1Quand s’achève la rédaction de cet ouvrage début 2020, l’Indonésie est véritablement à une nouvelle croisée des chemins, décisive. Le pays se retrouve confronté à un dilemme compliqué à surmonter, d’autant plus que les objectifs politiques et économiques de l'actuel président Jokowi sont contradictoires. La forte priorité qu’il accorde à l’accélération du processus de développement économique et social se heurte en effet aux exigences de l’approfondissement démocratique qu’attend de lui une bonne partie de la majorité citoyenne. C’est bien à cette majorité que Joko Widodo doit son élection en 2014 et le renouvellement de son mandat en 2019. Or, au fil des ans, les mesures prises pour atteindre les objectifs économiques et sociaux fixés ont au contraire débouché, par touches successives, sur un début de régression démocratique. Certes, la présidence de Jokowi n’est pas la seule en cause dans ce phénomène de régression. Cet approfondissement démocratique tant attendu avait déjà commencé à stagner entre 2004 et 2014, du temps de son prédécesseur, Soesilo Bambang Yudhoyono. Mais depuis, le pays semble s’acheminer lentement mais sûrement vers une nouvelle forme d’autoritarisme rampant qui rend la démocratie indonésienne toujours un peu plus plus « imparfaite » d’une année sur l’autre.

2Pour mieux appréhender ce phénomène, nous devons d’abord prendre un peu de hauteur et le réinscrire dans une temporalité plus large : celle de l’histoire sur la longue durée du développement économique, social et politique de l’Indonésie, qui nous a occupé tout au long de cet ouvrage. Il s’agit de tirer des leçons plus générales de l’étude de ce processus complexe, en essayant surtout de clarifier la nature des liens existants (ou non) entre développement, dictature et démocratie – c’est à dire en remettant sur l’ouvrage l’approche en « 3D » que nous avons proposé au fil de ces pages. Ensuite, nous élargirons cette problématique en procédant à une rapide comparaison entre le cas de l’Indonésie et certains de ses pays voisins les plus proches en Asie du Sud-Est. Cet élargissement de la perspective confirme largement les conclusions auxquelles on a abouti à partir de l’étude du cas indonésien. Elle ouvre aussi des pistes de réflexion intéressantes quant à la pertinence de l’analyse en « 3D » pour la compréhension des procesus de changement global dans les sociétés.

Périodes précoloniale et coloniale

3Il peut paraître étrange de commencer à dérouler le fil rouge de cette relation dès la période précoloniale, pour laquelle les termes de développement et surtout de dictature et de démocratie paraissent anachroniques. On peut toutefois déceler dans l’autoritarisme voire, le despotisme qui s’est exercé sur certaines îles et régions de l’archipel (alors qu’une large autonomie locale sinon une forme de « démocratie primitive » restait la norme dans beaucoup d’autres) des sortes de substrats sur lesquels différents modes d'organisation politique ont pu venir se greffer pendant la colonisation et surtout, après l’indépendance.

4En effet, pendant l’époque précoloniale (Chapitre 1), le clivage a essentiellement opposé l’île de Java à la majeure partie du reste de l’archipel. D’un côté, dans l’île centrale, se sont développés dès le 7^e siècle de puissants royaumes indianisés à base agraire plutôt autarciques, dont la prospérité s’est construite sur une riziculture irriguée intensive nécessitant la mobilisation et l’organisation d’une forte population. À l’opposé, dans la plupart des autres grandes îles de l’archipel comme Sumatra, Kalimantan ou Sulawesi, de petits groupes humains souvent isolés ont continué à pratiquer une agriculture extensive, à l’écart des enclaves côtières largement ouvertes au commerce inter-asiatique.

5Au centre, cela a débouché sur l’émergence au 10^e siècle, à Java Central, d’un premier État indianisé agricole et despotique comme Mataram, qui a mobilisé la paysannerie de manière autoritaire en la pressurant par des impôts et des corvées multiples pour étendre le périmètre irrigué, s’accaparer le surplus agricole et construire de grandioses monuments religieux. Ce type de formation étatique, représentatif de ce que Karl Wittfogel a décrit dans son célèbre ouvrage sur le « despotisme oriental »1, s’est ensuite reproduit presque à l’identique pendant près d’un demi-millénaire. Le processus a culminé lors de la consolidation à Java Est de l’empire de Majapahit au 15^e siècle ; puis, après l’arrivée et l’extension de l’islam dans l’archipel, la dynamique initiale est revenue à son lieu d’origine, dans la partie centrale de l’île, avec la fondation du sultanat de Mataram.

6Dans la périphérie, on a vu apparaître à la même époque des formations étatiques indianisées, dont la plus connue reste la thalassocratie de Srivijaya, au 10^e siècle, située sur la côte orientale de Sumatra Sud. Ensuite, avec l’arrivée de l’islam, les sultanats de Aceh (au nord de l’île), puis de Malacca (sur la côte occidentale de la péninsule malaise) ont pris le relais entre le 13^e et le 15^e siècles. Ces formations étatiques côtières ont toutes tiré leur prospérité de l’échange marchand inter-asiatique. Pour ce faire, elles écoulaient sur le marché mondial des produits tropicaux rares et précieux qu’elles obtenaient (par achat ou échange) auprès des populations de l’intérieur des îles à travers une relation de type hulu-hilir (amont-aval), dans laquelle ces dernières gardaient une large autonomie et continuaient à fonctionner selon les règles d’un système traditionnel tribal de « démocratie primitive ». Cela ressemble beaucoup à ce que Karl Marx a identifié dans son fameux « mode de production asiatique » (MPA), où des formations étatiques centralisées coexistent avec des petites communautés villageoises conservant une large autonomie. Ce MPA très controversé fera d’ailleurs couler beucoup d’encre parmi les spécialistes marxisants des questions de modernisation politique et de développement économique, dans les années 1960 et 19702.

