2.2. Les diverses phases de la politique coloniale et leurs conséquences économiques

Une colonisation « différentielle » aggravant le clivage existant de l’archipel

1Bien qu’ils ne soient pas les premiers Européens à débarquer dans le monde malais, les Hollandais y sont arrivés très tôt. Mais ils y ont été précédés par les deux puissances ibériques qui, se précipitant dans la course à la colonisation et à l’évangélisation du monde que la papauté avait lancé en parrainant le traité de Tordesillas de 1489, sont parties à la conquête par des voies maritimes opposées pour s’y retrouver face à face. Les Portugais, plus proches, venant de Goa en Inde où ils sont déjà installés, s’emparent dès 1511 du sultanat de Malacca, sur la côte occidentale de la péninsule malaise, qui se partageait alors avec son rival d’Aceh le contrôle du détroit stratégique éponyme commandant l’essentiel du commerce inter-asiatique entre la Chine et l’Inde. Après avoir traversé l’océan Pacifique à partir du détroit de Patagonie qui porte son nom, Magellan arrive quant à lui dix ans plus tard, en 1521, aux Philippines, nommées ainsi en l’honneur du roi castillan qu’il servait, où il est tué mais où les Espagnols prennent pied et fondent Manille en 1571. Les capitaines des navires marchands des deux puissances ibériques rivales apprennent bientôt à fréquenter tous les ports des îles indonésiennes où ils peuvent s’approvisionner en épices précieuses, notamment le clou de girofle et la noix de muscade, raison principale de leur convoitise. Parmi ces ports, celui du sultanat de Banten, sur la côte nord-ouest de Java, est alors le lieu d’un important négoce.

2C’est là qu’une flottille de quatre navires affrétés par des marchands bataves et placée sous le commandement de Cornelis de Houtman accoste en 1596¹. Contrairement aux Espagnols ou aux Portugais, ils ne sont pas motivés par un devoir de prosélytisme religieux et d’évangélisation des populations locales, mais sont venus uniquement pour commercer et engranger des profits². Plus dynamiques et mieux organisés, disposant aussi de plus de moyens financiers et de techniques de navigation plus avancées, ils unissent bientôt leurs forces pour créer en 1602 la Compagnie unie des Indes orientales (Vereenigde Oost-Indische Compagnie ou VOC) hollandaise. Après avoir fondé Batavia en 1619, sur l’emplacement d’un petit port côtier appelé Jacatra, qui deviendra Jakarta à l’indépendance, rien ne leur résiste plus pendant tout le 17^e siècle³. Dès lors, les Hollandais vont en effet s’ingénier à se débarrasser, par la ruse ou par la force, de toute concurrence dans l’archipel indonésien pour y imposer leur domination sur le commerce des épices des Moluques qui, pour leur malheur, en sont alors les seules et uniques productrices. Fondateur de Batavia et premier gouverneur-général de la VOC, le cynique et sanguinaire Jan Pieterszoon Coen s’y illustre de manière particulièrement brutale pour imposer le monopole de la Hollande sur la production desdites épices, en se livrant à l’un des premiers génocides coloniaux de l’histoire dans l’archipel de Banda en 1621 et en se débarrassant radicalement de la concurrence par le massacre de tous les marchands des puissances rivales à Amboine en 1623⁴. Ce sinistre événement constitue une première manifestation, sous une forme singulière, de la « malédiction des ressources naturelles », à laquelle l’Indonésie sera constamment confrontée jusqu’à nos jours. La VOC parachève sa domination sur le commerce du monde malais en chassant en 1641 les Portugais de Malacca et en laissant ce port péricliter, au bénéfice de Batavia.

Photo 7 : Batavia et le fort des Hollandais vers 1656

3Il apparait donc que les Moluques et la partie occidentale de Java ont été affectées très tôt dans l’histoire coloniale. Elles passent progressivement sous la tutelle hollandaise à partir de la première moitié du 17^e siècle. En revanche, d’autres régions de l’archipel indonésien comme Aceh, à la pointe nord de Sumatra, et même Bali, sans parler de la majeure partie des grandes îles de Sumatra, de Bornéo, de Célèbes ou de la Nouvelle-Guinée occidentale ne le sont qu’à la toute fin du 19^e siècle, voire au début du 20^e, au moment de la ruée impérialiste sur tous les territoires échappant encore à la domination coloniale que déclenche la signature en 1885 du traité de Berlin. Dans le cas de Aceh, cela coûtera aux Hollandais deux guerres de conquête, meurtrières et dispendieuses, dans lesquelles les Achinais démontreront le farouche esprit d’indépendance qui les anime. Pour Bali, cela passera par le tragique puputan, sorte de suicide collectif de la cour royale de Badung, rendu célèbre par un roman populaire d’avant-guerre⁵. L’intérieur de Bornéo ou de la Nouvelle-Guinée occidentale ne seront quant à eux vraiment explorés qu’au 20^e siècle, certaines tribus papoues restant même totalement isolées et continuant à pratiquer un mode de vie très traditionnel jusque dans les années 1950. En fait, ce n’est que lors des cinquante dernières années d’une épopée coloniale de trois siècles et demi que les Hollandais ont véritablement exercé un contrôle administratif réel sur l’ensemble de leur « empire » des Indes néerlandaises, ces dernières s’étant auparavant longtemps résumées pour l’essentiel à Java et quelques enclaves extérieures secondaires comme Ambon, dans le sud de l’archipel des Moluques, ou Manado, à l’extrême nord de l’île des Célèbes.

