1.2. Le rôle du facteur humain : croissance et répartition de la population

1L’évolution démographique joue également un rôle primordial, pouvant expliquer cette part d’incertitude à laquelle est confrontée l’Indonésie concernant son avenir. Ce pays est en effet aussi un géant en termes de population, estimée aux environs de 265 millions d’habitants en 2018¹. Il franchira à coup sûr la barre des 270 millions lors du recensement de 2020, ce qui en fait le quatrième plus grand pays du monde par sa population. Pour être plus précis, nous dirions plutôt que c’est un « petit géant » : il reste placé loin derrière les deux monstres démographiques asiatiques que sont la Chine et l’Inde, seuls à dépasser le milliard d’habitants, mais relativement proche des États-Unis qui n’ont franchi le cap des 300 millions que depuis 2006. À l’heure actuelle, l’Indonésie précède encore largement les dix autres pays dont la population est supérieure à 100 millions d’habitants : dans l’ordre, le Pakistan, le Brésil, le Nigéria, le Bangladesh, la Russie, le Mexique, le Japon, les Philippines, l’Ethiopie et l’Egypte². C’est aussi de loin le plus peuplé des dix pays de l’ASEAN : il représente à lui seul plus de 42% de la population de l’association régionale, soit nettement plus que les populations réunies des Philippines et du Vietnam, qui viennent respectivement de passer en 2018 et 2016 la barre des 107 et des 91 millions. Pourtant, l’Indonésie n’est ni un pays surpeuplé, ni l’un de ceux dont la croissance démographique trop élevée serait source de difficultés majeures pour l’avenir.

2Les résultats officiels des deux recensements décennaux effectués en 2000 et 2010 ont respectivement donné une population indonésienne d’un peu plus de 206 et 237 millions d’habitants³. Toutefois, il est admis que le recensement de 2000 s’est soldé par un sous-comptage important du fait des conditions politiques pour le moins agitées dans lesquelles il a été réalisé au début de d’ère de la Reformasi. Il est donc vraisemblable que la population ait déjà approché les 214 millions en 2000 et, par voie de conséquence, dépassé les 246 millions en 2010, ce qui donnerait, sur cette base corrigée, une croissance démographique entre 2000 et 2010 légèrement supérieure à 1,4 % par année⁴. C’est nettement en dessous du taux brut de reproduction de la population universellement admis de 2,1% au-dessus duquel le pays se situait encore trente ans plus tôt, puisque la croissance démographique avait été supérieure à 2,3% entre 1970 et 1980⁵. Il est probable que le recensement de 2020 enregistrera une nouvelle baisse en la matière. Cette spectaculaire diminution est certainement à mettre en partie au crédit de la politique de planification familiale (Keluarga Berencana ou KB) initiée dès le début de l’Ordre nouveau, mais elle reflète surtout le succès du développement indonésien et l’amélioration du niveau de vie de la majorité de la population. Encore plus remarquable, l’Indonésie a achevé sa transition démographique, probablement commencée en 1830, en exactement un siècle et demi, puisque c’est à partir de 1980 que son taux de croissance est descendu sous la barre fatidique des 2,1%, pour tomber à 1,4% depuis. L’accroissement de sa population ne constitue donc plus un véritable problème pour le développement du pays. Au contraire, comme d’autres pays d’Asie avant lui, il est déjà engagé sur la voie d’un vieillissement de la population, ce qui pourrait représenter un important défi d’une autre nature, dans un avenir proche⁶.

Faire parler les densités démographiques⁷

3Par ailleurs, on peut difficilement considérer que l’Indonésie soit surpeuplée si l’on considère la taille de sa population par rapport à celle de son territoire. La densité moyenne de population n’était en effet que de 124 habitants au kilomètre carré (hab/km2) en 2010⁸ et devait avoir tout juste dépassé les 140 hab/km2 en 2019⁹. Par comparaison, à cette même date, les deux autres pays membres de l’ASEAN ayant la plus forte densité de population étaient respectivement les Philippines, avec près de 358 hab/km2, et le Vietnam, avec plus de 291 hab/km2 pour¹⁰. La situation de l’Indonésie en matière de densité de population est en fait très comparable à celle de la Thaïlande, qui avait alors un peu plus de 134 hab/km2, ou même de la Chine, qui dépassait de peu 145 hab/km2. Elle était en tout cas infiniment moins préoccupante que celles de pays comparables comme l’Inde, avec 413 hab/km2, et surtout le Bangladesh, qui est le plus densément peuplé du monde¹¹ avec 1 176 hab/km2 en 2019¹².