7Dans les deux cas, on a indéniablement assisté à l’émergence d’un véritable processus de développement économique et social important, - donnant naissance à ce que Pierre Gourou (1982 ; 2000) considérait comme une « civilisation », - mais organisé de manière verticale et autoritaire, dans le premier, et sous une forme plus horizontale et autonome, dans le second. Pour bien souligner la différence, on peut aussi dire - en utilisant les concepts forgés par James Scott, génial anthropologue américain ayant surtout travaillé sur les sociétés paysannes d’Asie du Sud-Est - que dans le premier cas de figure, la paysannerie opprimée ne peut résister qu’en ayant recours à ce qu’il appelle « l’arme des faibles » ; alors que dans le second, elle peut se contenter de continuer à pratiquer ce qu’il a décrit comme « l’art de ne pas être gouverné »3.

8Avec l’irruption de la colonisation (Chapitre 2), la situation va radicalement changer. Toutefois, dans un premier temps, les nouveaux arrivants vont se contenter de se couler dans le modèle préexistant. L’enclave commerciale de Malacca est d’abord conquise par les Portugais en 1511, puis passe aux mains des Hollandais en 1641. Ils font alors de Batavia (sur la côte nord de Java) le nouveau port majeur de la région. Mais le temps de l’échange commercial pacifique et équilibré ne dure guère, faisant rapidement place à une domination autoritaire et violente.

9Cela a notamment été le cas au début du 17^e siècle, sous le mercantilisme impitoyable de Jan Pieterzoon Coen, s’employant à imposer le monopole de Batavia sur la production de clou de girofle et de noix de muscade aux Moluques ; ou encore dans la première moitié du 18^e, à l’époque des « livraisons forcées » de café et de poivre dont la paysannerie de Java Ouest et Sumatra Sud devait s’acquitter, sous peine de représailles ; puis au début du 19^e, lors du bref intermède « républicain » du proconsul Daendels, construisant la route « transjavanaise » grâce à des travaux forcés, au prix d’un coût humain colossal ; et enfin, de 1830 à 1870, sous le « système des cultures » inventé par Johannes van den Bosch pour exploiter de la manière la plus systématique possible la terre et la force de travail des paysans javanais et faire de l’île le grenier à sucre du monde.

10En fait, ce despotisme colonial a bien entraîné ce que l’on pourrait appeler une certaine forme de « développement économique unilatéral » dont le colonisateur à tiré d’énormes bénéfices, mais au détriment de la misère sociale croissante et concomitante de la population asservie. Cependant, en y regardant de plus près, la réalité est plus subtile. Son analyse fait apparaître des différences importantes entre les diverses phases de cette politique coloniale coercitive. Ainsi, le régime d’occupation mercantile et sanguinaire instaurée au début du 17^e siècle par Coen a généré un enrichissement immense pour la VOC, provoquant aussi l'un des premiers génocides de l’histoire et laissant les régions affectées dans un état de délabrement total. En revanche, le Cultuurstelsel  de Van den Bosch a eu des effets plus mitigés. L’exploitation éhontée de la paysannerie javanaise sur lequel il était basé a surtout été à l’origine de vastes profits pour le trésor des Pays-Bas, mais il a également entraîné une certaine forme de développement économique à Java, de manière plus ambivalente, au niveau de l’amélioration des infrastructures ou du déclenchement de la transition démographique et du changement social en général. Cela a malgré tout aussi généré une paupérisation générale de la population. En ce qui concerne les phases plus libérales de la politique coloniale hollandaise de la fin du 19^e et du début du 20^e siècles (hormis l’épisode antérieur du court interrègne de Raffles de 1811 à 1816), on observe les deux cas de figures. De 1870-75 à 1900, la croissance a été faible et le développement limité ; puis, de 1900 à 1930, on note une embellie économique, accompagnée d’une certaine amélioration du sort de la population sous l’effet de la « politique éthique ». Cette dernière a toutefois bientôt sombré dans la crise financière de 1929 qui a débouché sur une décennie de stagnation économique, de misère sociale et de répression politique du mouvement nationalisme naissant jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

11Il convient donc de nuancer les bilans de la période coloniale, selon les périodes d’occupation et en distinguant les différents types de régimes en vigueur et la nature des politiques mises en œuvre. Mais au bout du compte, le bilan est bien « globalement négatif » (Ferro, 1994 ; 2003) : la colonisation s’est largement soldée par une violence extrême, l’asservissement, la pauvreté croissante, la misère accrue et parfois la mort à grande échelle au sein des populations autochtones4.

De la Démocratie dirigée à l’Ordre nouveau

12Après l’indépendance, proclamée en 1945, et les quatre années de guerre de libération nationale avec la puissance coloniale qui s’en est suivie (Chapitre 3), l’Indonésie a vécu deux expériences politiques bien différentes sous la présidence de Sukarno, de 1950 à 1966 : la première, de nature plus démocratique et la seconde, nettement plus autoritaire. Aucune de ces deux expériences n’a véritablement permis de lancer le pays sur la voie du développement économique et social. Jusqu’en 1959, en dépit des énormes difficultés des débuts de l’indépendance, - dues à la lourdeur de l’héritage colonial, aux conditions de décolonisation iniques imposées par l’ancienne métropole et à l’état de délabrement de l’économie, - le pays semble d’abord s’engager, cahin-caha, sur le chemin d’un processus de développement prometteur. Toutefois, l’instabilité inhérente à la tentative méritoire mais probablement prématurée de mettre en place un régime de démocratie parlementaire libérale de type occidental, peu adapté à la culture politique traditionnelle indonésienne, va constituer un obstacle majeur. Ensuite, la rébellion dite PRRI-PERMESTA des années 1957-58 va capter toutes les énergies et enrayer ce processus de développement. La démocratie parlementaire va donc se solder par un échec en matière de développement, malgré les compétences indiscutables de la plupart des ministres qui ont eu la responsabilité de redresser l’économie nationale et ont vainement essayé de l’orienter dans la bonne direction.

