Introduction. Des questions de méthode à la situation de l’Indonésie début 2020

1L’Indonésie, dont la population vient de franchir la barre des 270 millions d’habitants, est le quatrième pays le plus peuplé du monde, après la Chine, l’Inde et les États-Unis. S’étendant sur une superficie émergée de presque 2 millions de km2, elle est composée de plus de 16 000 îles. Sa place géopolitique est déterminante : c’est un pont entre l’Asie et l’Australie et une porte entre les océans Indien et Pacifique. Elle est aussi très riche en ressources naturelles et se classe parmi les principaux exportateurs mondiaux pour de nombreuses matières premières minérales et végétales. Cette myriade insulaire est par ailleurs un véritable creuset de diversité socioculturelle : on y compte 300 groupes ethniques 350 langues parlées et toutes les grandes religions de l’humanité y sont représentées. Au premier rang, l’islam regroupe environ 87% de la population, ce qui fait de l’Indonésie le plus grand pays musulman du monde. Sur le plan politique, après les décennies d’instabilité, de dictature et de violences qui ont suivi son indépendance, proclamée en 1945, le pays a fait sa révolution démocratique en 1998. À ce jour, l’Indonésie est donc la seule démocratie du monde islamique et, incidemment, vu la taille de sa population, le troisième plus grand pays démocratique du monde, derrière l’Inde et les États-Unis. Au niveau économique et social, après les soubresauts qui ont marqué son histoire indépendante, le pays participe pleinement à l’essor de l’Asie orientale, avec une croissance annuelle moyenne régulière de 5% depuis 2000. Il fait d’ailleurs partie du groupe des pays dits « émergents », mais aussi de ceux qui ont un revenu par habitant et un niveau de développement humain considérés comme « intermédiaires ». Enfin, l’Indonésie est aussi membre du G20 et le chef de file de l’ASEAN, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est qui constitue le cinquième « bloc économique » mondial, après l’Union européenne, les États-Unis, la Chine et le Japon.

2À tous ces niveaux d’analyse, l’Indonésie est donc un pays hors du commun. C’est en fait une puissance régionale majeure. Malgré cela, c’est probablement le plus méconnu des grands pays de la planète auprès du grand public. La littérature à son sujet reste d’ailleurs l’une des moins étoffées, parmi toutes celles traitant des principaux pays émergents. Ce constat est en l’occurrence encore plus vrai pour ce qui est du monde francophone. Notre ouvrage a donc pour objectif de combler une partie des lacunes de connaissance sur ce pays passionnant.

3Car l’Indonésie est véritablement un pays passionnant, non seulement pour son extraordinaire diversité socioculturelle, l’importance de ses ressources naturelles ou sa place sur l’échiquier de la géopolitique régionale et internationale, mais par l’histoire particulièrement fascinante de son développement politique, économique et social. Son parcours en dents-de-scie, avec ses succès et ses échecs, ses forces et ses faiblesses, ses avancées et ses reculades… est pour nous caractéristique des difficultés que rencontrent souvent les jeunes nations ayant accédé à l’indépendance au milieu du 20^e siècle et cherché leur voie en matière de politiques de développement et de démocratisation. Analyser l’histoire du développement de l’Indonésie depuis son indépendance en 1945 peut donc nous aider à mieux comprendre la trajectoire d’autres nations et les exigences contradictoires de progrès auxquelles elles sont confrontées. Appartenant à une région qui a été indianisée, la République d’Indonésie a choisi comme emblème national le Garuda, l’oiseau mythique du Mahabharata et la monture de Vishnu. Mais l’envol du pays s’est avéré particulièrement mouvementé et il ne s’est toujours pas entièrement concrétisé ni stabilisé. En fait, la véritable « émergence » de l’Indonésie reste en devenir. L’objectif de cet ouvrage est d’en analyser et comprendre les acquis, les obstacles et les enjeux. Il se fixe aussi un autre but, plus ambitieux : permettre au lecteur, à travers l’étude du cas indonésien, de mieux comprendre la dynamiques du développement.

4Le cas indonésien est en réalité emblématique à plus d’un titre. D’une part, il n’est certes pas banal de passer, en moins de cinquante ans, de l’image d’une catastrophe en matière de développement, quand Sukarno à dirigé le pays, de 1945 à 1966, au statut de pays émergeant et de membre du G20, le club des vingt pays censés décider de l’avenir économique de la planète. De l’autre, il est également assez singulier qu’une démocratie née en 1998 des épreuves traversées pendant quarante ans d’autoritarisme et de dictature, dont trente-deux passées sous la houlette du général Suharto, de 1966 à 1998, s’essouffle au bout de vingt ans seulement et semble tentée par un retour au régime antérieur. Bref, en 75 ans d’indépendance, l’Indonésie a fait un chemin que peu de pays de son importance ont parcouru. Cette jeune nation semble avoir tout connu, du pire au meilleur, et elle a aussi survécu aux nombreuses catastrophes qui l’ont affligé, d’origines naturelles ou humaines.