4En fait, le principal problème démographique auquel est confronté l’Indonésie ne réside pas dans la taille absolue de sa population mais dans son inégale répartition parmi les principales îles de l’archipel. En effet, selon le recensement de 2010, Java comptait alors 133,6 millions d’habitants, soit 56,2% de la population indonésienne totale, sur à peine 130 000 km2, représentant moins de 7% du territoire national, ce qui correspond à une densité moyenne colossale de 1 032 habitants au kilomètre carré¹³ ! L’île de Java est donc presque aussi densément peuplée que le Bangladesh ! Toutefois, contrairement à ce pays, dont le territoire national de 147 570 km2¹⁴ est à peine plus grand que celui de Java, l’Indonésie ne se résume pas à son île centrale. Elle en compte plus de 16 000 autres. Parmi les îles de taille moyenne, Bali est aussi très densément peuplée, avec près de 3,9 millions d’habitants en 2010, soit une densité de 676 hab/km2¹⁵. En revanche, toutes les autres grandes îles de l’archipel sont beaucoup moins peuplées que Java. Leur situation est résumée dans le Tableau 1 ci-dessous16. On y voit clairement qu’il y a d’énormes différences d’une île à l’autre. Ainsi, Sumatra est dix fois moins densément peuplée que Java, ce qui est également le cas de la Papua par rapport à Sulawesi. Par ailleurs, Sumatra et Sulawesi sont très comparables de ce point de vue et sont quatre à cinq fois plus peuplées que Kalimantan.

5En descendant au niveau des provinces listées dans le Tableau 13 qui se trouve en annexe, on peut procéder à des regroupements intéressants par rapport au facteur densité de population. Si l’on prend la densité nationale moyenne de 124 habitants au kilomètre carré en 2010 comme ligne médiane, la distribution des 33 provinces existant alors¹⁷ est la suivante :

6seules 7 d’entre elles sont très densément peuplées : le DKI Jakarta (14 518), Java Ouest (1 222) ; Banten (1 106), Java Central (989), Java Est (786), le DI Yogyakarta (1 107) et Bali (676) ;

• 6 autres, ayant une densité située entre la moyenne nationale de 124 et son double (248), sont relativement densément peuplées par rapport au reste du pays : Sumatra Nord (179), les îles Riau (206), Lampung (220), NTB¹⁸(243), Sulawesi Nord (164) et Sulawesi Sud (173) ;

• 10 autres, ayant une densité entre la moyenne nationale de 124 et sa moitié (62), sont relativement peu densément peuplées par rapport au reste du pays : Aceh (78), Sumatra Ouest (116), Riau (64), Sumatra Sud (82), Bangka-Belitung (75), NTT¹⁹ (97), Kalimantan Sud (94), Gorontalo (93) et Sulawesi Ouest (69) ;

• les 10 dernières sont peu densément peuplées : Jambi (62), Kalimantan Ouest (30), Kalimantan Centre (14), Kalimantan Est (17), Sulawesi Central (43), Sulawesi Sud-Est (59), Maluku (33) et Maluku Nord (33), la Papua (9) et la Papua Ouest (8) l’étant même très peu.

7On voit donc que seules Java et Bali sont très densément peuplées, NTB ainsi que trois provinces à Sumatra et deux de Sulawesi l’étant relativement plus que le reste du pays, alors que les autres dans ces deux dernières grandes îles ainsi que toutes celles de Kalimantan, des Maluku et de la Papua ont des densités modestes voire faibles.

