguer sa radicalisation et son rapprochement avec les ennemis du camp socialiste de Moscou et Pékin, pour sauver du naufrage une économie en pleine déconfiture¹⁵. Il donne même son accord à une visite d’une mission du FMI qui vient à Jakarta en novembre 1962 pour étudier la situation et formuler un plan d’aide qui comporte des mesures de rigueur drastiques pour relancer l’économie¹⁶. Sur cette base, Sukarno fera en mars 1963 une « déclaration économique » laissant espérer qu’il semble accorder désormais une véritable attention à ces questions. Cela débouchera deux mois plus tard sur la formulation par Djuanda, qui a réussi à le convaincre de l’urgence de la situation, d’un sévère programme de stabilisation en quatorze points¹⁷. Signe supplémentaire de détente, la loi martiale, en vigueur depuis mars 1957, est même abrogée en mai 1963. Mais cette embellie sera de courte durée car la Malaisie, ignorant les menaces de Sukarno, annonce la création de la fédération de Malaysia pour le 16 septembre 1963¹⁸. La fureur populaire des Indonésiens s’exprime alors dans des démonstrations massives orchestrées par le PKI qui débouchent sur le saccage des ambassades de Grande-Bretagne et de Malaisie à Jakarta et la coupure des relations diplomatiques avec Kuala Lumpur et Singapour. Déchaîné, Sukarno déclare qu’il va « avaler la Malaysia » (Ganyang Malaysia) et n’en faire qu’une bouchée19. Des opérations militaires sont organisées à partir de là contre la Malaisie, principalement sur la frontière commune aux deux pays dans les forêts de Bornéo. L’opportunité de voir l’Indonésie s’orienter vers la voix de la conciliation politique et du redressement économique a été manquée. Les deux dernières années de la présidence de Sukarno vont être celles d’une radicalisation progressive.

10Ces événements résultant des tensions sur la scène régionale et internationale viennent envenimer les relations domestiques de plus en plus compliquées et tendues entre, d’une part, Sukarno et l’armée, fortement appuyée par l’URSS qui la fournit en armes et munitions, et de l’autre, l’état-major militaire, dont la plupart des officiers supérieurs ont été formés aux États-Unis (où ils ont gardé des relations et des amitiés), et la direction du PKI, qui se rapproche de plus en plus de la position de la Chine (alors que Moscou et Pékin trouvent en Indonésie un autre moyen d’alimenter leur brouille historique naissante). L’équilibre est très fragile et tout mouvement peut précipiter les choses. Le premier à bouger est Sukarno. Pour affaiblir Nasution, dont le pouvoir croissant lui porte ombrage, il nomme son rival Achmad Yani, qu’il croit lui être plus fidèle, à la tête des forces armées. Il laisse aussi ce dernier placer Suharto, qui s’est illustré dans la campagne pour la libération de l’Irian, à la tête de sa réserve stratégique immédiatement opérationnelle appelée KOSTRAD et cantonnée à Jakarta. De son côté, le PKI essaye de pousser ses avantages en accélérant la véritable lutte de classes qui se développe dans les campagnes à partir de 1963 autour de la mise en œuvre de la loi agraire de 1960 et de la saisie des terres auprès des propriétaires fonciers²⁰. Il se lance aussi dans une stratégie d’infiltration des forces armées en essayant de gagner des officiers supérieurs et des régiments à sa cause, notamment au sein de la marine et de l’aviation. Cela dit, il est bien conscient de sa vulnérabilité en cas de conflit avec les militaires car, contrairement à ce qui était le cas pendant la Revolusi, il ne dispose pas de ses propres forces armées. C’est la raison pour laquelle, profitant de la politique de Konfrontasi qu’il soutient activement car elle lui est favorable, il commence à militer auprès de Sukarno pour la création d’une cinquième force, celle de milices populaires armées pour lutter contre la Malaysia. L’armée régulière y est bien évidemment opposée et s’emploie de son côté à mobiliser à Java et Bali les membres du NU et du PNI, dont les paysans les plus riches sont souvent membres, ainsi que tous les éléments anti-communistes de la société que la montée en puissance du PKI effraie, et à les soutenir pour la formation de leurs propres milices. Par ailleurs, il est même probable qu’elle tente d’infiltrer le PKI en se préparant au pire.