Garuda, emblème de l’Indonésie.

Comment appréhender la problématique du développement de l’Indonésie ?

5Pour un chercheur travaillant dans le domaine des études du développement, analyser la dynamique du changement global est un peu « la mère de toutes les questions de recherche », la plus fondamentale. Pour aborder cette question essentielle, il est nécessaire de présenter notre démarche et expliciter comment nous appréhendons le développement de notre pays de prédilection.

6Le développement est un processus de changement global et complexe. Il consiste dans une transformation économique, sociale, politique et même culturelle d’un pays. Des myriades d’ouvrages et d’articles ont été consacré à la problématique du développement. Nous n’allons donc pas entrer en matière ici sur les querelles d’écoles qui ont agité le monde académique depuis plus de cinquante ans quant à la définition, la mesure, les mérites ou les méfaits de ce processus de changement global. Disons simplement que pour nous, le développement ne s’arrête pas à la seule croissance du PIB ou à la transformation de la structure productive d’un pays, indicateurs classiques qui ont trop longtemps dominé les études en ce domaine. Il englobe aussi les dimensions sociales de ce processus. Son succès se mesure notamment à la baisse, voire à l’éradication, de la pauvreté, à la réduction des inégalités ainsi qu’aux progrès réalisés en matière de santé et d’éducation. Bref, il s’agit d’un développement humain et pas seulement économique. D’ailleurs, l’indicateur qui s’approche le plus de notre conception en la matière est justement l’indice de développement humain (IDH) élaboré en 1990 par le PNUD (Programme des Nations unies pour le développement), visant à remettre en cause et même à remplacer les mesures du développement basées sur la seule croissance du PIB. Cette dernière reste toutefois incontournable. Dans cet IDH, elle demeure prise en compte (PIB par habitant mesuré en PPA, ou « parité de pouvoir d’achat »), mais se retrouve désormais combinée avec des indicateurs de santé (espérance de vie à la naissance) et d’éducation (durée moyenne de scolarisation) pour donner un indice composite plus proche de ce qu’est le développement humain. C’est en tous les cas cette conception et définition du développement qui nous sert de référence tout au long de notre ouvrage.

7Par ailleurs, il est vrai que dans la littérature classique sur le développement, c’est la plupart du temps le facteur économique qui a été considéré comme déterminant. C’est notamment le cas dans la théorie de la modernisation qui a dominé les sciences sociales à partir du début des années 1950 et la publication des ouvrages majeurs de certains de ses premiers défenseurs comme Seymour Lipset (1959) ou Walt Rostow (1960). Dans cette théorie, le postulat de base est que la croissance économique est l’élément déterminant du développement. À n’importe quelle échelle qu’elle advienne, c’est la croissance de l’économie qui entraîne une mutation sociale graduelle mais profonde du milieu affecté et débouche, tôt ou tard, sur l’exigence d’un changement du système politique, allant normalement dans le sens d’une certaine démocratisation, et d’une modification de la culture traditionnelle. Cette théorie s’est même renforcée avec la chute du mur de Berlin en 1989 et l’écroulement du bloc socialiste qui a suivi, suscitant les envolées théoriques audacieuses, discutables et largement démenties par la suite, sur la « troisième vague de démocratisation » identifiée par Samuel Huntington (1991) ou sur la « fin de l’histoire » postulée par Francis Fukuyama (1992). Depuis lors, nous avons (ré)appris – avec la (re)montée inquiétante du national-populisme partout dans le monde – que ce déterminisme naïf est trompeur. L’histoire n’est jamais linéaire et encore moins finie : l’économie reste fluctuante, la société résistante, la culture résiliente et toute démocratie peut régresser, y compris dans les pays où elle était solidement établie de très longue date.

8Sur la base de cette notion du développement, nous dégageons trois grands principes de méthode. Puisque le développement est un phénomène qui se construit au cours de l’histoire, l’Indonésie est étudiée à travers le temps : les chapitres sont donc présentés de manière chronologique. Mais surtout, la réalité de la société est appréhendée sous un triple éclairage assez communément utilisé de type ESP, Économique/Social/Politique, ou PES au choix, c’est à dire sans ordre déterministe préétabli qui donnerait la prééminence à l’une des trois dimensions sur les deux autres. Il a fallu toutefois nous résoudre à laisser largement de côté le C de la dimension culturelle, de manière à limiter un champ d’étude déjà très large. Ces trois dimensions sont imbriquées et en interaction. Nous les reprenons par conséquent de manière systématique dans les chapitres successifs de l’ouvrage et tentons de les faire résonner l’une avec l’autre. S’ensuit un troisième principe. Il nous a en effet aussi semblé plus raisonnable de limiter notre champ d’étude à une échelle d’analyse appropriée. Entre le niveau micro de la monographie villageoise (que nous avons pratiqué du temps de nos premiers travaux de recherche) et le niveau macro des conséquences de la mondialisation (sur lequel nous nous sommes concentré à la fin de notre carrière académique), nous avons décidé de travailler au niveau meso et intermédiaire.