Photo 8 : Jan Pieterszoon Coen (1587-1629), 1^er gouverneur-général de la VOC

Photo 9 : Vestiges du Fort Belgica de la VOC sur l’île de Banda aux Moluques

4Certes, des différences fondamentales existaient déjà avant la colonisation entre toutes les îles et les peuples innombrables regroupés progressivement dans l’empire des Indes néerlandaises. À une extrémité, la cour raffinée du royaume javanais de Mataram, héritier d’une tradition indo-bouddhique séculaire et brillante recouverte du voile assez léger de l’islam à partir du 15^e siècle, dont l’économie était basée sur une riziculture irriguée très intensive, un artisanat d’une très grande richesse et un commerce florissant. De l’autre côté de l’éventail, les populations nomades des Dayak de Bornéo, pratiquant une agriculture itinérante sur brûlis ou les tribus de chasseurs-cueilleurs de Nouvelle-Guinée, vivant encore comme à l’âge de pierre. La distance était déjà énorme, mais, par la différence de plusieurs siècles qui a marqué son imposition effective entre certaines de ces régions, la colonisation hollandaise a encore grandement renforcé les disparités existantes et les a même exacerbées. Ces dernières ont indubitablement rendu beaucoup plus difficile la consolidation d’une unité nationale et d’un État-nation au moment de l’indépendance. Elles sont aussi à l’origine de certaines des difficultés les plus sérieuses auxquelles se sont confrontées depuis lors les politiques de développement national. Parmi celles-ci, nous verrons notamment combien l’adoption dès le début du 19^e siècle des premières mesures de santé publique par des campagnes de vaccination puis, l’imposition définitive à Java après 1830 de la Pax Neerlandica  et la mise en place du  Cultuurstelsel (« système des cultures »), auront un impact majeur sur la baisse de la mortalité, déclenchant une transition et un boom démographique qui sont à l’origine du déséquilibre de population structurel avec le reste de l’archipel. Ainsi, même en partant d’une estimation de départ relativement haute se situant entre 7 et 8 millions à son début ,- beaucoup plus élevée que ce qu’avait estimé Raffles en 1816 -, la population Javanaise a quadruplé au 19^e siècle pour atteindre près de 29 millions à sa fin, soit une densité déjà très importante proche de 220 habitants/km2⁶.

5Une deuxième raison majeure explique le poids particulier de l’héritage colonial en Indonésie. Elle relève de la nature des politiques économiques mises en œuvre par les Hollandais pour tirer un profit maximum des richesses de leur jardin tropical. Ces politiques contribuèrent en effet à transformer profondément la structure économique et sociale du pays dont héritèrent les Indonésiens quand ils obtinrent leur indépendance : une économie exagérément centrée sur l’exploitation et l’exportation de ses ressources naturelles et une société profondément chamboulée. Assez comparables quant à leurs motivations de fond à celles des autres puissances coloniales, la maximisation du profit, elles en différèrent toutefois pour ce qui est des méthodes employées. C’est dans le côté extrêmement systématique de la mise en application de ces politiques, confinant parfois à une quasi-rigueur scientifique, que se situe selon nous la différence. Car, pour le reste, comme cela a toujours été le cas dans l’histoire du développement économique, on a assisté à une alternance de périodes libérales, pendant lesquelles le marché et les intérêts privés ont dominé dans un climat de « laissez-faire », et de phases dirigistes, où l’État colonial a mis en œuvre des politiques publiques contraignantes⁷. Quelle qu’ait été la couleur idéologique des politiques mises en œuvre, c’est toujours l’intérêt de la métropole qui a primé sur celui du pays colonisé et de ses populations. Voyons plus en détail comment cela s’est manifesté à travers la succession des différentes phases de la politique coloniale des Pays-Bas pendant plus de trois siècles de domination de l’archipel indonésien.

La VOC (1602-1799) : du mercantilisme brutal à la corruption générale

6Les Hollandais commencent au début du 17^e siècle par appliquer la politique purement mercantiliste en vogue à l’époque à travers laquelle la VOC, entreprise privée à but essentiellement lucratif, même si elle agit avec l’aval du pouvoir politique, adopte des mesures coercitives pour contrôler et accroître la production de denrées tropicales exportables. Cela commence par un mercantilisme sauvage et s’achève dans la corruption générale et la faillite de la VOC à la fin du 18^e. Dans un premier temps, il s’agit essentiellement pour cette dernière d’imposer son monopole complet sur la production et la commercialisation d’un certain nombre de denrées tropicales précieuses. Cela s’applique d’abord pendant presque tout le 17^e siècle aux épices rares des Moluques, le clou de girofle et la noix de muscade, qui atteignaient alors des prix faramineux sur le marché des villes d’Europe. Puis, après avoir ravagé l’ordre social ancien des Moluques et ce monopole s’étant érodé au fil du temps, on assiste à partir du début du 18^e siècle à une forme de mercantilisme moins brutal mais encore plus pernicieux dans ses effets avec l’adoption du système dit des « contingentements » et des « livraisons forcées », appliqué des deux côtés du détroit de la Sonde, à Java et Sumatra. Il s’agit alors tout simplement d’obliger la paysannerie à consacrer non seulement une partie de ses terres agricoles mais aussi de son temps de travail pour cultiver des denrées exportables, en l’occurrence du café et du poivre, à Priangan, la partie occidentale de Java passée sous contrôle de la VOC dès 1647, et à Lampung, l’extrémité la plus méridionale de Sumatra, puis à livrer ces produits à un prix fixé. Cela ne va pas sans résistance de la part des autochtones, surtout au tout début, lors des deux vaines tentatives en 1628-29 du sultan Agung, le souverain de Mataram, la principauté javanaise dominante, pour déloger les Hollandais de leur forteresse de Batavia moins de dix ans après sa fondation. Mais les rivalités incessantes entre les potentats locaux, combinées à la plus grande puissance militaire et surtout à la ruse des Hollandais, qui savent diviser pour régner, permettent aux colonisateurs de s’imposer et d’élargir progressivement leur domination. D’abord rétive à intervenir dans les affaires locales, la VOC s’immisce effectivement de plus en plus dans les luttes de pouvoir fratricides, manipulant les principautés javanaises au point d’imposer sa tutelle sur les sultanats de Banten et Mataram dès 1678-80, de prendre le contrôle de la côte nord de l’île en 1743 et de parachever l’extension de son contrôle sur presque tout Java au moment de la partition du sultanat de Mataram en 1755. A ce moment-là, l’extraversion de l’économie javanaise a déjà été grandement renforcée. Le mouvement va s’amplifier.

Photo 10 : Sultan Agung (1593-1645), 3^e souverain du sultanat de Mataram

7Cette phase de mercantilisme forcené s’accompagne d’une perte progressive du contrôle central de la VOC et d’une autonomisation croissante de ses représentants sur place. Ces derniers travaillent de plus en plus à leur propre compte, en fonctionnant comme une « bureaucratie patrimoniale » et pratiquant un « despotisme oriental » guère différent de celui des principautés javanaises auxquelles la compagnie s’était surimposée. Gangrenée par la corruption généralisée et le coulage à haut niveau, l’aventure de la glorieuse VOC s’achève donc dans une pitoyable déconfiture générale en 1799. Deux des historiens les plus éminents de l’histoire coloniale hollandaise ont analysé avec une certaine « admiration » la manière dont ce petit pays a imposé sa loi pendant si longtemps à un aussi vaste archipel. Ils reviennent longuement sur cette phase de déclin et les dérives qui la caractérisent⁸.