11Alors que les troupes indonésiennes et malaisiennes s’affrontent à Bornéo, les États-Unis font une dernière tentative pour reprendre la main et réussissent à imposer en janvier 1964 un cessez-le-feu entre les deux pays, en promettant leur aide économique à l’Indonésie. Il sera cependant vite rompu par Sukarno qui dira en mars aux Américains « d’aller au diable avec leur aide »²¹. Or, ces derniers sont à cette époque de plus en plus éparpillés sur les multiples fronts de la guerre froide qui les opposent aux Soviétiques dans le Tiers Monde. Ils commencent à s’embourber au Vietnam et, redoutant l’émergence d’un axe hostile supplémentaire Jakarta-Pékin dans la région, ils abandonnent définitivement l’espoir de gagner l’Indonésie à leur cause. Changeant alors de stratégie, ils entreprennent la mobilisation de leurs réseaux au sein de l’armée indonésienne et commencent à programmer de possibles opérations secrètes²². Bref, la situation se tend à l’extrême et les adversaires fourbissent leurs armes en consolidant leurs alliances en vue d’une explication finale qui semble inéluctable.

Marasme économique et détérioration du niveau de vie de la population

12Pendant ce temps, l’économie s’effondre bel et bien. Après l’espoir entrevu pendant quelques mois, d’octobre 1962 à septembre 1963, de voir l’Indonésie adopter un plan de redressement et s’attaquer enfin à ses problèmes de développement, l’aggravation de la Konfrontasi avec la Malaysia a amené Sukarno à changer radicalement d’orientation. En avril 1964, il a en effet annoncé une nouvelle stratégie économique, d’inspiration chinoise voire nord-coréenne, baptisée Berdikari. Elle prendra plus tard le nom de self-reliance dans la littérature sur le développement et consiste à compter sur ses propres forces²³. Ce sera le coup de grâce. Après des années de négligence, de planification irréaliste voire romantique et de mauvaise gestion, la situation de l’économie nationale est désastreuse. La croissance économique est tombée à une moyenne de 1,7% entre 1959 et 196524. Or la population, qui dépasse 97 millions lors du recensement de 1961 (le premier organisé depuis l’indépendance), dont plus de 63 millions à Java, exactement 65% du total, croît désormais à un taux de 2,2% à 2,3% par année. Elle franchit donc la barre des 100 millions en 1963²⁵. Résultante logique de cet état de fait, le revenu moyen par habitant décline et la pauvreté s’aggrave. Le fait que l’inflation s’accélère et atteigne déjà 167% en 196226 y contribue pour beaucoup car elle rogne le pouvoir d’achat des ménages²⁷. Partant d’une base 100 en 1953, l’indice du coût de la vie se situe déjà à 280 en 1959 mais grimpe à 367 en 1960, 487 en 1961 et explose à 1 324 en 196228. Comble de malchance, les conditions atmosphériques sont défavorables pendant toute la première moitié de la décennie 1960, qui est marquée presque chaque année, par une sécheresse élevée affectant une bonne partie des meilleures régions agricoles de l’archipel. L’agriculture en souffre beaucoup, notamment dans le secteur vivrier et surtout pour ce qui est du riz, principale denrée alimentaire, dont la production annuelle plafonne nettement en dessous de 10 millions de tonnes (mt). Le déficit alimentaire s’accroît et l’Indonésie devient à partir de 1960 le premier importateur de riz du monde avec plus de 1 mt par an, le dixième de sa propre production29.

