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Polyphonie sur l’identité de l'Europe communautaire

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Sophie Huber

Première partie – L'Europe... quelle Europe ? (1962-1965)

Introduction à la première partie : L’Europe ? Quelle Europe ? 1962-1965

Texte intégral

1Dès 1962, des acteurs politiques et des intellectuels parlèrent de miracle, de renaissance : à les entendre, une nouvelle Europe était en train de naître. Une « Europe » multiple, tant était complexe la réalité politique du continent européen dix-sept années après la fin du second conflit mondial. Les efforts entrepris pour reconstruire, restaurer, relancer la vie politique, économique, sociale et culturelle des Européens avaient abouti à la mise en place d’une pléthore d’organisations régionales aux mandats ambitieux, mais aux moyens souvent réduits. Avec l’Union de l’Europe occidentale (UEO) et l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) se dessinaient les contours d’une Europe de la défense. Elle cohabitait avec la « Grande Europe » à vocation politique et culturelle du conseil de l’Europe. De son côté, l’économie européenne n’avait pas moins de cinq organisations à son chevet : l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), la Communauté européenne de l’énergie atomique (CEEA ou Euratom), la Communauté économique européenne (CEE) et enfin, l’Association européenne de libre-échange (AELE).

  • 1 Traité d’alliance entre la France et la Grande-Bretagne, Dunkerque, 4 mars 1947, disponible en lign (...)
  • 2 Traité de collaboration en matière économique, sociale et culturelle et de légitime défense collect (...)
  • 3 Traité de l’Atlantique Nord, Washington, 4 avril 1949, disponible en ligne sur le site European NAv (...)

2Au lendemain de la défaite du Troisième Reich, le nouvel agencement des alliances militaires entre Etats européens fut un temps dominé par la crainte d’une future agression allemande. Cette inquiétude poussa Français et Anglais à signer le traité de Dunkerque le 4 mars 1947, dans lequel les deux Etats se disaient « résolus à se prêter mutuellement assistance pour faire échec à toute reprise d’une politique allemande d’agression1. » Cette même année 1947 vit cependant la montée d’une menace qui sembla à tous plus immédiate : la menace soviétique. La division de l’Europe et du monde en deux blocs à l’idéologie opposée avançait par étapes : en mars, échec de la conférence de Moscou, qui devait permettre de déterminer les frontières orientales de l’Allemagne et l’organisation de la réduction des troupes d’occupation ; en juin, annonce du plan de redressement européen par le général George Marshall ; en juillet, rejet du Plan Marshall par l’URSS et les pays d’Europe centrale dirigés par les partis communistes ; enfin, en décembre, fiasco de la conférence de Londres qui devait décider du sort de l’Allemagne occupée. Spectre d’une agression allemande et menace soviétique furent associés dans le traité de Bruxelles signé en mars 1948 par la France, la Grande-Bretagne, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas2. La participation des Etats-Unis aux efforts de défense de l’Europe occidentale fut acquise avec la signature du traité de l’Atlantique Nord à Washington le 4 avril 1949 et la mise en place de l’OTAN3. L’évolution rapide de la situation internationale l’année suivante et la première confrontation des deux blocs en Corée dès le début de l’été 1950 firent du réarmement allemand une nécessité. Le mécanisme prévu par la Communauté européenne de défense (CED), soit une armée commune intégrant des effectifs allemands sous commandement supranational, suivant le modèle d’intégration inauguré par la CECA en 1951, fut rejeté par l’Assemblée nationale française en août 1954. La querelle autour de la CED et son échec amenèrent à une révision du traité de Bruxelles de 1948, pour permettre l’intégration de la République fédérale allemande (RFA) et de l’Italie. Ainsi naquit l’Union de l’Europe occidentale (UEO), après la Convention de révision du traité de Bruxelles, signée fin octobre 1954. La RFA entra à l’OTAN au printemps 1955. UEO et OTAN, dont la coopération était assurée par l’article iv du traité de Bruxelles amendé, constituaient alors les moteurs d’une Europe de la défense.

  • 4 Voir notamment Bitsch, Marie-Thérèse (dir.) Jalons pour une histoire du Conseil de l’Europe, Actes (...)

