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Genre et économie solidaire, des croisements nécessaires

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Christine Verschuur
, 
Isabelle Guérin
, 
Isabelle Hillenkamp

3. Croisements de l’économie solidaire et des études féministes

Femmes et économie solidaire : opportunités et dangers

Isabelle Guérin

Note de l’éditeur

Référence papier : Guérin, I., ‘Femmes et économie solidaire : opportunités et dangers’, in C. Verschuur, I. Guérin et I. Hillenkamp (dir.), Genre et économie solidaire, des croisements nécessaires, Cahiers Genre et Développement, n°10, Genève, Paris : L'Harmattan, 2017, pp. 183-188. Acheter le .pdf chapitre éditeur.

Texte intégral

1En optant pour une évaluation strictement marchande de la richesse et en refusant de s’immiscer dans les relations intrafamiliales sous prétexte du respect de la vie privée, l’économie (à la fois comme forme de savoir et comme ensemble de pratiques) n’a guère été favorable aux femmes. L’économie sociale aura permis quelques avancées (en particulier la professionnalisation et la reconnaissance de certains métiers du travail social, tout en contribuant à leur forte féminisation) mais sans contrecarrer la tendance générale. Au-delà des questions de pouvoir et de prise de décision, qui restent foncièrement masculines, les mouvements mutualistes, coopératifs et associatifs ne se sont pas réellement emparés de cette question des inégalités entre sexes.

2Qu’en est-il de l’économie solidaire, cette nouvelle vague d’économie sociale que l’on observe sur l’ensem­ble de la planète depuis une vingtaine d’années et qui vise à « démocratiser » l’économie ? Commençons par un premier constat : bon nombre de ces expériences sont animées par des femmes et destinées à des femmes. Face à la délicate conciliation entre vie familiale et vie professionnelle, face à des responsabilités matérielles croissantes, face aux difficultés d’accès à la propriété et au crédit, les femmes sont souvent les premières à se mobiliser et à s’auto-organiser.

3Cuisines collectives ou restaurants de quartiers, banques de céréales ou épiceries sociales, cliniques médicales communautaires ou mutuelles de santé, crèches parentales ou garderies populaires, coopératives d’épargne-crédit ou cercles d’emprunteuses, groupes d’alphabétisation ou centres populaires de formation : au Nord comme au Sud, les expériences se multiplient, luttant pour un accès plus juste aux droits économiques, sociaux et politiques de base. Au-delà des spécificités nationales et de la diversité des appellations, quoi de commun entre toutes ces expériences et quelles perspectives offrent-elles en termes d’inégalités entre hommes et femmes ? L’analyse empirique de diverses expériences, tant dans les pays du Nord que du Sud, montre que l’économie solidaire peut répondre à trois enjeux décisifs par rapport à la question des inégalités hommes-femmes.

Droits réels et justice de proximité

4Le premier concerne l’accès réel aux droits : on sait que la pauvreté et les inégalités ne se résument pas à une question de ressources, mais proviennent en large partie d’un problème d’accès aux droits. Certaines catégories de personnes, singulièrement les femmes (mais aussi les handicapés, les minorités ethniques) ont plus de mal à « convertir » leurs droits formels en de réelles potentialités, autant pour des raisons biologiques que sous l’effet de facteurs socioculturels comme la prégnance de normes sociales qui leur sont défavorables. Dans certains pays, les femmes exigent d’abord leur reconnaissance juridique comme personnes humaines ayant des droits. Là où les législations existent, elles revendiquent le respect des droits et des moyens visant à assurer une mise en application effective. Quel que soit le chemin à parcourir, deux types de mesures s’imposent. La première concerne l’offre d’une justice de proximité, visant à pallier les carences d’une justice sociale absente aveugle aux spécificités rencontrées par certains groupes sociaux, en particulier les femmes ; bon nombre de pratiques d’économie solidaire jouent précisément ce rôle, soit en informant les personnes de leurs droits, soit en proposant des services visant à pallier l’incomplétude des droits existants (dans de multiples domaines tels que la sécurité alimentaire, la santé, l’emploi, les services financiers, etc.). La seconde mesure concerne l’instauration d’un dialogue social, seul moyen de lutter contre l’inertie des normes relatives à la division sexuée des rôles, dont on sait à quel point elles résistent au changement. Comment susciter ce dialogue social ? Compter sur une mobilisation massive dans des formes traditionnelles d’engagement de type syndical, politique ou purement idéologique, est illusoire. Les personnes, et notamment les femmes, ont besoin d’engagements plus courts, tournés vers la résolution de problèmes concrets. Des espaces publics de proximité, où chacun-e est amené-e à discuter et à débattre de problèmes qui le-la concernent dans sa vie quotidienne, peuvent être le véhicule de ce dialogue social. Ici encore, bon nombre de pratiques d’économie solidaire jouent ce rôle : au-delà de la prestation de services, l’existence d’un climat de confiance incite les femmes à s’exprimer sur des sujets tels que la violence intrafamiliale, l’absence de mobilité, les contraintes liées aux obligations familiales, etc.