Photo 11 : Hôtel de ville de Batavia de 1710, devenu Musée de la Ville de Jakarta

Période de transition (1800-1830) : l’interrègne Daendels-Raffles et les guerres de Java

8La faillite de la VOC correspond aussi à la défaite de la monarchie de la maison d’Orange régnant sur les Pays-Bas devant la poussée des forces républicaines bataves. Ces forces sont inspirées par le succès de la révolution de 1789 en France et bientôt alliées de cette dernière dans le conflit à travers lequel Napoléon Bonaparte va mettre le feu à toute l’Europe⁹. C’est dans ce contexte de véritable mondialisation avant la lettre que la République batave, après un moment de flottement dû aux circonstances troubles qui prévalent tant en Hollande que dans l’archipel indonésien, dépêche en 1808 un nouveau gouverneur-général pour reprendre les choses en main, en la personne de William Daendels. Ce dernier, pétri des idéaux de la révolution française et de ses principes jacobins, se lancer alors avec énergie dans cette tâche. Après la faillite de l’entreprise privée ayant dominé tant bien que mal l’archipel pendant deux siècles, on assiste en effet au retour en force de la puissance publique et à l’apparition d’un véritable « État développeur ». Commençant à réduire le système des cultures obligatoires et initiant de nombreuses autres réformes allant dans le sens d’une certaine libéralisation de l’économie, Daendels s’emploie à améliorer les infrastructures en se lançant dans la construction d’une route transjavanaise reliant Batavia à Surabaya¹⁰. La paysannerie, libérée du fardeau des « livraisons forcées », se voit toutefois mobilisée pour des corvées de travaux publics qui ne lui prennent pas moins de temps ni d’énergie. Elles s’avèrent hélas aussi beaucoup plus coûteuses en vies humaines. Le règne de Daendels est toutefois de courte durée car l’Angleterre, en guerre sur tous les fronts avec l’Empire napoléonien, attaque les alliés de ce dernier et n’hésite pas à le faire aussi dans leur colonies. Les Britanniques lancent alors une expédition militaire pour s’emparer de Java et d’autres îles des Indes néerlandaises, qui sont un peu le chaînon manquant dans leur empire colonial planétaire, entre les Indes et l’Australie. Ils y installent Thomas Stamford Raffles comme gouverneur-général en 1811.

9Ce dernier se révèle être un brillant administrateur. En outre, c’est aussi un esprit scientifique doté d’un certain génie visionnaire. Il va beaucoup marquer l’histoire de Java pendant les cinq ans où il va y officier. Tout d’abord, il étudie la situation et organise notamment le premier comptage de population, qui donnera pour résultat un chiffre de 4,6 millions d’habitants, probablement très largement sous-estimé¹¹. Sur la base de ses études, il publiera en 1816 The History of Java, premier ouvrage à caractère scientifique sur lequel vont pouvoir s’appuyer tous ceux qui étudieront cette île ultérieurement, sous n’importe quel angle que ce soit. Mais surtout, il renforce les réformes initiées par son éphémère prédécesseur, en abolissant définitivement le système des « livraisons forcées » et des monopoles, véritable hérésie pour ce grand libéral, et en le remplaçant en 1813 par une taxe foncière. L’idée est de simplifier le système de taxation et de promouvoir la liberté d’entreprendre, en partant du principe que le développement de la production se ferait si les paysans y trouvaient un intérêt. Ce faisant, Raffles pose les bases d’une véritable administration coloniale moderne de Java. Il lance aussi les premières campagnes de vaccination contre la variole. En 1816, il doit toutefois, à son grand regret, quitter l’île car, après le Congrès de Vienne, la maison d’Orange remonte sur le trône des Pays-Bas et réussit, non sans mal, à récupérer ses possessions coloniales des Indes néerlandaises. Ce sera une grande désillusion pour Raffles, qui rêvait d’être celui qui permettrait à l’Angleterre de régner sur un empire allant sans discontinuer du Moyen-Orient au Pacifique. Il se vengera brillamment en fondant en 1819 la ville de Singapour, sur l’emplacement d’un village de pêcheurs situé à la pointe sud de péninsule malaise. Supplantant rapidement tous ses avatars précédents, ce port deviendra le principal emporium marchand de la région, portant notamment un coup très dur aux Hollandais revenus s’installer à Batavia.

Photo 12 : Thomas Stamford Raffles (1781-1826), gouverneur de Java (1811-16)

10C’est donc la puissance étatique des Pays-Bas qui prend la succession de la VOC, compagnie purement privée, pour administrer les possessions coloniales des Indes néerlandaises. Dans un premier temps, les Hollandais conservent quelques années l’héritage libéral de Raffles, pourtant cordialement détesté, notamment son système de taxe foncière. Mais cela ne rapporte pas suffisamment à leurs yeux et qui plus est, débouche sur une révolte majeure d’une partie de l’aristocratie javanaise, qui avait profité de l’intermède historique pour reprendre des forces. Sous l’égide du prince Diponegoro, cette révolte déclenche en 1825 le principal soulèvement à grande échelle depuis les offensives du sultan Agung sur Batavia au début du 17^e siècle. La « Guerre de Java », qui va durer cinq ans, sera très dure, faisant quelque 200 000 morts et semant la désolation dans une bonne partie du centre de l’île12. On peut considérer qu’elle constitue la première manifestation de « protonationalisme » indonésien. C’est aussi la première fois que la religion musulmane est convoquée pour justifier un combat visant à se débarrasser du colonisateur occidental, stigmatisé comme « infidèle ».

Photo 13 : Le prince Diponegoro (1785-1855), héros de la lutte anticoloniale

Capitalisme d’État et mise en œuvre du « système des cultures » (1816-1870)

11Quand les Hollandais arrivent enfin à vaincre Diponegoro en 1830, la situation de l’économie coloniale n’est pas brillante. Au lent déclin de la VOC au 18^e siècle et à sa déconfiture finale a succédé une période de trente ans avec l’épisode jacobin, l’intermède britannique et un conflit dévastateur. De plus, l’épisode des guerres napoléoniennes a coûté cher à une Hollande exsangue qui, si elle a pu récupérer les Indes néerlandaises a dû céder aux Anglais plusieurs des autres possessions coloniales majeures qui lui restaient (Ceylan en 1796, Le Cap en 1806, Malacca en 1824, échangé contre Bencoolen à Sumatra, etc.), après les pertes déjà enregistrées auparavant¹³. Bref, en dehors du Surinam, vide de population et sans intérêt économique majeur, et quelques petites îles des Antilles, les Pays-Bas ne disposeront plus à partir de 1830 que d’une seule grande et riche colonie, les Indes néerlandaises. Ils vont donc se concentrer avec une attention toute particulière sur cette dernière pour en rentabiliser l’exploitation. Pour cela, le gouverneur-général Johannes van den Bosch, alors nommé à Batavia, élabore et met en œuvre dès 1830 une politique de développement dirigiste plaçant Java sous coupe réglée afin d’en tirer un profit maximum. Elle est passée à la postérité sous le nom de Cultuurstelsel ou « système des cultures ».