13Faute d’investissements et compte tenu du climat économique, social et politique détestable, la production stagne également et régresse même parfois pour les principales cultures d’exportation, notamment pour le caoutchouc dont le volume de recettes s’effondre de plus de 600 millions de dollars en 1959 à moins de 400 en 196530. Il en va de même dans le secteur minier où les recettes d’exportations d’étain par exemple chutent de plus de 50 millions de dollars en 1960 à moins de 20 en 196331. Cette tendance est aggravée, il est vrai, par le fait que les termes de l’échange du pays se sont fortement détériorés pendant cette période, au point de contracter la croissance annuelle du PIB de 1,7% à 0,6% sur la période 1960-67 si l’on tient compte de ce facteur32. Cela dit, la chute des recettes d’exportations et la hausse des dépenses d’importations ont naturellement un effet délétère sur la balance des paiements dont le déficit devient chronique pendant toutes ces années. Pour couvrir le déficit budgétaire, qui atteindra 300% en 1965, le gouvernement fait tourner allègrement la planche à billets, ce qui alimente l’inflation : elle dépassera les 600% en 196533. La valeur de la rupiah dégringole rapidement, passant de 800 à 7 200 contre le dollar américain entre les mois d’octobre 1962 et 196534. En même temps, la dette extérieure explose car l’Indonésie a emprunté à tour de bras, principalement auprès de ses nouveaux alliés du bloc socialiste et pour financer l’équipement de son armée, engagée dès l’indépendance dans la sauvegarde de l’unité nationale et depuis le début de la Démocratie dirigée, dans des conflits internationaux coûteux. En 1965, cette dette sera proche de 2,4 milliards de dollars dont 1,4 envers l’URSS et les pays satellites du Pacte de Varsovie35. En fait, l’Indonésie semble même s’être caractérisée pendant cette période par ce que Douglas Paauw a appelé une forte « rétrogression structurelle », phénomène assez rare dans l’histoire économique d’un pays, qui a vu la part du secteur industriel manufacturier dans le PIB décliner de 12% en 1940 à 10% en 1960 et 7% en 196536! Face à cela, on comprend que Benjamin Higgins ait considéré, dans un ouvrage d’économie politique paru en 1968, que l’Indonésie était « l’échec numéro 1 parmi les principaux pays sous-développés », un véritable « basket case », « un cas à jeter au panier », pour reprendre une expression peu élégante ou charitable souvent utilisée. En tous les cas, une chose est certaine, même en essayant de lui trouver des circonstances atténuantes liées à la lourdeur de l’héritage ou au contexte difficile, il est indéniable que les politiques menées par Sukarno pendant la période de la Démocratie dirigée  ont amené l’économie indonésienne au bord de la ruine.

14Il est évident que la situation sociale est tout aussi mauvaise. Le niveau de vie de la population ne s’est pratiquement pas amélioré depuis dix ans. Avec environ 3 387 rupiah par personne en 1965, les dépenses annuelles de consommation ne sont guère plus élevées qu’en 1955, où elles atteignaient 3 126 rupiah37. Une estimation crédible exprimée en valeur de 1991 donne un PIB par habitant de 190 US$ au début des années 6038, alors que la disponibilité en riz par tête est retombée à 92 kilos en 1963, à peu près le même niveau que dans les années 193039. La misère est surtout concentrée à Java où plus de 60% de la population entrerait dans la catégorie des gens très pauvres à la même époque, avec 8% de plus ayant un niveau juste suffisant (cukupan), ces chiffres étant toutefois nettement moins catastrophiques dans le reste de l’archipel avec respectivement 10% et 36%40. Le problème majeur de Java résulte de sa surpopulation et de sa faible industrialisation : la densité démographique moyenne s’approche alors du seuil des 500 habitants par kilomètre carré, plus de 70% de sa population réside en milieu rural et presque le même pourcentage des actifs y travaille dans l’agriculture41. Il en résulte qu’environ 40% des ménages agricoles de Java sont des sans-terre et que plus de la moitié de ceux qui ont accès à la propriété foncière possèdent moins de 0,5 hectare42. La situation est moins tendue pour l’ensemble du pays, dont 85% de la population reste rurale et 72% employée dans le secteur primaire selon le recensement de 196143. Avec un taux d’urbanisation inférieur à 15% et moins de 6% de la population active employée dans le secteur industriel manufacturier, l’économie indonésienne n’a même pas commencé sa transformation structurelle. Bien que le taux de chômage de 5,4% ressortant du recensement de 1961 ait sûrement été très largement en dessous de la réalité, c’est surtout l’immense sous-emploi chronique lié à une telle réalité démographique qui constitue l’une des causes majeures de la grande pauvreté.