9Par ailleurs, tout au long de cet ouvrage, nous allons aussi accorder une attention spéciale au lien complexe et ambigu qu’entretient le développement avec la dictature et la démocratie : c’est ce que nous appelons l’approche en «3D ». Cette approche rend l’étude de la dynamique du développement indonésien particulièrement intéressante, compte tenu de l’expérience singulière du pays. L’autoritarisme (sinon la dictature) a en effet largement dominé l’histoire de l’Indonésie depuis son indépendance. Or, il a été en même temps - à tour de rôle et selon la période considérée - un obstacle majeur, mais aussi, dans une certaine mesure, suivant les conditions et de manière paradoxale, un « atout » pour le développement, au moins dans quelques domaines. Cet autoritarisme a en effet parfois débouché sur un véritable marasme économique et une aggravation de la situation sociale ; il a aussi permis, à d’autres moments, des progrès économiques et sociaux indéniables dont a bénéficié la majorité de la population. Ne pas considérer cette réalité sous prétexte de vouloir rester « politiquement correct » reviendrait à se couper de l’appréhension de certains facteurs de développement sous-jacents et souvent peu étudiés. D’un autre côté, quand elle est advenue, il faut souligner que la démocratie s’est aussi avérée être très favorable au développement de l’Indonésie.

10Dès lors, après avoir précisé notre conception du développement, la question qui reste en suspens pour cette analyse en « 3D » est bien de définir la démocratie et la dictature ou, à tout le moins, l’autoritarisme. Dans ce livre, nous donnons à cette question deux réponses complémentaires. D’une part, nous utiliserons la définition que donne aux notions de démocratie et de dictature le rapport annuel de l’Economist Intelligence Unit (EIU) de Londres, qui calcule chaque année, depuis 2006, l’indice démocratique de tous les pays du monde. Sur la base de 60 indicateurs entrant dans cinq catégories, un indice démocratique est calculé qui permet de classer les pays dans quatre groupes distincts : démocraties pleines, démocraties imparfaites, régimes hybrides et régimes autoritaires (allant jusqu’au régime militaire et/ou de type dictatorial). D’autre part, comme le niveau d’analyse national est privilégié, nous focalisons cette étude sur les décisions politiques prises à la tête de l’État postcolonial, par les dirigeants successifs de l’Indonésie et les acteurs politiques d’envergure nationale (ministres, députés et officiers supérieurs de l’armée, notamment). Quelles politiques et réformes ont-ils mis en place ? Quelles décisions cruciales ont-ils prises ? Nous nous intéresserons en particulier aux subtiles stratégies déployées par les présidents indonésiens depuis 1998 en vue de conquérir le pouvoir ou de le conserver, ainsi qu’aux tactiques des alliances entre partis politiques. Au passage, quelques éléments biographiques de ces chefs d’État éclaireront certaines de leurs pratiques politiques. Plus généralement, nous mettrons en évidence comment une élite politico-militaire oligarchique a su conserver le pouvoir malgré l’instauration de la démocratie.

11Notre approche nous permettra aussi de montrer que les stratégies politiques étudiées sont empreintes de valeurs politiques traditionnelles, plus anciennes. Ceci nous amène à une autre question : comment caractériser une « démocratie à l’indonésienne » ? Il s’agira d’abord de montrer que ce système politique est passablement différent du modèle de démocratie parlementaire représentative propre aux pays occidentaux et ensuite, de souligner ses spécificités. Nous en mentionnons déjà trois. La « démocratie à l’indonésienne » reste dominée par l’élite politico-militaire oligarchique du pays et façonnée par des valeurs propres à la culture politique traditionnelle. De plus, la politique de l’argent demeure reine en Indonésie : corruption, collusion, népotisme, clientélisme et dérives dynastiques restent des phénomènes généralisés. Enfin, fort heureusement, cette « démocratie à l’indonésienne » peut aussi s’appuyer sur deux autres caractéristiques de la société indonésienne, plus positives : une étonnante capacité de résilience de la population, mais aussi le maintien d’une forme de cohésion nationale, malgré les contextes économiques, socio-culturels, naturels et géographiques si divers dans le grand archipel.