Photo 14 : Préparation des semis dans une plantation de thé de Java Ouest

12Ce Cultuurstelsel est une forme élaborée de l’ancien système des « livraisons forcées » de la VOC, mais il va être appliqué de manière systématique et scientifique, avec toute la force coercitive de la puissance publique. En fait, on assiste alors à la mise en place d’un véritable système d’administration coloniale moderne. Il consiste à obliger la paysannerie javanaise à consacrer un cinquième de son temps et de ses terres à la culture de denrées industrielles pouvant être exportées comme le café, la canne à sucre ou l’indigo. Au fil des ans, la rigueur du système s’accentue et dans certaines régions, les paysans sont obligés de consacrer jusqu’à la moitié de leur temps et de leurs terres à ces cultures d’exportation, au détriment des cultures vivrières. Cela se solde par une croissance économique soutenue de l’économie coloniale pendant trente à quarante ans, mais est aussi à l’origine de grandes misères pour la population et de plusieurs famines entre 1840 et 1850¹⁴. Les auteurs les plus fameux ayant théorisé les problèmes de développement économiques et sociaux à partir de leur étude du cas de Java ont pratiquement tous rendu le « système des cultures » responsable des difficultés ultérieures rencontrées. C’est notamment le cas pour Julius Boeke, le père de la théorie du « dualisme économique » indonésien (1961), dans laquelle il oppose un secteur moderne formé d’enclaves, tourné vers l’exportation et dominé par le colonisateur hollandais dans les plantations et les mines, à un secteur traditionnel, où la majorité de la population autochtone végète dans une agriculture de subsistance. C’est encore le cas de Clifford Geertz, considèrant que le Cultuurstelsel est à l’origine de l’« involution agricole » (1963) qu’il estime avoir bloqué le développement de l’économie javanaise.

13Toutefois, des analyses plus récentes de cette expérience historique présentent un bilan plus nuancé. Elle aurait revêtu une grande diversité de formes d’une région de l’île à l’autre. Il y aurait eu comme toujours quelques gagnants¹⁵ à côté de la multitude de perdants et l’imposition du « système des cultures » aurait au contraire constitué un facteur utile de la modernisation économique et politique ultérieure de la société javanaise. Ce qui est certain, c’est que cela a renforcé l’extraversion de l’économie insulaire et son intégration au marché international, ainsi que sa plus grande monétisation. Le Cultuurstelsel aurait aussi fortement accru la pression sur la terre et sur la demande de travail et consolidé le pouvoir des élites locales, notamment des régents (bupati) et des chefs de village (lurah), responsables de son application. Les abus répétés perpétrés par ces derniers et les dérives générales du « système des cultures » prendront une telle dimension que cela alertera l’opinion publique hollandaise, sensibilisée au sort lamentable de la paysannerie javanaise par la publication en 1860 du premier roman anticolonial de l’histoire écrit sous un nom de plume par un ancien fonctionnaire colonial social-démocrate, Edouard Douwes Dekker¹⁶. Cela apportera aussi de l’eau au moulin des partis politiques d’obédience libérale, alors en plein essor aux Pays-Bas, qui critiqueront la politique de « dirigisme étatique » lourde et coûteuse appliquée depuis 1830. Selon eux, il faut y mettre fin car il entrave les initiatives des entrepreneurs privés hollandais et d’une population javanaise de plus en plus nombreuse et misérable. Cette croissance démographique résulte de la Pax Neerlandica imposée en 1830, de l’extension progressive des campagnes de vaccination à la typhoïde et au choléra dans les années 1850 et de la demande accrue de travail dans les campagnes, se soldant par une baisse de la population en milieu urbain, beaucoup plus insalubre et mortifère¹⁷. La première énumération sérieuse de la population javanaise organisée en 1880 donne en effet un chiffre de 19,8 millions d’habitants, soit un doublement en 35 ans par rapport à l’estimation plausible de quelque 10 millions faite en 184518.

Épisodes de libéralisme économique (1870-1900) et de « politique éthique » (1900-1930)

14Dès 1870, après quarante ans d’un capitalisme d’État porteur de croissance, le balancier de la politique coloniale repart dans le sens opposé vers un libéralisme économique qui va être dominant jusqu’en 1900. Il est au demeurant dans l’air du temps de cette fin de 19^e siècle et correspond à la période du « rush impérialiste » sur ce qui reste du monde à coloniser et sur la prise de contrôle des territoires encore faiblement exploités et peuplés. Pour y parvenir, l’État colonial hollandais fait adopter en 1870 une nouvelle loi agraire qui offrira des conditions très favorables aux entreprises prêtes à louer de vastes concessions foncières et à investir dans leur mise en valeur. Elles y ont les coudées franches et ne lésinent pas non plus devant les abus de toute sorte envers les populations locales. Cela concerne bien sûr Java et son industrie sucrière, mais aussi les « îles extérieures », notamment Sumatra. On y a en effet découvert du pétrole en 1884. La demande d’autres ressources minérales comme l’étain est en plein boom. Par ailleurs, la production du tabac est très profitable dans la région de Medan et on réalise que la culture de l’hévéa y est particulièrement propice, à une époque où l’industrie automobile naissante va bientôt faire exploser la demande de caoutchouc. Mais cela implique aussi que les entreprises puissent disposer de la main d’œuvre nécessaire. Quand elle n’est pas disponible sur place, on s’organise pour la faire venir.