15Pour revenir aux secteurs sociaux de base, malgré certains progrès réalisés en matière de santé et d’éducation depuis l’indépendance, la situation restait là aussi très préoccupante. Indicateur crucial s’il en est, l’espérance de vie moyenne des Indonésiens est toujours inférieure à 50 ans en 1964, très exactement 46 ans pour les hommes et 49 ans pour les femmes, alors que le taux de mortalité infantile reste très élevé à 142 pour mille la même année44! Concernant le taux d’illettrisme, l’Indonésie partait certes de fort bas puisqu’il était de 81% en 1942, mais, malgré les efforts indéniables fait sous la présidence de Sukarno pour améliorer la scolarisation, il est encore de 61% en 1961 et même de 74% pour les femmes45. Bref, après vingt ans d’indépendance, la vaste majorité des Indonésiens se débat toujours dans une très grande pauvreté et survit comme elle peut, grâce à la débrouillardise individuelle et à la solidarité familiale. Malgré leur infinie patience face à l’incurie gestionnaire et à l’arrogante corruption de la classe politique, on comprend que beaucoup soient gagnés par une frustration croissante prête à s’exprimer sous une forme violente à la moindre occasion. Et le déroulement des événements entre le début de l’année 1964 et septembre 1965 va la leur donner.

Accélération de la polarisation politique et marche vers l’affrontement

16Début 1964, tout va donc de plus en plus mal dans le pays⁴⁶. Le premier ministre Djuanda, dernier personnage réaliste pouvant influencer Sukarno, est décédé en novembre précédent et laisse le président entouré d’une équipe ministérielle peu compétente dirigé par Subandrio et Chairul Saleh, dont les choix sont surtout dictés par des options idéologiques et des ambitions politiques personnelles. Chacun des trois principaux protagonistes du drame qui se noue continue à placer ses pions en vue de l’explication finale. De son côté Sukarno continue à penser qu’il est le garant de l’unité de la nation et de l’équilibre des forces en présence. Pour lui, la mobilisation interne du pays autour du concept unanimiste de NASAKOM et d’objectifs extérieurs liés à la lutte contre le néocolonialisme sont le moyen d’entretenir l’esprit de la révolution indonésienne et de se renforcer pour mener cette dernière à son terme. Ce faisant, il est conscient du fait que cette mobilisation permanente tous azimuts continue à renforcer le pouvoir énorme que l’armée a acquis depuis l’indépendance. Cela menace aussi le sien en tant que juge arbitre suprême et capitaine d’un navire dont il pense qu’il est le seul à pouvoir lui faire éviter les écueils. Sukarno navigue donc à vue, en donnant des coups de barre à droite et à gauche pour les éviter.