L’Indonésie au début de l’année 2020 : une situation favorable mais indécise

12Afin de plonger le lecteur directement dans le contexte du pays qu’il va découvrir petit à petit dans notre ouvrage, nous avons choisi de lui donner un avant-goût des problèmes auxquels il est confronté en lui présentant succinctement, dès cette introduction, la situation qui est la sienne au début de l’année 2020. L’Indonésie est en effet alors dans une situation relativement favorable mais indécise, tant sur le plan politique qu’économique. Quel est le futur du grand archipel ? La démocratie conquise en 1998 va-t-elle se renforcer ou serait-elle menacée par un renouveau autoritaire incarné par son président actuel Joko Widodo? L’économie va-t-elle pouvoir continuer à se développer au rythme modéré mais stable qui a été le sien depuis vingt ans ou être capable d’accélérer sa croissance pour permettre une hausse substantielle du revenu moyen de la population et une éradication définitive des pires formes de pauvreté ? Bref, le pays fait face à un certain nombre d’enjeux majeurs et se retrouve à une nouvelle croisée des chemins décisive sur tous les plans.

13Sur le plan politique, l’Indonésie a donc fait sa révolution démocratique en 1998, mais la route n’a pas été rectiligne jusque là, loin s’en faut, comme le lecteur le découvrira au fil des pages. Au terme d’un processus complexe, Joko Widodo (dit Jokowi) a été élu à la présidence en 2014, et réélu en 2019, par les partisans d’un approfondissement de la démocratie. Mais en fait, sous son égide, le phénomène de stagnation démocratique qui avait commencé à se manifester du temps de son prédécesseur s’est fortement aggravé et a pris la forme d’une véritable régression. De nombreux problèmes en suspens le confirment.

14Par exemple, les mesures adoptées et les institutions créées depuis 1998 et le début de l’ère dite de la Reformasi et de la démocratisation du pays pour réduire et juguler la corruption ont connu un certain succès. Mais, elles ont suscité une opposition groupée de toute la classe politique dirigeante, dont de nombreux membres ont été mis en examen et se sont retrouvés sous les verrous. Cette situation a débouché fin 2019 sur l’adoption d’une nouvelle loi réduisant singulièrement les pouvoirs de la commission chargée de la lutte contre la corruption, ce qui a suscité un grand mouvement de protestation, notamment chez les étudiants.

15D’autres dossiers s’avèrent tout aussi déterminants. C’est par exemple le cas du projet de loi sur la révision du code pénal, très influencé par les partis islamiques conservateurs, qui risque fort de porter atteinte aux libertés individuelles et au droit d’expression. Le parlement envisage en effet de criminaliser les relations sexuelles hors mariage ou entre même sexe et de pouvoir condamner les critiques envers le président, le gouvernement, la Constitution, la devise et l’idéologie nationales ou encore, la nature unitaire de l’État. Ce serait ouvrir la voie à la mise en place d’un régime policier. Face à cela, le président trouvera-t-il au contraire le courage de mieux faire respecter la liberté religieuse, fortement mise à mal depuis des années, bien qu’elle soit garantie par la Constitution, et de faire amender une loi véritablement inique, sur le blasphème envers l’islam ? Tout semble dépendre de la manière dont il saura faire face aux initiatives de l’islamisme radical. Ce dernier résulte d’une ré-islamisation ardente de la société, datant du début des années 1990, qui a débouché sur la remontée en puissance de l’islam conservateur et dégénéré en attentats terroristes fréquents depuis vingt ans, dont le plus terrible a frappé Bali en 2002.

16Encore plus crucial pour l’avenir : la décision d’abolir ou non les élections directes, tant locales que présidentielles. Sous prétexte qu’elles coûtent très cher, aggravent la corruption, créent des tensions et des conflits, certains partis politiques et un nombre important de parlementaires souhaitent en effet revenir au système autoritaire d’avant 1998 et l’avènement de la démocratie, plutôt que de chercher à améliorer les lois électorales existantes. Un tel retour en arrière équivaudrait à une régression fondamentale, faisant basculer à nouveau le pays dans la catégorie des régimes hybrides semi-autoritaires.

17Il reste aussi à régler une autre question déterminante : celle de la création ou non d’une commission « vérité et réconciliation » visant à clarifier enfin les nombreux crimes contre l’humanité commis sous l’Ordre nouveau. Il s’agit en premier lieu du massacre de masse en 1965-66 de plus d’un demi-million de personnes suspectées d’être communistes, mais aussi de toutes les exactions commises en trente ans à Aceh, au Timor Oriental, en Papua et ailleurs. La création d’une telle instance a été évoquée depuis des années, avec pour objectif d’identifier les coupables et d’indemniser les victimes ainsi que leurs familles. Elle soulève cependant une forte opposition au sein de l’armée qui a perpétré ces crimes, de même que parmi certains partis politiques islamiques lui ayant prêté main-forte.