15Les vingt dernières années du 19^e siècle sont en effet celles de l’infâme « coolie trade » par lequel les Hollandais importent des dizaines de milliers de travailleurs sous contrat de l’immense réservoir de main d’œuvre qu’offre la Chine, alors en pleine déconfiture politique. Ce faisant, ils renforcent grandement l’importance numérique de la minorité chinoise, ce qui va avoir aussi des conséquences majeures pour le développement du pays. Cette dernière, implantée dans l’archipel avant même la période coloniale, y a déjà fortement prospéré du temps de la VOC, qui l’a longtemps utilisé pour jouer un rôle d’intermédiaire avec la population indigène, avant de s’inquiéter de son pouvoir croissant et d’organiser avec cynisme son massacre sur une large échelle à Batavia en 174019. Cette communauté a toutefois progressivement retrouvé son rôle traditionnel et l’arrivée en grand nombre, à partir de 1880, de nouveaux venus fuyant les guerres et la misère en Chine va la renforcer. Comme partout ailleurs dans la région Asie-Pacifique, ces pauvres immigrants rejoignent en effet rapidement, par leur travail acharné et leur sens de l’épargne, la classe des commerçants aisés. Ce phénomène est à l’origine du problème récurrent auquel l’Indonésie indépendante sera confrontée : le poids disproportionné de la minorité chinoise dans l’économie et sa spécialisation dans le secteur commercial et financier. Cela détermine d’ailleurs le caractère dit « plural » de la société et de l’économie indonésienne, un concept forgé et développé par John Furnivall (1939) qui va marquer les études coloniales et explique certaines des difficultés auxquelles le pays va devoir faire face dans sa phase de construction nationale.

16C’est aussi pendant cet épisode libéral de la politique coloniale que les Hollandais systématisent leurs campagnes de vaccination. Les progrès faits au niveau de l’irrigation, du drainage, de l’assainissement et des infrastructures routières pour augmenter la production des denrées exportables depuis la période du Cultuurstelsel  portent leurs fruits et entraînent une forte diminution de la mortalité. La natalité restant toujours aussi élevée, la transition démographique est enclenchée à Java. Par rapport à des taux de croissance démographiques traditionnels qui sont toujours inférieur à 1% et tournent en général plutôt autour de 0,5%, on aurait en effet eu à Java une augmentation annuelle moyenne de la population de 1,4% pendant tout le 19^e siècle, à raison de 1,25% de 1800 à 1850 et de 1,6% de 1850 à 190020. En 1900, la population de Java atteint 28,7 millions, alors que celle de tout le reste de l’archipel est estimée être cinq fois moindre avec seulement 6,5 millions21!

17Ce boom démographique et l’application de politiques coloniales à tour de rôle libérales ou interventionnistes, mais ayant pour objectif commun de maximiser le profit de la métropole, se solderont par une paupérisation croissante de la population javanaise. Il faut dire que les trente années de réformes libérales ayant succédé au « système des cultures » ont été marquées par une croissance économique faible. L’île traverse alors en cette fin de 19^e siècle une des périodes les plus sombres de son histoire. Une multitude de gens pauvres errent dans les campagnes à la recherche de travail et d’un moyen de survie. Beaucoup n’ont pas d’autre alternative que de s’engager comme « coolie » pour aller travailler dans les plantations ou les mines de Sumatra. D’autres prennent même le risque d’une aventure plus lointaine en s’embarquant à l’aveuglette pour le Surinam ou la Nouvelle-Calédonie, territoires coloniaux lointains peu peuplés mais également en plein boom économique, où la demande de main d’œuvre est forte²². Face à tout cela, le vent politique tourne à nouveau aux Pays-Bas, où une opinion publique de plus en plus influencée par les idées socialistes s’émeut du sort réservé aux peuples colonisés. La reine Wilhelmine ordonne même en 1901 que soit organisée une grande enquête sur « le bien-être diminuant de la population indigène de Java et Madura ». Elle sera dévastatrice !

18La politique coloniale hollandaise change alors à nouveau de cap et entre dans une nouvelle phase, la dernière, qui passera à la postérité sous le nom de « politique éthique ». Au nom de la « dette d’honneur » (ereschuld) que la métropole a contracté à l’égard de son empire colonial, elle sanctionne le retour en force de l’État qui adopte des politiques sociales pour corriger les effets négatifs d’un développement économique à l’origine de l’aggravation de la pauvreté et des inégalités. Il s’agit en fait d’une véritable politique de développement avant la lettre, considérant l’amélioration du bien-être (welfare) de la population comme étant indispensable à l’intérêt économique de la métropole et à la stabilité sociale et politique des possessions coloniales. Le changement d’orientation n’est en effet pas totalement désintéressé en ce sens qu’il est devenu important que le pouvoir d’achat et le niveau de vie des Indonésiens augmente afin qu’ils puissent devenir des consommateurs solvables de produits industrialisés exportés par les Pays-Bas. Cela dit, des mesures importantes sont prises et de gros investissements consentis pendant les trois premières décennies du 20^e siècle pour développer les infrastructures d’irrigation et de communication, ou pour améliorer la santé et l’éducation, cette dernière ayant été totalement délaissée jusqu’à la fin du 19^e siècle. Jusqu’à la grande crise de 1929, la croissance économique s’en trouve fortement stimulée. Elle s’accompagne en plus d’une grande diversification des activités. Conscients du déséquilibre démographique qui s’est aggravé, les Hollandais lancent aussi en 1905 une nouvelle politique de colonisation agraire baptisée kolonisatie qui vise en parallèle à soulager Java de sa surpopulation et à mettre en valeur des régions moins peuplées de l’archipel, à commencer par Lampung dans le sud de Sumatra²³. Il en résultera aussi des conséquences majeures et durables pour l’avenir du pays.

19Mais toutes ces intervenions se manifestent « trop peu et trop tard ». Le monde a changé, il est à la veille de bouleversements majeurs. C’est tout d’abord la Première Guerre mondiale, qui est la scène d’une épouvantable boucherie et de destructions colossales dans toute l’Europe. Elle est immédiatement suivie en 1918 par une épidémie de grippe espagnole encore plus meurtrière. Tout cela va enrayer les ardeurs des Pays-Bas à œuvrer en priorité au bien-être des populations de ses dépendances coloniales. A ce contexte s’ajoute en 1905 la défaite de la marine tsariste à Tsushima devant les forces japonaises et la révolution russe de 1917. Ces deux autres événements historiques considérables vont marquer le réveil des peuples colonisés d’Asie et l’émergence du mouvement nationaliste en Indonésie et dans de nombreux autres pays. Survient ensuite la grande crise de 1929, qui met à bas l’économie mondiale ainsi que celle de la métropole hollandaise et de sa principale dépendance coloniale. C’est notamment le cas de l’industrie sucrière de Java et du secteur des plantations à Sumatra. Cette crise va priver les Hollandais des moyens de leur « politique éthique ».