17C’est essentiellement la raison pour laquelle il a pris des mesures depuis 1959 pour protéger et renforcer le PKI face à l’armée de terre, dont la plupart des hauts gradés sont viscéralement anti-communistes et souhaitent son interdiction. Après tout, la syllabe KOM est bien constitutive de son concept de NASAKOM et il pense que sa mise en œuvre est vitale pour le pays. Par ailleurs, déçu du PNI, de ses divisions, de son manque de combativité et de son embourgeoisement, il voit dans le PKI la seule formation politique capable de porter ses idéaux nationalistes. Il s’efforce donc de contenir le pouvoir de l’armée, en lui fixant à partir de fin 1963 des objectifs externes ambitieux difficiles à atteindre dans le cadre de la Konfrontasi avec la Malaysia. Après avoir mis fin quelques mois plus tôt à la loi martiale, dont il était conscient qu’elle était pleinement à son avantage et qu’elle avait été utilisée régulièrement contre le PKI dans plusieurs provinces de Sumatra et Sulawesi, il procède aussi à des nominations et des mutations au sein de l’état-major militaire. Il divise pour régner et limiter la marge de manœuvre de Nasution, dont il se méfie beaucoup. De l’autre côté, il manœuvre habilement pour faire entrer le PKI de plain-pied dans le jeu politique en lui confiant des responsabilités exécutives et gouvernementales. Compte tenu de son passé et de ses valeurs, il est difficile de penser qu’il veut amener le PKI au pouvoir et faire de l’Indonésie une démocratie populaire communiste. Mais Sukarno est vieillissant. Il est atteint dans sa santé et de plus en plus sacralisé par une camarilla de courtisans qui l’isolent de la réalité, quand ils ne la lui cachent pas. Sa vanité naturelle devient envahissante, il se croit tout puissant et reste convaincu qu’il peut maîtriser les forces en présence et orienter le déroulement des événements vers l’épilogue auquel il aspire pour le pays. Il va probablement jusqu’à penser qu’il est assez fort et adroit pour retourner le PKI et le convertir à l’idéologie unanimiste du NASAKOM et du Pancasila, malgré le fait que le premier des cinq principes soit la croyance en Dieu !

18Et c’est là où il se trompe car, en bon parti révolutionnaire, le PKI a probablement pour véritable objectif la conquête du pouvoir. Compte tenu des événements passés, il revient de loin et a fait un long chemin depuis le début de l’indépendance, redevenant une force politique majeure en cours de route. Toutefois, il se sent encore fragile et, pour atteindre son but, profite de la protection de Sukarno pour se renforcer et être capable de pouvoir supplanter ses ennemis politiques nationalistes ou islamiques et neutraliser l’hostilité de l’armée. Mais il est aussi dans l’erreur. La protection que lui procure Sukarno est ambivalente. Certes, elle est vitale pour sa sécurité et son renforcement, mais elle est aussi mortifère car, comme un python le fait avec sa proie, elle l’entoure pour mieux le neutraliser et l’étouffer. Elle le dénature aussi en l’obligeant à faire des compromis et des choix qui sont parfois éloignés de ce qu’exigerait une logique révolutionnaire basée sur une pure dialectique marxiste. Autrement dit, en se plaçant sous l’aile protectrice de Sukarno pour se protéger et se renforcer, le PKI se compromet et s’affaiblit. Malgré les 3 millions de membres et les 20 millions de sympathisants qu’il revendique en 1964, c’est un géant aux pieds d’argile. Certes, il est assez puissant pour accélérer la mobilisation des masses d’ouvriers agricoles qu’il contrôle à travers le BTI dans des « actions unilaterales » d’occupation foncière afin de mettre en œuvre la loi agraire de 1960, aussi bien dans les campagnes de Java dominés par les propriétaires proches du NU ou du PNI que dans les plantations commerciales de Sumatra gérées par l’armée. Mais sa principale faiblesse réside dans le fait que, contrairement à ce qui était le cas pendant la période révolutionnaire, où il s’est lancé dans une rébellion avortée à Madiun, il ne dispose pas de forces armées propres. Profitant de la mobilisation nationale dans le cadre de la Konfrontasi, il milite donc à partir de 1964 pour la création d’une « cinquième force » à côté des quatre qui composent l’armée indonésienne⁴⁷, une milice populaire armée pouvant selon lui prêter main forte à ces dernières en cas de nécessité. Des contacts sont pris à cet effet avec la Chine, dont l’Indonésie se rapproche de plus en plus dans sa politique de combat contre le néocolonialisme. Toutefois, bien conscient qu’il s’agit là d’un pas très dangereux à ne pas franchir, Sukarno tergiversera et ne donnera pas ouvertement son feu vert à une mesure contre laquelle l’armée s’oppose farouchement. Cette dernière est néanmoins très inquiète de la montée en puissance du PKI.