Carte 5 : Densité de population dans les 34 provinces du pays en 2018

L’interaction homme-nature et la diversité des paysages

8Ces importantes différences de peuplement entre les îles et les provinces indonésiennes ne sont pas le résultat du hasard mais d’une subtile dialectique entre le potentiel offert par la nature et la manière dont l’homme en a tiré parti au fil de l’histoire. Elles constituent également un mélange complexe d’opportunités et de contraintes pour le développement de chacune de ces îles. Une des meilleures manières de comprendre tout cela est bien de faire parler les densités, comme nous l’enseigne Pierre Gourou²⁰. Ainsi, la densité de population élevée de Java s’explique, comme on l’a vu, par le fait que le milieu naturel s’est montré plus favorable au développement d’une riziculture irriguée historiquement précoce. Cela a permis une double récolte annuelle capable de nourrir de plus grandes masses humaines et contribué à la floraison de formations étatiques agraires prospères. Ces dernières dépendaient d’ailleurs principalement de leur capacité à contrôler la population, à l’organiser et à la taxer sous forme d’impôts ou de corvées. Il ne faut pas oublier qu’avant d’être considérée, à partir de la fin du 19^e siècle, dans une vision malthusienne, comme un fardeau pour le développement du fait de l’explosion démographique touchant en particulier de nombreuses régions d’Asie, la population a constitué la principale source de richesse des royaumes et empires qui se sont succédés dans l’histoire et son contrôle, leur principale préoccupation²¹.

Photo 3 : Rizières irriguées (sawah) en terrasses à Bali

9Ailleurs dans l’archipel, hormis certaines poches écologiques favorables relativement restreintes où le même processus est advenu et souvent plus tardivement, comme à Bali ou le pays Minangkabau de Sumatra Ouest et le pays Bugis de Sulawesi Sud, c’est une agriculture pluviale ou itinérante sur brûlis faisant reculer la frontière forestière par essartages successifs qui a dominé jusqu’à tout récemment. Il serait donc faux d’opposer, comme cela est parfois fait de manière caricaturale, la fourmilière javanaise au désert indonésien. La situation est plus complexe et nuancée. Même dans les régions où la forêt tropicale humide est encore très présente, en dépit de la déforestation sauvage des dernières décennies pour laisser la place aux plantations de palmier à huile, comme à Kalimantan ou en Papua, la terre n’est pas vide d’hommes. Elle supporte simplement des densités humaines beaucoup plus faibles correspondant à la « capacité de charge » du milieu ambiant, aux opportunités que la nature offre pour permettre à des groupes ethniques plus clairsemés, comme les Dayak ou les tribus papoues, de pouvoir en tirer leur subsistance. Néanmoins, le clivage démographique entre Java et les autres îles de l’archipel demeure bien réel, ce d’autant plus qu’il recouvre largement un dualisme écologique entre la civilisation du sawah, la rizière irriguée, et celle du ladang, le champ sec pluvial ou essarté.

Photo 4 : Canopée dans la forêt tropicale de Bornéo (Kalimantan)

10Dans un premier temps, comme on le verra, la colonisation hollandaise s’est coulée, dans ce modèle agro-écologique et elle a renforcé le clivage préexistant en déclenchant la transition démographique de Java au début du 19^e siècle. Ce n’est que vers le début du 20^e siècle que la tendance a commencé à s’inverser, quand il est apparu que Java avait fait le plein de population et que l’économie coloniale, désormais basée sur l’exploitation minière et l’extension des grandes plantations, avait besoin de main-d’œuvre, principalement à Sumatra, riche en ressources minérales et en terres prétendument libres. Les Hollandais se lancèrent alors dès 1908 dans une politique de colonisation agricole (kolonisatie) passant par la migration organisée de milliers de travailleurs javanais. Cette politique visait à la fois à disposer de la main-d’œuvre nécessaire à Sumatra et à soulager Java de sa surpopulation. La continuité primant aussi en matière de politiques de développement, elle fut poursuivie après l’indépendance par les gouvernements successifs de Sukarno et Suharto sous le nom de transmigrasi. Coûteuse, coercitive et inefficace, elle a été abandonnée depuis la fin de l’Ordre nouveau, mais les migrations internes spontanées qui avaient toujours existé dans l’archipel ont pris depuis lors une dimension beaucoup plus grande. Tout cela a déclenché un processus séculaire de rééquilibrage démographique qui est toujours en cours dans l’archipel et pourrait soulager en partie et à terme l’Indonésie de l’un de ses principaux problèmes de développement. En effet, Java, qui a probablement concentré près de 73% de la population indonésienne en 1900, n’en comptait plus que 68% en 1930, 64% en 1960, 60% en 1990 et 56% en 2010²². Cette tendance va se poursuivre car, compte tenu de la saturation du marché de l’emploi à Java et des opportunités de travail et de vie meilleure dans certaines autres îles, la dynamique démographique des différentes provinces travaille dans ce sens, comme cela apparaît clairement dans le Tableau 13 situé en annexe. En prenant le taux d’accroissement démographique annuel moyen ajusté entre 2000 et 2010 de 1,49% pour l’ensemble du pays comme ligne médiane, la distribution des 33 provinces alors existantes est la suivante :