3Dans les domaines politique et culturel, s’activait le conseil de l’Europe, créé le 5 mai 19494. L’idée d’une assemblée européenne avait pris forme entre 1946 et 1948, sous l’impulsion de diverses associations proeuropéennes actives en Europe occidentale, ainsi que de parlementaires britanniques acquis au projet d’intégration politique de l’Europe. Le congrès qui s’était tenu à La Haye au début du mois de mai 1948 avait permis la confrontation des opinions et l’adoption d’un texte prévoyant la création d’une assemblée européenne encadrée par un organe intergouvernemental. Le passage de témoin aux gouvernements se fit à l’été 1948, à la suite d’une initiative inopinée du ministre français des Affaires étrangères, George Bidault. Le statut du conseil de l’Europe fut élaboré très rapidement entre l’automne 1948 et le printemps 1949, lors de négociations entre Français, Britanniques et représentants des pays du Benelux. L’organisation, siégeant à Strasbourg, fut finalement dotée d’une assemblée consultative flanquée d’un conseil des ministres, seul habilité à prendre les décisions. En l’absence de moyens adéquats, le vaste mandat concédé au conseil de l’Europe (toutes les questions européennes à l’exception des problèmes militaires) ne permit pas à l’organisation de s’imposer comme le lieu de l’intégration politique européenne. Sa relative inefficacité n’empêcha pas le conseil de l’Europe de s’agrandir jusqu’à regrouper en 1962 seize membres : France, RFA, Italie, Grande-Bretagne, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg, Irlande, Danemark, Norvège, Suède, Grèce, Turquie, Islande, Autriche et Chypre.

  • 5 Bitsch, Marie Thérèse Histoire de la construction européenne, Bruxelles : Complexe, 2004, 400 p. ; (...)
  • 6 Déclaration de Robert Schuman, Salon de l’Horloge, Quai d’Orsay, Paris, 9 mai 1950, disponible en l (...)

4L’Europe économique offrait en 1962 un visage encore plus morcelé5. Mise en place en 1948, l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) avait eu pour tâche de coordonner la distribution des fonds alloués par les Etats-Unis dans le cadre du plan de redressement européen (plan Marshall). Or, en 1961, L’OCDE avait pris le relais de l’OECE, les Etats-Unis et le Canada rejoignant les membres européens de l’organisation. L’OCDE avait dorénavant la charge de seconder les gouvernements dans leurs efforts pour assurer libéralisation des échanges, croissance économique, stabilité financière et amélioration des niveaux de vie. Ni le conseil de l’Europe, ni l’OECE ne parvinrent à satisfaire les aspirations des promoteurs d’une intégration économique et politique de l’Europe occidentale. Les deux organisations ne réussirent pas davantage à résoudre certains des problèmes les plus urgents – dont la crise énergétique. C’est dans ce contexte difficile qu’intervint l’initiative de Robert Schuman : le ministre français des Affaires étrangères proposa le 9 mai 1950 « de placer l’ensemble de la production franco-allemande de charbon et d’acier sous une Haute Autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d’Europe. La mise en commun des productions de charbon et d’acier [devait] assurer immédiatement l’établissement de bases communes de développement économique, première étape de la Fédération européenne, et changer le destin de ces régions longtemps vouées à la fabrication des armes de guerre dont elles ont été les plus constantes victimes6. » Un premier pas vers « [une] solidarité de production qui […] manifestera que toute guerre entre la France et l’Allemagne devient non seulement impensable, mais matériellement impossible. » En s’attachant ainsi à réduire l’opposition séculaire entre la France et l’Allemagne, Schuman et son inspirateur direct, le commissaire au plan français Jean Monnet, espéraient poser les jalons d’une Europe unie, oeuvrant pour la paix. L’initiative remporta l’adhésion du chancelier ouest-allemand Konrad Adenauer, ainsi que des gouvernements belge, néerlandais, luxembourgeois et italien.