19Il faut dire que l’armée indonésienne, qui s’est également beaucoup renforcée grâce à la politique de Sukarno, est, elle aussi, moins solide et unie qu’il n’y paraît. D’abord, malgré les efforts déployés par Nasution pour l’unifier et la consolider, elle reste traversée par des ambitions personnelles et surtout divisée en groupes de différente origine géographique et ethnique, ayant souvent des sensibilités culturelles et religieuses dissemblables, et appartenant de surcroît à plusieurs générations dont l’expérience, les responsabilités et les sensibilités ne sont pas les mêmes. La première ligne de partage oppose les officiers javanais des divisions de l’armée de terre Diponegoro de Java Central et Brawidjaya de Java Est ou ceux de la marine, de l’aviation et de la police (qui sont essentiellement des musulmans de sensibilité abangan et des partisans convaincus de la politique nationaliste de Sukarno, envers lequel ils ont une grande loyauté), aux officiers sundanais et sumatranais de la division Siliwangi. Ces derniers sont fortement représentés dans les différentes forces opérationnelles spéciales de l’armée, qui se méfient du grand leader et sont souvent des musulmans rigoureux de type santri, plus proches de l’ancien MASJUMI que du NU. À quelques exceptions près, Nasution n’étant pas la moindre, on retrouve d’ailleurs là le clivage à l’origine de la rébellion du PRRI-PERMESTA, ce qui démontre si besoin était que l’histoire à la vie dure.

20Le second élément de clivage oppose des officiers de la génération de 1945, déjà formés dans l’armée coloniale hollandaise comme Nasution ou du temps de l’occupation japonaise comme Suharto, qui occupent les postes les plus élevés dans l’état-major central à Jakarta ou les positions les plus lucratives à la tête des entreprises nationalisées gérées par l’armée et connaissent par cœur les forces et les faiblesse de Sukarno, aux officiers plus jeunes, formés depuis l’indépendance. Ces derniers ont souvent des positions subalternes dans les divisons régionales, sont offusqués par le style de vie luxueux et la corruption qui règnent en haut lieu dans la capitale et très sensibles au discours de pureté révolutionnaire et nationaliste du président.

21Le troisième facteur de division est lié au fait qu’après l’indépendance, beaucoup des officiers de l’armée de terre ont reçu dans les années 1950 une formation aux États-Unis, à l’académie militaire de Fort Bragg, quand les relations avec l’Indonésie étaient encore bonnes, alors que de nombreux officiers de la marine et de l’aviation ont été formés depuis le début des années 1960 en URSS, qui leur a fourni l’essentiel de leur équipement en navires et avions. Par ailleurs, un autre élément de faiblesse des forces armées évoqué plus haut résulte de leur implication étroite dès la nationalisation des entreprises hollandaises en 1954 dans la gestion des entreprises étatiques. Nombre d’officiers y ont appris à manier de l’argent, plutôt que le fusil. Ils ont troqué la défense idéaliste de la république pour celle de leur corps de rattachement et surtout, de leurs propres intérêts. Nombre d’entre eux n’ont donc plus rien à envier aux politiciens corrompus qui vivent sur le dos du peuple et que dénonce sans arrêt le PKI.