13Puis en 1959, Sukarno impose son système de Démocratie dirigée : un régime présidentiel de plus en plus autoritaire et erratique qui accorde la priorité à des objectifs de politique extérieure d’affirmation de la souveraineté nationale ou de lutte contre le néocolonialisme et l’impérialisme, mais néglige largement les fondamentaux de l’économie. Cette dernière est alors victime d’une fuite en avant dans le nationalisme économique, une planification impérative aberrante et des choix stratégiques ineptes guidés par l’idéologie et l’ignorance ou l’indifférence du président et de ses ministres en la matière. La politique poursuivie précipite rapidement le pays dans le marasme économique et entraîne une grave détérioration des conditions sociales de vie de la population. Le bilan global de ces premières quinze années d’indépendance est donc celui d’un fiasco total: la démocratie balbutiante et fragile des débuts laissait entrevoir la possibilité du développement, mais l’imposition d’un autoritarisme confus l’a tué dans l’œuf. La dégradation de la situation économique et sociale s’accompagne d’une montée des antagonismes politiques entre les communistes du PKI, qui appuient le président Sukarno, et la majeurs partie des forces armées, soutenues par les milieux islamiques conservateurs. Elle débouche sur la polarisation d’une Indonésie qui se rapproche dangereusement du gouffre - dans lequel elle va sombrer corps et biens en 1965.

14Ensuite, tout au long des trente-deux ans qu’a duré l’Ordre nouveau instauré par le général Suharto en mars 1966, l’Indonésie tombe sous la coupe d’un système politique autoritaire à tendance dictatoriale (Chapitre 4). Le nouveau régime politique, né dans une violence extrême et que l’on peut qualifier, au moins au début, de dictature militaire, use et abuse de l’autoritarisme pendant toute la durée de son existence. Cela dit, il a aussi initié un processus de développement économique et social difficilement contestable. L’Indonésie n’en avait pas connu de tel depuis son indépendance. Même s’il faut toujours les manipuler avec un sens critique et s’ils sont souvent réducteurs, les principaux indicateurs de développement indiquent que la croissance économique est restée très soutenue, variant, sauf exception, entre 5 et 10% par an, et s’accompagne d’avancées spectaculaires sur le plan social. C’est notamment le cas pour l’espérance de vie, l’amélioration de la santé et de l’éducation ou la baisse spectaculaire de la pauvreté, alors que les inégalités de revenus restent contenues dans une fourchette relativement modérée. Sur cette base, certains auteurs n’ont pas hésité à parler des « trente glorieuses » de l’économie indonésienne. C’est certainement exagéré et surtout inapproprié quand on sait quel a été le coût de cette expérience en termes de violence, de violation de l’état de droit et de privation des libertés politiques et individuelles, sans parler d’un environnement saccagé. Mais il est indéniable que ce régime autoritaire a réussi à sortir l’Indonésie de son sous-développement chronique. Il a su la placer, en moins d’un quart de siècle, dans le groupe des pays « émergents » participant à ce que la Banque mondiale a baptisé le « miracle de l’Asie orientale ».

15Bref, l’autoritarisme qu’a subie l’Indonésie à cette époque semble avoir été relativement favorable au développement économique et social du pays. Cette dernière assertion est, on le sait, l’un des postulats de base des partisans de la théorie classique de la modernisation. Certains d’entre-eux ont même défendu l’idée que les forces armées pouvaient constituer un vecteur majeur dans ce processus. Cependant, ces résultats chiffrés favorables ne disent pas grand-chose sur la qualité de ce développement, ni surtout sur celle de la vie des citoyens indonésiens, privés pendant tout ce temps des libertés élémentaires mais fondamentales dont ils auraient pu jouir sous un régime démocratique. Les mascarades électorales organisées rituellement tous les cinq ans et scrupuleusement manipulées et encadrées par le gouvernement pendant toute la durée de l’Ordre nouveau, pour obtenir un résultat conforme à ses intérêts, ne peuvent nullement être considérées comme correspondant à une véritable forme d’expression démocratique de la volonté populaire, même si c’est un peu mieux que l’imposition d’une dictature pure et dure, sans consultation d’aucune sorte.

16D’un autre côté, on peut aussi observer que différentes formes de contestation populaire du régime, certes timides au début, souvent isolées ou très disparates et durement réprimées à chaque fois qu’elles se sont exprimées, ont pris de l’ampleur au fil du temps. Elles ont culminé vers la fin de l’Ordre nouveau, quand le développement économique et social promis par Suharto n’était plus au rendez-vous. Mais c’est le succès initial de ce processus qui a rendu possible le fait qu’elles puissent finalement se manifester avec une telle ampleur et entraîner sa chute. Dans une certaine mesure, le régime autoritaire à été victime de sa réussite. C’est en effet l’amélioration du niveau de vie des gens, de leurs conditions d’existence au quotidien (alimentation, habitat, transport, communication, information, etc.), de leur santé, de leur éducation ainsi que la baisse spectaculaire de la pauvreté qui ont permis l’émergence d’une classe moyenne capable de revendiquer plus de libertés et d’une masse populaire prête à prendre des risques pour obtenir de meilleures conditions de vie.