18Enfin, la manière dont le gouvernement gérera la question du séparatisme en Papua, où il est confronté à une véritable crise de décolonisation, constituera également un défi majeur dans les prochaines années.

19Tous ces problèmes créent une insatisfaction croissante du public envers la démocratie, contribuant à l’essor d’un national-populisme inquiétant, alimentant les tendances les plus radicales et intégristes de l’islam et faisant peser de lourdes menaces sur l’avenir du pays. Ainsi, l’Indonésie se retrouve bien début 2020 à une nouvelle croisée des chemins décisive sur le plan politique.

20C’est également le cas au niveau économique. Dans ce domaine, le pays revient aussi de loin. La route a été particulièrement ardue et chaotique, comme cela apparaîtra dans les chapitres de ce livre. Mais la situation est relativement bonne début 2020. Ainsi, la croissance économique a tourné en moyenne autour de 5% par an depuis 2000, ce qui place le pays parmi les plus performants de la région et même du monde, en la matière. Par ailleurs, l’inflation est restée modérée, la balance des paiements en général équilibrée et le commerce extérieur plutôt excédentaire. Les investissements étrangers ont aussi raisonnablement continué à affluer depuis le début de la Reformasi. Au bout du compte, le RNB (revenu national brut) par habitant a probablement été multiplié par plus de cinquante depuis le début des années 70, pour atteindre 4 050 US$ en 2019, soit le double de celui de l’Inde, par exemple. Ces performances ont alors enfin permis à l’Indonésie d’intégrer la tranche supérieure des pays dits « à revenus intermédiaires ».

21Parallèlement au développement économique, des progrès impressionnants ont eu lieu dans le domaine social. Indicateur le plus significatif et fiable du développement, l’espérance de vie a gagné 25 ans en un demi-siècle, pour dépasser le niveau moyen de 70 ans en 2015 et friser les 73 ans en 2019. Par ailleurs, la très grande pauvreté qui caractérisait le pays et affectait plus des deux tiers de sa population au début des années 1970 a diminué de manière spectaculaire. Elle est tombée progressivement juste sous la barre des 10% en 2018. Il faut toutefois nuancer ce résultat. Ce taux signifie en effet que cette grande pauvreté touche encore tout de même 25 millions de personnes ! Autre précision : les inégalités de revenus et sociales de tout ordre, longtemps relativement modérées et stables en Indonésie, sont fortement à la hausse depuis le début de la démocratie, comme presque partout ailleurs dans un monde conquis par la globalisation néolibérale. Le coefficient de Gini, qui en constitue (comme nous le verrons plus loin) la mesure la plus commune a en effet franchi en 2010 le niveau critique de 0,4, mais il s’est stabilisé avec l’arrivée de Jokowi au pouvoir et est repassé juste en dessous de ce seuil depuis 2016. Enfin, les indicateurs de santé et d’éducation ont aussi beaucoup progressé au fil des ans, entraînant, en combinaison avec la croissance soutenue de l’économie, une hausse progressive de l’indice composite de développement humain (IDH). Ce dernier avait atteint 0,691 en 2016, plaçant là aussi l’Indonésie dans le groupe des pays affichant une performance intermédiaire en la matière. Le chômage a quant à lui continuellement diminué depuis 2005, pour se situer aux alentours de 5% de la population active (selon les estimations). Au total, le bilan de l’Indonésie s’avère donc aussi plutôt positif sur le plan économique et social, début 2020.

22Néanmoins, le pays est encore loin d’avoir atteint un niveau de développement satisfaisant. En effet, malgré les progrès réalisés, la moitié des Indonésiens vit toujours avec moins de 2 US$ par jour ! Par ailleurs, la mortalité maternelle et infantile reste encore très élevée en comparaison régionale. L’éducation nationale demeure de fort piètre qualité, selon tous les indicateurs internationaux classiques. De plus, les problèmes de l’Indonésie ne se cantonnent pas là. Pour ne citer ici que certains des plus préoccupants, le grand archipel n’a pas achevé sa transition agricole, il demeure profondément marqué par la « malédiction des ressources naturelles », n’a pas véritablement réussi son industrialisation et ses infrastructures restent encore très défaillantes, malgré les récents efforts entrepris pour les améliorer.

23L’archipel est également traversé par un profond clivage. Ce dernier oppose une dizaine de provinces riches - essentiellement situées sur une île de Java surpeuplée et sa petite voisine touristique Bali, où se concentrent le développement et la richesse - à la majorité des 34 provinces du pays, dont les plus pauvres se trouvent dans la partie orientale.