5La Communauté du charbon et de l’acier (CECA) vit le jour le 10 août 1952. Elle avait un mandat circonscrit à la gestion de la production de charbon et d’acier dans les six pays membres, mais disposait pour cela d’institutions originales : aux côtés d’une Assemblée consultative telle qu’en possédait aussi le conseil de l’Europe, la CECA était dotée d’un conseil des ministres et d’une Haute Autorité. Cette Haute Autorité différenciait la CECA de ses homologues : composée de neuf membres indépendants des Etats membres, siégeant en collège, elle avait le pouvoir de décision nécessaire à l’exécution des dispositions du traité. L’attribution de telles compétences privait les gouvernements des Etats membres de leur capacité d’action et de décision politique immédiate, mais pas pour autant d’une voix au chapitre. La Haute Autorité était en effet flanquée d’un conseil des ministres dont l’avis conforme était nécessaire pour les décisions les plus importantes, mais dont le rôle principal était de veiller à l’harmonisation entre la politique de la Haute Autorité et les politiques générales des gouvernements des Etats membres. Avec la Haute Autorité était née une institution originale, dont le processus de décision supranational consacrait l’intégration poussée des secteurs du charbon et de l’acier.

6Forts de cette première expérience, les Six tentèrent de renouveler l’exercice pour les secteurs des transports, de la santé et de l’agriculture – sans succès. Une réorientation intervint à l’été 1955 et un comité d’experts fut chargé d’étudier de nouvelles possibilités sous la direction de Paul-Henri Spaak, alors ministre des Affaires étrangères de Belgique. Le rapport Spaak fut remis un an plus tard. Il servit à lancer les négociations pour la mise en place d’un marché commun entre les Six, intégrant ainsi tous les secteurs économiques à l’exception de l’énergie nucléaire. Les négociations s’achevèrent au début de 1957 par la signature des traités de Rome. Le 1er janvier 1958, leur entrée en vigueur donna naissance à l’Euratom et à la Communauté économique européenne, qui s’installèrent à Bruxelles. Ces nouvelles organisations partageaient avec la CECA l’Assemblée consultative et la Cour de Justice, mais disposaient chacune de leur commission exécutive, calquée sur la Haute Autorité, avec néanmoins des pouvoirs moindres. La CEE affichait l’objectif le plus ambitieux des trois : en l’occurrence, mettre en place une union douanière entre ses Etats membres, avant la création d’un marché commun qui assurerait la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes.

  • 7 Kaiser, Wolfram “Challenge to the Community: the Creation, Crisis, and Consolidation of the Europea (...)

7Le degré d’intégration que souhaitaient atteindre les Six membres de la CECA rebuta la plupart de leurs voisins européens. Ils refusèrent, à l’instar de la Grande-Bretagne, de participer à l’aventure. Les Britanniques étaient bien davantage favorables à l’instauration d’une zone de libre-échange regroupant tous les membres de l’OECE et ne créant que peu d’obligations formelles. Dès 1955, ils firent la proposition d’une vaste zone de libre-échange entre les pays membres de l’OECE7. La libéralisation des échanges ne concernerait que les seuls produits industriels ; aucune union douanière n’était envisagée. Ce projet se heurta en décembre 1958 à l’opposition obstinée de la France, obligeant la Grande-Bretagne à revoir ses plans. L’Association européenne de libre-échange qui vit le jour à Stockholm en janvier 1960 ne regroupait que sept membres : Grande-Bretagne, Suisse, Danemark, Suède, Norvège, Autriche et Portugal. La bataille des Six contre les Sept fit rage quelques mois, puis s’estompa à l’été 1961 lorsque la Grande-Bretagne fit connaître sa volonté d’adhérer aux Communautés européennes. Le Danemark, l’Irlande et la Norvège lui emboîtèrent le pas. Il n’en reste pas moins que l’Europe économique et politique de 1962 se retrouvait avec pas moins de cinq organisations chargées de veiller à la bonne santé du marché européen.

  • 8 Archives historiques de l’Union européenne (AHUE) Fonds ME-Mouvement européen, dossier ME 891, Wign (...)
  • 9 Rossi, André, séance du 20 octobre 1964, Assemblée parlementaire européenne, Débats. Compte-rendu i (...)