• seules 3 d’entre elles ont une croissance démographique très faible inférieure à 1% par an : Java Central (0,37), Java Est (0,76) et Kalimantan Ouest (0,91) ;

• 7 autres ont une croissance démographique faible, inférieure à la moyenne nationale et se situant entre 1 et 1,4% par année : Sumatra Nord (1,10), Sumatra Ouest (1,34), le DKI Jakarta (1,41), le DI Yogyakarta (1,04), NTB (1,17), Sulawesi Nord (1,28) et Sulawesi Sud (1,17) ;

• 10 provinces ont une croissance démographique assez élevée, supérieure à la moyenne nationale et se situant entre 1,4 et 2,1% par année : Sumatra Sud (1,85), Bengkulu (1,67), Lampung (1,74), Java Ouest (1,90), Bali (2,15), NTT (2,07), Kalimantan Centre (1,79), Kalimantan Sud (1,99), Sulawesi Centre (1,95) et Sulawesi Sud-Est (2,08)

• enfin, les 13 dernières ont une croissance démographique élevée, supérieure au taux de renouvellement de la population de 2,1% par année : Aceh (2,36), Riau (3,58), les îles Riau (4,95), Jambi (2,56), Bangka-Belitung (3,14), Banten (2,78), Kalimantan Est (3,81), Gorontalo (2,26), Sulawesi Ouest (2,68), Maluku (2,80), Maluku Nord (2,47), Papua Ouest (3,71) et Papua (5,39)

11Il en ressort qu’à l’exception de Banten, province industrielle et résidentielle en plein boom adjacente à Jakarta, qui attire encore beaucoup de monde, la population de Java a tendance a diminuer. Cette diminution est encore assez légère à Java Ouest, plus nette pour le DKI Jakarta ou très forte comme à Java Central, pour le DI Jogjakarta et à Java Est. À l’opposé, toutes les provinces qui ont une croissance démographique très élevée se trouvent en dehors de Java. C’est le cas des six provinces qui ont un taux supérieur à 3%. Trois d’entre elles, Riau, les îles Riau et Banka-Belitung, sont situées dans des régions minières et frontalières de Sumatra proches de Singapour et de la Malaisie qui attirent beaucoup de travailleurs venus du reste de l’archipel, dont une partie vit d’ailleurs de trafics divers liés à cette proximité. Les trois autres, Kalimantan Est et les deux Papua, se trouvent dans des régions où le front forestier et les industries extractives offrent des opportunités de travail importantes aux migrants internes.

12En concluant sur ce qui relève de la démographie, on voit donc aussi clairement que pour la géographie combien elle a été déterminante dans l’histoire passée de l’Indonésie et continue à l’être pour son développement futur. Au rythme actuel, le rééquilibrage démographique en cours verra probablement la population de l’Indonésie être répartie par moitié entre Java et le reste de l’archipel dans courant du 21^e siècle. Cependant, le problème actuel de sa répartition toujours très inégale reste préoccupant et influence largement les choix en matière de politique économique et sociale, sans parler de ses incidences politiques.