24Enfin, la situation est aussi caractérisée par une croissance sans création d’emplois qualifiés et salariés en nombre suffisant, ce qui cantonne une grande partie de la population active dans la précarité du secteur dit informel. Tout cela peut condamner l’Indonésie à stagner dans ce que les économistes appellent « la trappe des pays à revenus intermédiaires » et dans la catégorie de ceux qui plafonnent avec un indice de développement humain moyen.

25Cela dit, ce risque de plafonnement peut aussi être surmonté en valorisant mieux les atouts existants, non négligeables. Par exemple, l’Indonésie présente le grand avantage d’avoir fait sa transition démographique, grâce à un développement soutenu et à un programme de planning familial intelligent adopté dans les années 1970. Étant donné la jeunesse de sa population, le pays se trouve face à une perspective favorable dans laquelle certains voient la possibilité d’un « dividende démographique ». Mais pour en tirer profit, ainsi que pour continuer à progresser en termes d’IDH et de RNB par habitant et éradiquer la pauvreté absolue, il faut passer à la vitesse supérieure en matière de réformes servant à stimuler la croissance et à améliorer la distribution vers une moindre inégalité sociale. Tel est l’objectif visé par l’actuel président. De plus, ce dernier espère, d’ici le centenaire de l’indépendance du pays en 2045, que le PIB sera multiplié par sept, faisant au minimum de l’Indonésie la 5^e économie mondiale ; que le RNB par habitant atteindra 22 000 US$, soit cinq fois et demi plus qu’en 2019 ; que la pauvreté aura totalement disparue et que le pays aura rejoint la catégorie des hauts revenus, avec un indice de développement humain élevé. Ce programme est évidemment très ambitieux. Il implique que le gouvernement prenne un tournant majeur, d’autant plus délicat à négocier dans une situation de véritable dilemme.

26Ce dilemme est lié à une stratégie de développement ambivalente, essayant de concilier un nationalisme économique, né de la lutte anticoloniale et fonctionnant sur base de mesures protectionnistes et de subventions, avec un libéralisme accru, devenu impératif dans le cadre de la mondialisation néolibérale à l’œuvre depuis le début des années 1980. Le gouvernement en place doit faire adopter par le parlement des lois et des réformes administratives, économiques, sociales, éducatives et fiscales difficiles, pour augmenter le croissance. Si l’actuel président parvient à ses fins, cela lui permettra à la fois d’ouvrir plus largement l’économie aux investissements étrangers, qui sont souvent générateurs d’inégalités, et de garantir en contrepartie une protection sociale plus efficace pour éradiquer la pauvreté et assurer une meilleure répartition du revenu. Mais cela implique de trouver un meilleur équilibre, délicat à établir et à maintenir, entre les deux composantes contradictoires de sa politique de développement : en termes plus imagés, à ménager la chèvre du nationalisme et le chou du libéralisme. Il faudra donc suivre avec attention la réalisation des réformes en question d’ici 2024 et la fin du second mandat de Jokowi, lui qui avait réitéré lors de sa réélection sa ferme volonté d’accorder toute la priorité à la réalisation de ces objectifs de développement - fut-ce au prix de l’approfondissement démocratique requis. Bref, dans le domaine économique et social, l’Indonésie se retrouve là aussi à une croisée des chemins décisive, début 2020.

27Il nous faut aussi considérer le rôle de l’environnement naturel sur le futur du grand archipel. L’Indonésie a la chance de bénéficier de conditions climatiques et pédologiques généralement favorables au développement des activités humaines, notamment pour l’agriculture et la pêche. Dans le même temps, elle détient probablement aussi le record du monde en matière de catastrophes naturelles. Tout y passe : tremblements de terre dévastateurs et à répétition à Sumatra, Java, Sulawesi ou ailleurs ; tsunami monstrueux, comme celui de Noël 2004 à Aceh ou d’octobre 2018 à Palu ; éruptions volcaniques fréquentes ; inondations gigantesques dans les grandes villes et glissements de terrain meurtriers ou sécheresses prolongées dans les zones rurales. De plus, de nombreuses régions côtières surpeuplées de l’archipel sont exposées à la montée des eaux résultant du réchauffement climatique. C’est notamment le cas de la capitale Jakarta, qui doit être transféré à Kalimantan Est à partir de 2024, selon la décision du président Jokowi. Les sécheresses prolongées résultant du même changement climatique entraînent la multiplication des terribles feux qui ravagent chaque année la forêt tropicale à Sumatra et Kalimantan, créant de graves problèmes écologiques et sanitaires pour le pays et ses voisins les plus proches, comme Singapour ou la Malaisie. De manière plus générale, il faudra donc aussi que l’Indonésie apprenne à mieux gérer ces catastrophes et trouve le moyen de concilier sa poursuite d’une croissance économique élevée, nécessairement génératrice d’un impact environnemental négatif, avec les engagements pris au niveau international pour assurer un développement durable moins pollueur et plus vertueux, susceptible de contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique. L’avenir du pays dépendra donc aussi des aléas naturels.