20Pendant ce temps, la démographie continue à faire son œuvre et le clivage structurel qui oppose Java au reste de l’archipel se creuse. Lors du recensement de 1930, la population indonésienne est de 60,7 millions, dont 41,7 millions à Java, soit 69% du total et une densité de quelques 316 habitants/km2, contre tout juste 19 millions pour tout le reste de l’archipel, soit à peine 31%, correspondant à une densité moyenne de 10 habitants/km2 et de respectivement 17,5 à Sumatra, seulement 4 à Kalimantan et moins de 2 en Papouasie occidentale24. L’augmentation en trente ans de 13 millions de personnes de plus vivant à Java représente un taux de croissance annuel tournant autour de 1,5%. Toutefois, le remplissage progressif de Java et la migration organisée vers Sumatra d’un peu plus de 200 000 personnes entre 1905 et 194125, la majorité à Lampung, - ce qui est une goutte d’eau dans l’océan, - mais surtout l’émigration spontanée de centaines de milliers d’autres dans tout l’archipel ou à l’étranger, commencent à avoir un effet sur la répartition de la population. Le pourcentage de ceux qui vivent dans l’île centrale semble en effet s’être stabilisé et a même commencé à retomber depuis le début du siècle.

21La décennie précédant la seconde guerre mondiale et la conquête japonaise est une période de transition essentiellement marquée par la lutte et la répression contre le mouvement nationaliste, pendant laquelle l’économie coloniale retrouve un certain dynamisme, notamment caractérisé par un début d’industrialisation tardive, alors que la démographie continue à déployer ses effets. Lors de l’arrivée des troupes nippones en 1942, la population de Java est supérieure à 45 millions26, presque dix fois plus que la première énumération, certes très sous-estimée, de Raffles en 1816, mais correspondant en tous les cas à un probable quintuplement en un siècle par rapport à l’estimation de Bleeker en 184527. Le déclenchement d’une transition démographique précoce se caractérisant par une véritable explosion démographique, accompagnée d’une répartition très inégale de la population entre Java et le reste de l’archipel, constitue donc bien le premier des principaux héritages de la colonisation hollandaise et des politiques économiques et sociales mises en œuvre en Indonésie, sinon dès 1619, du moins depuis 183028.

La profonde transformation de l’économie et de la société indonésienne

22Le second de ces grands héritages coloniaux sur lequel nous avons moins insisté jusqu’à présent est une économie très fortement extravertie et dépendante de l’exploitation des ressources naturelles minérales et végétales de l’archipel et de leur exportation sur le marché international. C’est là peut-être plus que partout ailleurs que la colonisation s’est coulée dans les structures précoloniales existantes pour les renforcer et les exacerber. En effet, les îles de l’archipel indonésien étaient largement ouvertes au commerce extérieur et à l’échange inter-asiatique bien avant l’arrivée des Hollandais et même des Portugais. Que ce soit les principaux royaumes javanais à base agraire comme Mataram au 9-10^e siècle puis Majapahit au 14^e ou la grande thalassocratie sumatranaise de Srivijaya du 8^e au 10^e et les sultanats côtiers de Java, de Sumatra et de la péninsule Malaise qui lui ont succédé, toutes les formations étatiques précoloniales dépendaient, à des degrés variables et divers, du commerce extérieur. La relation entre la région côtière où se situaient les ports marchands, en général à l’embouchure d’une rivière (hilir), et celles en amont de cette dernière (hulu), à l’intérieur des îles où était produit l’essentiel des denrées tropicales prisées par le marché international, est une des caractéristiques économiques classiques du monde précolonial asiatique. Ce système d’interdépendance est à la base de la richesse du commerce précolonial dans la région29. Toutefois, les plus durables et brillantes de ces formations étatiques précoloniales, notamment à Java, disposaient d’abord et surtout d’une importante base agraire. Leur stabilité économique reposait en premier lieu sur une riziculture irriguée intensive, base de leur autosuffisance alimentaire. C’est la raison pour laquelle, à l’époque où l’île était encore peu peuplée, le contrôle de la population est longtemps resté plus important que celui d’un espace abondant dont la mise en valeur dépendait du facteur travail et de la main d’œuvre disponible.

23Les Hollandais vont donc se couler dans ce modèle préexistant, mais en l’exacerbant au profit des cultures d’exportation et au détriment des autres. Du temps de la VOC, on l’a vu, l’accent est d’abord mis au 17^e siècle sur le monopole de la production du clou de girofle et de la noix de muscade, dont les îles Moluques étaient alors les seules productrices, puis au 18^e, sur la culture et les livraisons forcées de café et du poivre à Java Ouest et dans le sud de Sumatra. Mais c’est bien sûr avec la mise en place d’une véritable administration coloniale étatique au moment de l’adoption du Cultuurstelsel en 1830 que cette extraversion de l’économie indonésienne se renforce de manière très significative. Entre 1800 et 1880, la production de sucre et de café à Java est multipliée respectivement par près de 50 et de 20 fois, alors que celle de riz ne fait que tripler30. La tendance à l’extraversion économique se poursuit et s’amplifie de 1870 à 1900 lors de la période libérale, avec le développement des plantations commerciales et du secteur minier à Sumatra, et la politique dite « éthique » des années 1900-1930 ne l’inverse pas. La décennie avant la grande crise de 1929 voit en fait une accélération de la croissance des exportations à plus de 8% par année, ces dernières représentant en moyenne plus de 20% du PIB annuel31. En 1928, les Indes néerlandaises atteignent leur production maximale avec près de 3 millions de tonnes de sucre, dont elles sont alors le premier producteur mondial, 233 000 tonnes de caoutchouc, 140 000 tonnes de tabac, 130 000 tonnes de café et 73 000 tonnes de thé, dont l’essentiel est exporté32. La production de pétrole dépasse quant à elle le cap des 5 millions de tonnes en 1929, plus de la moitié partant à l’exportation33. Malgré l’effondrement de l’industrie exportatrice et notamment du secteur sucrier javanais, cette structure extravertie se rétablira après avoir passé le creux de la récession. Elle perdurera jusqu’à la seconde guerre mondiale.