17C’est bien ce qui est arrivé en 1998. La Crise financière asiatique (CFA) de 1997 a servi de catalyseur pour le mouvement de révolte qui a ouvert l’ère de la Reformasi, menant à la démocratisation du pays. C’est quand le miracle a tourné à la débâcle et que l’économie s’est effondrée, mettant en faillite des milliers d’entreprises et des millions de personnes au chômage, (re)plongées subitement dans la pauvreté, que le vent a tourné. La seule légitimité politique de l’Ordre nouveau résidant dans sa capacité à pouvoir assurer la continuation du processus de développement économique et social du pays, il s’est écroulé devant les revendications de démocratisation de la population et le général Suharto a piteusement démissionné en mai 1998 face à la pression populaire et au lâchage des ses affidés5.

18En partant de l’expérience de l’Indonésie sous l’Ordre nouveau (et de celle de certains pays voisins), on peut donc, sans prendre trop de risques, en conclure que le développement économique et social devient surtout un accoucheur de démocratie quand il est en crise, quand le processus de changement global qu’il a déclenché tombe en panne ! Plus largement et pour en revenir à la relation en « 3D » sur laquelle on se concentre dans cette conclusion, cela démontre aussi qu’il existe bien une relation étroite entre le développement, la dictature et la démocratie, mais qu’elle est ténue, variable et changeante. En fait, le sens qu’elle prend et la forme qu’elle revêt dépendent surtout des circonstances particulières de l’histoire et des forces sociales en présence, ainsi que de l’adéquation des politiques mises en œuvre.

L'ère de la Reformasi et de la démocratie

19Il est moins facile de tirer des conclusions sur la relation en « 3D » à propos de la période agitée de transition démocratique entre 1998 et 2004 (Chapitre 5). Cela revient en fait surtout à s’interroger, d’une part, sur la manière dont se déroule la transition entre une dictature et une démocratie et, de l’autre, sur les conditions du développement économique et social en période de crise.

20Pour tenter de répondre à la première partie de la question, disons que ces six années de transition ont certainement été les plus difficiles et dangereuses pour la démocratie indonésienne. Le processus de démocratisation en cours aurait pu à tout moment être bloqué, et ramener le pays en arrière vers la dictature. Cela n’a pas été le cas. Grâce à l’action successive des trois présidents réformateurs qu’ont été B.J. Habibie, Abdurahman Wahid (Gus Dur) et Megawati Sukarnoputri, l’Indonésie a avancé, tant bien que mal, sur la voie ardue de la démocratisation. En fait, ces trois personnalités bien différentes, qui se sont succédées au pouvoir de manière inattendue et souvent éphémère, ont contribué à cette laborieuse consolidation démocratique, chacun à leur façon. Toutes les réformes institutionnelles qu’ils ont menées à bien ont fait progresser leur pays sur la voie de la démocratie. On peut même dire que le plus difficile a été fait sous leur égide et que leur successeur a hérité d’une situation aussi favorable que possible.

21Concernant la deuxième partie de la question sur les conditions du développement économique et social en période de transition entre la dictature et la démocratie, nous remarquons que l’effervescence, la gabegie et l’incertitude de ces quelques années n’ont pas été très favorables au rétablissement des équilibres requis et au retour à la normale. Comme le disent régulièrement de manière très irritante tous les commentateurs et experts financiers du monde, les sacro-saints « marchés » ont horreur de cela ! Cependant, rétrospectivement, en partant du véritable cataclysme qu’a constitué pour l’Indonésie la CFA de 1997-98, on peut aussi se dire que les choses auraient pu aller encore beaucoup plus mal et qu’il était alors presque inespéré que le pays retrouve une croissance économique stable de 5% six ans plus tard et une société qui remonte la pente. C’est peut-être aussi parce que cette période critique a permis de mieux mobiliser les efforts, de stimuler les imaginations et de faire émerger de nouveaux acteurs issus de la société civile et des talents jusque-là mis sous l’éteignoir. Les crises ont parfois du bon pour remettre sur la bonne voie un pays qui a failli dérailler. En tous les cas, là aussi, le successeur du trio improbable qui a présidé aux destinées de l’Indonésie pendant ces six années de transition hérite en 2004 d’une situation déjà grandement assainie qui lui permet d’entrevoir l’avenir avec optimisme.

22Lors de la décennie où le président Soesilo Bambang Yudhoyono (SBY) a été au pouvoir, de 2004 à 2014 (Chapitre 6), on a d’abord assisté pendant son premier mandat quinquennal à un début d’approfondissement de la démocratie, avant de voir cette dernière commencer à stagner de manière inquiétante lors du second. Cela n’a pas vraiment eu d’impact sur la croissance économique qui s’est maintenue à un rythme de croisière annuel de 5 à 6%, accompagnée d’une reprise de la baisse de la pauvreté, mais également d’une hausse non négligeable des inégalités de revenus. Si l’on examine plus en détail l’évolution de la situation pendant cette décennie, quels sont les principaux enseignements à tirer par rapport à la relation en « 3D » au cœur de notre questionnement ?

23D’une part, il apparaît que la démocratisation a été très favorable au développement économique et social, permettant le retour à la stabilité, une croissance respectable et une amélioration substantielle du niveau de vie de la majorité de la population. Mais s’inscrivant dans un contexte de libéralisation et de mondialisation accélérées, la même démocratisation a aussi favorisé la montée des inégalités sociales et le creusement du fossé entre une minorité de privilégiés, beaucoup plus riches, et la majorité d’une population, un peu moins pauvre.