Plan de l’ouvrage et avertissement technique au lecteur

28Notre ouvrage est organisé en sept chapitres : ils s’enchaînent de manière logique et chronologique pour dresser le cadre géographique et retracer l’arrière-plan historique pré-colonial puis colonial, constituant le contexte nécessaire à la compréhension de la société postcoloniale, ses structures, ses institutions ainsi que ses évolutions politiques, sociales et économiques.

29D’abord, nous analyserons les atouts et les contraintes du milieu naturel dans son interaction avec le facteur humain, tant dans sa dimension démographique que culturelle (Chapitre 1). Puis nous examinerons successivement le poids d’un héritage colonial très lourd à porter, du fait de sa nature spécifique et d’une durée particulièrement longue de 350 ans (Chapitre 2) ; les difficultés politiques et économiques de la première phase d’indépendance, sous la houlette de Sukarno, de 1950 à 1966 (Chapitre 3) ; enfin, les conditions et le « succès » du développement indonésien, de 1966 à 1998, sous l’Ordre nouveau de Suharto (Chapitre 4).

30Ensuite, nous aborderons la période de transition démocratique qui a suivi la chute du dictateur, de 1998 à 2004 et durant laquelle la Reformasi a commencé. Durant ces années, trois présidents se sont succédés rapidement au pouvoir (Chapitre 5). Le pays a failli imploser mais la démocratie s’est consolidée et Soesilo Bambang Yudhoyono (dit SBY) a été élu président Nous analyserons la décennie de 2004 à 2014 pendant laquelle ce dernier est resté au pouvoir (Chapitre 6). L’économie a alors retrouvé un rythme de croisière correct, mais la fièvre des réformes politiques est retombée et les premiers signes de stagnation, sinon de régression démocratique se sont manifestés.

31Pour clore cette chronologie, nous nous pencherons sur le premier mandat quinquennal de l’actuel président Joko Widodo, de 2014 à 2019. Élu de justesse face à un représentant d’un national-populisme autoritaire, Jokowi, a soulevé beaucoup d’espoir et suscité nombre de déceptions. Son premier mandat s’est soldé par un bilan mitigé qui combine certaines avancées économiques cruciales et une poursuite de la régression démocratique. Cela n’a pas empêché sa réélection en avril 2019, face au même candidat, pour un second mandat, dont nous analyserons la première année d’exercice et dresserons les perspectives d’ici 2024 (Chapitre 7).

32Dans la conclusion, nous tirerons les principales leçons de l’étude du processus de développement de l’Indonésie à travers son histoire, en essayant de renouer le fil rouge de l’approche en « 3D » (liens entre développement, dictature et démocratie) qui sous-tend l’ouvrage.

33La nécessité s’est cependant imposée au dernier moment de rédiger un épilogue à cet ouvrage sur les implications de la pandémie de Covid-19. Après avoir commencé par en nier les effets, le président Jokowi et son gouvernement ont dû se résoudre à adopter, comme partout ailleurs, des mesures de distanciation physique et de confinement partiel qui ont mis l’économie largement à genoux, avec pour résultat une augmentation dramatique du chômage et de la précarité au sein de la population. L’épilogue du présent ouvrage propose non seulement d’analyser les effets très graves de cette pandémie survenue à partir de février/mars 2020 sur la situation économique, sociale et politique du pays, mais aussi de montrer en quoi cette crise n’a fait que confirmer voire, renforcer plusieurs des évolutions en cours.

34Avant de mettre le point final à cette introduction, il nous a semblé utile de rédiger un bref avertissement technique au lecteur. Bien que cet ouvrage prétende garder son caractère scientifique, il s’adresse en priorité à un public assez large de toutes les personnes qui ont un intérêt général pour l’Indonésie ou aux étudiant.e.s de premier et de deuxième cycle qui sont au début de leur apprentissage sur les réalités sociales, économiques et politiques du grand archipel. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de ne pas charger le corps du texte (à quelques rares exceptions près) des références de tous les nombreux livres ou articles sur lesquels s’appuie notre analyse, comme on se doit de le faire dans un ouvrage académique classique écrit à l’intention d’un public plus restreint de spécialistes.