24Du côté des cultures vivrières, on assiste aussi à une hausse de la production, quoique nettement moins spectaculaire. La production de riz, principalement concentrée sur Java, bénéficie de l’amélioration du réseau d’irrigation destinée à augmenter celle de la canne à sucre. Vraisemblablement encore inférieure à 1 million de tonnes (mt) de paddy (padi) avant 1830 pour la seule île de Java, elle dépasse 1,5 mt autour de 1850 et atteint les 3 mt dans les années 187034. Jusque-là, cette hausse de la production rizicole javanaise correspond plus ou moins à celle de la population. Ensuite, elle poursuit sa progression pour dépasser 4,6 mt en 1880, s’approcher de 5,8 mt en 1900 et atteindre 7,3 mt en 193035. Mais entre 1880 et 1930, la population javanaise a augmenté à un rythme plus élevé, de 19,8 à 41,7 millions d’habitants36, et la disponibilité de riz par tête diminue donc fortement, de 232 à 175 kilos de paddy³⁷. Certes, la situation alimentaire est nettement moins mauvaise dans les « îles extérieures » dont la production de paddy s’élève à environ 4,5 mt de paddy en 193038 pour une population de 19 millions39, soit une disponibilité de presque 237 kilos par tête. Toutefois, l’intégration économique des Indes néerlandaises n’est toujours pas très grande, les communications interinsulaires encore faibles et une bonne partie du surplus est vendu sur Singapour ou en Malaisie, plutôt que d’être écoulé à Java. On assiste alors sur l’île centrale à une formidable extension des cultures vivrières secondaires (palawija) comme le maïs, le manioc ou la patate douce, qui sont moins exigeantes en eau et surtout en travail; et ceci, jusqu’aux limites du dernier hectare cultivable. Alors que la superficie récoltée en padi double à peine, d’un peu moins de 2,2 millions d’hectares en 1880 à un peu plus de 4 millions en 1940, largement grâce à l’intensification de la pratique de double récolte, celle consacrée aux trois palawija évoquées plus haut quadruple quant à elle de 640 000 à plus de 3,2 millions d’hectares pendant le même laps de temps40. Au total, la surface arable cultivée de Java a pratiquement doublé en 60 ans, de 4,4 à 8,7 millions d’hectares entre 1880 et 1940 pour couvrir 65,5% de la superficie de l’île en 194041! À la veille de la Seconde Guerre mondiale, cultivée sur près des deux tiers de sa superficie, jusqu’aux limites de ce qui est cultivable et même au-delà de ce qui est écologiquement raisonnable, Java n’a plus le moindre hectare de terre disponible.

25Cela dit, l’Indonésie est bien plus vaste que Java, où une très nombreuse population essentiellement rurale essaye de survivre comme elle le peut d’une agriculture de subsistance. Le reste de l’archipel est beaucoup moins peuplé. Il est aussi réputé plus riche en ressources naturelles multiples. Toutefois, contrairement à l’idée reçue, les « îles extérieures », catégorie fourre-tout dans laquelle elles ont toutes été regroupées selon la nomenclature coloniale, ne sont pas sous-peuplées, loin de là. Il n’y a rien de plus faux que d’opposer la fourmilière javanaise à un archipel indonésien considéré comme étant vide de population. À l’exception de quelques enclaves d’agriculture intensive comme le sud de Bali, l’ouest de Lombok, le pays Minangkabau de Sumatra ouest ou la région côtière du sud-ouest de Sulawesi, la moindre fertilité des sols de ces îles ne leur permet pas de supporter des écosystèmes très productifs ni des fortes densités de population. Comme s’est évertué à le répéter tout au cours de sa longue vie Pierre Gourou, les sols tropicaux sont généralement pauvres⁴². La luxuriance de la forêt dense qui les recouvre est illusoire car, une fois ce couvert végétal détruit, ils sont lessivés par les fortes pluies de mousson et se transforment rapidement en cuirasses latéritiques impropres à l’agriculture⁴³. Bref, si ces îles et régions étaient moins peuplées que Java, c’est tout simplement qu’elles ne pouvaient pas l’être plus. L’économie de plantations et de mines qui s’est développée dans certaines enclaves à Sumatra et Kalimantan à partir de la fin du 19^e siècle a certes créé de la richesse et de l’emploi, mais elle ne pouvait en aucun cas absorber l’énorme surplus de population et de main d’œuvre de Java.

26La seule solution aurait résidé dans une industrialisation vigoureuse. Or, cette dernière est tardive et limitée, émergeant seulement dans le dernier tiers du 19^e siècle, surtout dans le domaine agricole et minier, et ne se renforçant de manière substantielle qu’au début du 20^e siècle dans le secteur textile, principalement après la grande crise de 1929 et lors des dix dernières années de la colonisation. Jusque-là, les Hollandais n’avaient eu aucun intérêt à développer la production industrielle des Indes néerlandaises. Ils voulaient surtout en exploiter les richesses naturelles et y écouler leurs propres produits manufacturés sur un marché domestique émergent. Quand ils réalisent que cela pourrait permettre d’absorber une partie de la vaste main d’œuvre javanaise, dont le coût était particulièrement bas et compétitif, et de créer ainsi dans la région du sud-est asiatique une base d’exportation vers le Japon, alors en plein essor économique, ils accélèrent le pas. Néanmoins, là aussi, cela s’avère être « trop peu et trop tard ». Malgré une augmentation substantielle qui verra sa part dans le PIB augmenter de quelque 5% à 12% entre 1880 et 1940, l’industrie manufacturière restera un secteur secondaire, au sens véritable du terme, et n’emploiera guère plus de 12,5% de la force de travail de l’archipel juste avant l’arrivée des Japonais, contre 10,4% en 193044. Toutefois, par rapport à 1870, où la vaste majorité de la population tirait encore l’essentiel de ses revenus de l’agriculture, une forte proportion de ménages ruraux, souvent privés de terre, subsiste désormais grâce à de activités non-agricoles, dans ce que l’on appellera plus tard le « secteur informel ».

27Pour compléter le tableau de l’héritage que les Hollandais léguèrent aux Indonésiens au moment de l’indépendance de leur pays, il faut aussi souligner le fait que cette industrialisation tardive s’accompagna tout naturellement d’une faible urbanisation. En fait, après avoir assisté à une dés-urbanisation relative de Java pendant la période du Cultuurstelsel , du fait que les principales activités économiques s’étaient concentrées en milieu rural, autour des raffineries sucrières du centre et de l’est de l’île45, la période coloniale tardive va voir une ré-urbanisation progressive prendre place. Elle reste toutefois très limitée, puisque le recensement de 1930 donne une population urbaine de 6,7% seulement46 et que Batavia, capitale politique des Indes néerlandaises depuis l’origine, qui a progressivement supplanté Surabaya comme principale ville industrielle et centre économique du pays à partir de la fin du « système des cultures », a triplé sa population depuis 1900, mais ne compte toujours que 435 000 habitants à cette date47.