8Parmi toutes ces Europes, seule l’Europe de la CEE retenait vraiment l’attention des acteurs politiques et des quelques intellectuels intéressés par les efforts de réorganisation du continent. Sa puissance économique ne faisait plus de doute, mais les conséquences que le nouvel acteur allait en tirer sur le plan politique restaient une inconnue pour ses partenaires internationaux. Sa personnalité, pour reprendre un terme dont les contemporains faisaient grand usage, devait donc être affirmée, construite et ce d’autant plus que « [ces] tiers sont inquiets. » Pour calmer cette inquiétude, l’ancien ministre des Affaires étrangères de Belgique, Pierre Wigny, affirma devant le Mouvement européen que « la Communauté, en affirmant sa vitalité, doit d’urgence définir la place qu’elle prétend occuper dans le monde8. » Deux ans plus tard, le parlementaire radical André Rossi décrivait en termes identiques la même urgence : « Le monde extérieur attend avec de plus en plus d’impatience que nous lui fassions connaître la place que nous comptons occuper dans le monde9. »

9Les efforts déployés par les Européens pour répondre aux interrogations des tiers sur la personnalité internationale de la nouvelle Europe permirent d’engager un dialogue, tantôt malaisé et indirect avec l’URSS, tantôt ouvert et direct avec les Etats-Unis. La spécificité de chacun de ces dialogues ne doit cependant pas gommer la similarité de certains arguments présentés à l’ensemble des partenaires internationaux.

Notes

1 Traité d’alliance entre la France et la Grande-Bretagne, Dunkerque, 4 mars 1947, disponible en ligne sur le site European NAvigator (ENA) http://www.cvce.eu/ (dernière consultation : 21 novembre 2013 – « Centre virtuel de la connaissance sur l’Europe »). Le paragraphe est basé sur Dumoulin, André, Remacle, Eric L’union de l’Europe occidentale – Phénix de la défense européenne, Bruxelles : Bruylant, 1998, p. 1-85 ; Pascallon, Pierre (dir.) L’Alliance atlantique et l’OTAN : 1949-1999 : un demi-siècle de succès, Bruxelles : Bruylant, 1999, p. 3-32 et p.71-82 ; Zorgbibe, Charles Histoire de l’OTAN, Bruxelles : Complexe, 2002, p. 19-83 ; Giauque, Jeffrey Glenn Grand Designs and Visions of Unity: the Atlantic Powers and the Reorganization of Western Europe 1955-1963, Chapel Hill: University of North Carolina Press, 2002, 326 p.

2 Traité de collaboration en matière économique, sociale et culturelle et de légitime défense collective, Bruxelles, 17 mars 1948, disponible en ligne sur le site European NAvigator (ENA) http://www.ena.lu/.

3 Traité de l’Atlantique Nord, Washington, 4 avril 1949, disponible en ligne sur le site European NAvigator (ENA) http://www.ena.lu/.

4 Voir notamment Bitsch, Marie-Thérèse (dir.) Jalons pour une histoire du Conseil de l’Europe, Actes du colloque de Strasbourg (8-10 juin 1995), Berne : Peter Lang, 1997, 369 p.

5 Bitsch, Marie Thérèse Histoire de la construction européenne, Bruxelles : Complexe, 2004, 400 p. ; Bossuat, Gérard L’Europe occidentale à l’heure américaine : le Plan Marshall et l’unité européenne (1945-1952), Bruxelles : Complexe, 1992, 351 p. ; Hogan, Michael J. The Marshall Plan: America, Britain, and the reconstruction of Western Europe, 1947-1952, Cambridge: Cambridge University Press, 1989, 498 p.

6 Déclaration de Robert Schuman, Salon de l’Horloge, Quai d’Orsay, Paris, 9 mai 1950, disponible en ligne sur le site European NAvigator (ENA) http://www.ena.lu/.

7 Kaiser, Wolfram “Challenge to the Community: the Creation, Crisis, and Consolidation of the European Free Trade Association, 1958-1972”, Journal of European Integration History, 1997, vol. 3, no 1, p. 7-34.

8 Archives historiques de l’Union européenne (AHUE) Fonds ME-Mouvement européen, dossier ME 891, Wigny, Pierre, Intervention du rapporteur général, Munich 7 et 8 juin 1962, p. 13. AHUE Fonds ME-Mouvement européen, dossier ME 1656, Wigny, Pierre « Vers une Communauté politique européenne », Rapport présenté par M. Pierre Wigny, rapporteur général du congrès, Munich 7 et 8 juin 1962.

9 Rossi, André, séance du 20 octobre 1964, Assemblée parlementaire européenne, Débats. Compte-rendu in extenso, vol. XI/64 no 74, p. 38.

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