24D’autre part, cette démocratisation et la libéralisation de la société qu’elle a permis, avec le renforcement des libertés politiques et individuelles de la population, a aussi déclenché la montée d’une hostilité croissante au sein des milieux les plus conservateurs, voire réactionnaires, du pays. Ils y sont opposés et cultivent la nostalgie de l’autoritarisme - une période où l’ordre régnait en maître et où tout était plus clair, net et sans discussion possible, à défaut de ne pas donner lieu souvent à de graves excès. En fait, comme cela apparaît depuis lors clairement, un processus de démocratisation aussi soudain et rapide que celui qui a caractérisé l’Indonésie pendant les seize années agitées de la Reformasi, entre 1998 et 2014, sécrète son propre poison naturel. Ce phénomène politique est menacé par la réapparition de l’intolérance et du populisme ainsi que d’une certaine préférence pour l’autoritarisme et l’apparition de pratiques répressives de nature « illibérale ». Le risque est d’autant plus grand que plusieurs des ténors politiques appartenant à cette tendance affichent déjà en sourdine l’idée selon laquelle la démocratie serait en fait un obstacle au développement, dont le rythme pourrait être plus soutenu et les résultats plus probants sous un régime plus autoritaire, comme au temps de l’Ordre nouveau. Le développement, tiraillé entre l’approfondissement de la démocratie et la tentation d’un retour à l’autoritarisme, c’est le dilemme auquel le pays commence alors à être confronté quand SBY achève son second mandat.

25Depuis l’arrivée à la présidence de l’inattendu Joko Widodo (Jokowi) en 2014 et sa réélection en 2019 (Chapitre 7), le phénomène de stagnation démocratique entamé sous SBY s’est confirmé. La jeune démocratie indonésienne a même commencé à montrer des signes de régression dans certains domaines, comme le respect de l’état de droit ou la lutte contre la corruption. Ce que plusieurs observateurs attentifs de la scène politique locale ont qualifié de « dérive illibérale » n’a pas eu d’effet notable sur la croissance économique. Celle-ci est restée résolument bloquée sur la ligne des 5% l’an pendant toute la durée de son premier mandat, malgré les réformes entreprises par le président pour stimuler le développement, notamment par l’amélioration des infrastructures. Par ailleurs, la pauvreté a continué à diminuer et les inégalités ont cessé de s’aggraver et ont même légèrement fléchi. Néanmoins, ayant annoncé dès le début du second mandat que le développement serait la première de ses priorités et qu’il visait une augmentation de cette croissance économique à 7 ou 8% par an avant son terme, Jokowi a alors laissé s’instiller l’idée pernicieuse qu’un approfondissement de la démocratie constituait un obstacle pour atteindre son objectif de développement.

26Cette position du président est préoccupante. Certains de ses principaux ministres vont même plus loin en considérant que la démocratie et ses conquêtes majeures, notamment les élections présidentielles et régionales directes au suffrage universel, le respect des libertés individuelles et collectives ou la lutte contre la corrruption sont des freins au développement économique et social ou à la sécurité ! Pour l’instant, le gouvernement accorde d’ailleurs une priorité disproportionnée au maintien de la sécurité interne et au seul respect de la souveraineté nationale sur le plan extérieur. Cette position a débouché tout naturellement sur un retour en force de l’armée dans la politique ainsi qu’à une influence grandissante des partis islamiques conservateurs et a généré un national-populisme croissant accompagné d’un illibéralisme de plus en plus marqué. Cela correspond d’ailleurs à une certaine lassitude de la population devant les balbutiements et les promesses non tenues de la démocratie et à la résurgence d’une véritable nostalgie du « bon vieux temps » (tempo dulu), où tout marchait mieux et où la vie était plus facile et meilleure. Il s’agit pourtant en l’occurrence de l’Ordre nouveau  dictatorial de Suharto, dont les exactions ont été oubliées par une population en majorité très jeune, qui ne les a pas connues.

27On en arrive donc ainsi à un renversement paradoxal de l’histoire où, après avoir été le fruit d’un développement économique et social rapide et réussi, mené à la baguette par un régime autoritaire qui a tout fait pour en empêcher l’avènement, la démocratie en vient à être considérée, au bout de vingt ans d’existence, comme un obstacle à l’accélération du processus en question. Dans une telle vision, trop de démocratie tuerait le développement ! La question qui reste en suspens est donc de savoir si la démocratie indonésienne continuera à s’affaiblir et dépérira, au nom de la poursuite de ce même développement ? Peut-on imaginer que la quête d’un développement plus soutenu débouche maintenant sur la fin de la démocratie, le retour à l’autoritarisme et, au final, à la dictature6 ? La boucle serait alors tristement bouclée ! Selon la tournure que prendront les événements d’ici la fin du second mandat de Jokowi, il n’est hélas pas impossible que cela soit le cas7.

Cinq enseignements majeurs du processus de développement indonésien

28Avant de tirer les leçons plus générales de notre analyse en « 3D », il nous semble utile au préalable d’évoquer celles qui ressortent de l’étude en soi du processus de développement économique, social et politique qui a transformé l’Indonésie depuis son indépendance. Les cinq enseignements majeurs qu’inspirent cette expérience de développement particulière, mais qui ont selon nous une valeur d’application plus large, sont les suivants :

29Premièrement, notre étude montre que tout pays pourvu d’une base agricole favorable a effectivement avantage à lancer son processus de développement en accordant la priorité à ce secteur de l’économie, qui occupe et fait vivre la vaste majorité de la population, et à s’atteler à sa modernisation8. La transition agricole, même inachevée comme c’est le cas en Indonésie, constitue en effet une étape préalable incontournable.