22À partir du milieu de l’année 1964, le climat se tend de jour en jour à Jakarta, où les rumeurs vont grand train. Il est clair pour tous les observateurs qu’un conflit frontal apparaît de plus en plus inévitable, chacun des protagonistes s’employant à conforter ses positions. Cela passe notamment par des manœuvres d’infiltration réciproque entre l’armée et le PKI, ce dernier s’efforçant de faire progresser sa cause au sein des divisions Diponegoro et Brawidjaja, ainsi que dans la marine et l’aviation, où il a déjà des partisans. En parallèle, le service du renseignement de l’armée de terre, dirigé par le cynique et calculateur général Ali Murtopo (qui sera l’architecte de la réorganisation de la vie politique nationale dans les années 1970), tente de s’informer sur ce qui se trame afin de manipuler le PKI, notamment par l’intermédiaires d’un personnage mystérieux dénommé Sjam que l’on retrouvera bientôt au cœur de l’action. Par ailleurs, les services secrets américains et britanniques, qui travaillent désormais main dans la main en rêvant de se débarrasser du PKI et de Sukarno, ne restent pas inactifs. Ils s’emploient à mobiliser leurs réseaux et à propager les rumeurs pour semer la panique⁴⁸. Pendant ce temps, le grand leader poursuit imperturbable sa politique de combat pour la révolution indonésienne. Après avoir rejeté l’aide américaine en mars 1964, il se rapproche de plus en plus de la Chine dont il s’inspire pour annoncer un mois plus tard la nouvelle stratégie de self-reliance économique du Berdikari. Toujours plus ardent voire, à la limite délirant, dans son rôle de chef de file des NEFOs (New Emerging FOrces) contre le NEKOLIM (NEoKOLonialisme-IMperialisme) des OLDEFOs (OLd DEclining FOrces) et tentant de justifier les sacrifices de sa politique de Konfrontasi avec la Malaysia, il prononce le 17 août 1964, à l’occasion de la fête nationale et devant une foule immense acquise à sa cause, l’un de ses discours les plus flamboyants et hélas prémonitoire intitulé TAVIP, pour TAhun VIvere Pericoloso, ou « l’année du vivre dangereusement»⁴⁹. Le PKI, frustré et inquiet de ne pas pouvoir obtenir la création de sa cinquième force, se sent vulnérable. Il tente de freiner la mobilisation de ses partisans dans les campagnes où les propriétaires fonciers résistent aux saisies de leurs terres et lancent même une contre-offensive, avec l’appui de la milice Ansor du NU, qui fait déjà de nombreuses victimes parmi les sans-terre⁵⁰.

23Pour tenter d’organiser l’opposition au PKI, l’armée essaye d’allumer un contre-feu en établissant en octobre 1964 un Secrétariat conjoint des « groupes fonctionnels » baptisé Sekber Golkar, qui jouera bientôt un rôle important dans la vie politique du pays. Par ailleurs, consciente de devoir compter sur toutes ses forces pour faire face à l’explication imminente qui l’attend avec le PKI, elle s’engage avec un enthousiasme modéré dans les opérations militaires menées à Bornéo dans le cadre de la Konfrontasi avec la Malaysia et les forces armées britanniques. Ses divisions internes l’affaiblissent néanmoins. Une minorité des officiers « progressistes » proches du PKI le sentent et semblent déjà se mobiliser en conséquence, alors que la majorité, très anticommuniste, est partagée en deux camps. Le premier regroupe ceux qui sont proches de Nasution, qui est à bout de patience envers Sukarno et Subandrio et semble prêt à agir, mais continue à se méfier des Américains et des Anglais. Le second réunit ceux qui sont aux ordres de Yani, plus perméable aux sirènes de Washington, mais craignant encore le président et trop attaché à la belle vie qu’il mène à Jakarta pour prendre un tel risque. En janvier 1965, l’Indonésie franchit un pas supplémentaire dans sa politique de rupture avec le monde occidental et de rapprochement avec la Chine en se retirant de l’ONU pour protester contre l’élection de la Malaysia au Conseil de sécurité⁵¹. Certains y voient une preuve que Sukarno, dont le rôle d’arbitre suprême est plus crucial que jamais mais dont la santé se dégrade à grande vitesse, a perdu complètement le sens des réalités en s’enfermant dans ses chimères et est atteint par des crises de sénilité précoce. L’hypothèse de la disparition du grand leader précipite la mobilisation des deux autres acteurs du trio infernal qui se dispute le pouvoir depuis 1959. Le PKI, qui vit sous sa protection, y voit en effet un danger mortel alors que l’armée craint que le pays ne retombe dans les vieux démons de ses divisions passées. Le 17 août 1965, pour le 20^e anniversaire de l’indépendance nationale, son dernier en tant que président, Sukarno prononce un nouveau discours enflammé et inspiré qu’il baptise « Atteindre les étoiles ». Et c’est un prémonitoire car, en fait, c’est le ciel qui va tomber sur la tête des Indonésiens six semaines plus tard.