Revalorisation des activités de soin à autrui

5Le second enjeu de l’économie solidaire concerne la revalorisation des activités de soin à autrui. Ces activités continuent d’être considérées comme relevant d’une responsabilité exclusivement familiale, et, de fait, exclusivement féminine. C’est au nom de cette responsabilité, érigée en véritable devoir, que la liberté individuelle des femmes a été sacrifiée – et continue de l’être – au nom de l’efficacité collective, leur contribution au capital humain étant considérée comme prioritaire par rapport à toute perspective de projet personnel. Externaliser une partie de ces tâches (crèches, services de proximité) est une première piste, mais qui s’avère néanmoins limitée, tant pour des raisons d’ordre éthique que pratique. Imaginer des solutions collectives est le seul moyen d’éviter de retomber dans une société de serviteurs et de marchandiser l’ensemble des relations sociales. Il est tout aussi essentiel de revaloriser ces activités de proximité et de soin à autrui. Admettre qu’elles ne sont ni un résidu de la tradition, ni une vertu soi-disant féminine, mais qu’elles participent pleinement au bien-être individuel et social et qu’elles sont facteur d’épanouissement personnel est vraisemblablement le seul moyen de parvenir à un partage plus égalitaire des tâches familiales. L’économie solidaire va dans ce sens, non seulement en contribuant à professionnaliser ce type d’activité et en luttant pour la reconnaissance du bénévolat, mais aussi en participant à l’évolution de l’imaginaire collectif à travers des discussions et des débats associant familles et prestataires de services. On assiste ainsi à l’émergence d’espaces intermédiaires entre le privé-domestique et le public permettant de socialiser une partie des problèmes gérés jusque-là de manière uniquement privée.

Démocratie participative

6Enfin le dernier enjeu concerne la mise en œuvre d’une démocratie participative. Du fait de son caractère souvent très local, l’économie solidaire court un risque incessant, celui d’être réduite à un subterfuge néolibéral se traduisant par un désengagement public encore plus prononcé, ce danger concernant en premier les femmes. Comme on vient de le noter, bon nombre d’expériences d’économie solidaire visent la prise en charge d’activités de proximité traditionnellement dévolues aux femmes ; ces expériences sont donc pour l’instant animées en grande partie par des femmes et pour des femmes. S’en tenir à des actions localisées et disséminées sans interroger les fondements structurels de l’inégalité aurait alors pour effet de ren­forcer encore davantage le caractère féminin de ces activités de proximité. Or, si l’économie solidaire doit avoir un sens et mérite que l’on s’y intéresse, ce n’est pas seulement pour les actions qu’elle mène au quotidien, c’est aussi, et peut-être surtout, par sa capacité à contribuer à des changements institutionnels plus favorables aux femmes, contribution qui passe tant par leur participation à l’élaboration de politiques publiques que par leur aptitude à faire évoluer les systèmes de représentations. C’est ici que l’ancrage politique de l’économie solidaire est décisif. La pertinence de l’économie solidaire repose sur cette volonté d’articuler une justice de proximité avec une justice globale, en participant (ou du moins en tentant de le faire) à la transformation des politiques publiques. C’est précisément cette articulation qui fait sa spécificité : parce qu’elle est ancrée dans le quotidien des gens, elle peut avoir un rôle d’interpellation des politiques publiques qui réponde réellement aux besoins et aux attentes des personnes.

Quelle articulation au politique ?

7Selon les expériences et les pays, cette articulation au politique est plus ou moins explicite, plus ou moins prononcée. Dans un pays comme le Bangladesh où les femmes ont une mobilité très réduite – sortir du village est parfois impensable –, se réunir et discuter collectivement des problèmes des unes et des autres est déjà une avancée incontestable. À un niveau international, cette articulation est encore balbutiante, parfois confuse, mais elle existe. Certaines expériences nationales spécifiquement destinées à améliorer la situation des femmes sont parvenues à se diffuser à l’étranger : la marche des femmes contre la pauvreté au Québec, qui a été le lancement de la reconnaissance de l’économie solidaire au Québec, est maintenant une marche mondiale ; les banques du temps italiennes ont fait des émules un peu partout en Europe ; une banque solidaire de femmes indiennes a largement contribué à l’adoption en 1996 par l’Organisation in­ternationale du travail d’une convention sur le travail à domicile et elle a donné le jour à une organisation internationale de défense des droits des travailleuses à domicile.

8Repenser l’articulation entre famille, « marché », autorités publiques et société civile : c’est en cela que l’économie solidaire offre des opportunités inédites. Dans les pays du Sud, l’économie solidaire apparaît comme le seul moyen pour les femmes d’accéder à des droits fondamentaux en matière de santé, d’éducation et d’activités génératrices de revenus, notamment par le biais de l’accès au crédit. Dans les pays du Nord, l’économie solidaire se présente comme une voie possible pour penser le partage du travail et la réduction du temps de travail – présentés aujourd’hui comme l’une des clefs du plein-emploi – sans renforcer les inégalités préexistantes. Par le biais des services de proximité, l’économie solidaire offre une opportunité inédite pour redéfinir le partage des obligations familiales sans raviver des formes de servilité dont les femmes ont péniblement réussi à se sortir.