30Deuxièmement, elle illustre également le fait qu’un pays aussi riche en ressources naturelles minérales et végétales que l’Indonésie a beaucoup de mal à échapper à la malédiction éponyme concomitante, le fameux « dutch disease » (le « mal hollandais » symptomatique de la « malédiction des ressources naturelles »). Dans le cas précis, cela semblerait presque revêtir un caractère fatidique pour un pays qui a subi pendant si longtemps le joug des Pays-Bas !

31Troisièmement, notre étude semble apporter a priori de l’eau au moulin des théories de la modernisation qui soutiennent que la démocratie n’est pas nécessairement une condition préalable au développement économique et social, mais que ce dernier débouche, tôt au tard, sur une ouverture politique et une certaine démocratisation, sous peine de voir tout le processus se bloquer et risquer de dégénérer sur des crises et des violences. Cependant, elle montre aussi que ce processus n’est pas irréversible : une démocratie peut stagner voire, régresser, notamment quand les exigences de son approfondissement sont perçues comme devenant un obstacle à la poursuite du développement et aux intérêts des groupes dominants.

32Quatrièmement, elle met en évidence que la croissance économique spectaculaire des pays asiatiques comme l’Indonésie, qui ont participé au soi-disant « miracle de l’Asie orientale », a été beaucoup plus forte, stable et surtout équitable avant le début de la vague de libéralisation accélérée induite par la « révolution conservatrice » de Thatcher et Reagan, la fin de la guerre froide et le règne du Consensus de Washington, que lors des trois décennies suivantes.

33Cinquièmement et plus généralement, elle confirme que ce sont bien les politiques de développement, leur juste définition, leur adoption au bon moment et leur application et articulation correctes qui sont déterminantes dans le succès ou l’échec des stratégies entreprises en la matière. Bref, quelles que soient les difficultés à surmonter : la volonté politique prime toujours sur toute autre considération, comme le soutenait Antonio Gramsci, laissant peu de place à la fatalité.

Conclusions générales sur la relation entre développement, dictature et démocratie

34Au terme de cette approche en « 3D » sur la relation entre le développement, la dictature et la démocratie à travers les différentes phases de l’histoire indonésienne, il apparaît difficile de tirer des conclusions claires et définitives à ce sujet. En fait, l’exemple de l’Indonésie démontre que des formes de développement économique et social peuvent se produire ou non, sous la dictature comme sous la démocratie. C’est d’ailleurs l’avis de la plupart des auteurs qui se sont penchés sur la question9. En recoupant leurs travaux, nous arrivons à la conclusion que cela dépend essentiellement de cinq facteurs déterminants. Le premier est la pertinence et l’adéquation des politiques de développement adoptées, que le régime soit autoritaire ou démocratique, et sa capacité à faire preuve de pragmatisme pour s’adapter au changement sans a priori idéologiques. Le deuxième réside dans la stabilité, la solidité et la pérennité de l’alliance entre les acteurs politiques et les forces sociales qui soutiennent le processus de développement en cours et lui donne sa légitimité. Le troisième découle du précédent et résulte de la confiance de la population dans les pouvoirs publics et dans les politiques mises en œuvre. Le quatrième tient au fait que la paix et l’ordre régnent dans le pays et qu’il ne soit pas affaibli par des conflits sociaux, religieux ou ethniques coûteux et difficiles à résoudre, ni à des tensions régionales centrifuges le mettant en péril. Le cinquième est tout bonnement lié à la bonne fortune, la chance que le pays concerné ne soit pas confronté trop fréquemment à des catastrophes naturelles ou sanitaires majeures, à des crises financières régionales ou internationales dévastatrices comme celles de 1997 ou 2008, ou à des tensions voire, des conflits latents affectant les voisins ou les alliées (comme pour tous les pays d’Asie du Sud-Est celui qui monte entre les États-Unis et la Chine). On ajoutera à cette liste de facteurs déterminants du succès en matière de développement le fait qu’il a été préférable pour l’Indonésie d’avoir basculé en 1966 dans le camp des futurs vainqueurs de la guerre froide, où elle a rejoint ses voisins immédiats, Singapour, la Malaisie, la Thaïlande et les Philippines, pour former en 1967 une ASEAN qui a toujours bénéficié depuis lors d’un appui sans réserve de la part des Etats-Unis et de l’Union européenne.

35Ces conclusions sont en bonne partie partagées par l’auteur ayant publié le plus récemment une analyse approfondie sur la relation en « 3D » qui nous intéresse entre le développement, la dictature et la démocratie. Il s’agit de l’économiste américain Michael T. Rock dans son étude comparative sur le trio de pays qu’il baptise IMT (Indonésie-Malaisie-Thaïlande)10, les trois membres de l’ASEAN considérés comme ayant participé au prétendu « miracle de l’Asie orientale ». Dans sa conclusion intitulée « Lessons for the Rest », il insiste notamment sur le fait que le succès des stratégies de développement des pays concernés a beaucoup dépendu de la capacité des élites politiques au pouvoir à définir un projet de construction nationale qui a pu rallier une majorité de la population et forger une alliance forte entre les groupes sociaux considérant qu’il allait dans le sens de leurs intérêts11. Il souligne aussi que ces pays ont tous adopté une stratégie de croissance et de développement pragmatique et mixte d’inspiration capitaliste, mais hostile à l’idée du marché libre, ouverte à l’échange international, mais pas au libre commerce, dans laquelle l’État « gouverne le marché », pour reprendre le titre de l’étude clé de Robert Wade (1990) sur l’industrialisation de l’Asie Orientale, mais ne le subit pas. De manière plus troublante et controversable, il soutient l’idée que la corruption forte dans les trois pays considérés, n’a pas véritablement constitué un obstacle au développement, contribuant même, dans une certaine mesure, à « mettre de l’huile dans les rouages » pour faciliter les procédures face à des systèmes bureaucratiques lourds et tatillons qui découragent les investissements étrangers. Dans ce domaine, il ne tient selon nous pas assez compte des effets pervers non-économiques de la corruption sur le moral d’une nation et la perte de légitimité progressive des régimes qui s’y adonnent. Nous le rejoignons en revanche entièrement sur la dernière des leçons qu’il tire de la comparaison de ces trois pays en soulignant que la croissance économique a été aussi forte sous la dictature que sous la démocratie et que cette dernière ne la freine donc absolument pas a priori.