28Rétrospectivement, il est intéressant d’examiner l’impact que ces politiques économiques coloniales d’inspiration tantôt dirigiste tantôt libérales ont eu sur la croissance économique depuis le début du 19^e siècle, quand les historiens commencent à disposer de données leur permettant de faire une estimation fiable de cette dernière. On découvre alors qu’il n’y a aucune correspondance étroite entre la politique économique adoptée et la croissance qui en résulte. En combinant les tentatives de périodisation de Boomgaard (1989) et de Booth (1998), on peut ainsi distinguer quatre périodes distinctes en la matière. Après un 18^e siècle s’étant soldé par la faillite de la VOC et de sa gestion privée de plus en plus corrompue, la première période, allant de 1800 à 1830-35, se caractérise par une grande confusion politique, source d’instabilité marquée et une faible croissance économique sous l’égide d’un État colonial balbutiant qui introduit des mesures de libéralisation. Elle s’achève sur un effondrement général de l’économie lors de la « Guerre de Java », de 1825 à 1830. La deuxième période, allant de 1830-35 à 1870-75, est marquée par une croissance économique soutenue résultant de la politique particulièrement dirigiste mise en œuvre par un État colonial entrepreneur à travers l’imposition du « système des cultures ». Lors de la troisième période, qui va de 1870-75 à 1895-1900, la politique libérale adoptée débouche sur une croissance économique très faible voire, une véritable stagnation. Enfin, la quatrième et dernière période, allant de 1895-1900 à 1942, est d’abord marquée par une forte croissance et un début de diversification de l’économie sous l’égide d’un État développementaliste, qui met en place une « politique éthique » de type « welfare » encore fortement teinté de libéralisme jusqu’à la grande crise de 1929 et la brutale récession qui s’ensuit ; puis, par la reprise progressive d’une croissance soutenue dans les années 30 à travers un protectionnisme de plus en plus fort. Au bout du compte, on ne peut éviter de souligner que les phases où l’État colonial a adopté une politique dirigiste ont donné lieu à une croissance économique nettement plus forte que celles ou le libéralisme a dominé et a laissé la place aux forces du marché libre.

29Qu’en est-il de l’impact de ces politiques coloniales sur le bien-être de la population et sur les questions de pauvreté et d’inégalités pendant toute cette longue histoire complexe et très différenciée ? C’est le dernier des aspects du développement économique et social qu’il nous semble indispensable d’examiner plus en détail, pour faire un bilan complet de l’héritage colonial. C’est certainement là que le diagnostic d’ensemble sur le bilan « globalement négatif » de la colonisation est le plus clair. Loin de nous l’intention d’idéaliser, comme le font certains anthropologues un peu romantiques, la situation des sociétés précoloniales de l’archipel indonésien où les populations vivaient en général d’une petite économie de subsistance, comme le décrit Raffles dans son ouvrage publié sur Java en 1817. Elles subissaient en effet aussi l’exploitation et les violences d’une élite traditionnelle vivant sur leur dos en tirant bénéfice du surplus agricole ou du commerce marchand à travers l’impôt, les corvées et l’esclavagisme. Mais la colonisation s’est aussi accompagnée des mêmes phénomènes de domination. Elle s’est soldée par une paupérisation et une marginalisation croissantes d’une majorité de la population. Il n’y a pas non plus ici de correspondance bien nette entre la croissance et l’amélioration ou la détérioration du bien-être économique et social des gens. Malgré les efforts déployés par certains historiens pour prouver le contraire, notamment Fasseur (1992) ou Elson (1994), le Cultuurstelsel a certes été à l’origine d’une croissance économique soutenue entre 1830 à 1870, mais il a aussi déclenché l’explosion démographique de Java et une paupérisation croissante de sa population.

30L’indicateur le plus clair dont nous disposons sur la longue période pour juger de cette détérioration du bien-être est le calcul de la production et de la consommation annuelle rizicole par habitant. Partant d’une estimation de production annuelle moyenne d’environ 260 kilos de padi par tête en 1815, Boomgaard développe une argumentation dans ce sens en montrant que cette dernière était tombée à 190 kilos en 183648. Les mesures prises par le gouvernement pour contrecarrer l’impact dévastateur de ce nouveau système imposé de manière brutale et des famines importantes par lesquelles il se solde à partir de 1840 du côté de Jepara, Demak et Grobongan ne font remonter cette production par tête qu’à 205 kilos en 184649. Du côté de la consommation, les choses sont encore plus nettes puisque la disponibilité annuelle par tête aurait chuté de 103 kilos de riz en 1850 à seulement 96 kilos en 1865, pour remonter ensuite à 120 kilos en 188050, bien en dessous des quelques 170 kilos de 1815. Toujours mesuré par le même indicateur, la situation alimentaire de la population se dégrade à nouveau fortement pendant la période libérale avec une consommation de riz retombant à tout juste 100 kilos en 190551. Cela correspond d’ailleurs bien au diagnostic établi en 1901 sur le « bien-être diminuant » des gens. Après une légère embellie due aux mesures prises pendant la courte période où la « politique éthique » est réellement appliquée, qui voit cette consommation de riz par tête remonter à 117 kilos en 1915, c’est un réel effondrement qui suit la crise de 1929, avec 87 kilos en 1930 et un record au plus bas de 82 kilos en 193552, moins de la moitié du chiffre estimé pour 1815.

31Sur cette base, il nous semble difficile de nier que la colonisation a entraîné une sérieuse aggravation de la pauvreté ! Certes, il n’y a pas que le riz et nous avons vu combien les cultures alimentaires secondaires s’étaient développées à partir de la fin du 19^e siècle à Java, mais cela constitue précisément aussi un signe d’appauvrissement de la population et de sa nutrition. On peut aussi utiliser d’autres indicateurs non-alimentaires et arguer, comme le font certains, que la consommation de textile, l’utilisation des nouveaux transports publics comme le chemin de fer, l’accès à l’éducation de base ou le nombre de pèlerinages à la Mecque sont tous à la hausse dans la première moitié du 20^e siècle. Mais cela concerne au bout du compte une toute petite minorité de la population. En effet, seule en bénéficie une classe autochtone privilégiée et hétéroclite formée de l’élite aristocratique traditionnelle, de la minorité chinoise de vieille souche dominant le commerce et la finance, des entrepreneurs et marchands musulmans ayant émergé en petit nombre dans le milieu urbain et des petits fonctionnaires ou salariés divers pouvant compter sur des revenus fixes et décents.

32Bref, pour conclure cette deuxième partie du chapitre sur les politiques coloniales et le changement économique et social qu’elles ont induit, les Indes néerlandaises se caractérisent au début des années 1940 par une économie fortement extravertie et donc exposée et fragile, une production vivrière insuffisante, une île de Java surpeuplée où la frontière agricole a été atteinte et une population en plein boom en majorité appauvrie. Alors que l’histoire de l’archipel va basculer et mener le pays à l’indépendance, on ne peut pas prétendre que le bilan de la colonisation soit très positif ni nier que le poids de son héritage ne se révèle comme étant particulièrement lourd à assumer.