35Pour y pallier, nous avons choisi d’utiliser les notes de bas de page, elles aussi en nombre assez limité par rapport à l’usage académique habituel. En début ou dans le cours de chaque chapitre, selon la manière dont il sera organisé, nous donnerons donc, dans une ou plusieurs notes infra-paginales assez substantielles, la référence abrégée (nom et prénom de l’auteur, titre principal de sa contribution et année de parution) de tous les principaux ouvrages ou articles sur lesquels il s’appuie. En cas de citation ultérieure de l’un de ces travaux, la référence sera encore plus courte (nom de l’auteur, année de parution et si nécessaire, pagination).

36Tous ces ouvrages et articles sont bien sûr répertoriés de manière complète dans la bibliographie, organisée par chapitres, afin que les lecteurs qui veulent approfondir les choses puissent s’y reporter facilement. À noter que les chapitres plus historiques de 1 à 5, pour lesquels on dispose de nombreux livres publiés comptent logiquement peu d’articles, ces derniers devenant plus nombreux dans les chapitres 6 et surtout 7, qui portent sur des faits plus récents sur lesquels il y a moins voire, pas encore d’ouvrages. Par ailleurs, nous utiliserons aussi ces notes de bas de page pour donner des précisions bibliographiques quand cela s’avérera nécessaire et pour procéder à certains développements ou fournir des informations additionnelles qui nous semblent utiles à une meilleure compréhension.

37Également, par souci de ne pas alourdir le texte, nous avons décidé de ne donner la traduction indonésienne des nombreux sigles et acronymes qui apparaissent dans l’ouvrage que la première fois où ils sont utilisés, renvoyant le lecteur au glossaire quand il les retrouvera au fil des pages et ressentira le besoin de se rafraîchir la mémoire. En outre, seuls les mots et termes indonésiens (et quelques uns d’origine néerlandaise ou portugaise) sont en italique dans le texte. Nous avons par ailleurs opté pour l’usage le plus fréquent en français qui consiste à ne pas mettre de majuscule à la plupart des noms communs ou titres couramment utilisés (président, ministre, général, etc.). Enfin, nous avons aussi choisi de ne pas mettre systématiquement « entre guillemets » les termes qui reviennent fréquemment dans l’ouvrage comme « Démocratie dirigée » ou « Ordre nouveau », hormis la première fois où ils seront utilisés. Quant aux termes qui prêtent à interprétation ou confusion (comme la différence entre islamique et islamisme par exemple), ils seront précisés dans une note de bas de page dans le premier chapitre où leur usage deviendra fréquent.

38Le lecteur doit également savoir que certains noms propres indonésiens peuvent s’écrire de différentes façons. C’est notamment le cas pour ceux qui contiennent le son « OU », en général dans la première syllabe, qui peut s’écrire « OE », sous sa forme ancienne inspirée de l’usage néerlandais, ou « U », sous sa forme moderne indonésienne, comme dans Soekarno ou Sukarno, Suharto ou Soeharto, etc. Nous avons choisi la forme moderne, sauf quand la personne intéressée continue elle-même à utiliser l’ancienne orthographe, comme Soesilo Bambang Yudhoyono. Enfin, il faut souligner que la ville de Jogjakarta peut aussi s’écrire Yogyakarta (voire Yogjakarta et même, à l’ancienne, du temps de la colonisation, Djogdjakarta), et nous avons opté pour la première forme, la plus simple. Il en va d’ailleurs de même pour tous les mots ayant la même consonance : Jakarta était encore Djakarta au début de l’indépendance du pays.

39La bibliographie est aussi complète que possible. Vu le public cible visé, elle ne comprend pratiquement pas de références en bahasa indonesia. Elle est en revanche majoritairement constituée, on ne sera pas surpris, d’ouvrages et d’articles en anglais, la plupart écrits pas des membres de la prolifique équipe des « indonésianistes » australiens. Nous avons toutefois fait l’effort de toujours citer les auteurs francophones pertinents ayant publié sur l’Indonésie, notamment tous les membres de la féconde école française des spécialistes des études sur le monde malais. Finalement, nous avons aussi essayé de trouver les cartes, et photographies les plus appropriées pour accompagner et égayer le texte. C’est en effet l’un des avantages d’une publication électronique que de pouvoir y inclure de nombreuses illustrations en couleurs qui seraient trop chères pour un ouvrage imprimé.

40Dernière remarque : ce livre a été conçu de manière à ce que les chapitres puissent se lire (et donc être reproduits) de manière relativement indépendante les uns des autres. Le lecteur plus intéressé par l’un d’entre eux peut donc se concentrer sur lui sans trop de difficultés de compréhension générale.

Carte 1 : Divisions administrative de l’Indonésie, avec le nom des principales îles et mers, des 34 provinces que compte le pays en 2020 et des capitales régionales