Analyse comparative avec les autres pays membres fondateurs de l’ASEAN

36Après avoir consacré autant de pages à l’Indonésie, la lecture de l’ouvrage susmentionné nous a donné l’idée de boucler notre conclusion en prenant de la distance et en ouvrant l’analyse en « 3D » à ceux de ses voisins d’Asie du Sud-Est qui partagent largement la même histoire. Cela peut en effet nous permettre de confirmer (ou d’infirmer) les conclusions sur le lien entre le développement, la dictature et la démocratie auxquelles nous avons abouti dans le cas indonésien. Dans cette analyse rapide, nous nous contenterons toutefois de concentrer notre attention sur les quatre autres pays fondateurs de l’ASEAN aux côtés de l’Indonésie : la Thaïlande, la Malaisie, Singapour et les Philippines.

37Pour sa part, la Thaïlande, seul pays d’Asie du Sud-Est à ne pas avoir été formellement colonisé, vit depuis 1932 sous un régime de monarchie constitutionnelle suite au coup d’État qui a aboli le pouvoir absolu du roi. Depuis lors, elle a subi une vingtaine d’autres coups semblables et dispute à la Bolivie le triste privilège de détenir le record du monde en la matière ! En fait, depuis le couronnement en 1950 du prince Bhumibhol Addulyadej sous le nom de Rama IX, la Thaïlande a eu une vie politique particulièrement mouvementée, dominée par de longues périodes de dictature militaire entrelardées de courts épisodes démocratiques. Cela ne l’a pas empêché, en dépit de soubresauts occasionnels, de mener un processus de développement économique et social couronné de succès qui a fait d’elle le troisième pays le plus prospère de l’ASEAN, après Singapour et la Malaisie. Le premier de ces brefs épisodes démocratiques a eu lieu de 1973 à 1976, commençant avec la chute du dictateur Thanom Kittikachorn et se terminant avec la reprise en main sanglante par les militaires et le massacre à Bangkok des étudiants de l’Université Thamassat. Au bout de quatre ans de répression, c’est le modéré général Prem Tinsulanonda qui s’est retrouvé en 1980 au poste de premier ministre où il a mené une expérience de semi-démocratie jusqu’en 1988. Puis, après deux nouveaux coups d’État militaires, s’est ouvert en 1992 un deuxième épisode démocratique avec l’élection d’un gouvernement dirigé par Chuan Lekpai qui est tombé en 1997, victime de la CFA ayant plongé le pays dans une récession sans précédent. Après une certaine période de flottement, le pays va alors vivre une expérience populiste sous la houlette de Thaksin Shinawatra, un ancien officier de police devenu richissime homme d’affaires que certains ont appelé le « Berlusconi thaïlandais », qui a mené son parti Thai Rak Thai (Les Thaïs qui aiment les Thaïs) à la victoire et s’empare en 2001 du poste de premier ministre. Il sera renversé en 2006 par un nouveau coup d’État militaire, avec l’aval de l’entourage du roi qui le déteste, et forcé de partir en exil. Les élections de 2011 redonneront toutefois la victoire au nouveau parti qu’il a créé mais, interdit de séjour dans son pays, c’est sa sœur, Yingluck Shinawatra qui occupera le poste de premier ministre jusqu’en 2014. Elle sera chassée à son tour par les militaires qui porteront au pouvoir l’actuel premier ministre, le général Chan-o-cha. Au terme d’un tel résumé, on se demande franchement comment la Thaïlande a pu avoir le succès qu’elle a connu dans son développement économique et social en dépit de cette vie politique totalement erratique ! La mort en 2016 du roi Bumibhol, adulé par son peuple, et le couronnement, sous le nom de Rama X, de son fils, le prince Vajiralongkorn, aussi impopulaire et incompétent qu’autoritaire et violent, ne présage a priori rien de très bon pour l’avenir de la démocratie en Thaïlande. Néanmoins, la contestation contre le régime militaire et les demandes de réformes de la monarchie sont de retour dans les rues de Bangkok en cette fin d’année 2020. Quoi qu’il advienne, cela ne devrait cependant pas vraiment menacer la poursuite du processus de développement du pays si l’on se fie a son passé.