9Les potentialités de l’économie solidaire ne doivent occulter sa fragilité. En aucun cas, il ne s’agit d’encourager le regroupement de femmes pauvres et de les inciter à se prendre en charge. Alléguer le dynamisme de l’action collective féminine dans le but de lui déléguer certaines missions d’intérêt général est fort séduisant, tant pour les États que pour les organismes internationaux. Et dans un contexte généralisé de pénurie de financements publics, ce risque de récupération et d’instrumentalisation est patent, sinon déjà à l’œuvre dans certains domaines. L’avenir du mouvement de l’économie solidaire dépend d’abord de la manière dont il parvient, en son sein, à reconnaître l’enjeu des inégalités entre sexes, ce qui n’est pas encore systématiquement le cas. Cet avenir dépend ensuite de la capacité de contribution de l’économie solidaire dans son ensemble à la définition de l’intérêt général.

10La mise en œuvre d’une justice sociale réellement pluraliste ne s’est probablement jamais révélée aussi nécessaire et complexe à la fois. Face à l’internationalisation des économies, force est d’admettre, aujourd’hui bien plus qu’hier, la perte de souveraineté des États, quels qu’ils soient, et leur difficulté à s’imposer, dans le domaine du marché comme dans celui de la protection sociale. Dans de telles conditions, la société civile ne peut se faire entendre que si elle s’internationalise. Et dans le même temps – et c’est là tout le paradoxe – ces pratiques n’ont probablement jamais été autant particularisées, fragmentées, et donc peu aptes à représenter l’intérêt général. D’où la nécessité d’initiatives ayant pour but de dépasser ces particularismes et dont la raison d’être serait de construire une société civile, et une société civile d’envergure internationale. Cette hypothèse n’est pas complètement utopique. Plusieurs événements récents annoncent l’émergence d’une société civile au niveau européen et on fait le même constat au niveau international : en témoignent par exemple les conférences portant sur l’économie sociale et solidaire qui se sont succédé depuis celle qui s’est tenue à Ostende, en 1997, l’organisation régulière de contre-sommets à ceux du G8 ou de l’OMC ou encore la naissance de l’Alliance pour un monde responsable et solidaire dans laquelle a été construit un pôle de socio-économie solidaire.

  • 1 Guérin, I. 2005. Femmes et économie solidaire. In Dictionnaire de l’autre économie. (Dir.) J.-L. La (...)

11Pour autant, il serait naïf, à l’instar de bon nombre de penseurs de la tradition libérale, de croire en la capacité spontanée des personnes à organiser un pluralisme efficace et représentatif de l’ensemble des groupes sociaux. L’accès à l’espace public, on le sait, est foncièrement inégalitaire, les pauvres et les femmes figurent souvent parmi les plus mal lotis. Si l’on admet que la liberté d’expression est tout autant nécessaire que la liberté économique, si l’on admet également que cette liberté d’expression ne se résume pas à l’exercice d’une démocratie représentative mais suppose celui d’une démocratie participative, capable de favoriser la délibé­ration, la formulation et l’expression des besoins, alors il est de la responsabilité des États de corriger ces inégalités face à la parole publique. Le besoin d’État n’a probablement jamais été aussi criant, mais sous d’autres formes. Il appartient aux acteurs de l’économie solidaire de poursuivre leurs actions, leurs revendications ainsi que leurs efforts d’unité, mais il est du ressort des autorités publiques d’appuyer sans plus attendre ces efforts sans en attendre des résultats tangibles, ce qui suppose de reconnaître qu’elles ont elles-mêmes besoin de cette force de contestation pour être à la fois plus justes et plus efficaces.1

Bibliographie

Folbre, N. 1997. De la différence des sexes en économie politique. Paris : Éditions des femmes.

Fréchette, L. 2000. Entraide et services de proximité. L’expérience des cuisines collectives. Québec : Presses de l’université du Québec.

Guérin, I. 2003. Femmes et économie solidaire. Paris : La Découverte.

Guérin, I. 2005. Femmes et économie : quels enjeux ? Entre résistance et justice sociale. Concept paper réalisé pour la rencontre du PSES à Dakar, au Sénégal, du 19 au 21 novembre 2005.

Laville, J.- L. (Dir.). 1994. L’économie solidaire : une perspective internationale. Paris : Desclée de Brouwer.

Laville, J.- L. 1999. Une troisième voie pour le travail. Paris : Desclée de Brouwer.

Laville, J.- L., A. Caillé, P. Chantal, E. Dacheux, B. Eme et S. Latouche. 2001. Association, démocratie et société civile. Paris : La Découverte.

Sen, A. K. 2000. Repenser l’inégalité. Paris : Seuil.

Notes

1 Guérin, I. 2005. Femmes et économie solidaire. In Dictionnaire de l’autre économie. (Dir.) J.-L. Laville et A. D. Cattani. Édition mise à jour et augmentée. 410-418. Paris : Gallimard.

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