38Quant à la Malaisie, monarchie parlementaire fédérale à laquelle les Britanniques ont octroyé l’indépendance pacifiquement en 1957, c’est un régime politique hybride largement autoritaire, avec un vernis de démocratie parlementaire. Chacun des sultans héréditaires de la quinzaine d’États formant la fédération de Malaisie préside à tour de rôle cette dernière (un peu comme en Suisse l’un des sept conseillers fédéraux), mais c’est un premier ministre qui exerce le pouvoir exécutif. Depuis son indépendance, le pays est dirigé par la même coalition politique unanimiste, le Barisan Nasional (Front national), elle-même dominée par l’UMNO (United Malay National Organization), parti nationaliste représentant la majorité malaise de la population de religion musulmane. Le poste de premier ministre a donc toujours été dans les mains du chef de ce parti, et souvent pour de très longues périodes. Ce fut d’abord le cas de Tunku Abdul Rahman, qui négocia l’indépendance du pays et resta en place de 1957 à 1970. Après une période de transition, au cours de laquelle deux autres premiers ministres ayant laissé une moindre trace dans l’histoire lui succédèrent plus brièvement, c’est le Dr. Mohamad Mahathir qui arriva au pouvoir. Il a dominé la vie politique du pays depuis lors, puisqu’il fut d’abord premier ministre de 1981 à 2003 et à nouveau de 2018 à 2020, à plus de 90 ans ! Bien que des circonstances historiques plus favorables que l’Indonésie aient permis à la Malaisie d’entamer son processus de développement dès son indépendance, c’est bien sous l’égide de cet homme compétent, mais autoritaire, manipulateur et impitoyable, avec ses adversaires comme ses partisans (et tout particulièrement envers Anwar Ibrahim, son fils spirituel et héritier présomptif, répudié et emprisonné en 2008 pour crime supposé de sodomie !), que le pays a pris son envol pour devenir, loin derrière Singapour, le deuxième plus prospère de l’ASEAN. Les péripéties compliquées qui ont amené à la démission du second des premiers ministres qui lui ont succédé et auquel Mahathir a repris le pouvoir en 2018 dépassent le cadre de cette brève analyse comparée, mais il faut savoir que l’intéressé est englué dans une affaire de corruption gigantesque où il s’est énormément enrichi à titre personnel et qu’il risque bien de finir tôt ou tard sous les barreaux lui aussi. Malgré tout cela, la Malaisie est bien représentative d’un pays ayant réussi son développement économique sous un régime politique hybride à dominante autoritaire, comme la Thaïlande, mais caractérisé par une beaucoup plus grande stabilité, en dépit des guerres internes picrocholines au sein de la coalition au pouvoir.

39En élargissant la réflexion aux deux autres pays fondateurs de l’ASEAN que sont Singapour et les Philippines, on trouve confirmation que le succès d’une politique de développement économique et social ne dépend pas de la nature plus ou moins autoritaire ou démocratique du régime en place. Dans le brillant exemple de réussite universellement salué que constitue Singapour, devenu en un demi siècle l’un des pays les plus prospères du monde, c’est un régime ouvertement autoritaire et népotique, aux mains de la même formation politique, le PAP (People’s Action Party ou Parti d’action populaire), qui est au pouvoir depuis l’indépendance proclamée en 1965 par son génial fondateur Lee Kuan Yew. Il a en effet dirigé le pays jusqu’en 1990, quand il a transmis le pouvoir à son principal protégé Goh Chok Tong de 1990 à 2004, avant que son propre fils, Lee Hsien Loong, n’en hérite depuis lors.

40L’expérience des Philippines est diamétralement opposée. En effet, le pays n’a pas mieux réussi à régler ses lancinants problèmes de développement sous la dictature de Ferdinand Marcos, de 1965 à 1986, que sous le régime démocratique de Cory Aquino, de 1986 à 1992, ou de son fils, Benigno Aquino III, de 2010 à 2016. Ceux qui les ont précédé ou leur ont succédé n’ont guère eu plus de succès., que ce soit l’honnête général réformateur Fidel Ramos, de 1992 à 1998, suivi du fantaisiste sénateur populiste et acteur de cinéma Josef Estrada, destitué en 2001 au profit de la vice-présidente, Gloria Macapagal-Arroyo (une pure représentante de la vieille oligarchie foncière), qui a gouverné jusqu’en 2009, dans un parfum de scandale et de corruption, ou du brutal président actuel, Rodrigo Duterte (auprès duquel Donald Trump semble être une personne raisonnable et un parangon de politesse et de raffinement).

41Si l’on appliquait l’analyse aux autres pays d’Asie du Sud-Est ou orientale pour lesquels elle est pertinente12, on trouverait d’ailleurs confirmation que le succès d’une politique de développement économique et social ne dépend donc pas de manière déterminante de la nature plus ou moins autoritaire ou démocratique du régime en place. Au terme de ce vaste tour d’horizon régional visant à comparer l’expérience de l’Indonésie avec celle de ses voisins asiatiques pour ce qui est du lien en « 3D » existant (ou non) entre le développement, la dictature et la démocratie13, la principale leçon à en tirer est qu’il n’y a pas de règle fixe et établie en la matière. Tout et son contraire s’est produit au fil du temps. Comme en Indonésie, dans la majorité des pays concernés, un développement économique et social accéléré a pris place à certains moments de leur histoire autant sous un régime politique autoritaire voire, dictatorial (Chine, Taiwan, Corée du Sud, Vietnam, Cambodge, Philippines, Singapour, Malaisie et Thaïlande) que pendant les périodes où la démocratie a primé (Taiwan, Corée du Sud, Philippines et Thaïlande). En revanche, la stagnation voire la récession économique, accompagnés de la pauvreté et de la misère sociale qui vont avec, ont surtout existé sous la dictature, mais dans un nombre moins important de pays (Chine, Corée du Sud, Vietnam, Laos, Cambodge, Philippines et Myanmar), alors que cela n’a pratiquement pas été le cas sous la démocratie ou de manière très marginale et éphémère - en l’occurrence seulement en Indonésie, au tout début de son indépendance et pour des raisons très particulières.

42Comme on l’a vu, c’est ailleurs que dans la nature dictatoriale ou démocratique du régime politique d’un pays qu’il faut chercher les principaux déterminants du succès ou de l’échec de son développement économique et social. Reste à voir, maintenant que le développement de l’Indonésie semble plafonner, et encore plus s’il venait à se retourner, si la démocratie pourra perdurer ou si, considérée comme un obstacle à la poursuite du processus en cours, elle s’affaiblira, au risque de ramener le grand archipel à ses vieux démons.