Chapitre IX. De nouvelles puissances nucléaires ? Le spectre de la prolifération
p. 127-133
Texte intégral
Les « nantis » et les « indigents »
1L’humanité a appris à vivre avec des armes nucléaires, non sans peine, mais trop facilement tout de même. Elle a entériné leur existence et leur accumulation, et elle a accepté qu’un petit groupe de pays les possède. On s’accorde à considérer que ces privilégiés sont au nombre de cinq : les Etats-Unis (depuis 1945), seul pays à les avoir jamais utilisées, l’Union Soviétique (depuis 1949), le Royaume-Uni (depuis 1952), la France (depuis 1960) et la Chine (depuis 1964). Il se trouve que ces cinq pays sont aussi les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations-Unies, un statut qui comporte une responsabilité particulière dans le maintien de la paix internationale.
2Mais en réalité, la liste des puissances nucléaires s’arrête-t-elle ici? On l’aurait pu croire il n’y a pas si longtemps, mais aujourd’hui la certitude fait place au doute. Peut-être le « club nucléaire » comprend-il maintenant six membres ou même davantage? Plusieurs facteurs viennent confirmer la crainte qu’il ne s’élargisse dans les années à venir. Tout d’abord, il est très difficile de déterminer quels pays sont, ou ne sont pas, des « puissances nucléaires » : l’Inde a expérimenté son premier engin nucléaire (le seul jusqu’à présent) le 18 mai 1974; Israël de son côté est supposé posséder la bombe atomique ou être capable de l’assembler en un temps très court. Mais il n’a jamais conduit d’essai nucléaire (une étape habituellement considérée comme indispensable dans le processus d’acquisition d’un potentiel nucléaire) ni ne s’est jamais reconnu comme une « puissance nucléaire ». Le statut actuel de l’Afrique du Sud et ses intentions pour l’avenir donnent lieu à des débats animés et laissent libre cours aux spéculations. Il en est de même du Pakistan. On le soupçonne d’être en voie d’assembler les composants nécessaires à la fabrication d’armes nucléaires, bien qu’il soit peut-être plus éloigné du « seuil critique » qu’on le pensait au début des années 1980. Le tableau devient encore plus flou lorsque l’on passe aux autres pays en voie de développement qui possèdent déjà ou sont en train de se doter d’installations nucléaires de recherche ou de production d’énergie électrique. Comme l’indique le tableau 9. 1, les quatre pays déjà mentionnés se trouvent parmi eux, auprès de huit autres Etats ayant en cours des programmes de construction de réacteurs nucléaires ou possédant déjà des capacités plus ou moins substantielles en la matière.
3De nombreux observateurs en sont venus à parler de « nucléarisation » de la planète. D’après eux, la dissémination des armes nucléaires serait inévitable par suite de la prolifération de la technologie nucléaire civile sur une échelle toujours plus vaste. Après l’augmentation du prix du pétrole, due à la crise de 1973, certains craignirent que l’énergie nucléaire ne fît de plus en plus d’amateurs, en conséquence de quoi un nombre toujours plus grand de pays du Tiers-Monde acquerraient le savoir nécessaire à l’utilisation de la technologie nucléaire dans des buts aussi bien militaires que civils et seraient tentés d’en faire effectivement usage.
4Ces sombres prévisions ne se sont pas réalisées jusqu’à présent. Il est vrai que plusieurs pays en voie de développement ne sont pas loin de maîtriser la technologie nucléaire dans toutes ses applications. En plus de l’Inde, Israël, l’Afrique du Sud et le Pakistan, la liste inclut le Brésil, l’Argentine, Taïwan, la Corée du Sud, puis, avec un écart assez net, des pays comme l’Iraq et l’Egypte et aussi, potentiellement, l’Iran et la Libye.1 Ce n’est pas un hasard si chacun de ces pays doit faire face à un défi particulier en matière de sécurité (à cause, par exemple, d’une rivalité avec un pays voisin), ou en matière de prestige et de « rang » (en ce qu’il éprouve un besoin particulier de démontrer sa capacité à suivre le rythme du progrès technologique ou d’affirmer sa prééminence politique). Certains d’entre eux (comme Taïwan ou la Corée du Sud) se sentent politiquement isolés ou même « assiégés »; les membres d’un autre groupe, comprenant l’Inde, le Pakistan, l’Argentine et le Brésil, ont le sentiment que la maîtrise de la technologie nucléaire est presque un « must » pour un pays de leur taille et de leur importance.
5Les raisons pour lesquelles un pays peut souhaiter se doter de l’arme nucléaire sont donc multiples et complexes. Ceci pourrait expliquer que, contre toute attente, la prolifération nucléaire au sens militaire ne se soit pas produite jusqu’à présent. A l’exception possible d’Israël, aucun nouvel Etat nucléaire ne s’est ajouté aux cinq détenteurs traditionnels de « la bombe » et alors que, comme nous l’avons vu, plusieurs pays en voie de développement sont inscrits sur la liste des Etats potentiellement nucléaires, aucun d’entre eux ne semble vouloir faire le dernier pas décisif vers l’acquisition d’un arsenal atomique, ni même y être suffisamment préparé.
6Cette conclusion plutôt rassurante remet en question de nombreuses prévisions et, à ce titre, elle requiert explication. En premier lieu, le développement et la dissémination de la technologie nucléaire n’ont pas été aussi rapides qu’on l’avait prédit à la suite de la crise pétrolière de 1973, que ce soit dans le monde industrialisé ou dans les pays en voie de développement. On peut avancer plusieurs raisons à cela. Dans le Tiers-Monde elles sont surtout relatives au coût élevé de la technologie nucléaire, au manque de réseaux de distribution adéquats et à l’insuffisance de la main-d’oeuvre qualifiée. De nombreux pays ont donc ralenti leur programme nucléaire ou l’ont tout simplement annulé (comme l’Iran après la chute du Shah et, plus récemment, le Mexique). Ainsi, en 1983, seulement 13 centrales nucléaires d’une puissance totale de 6. 200 mégawatts électriques (MWe) étaient en service dans six pays en voie de développement, sur un total de 294 prévues; 18 autres centrales d’une puissance d’environ 16 000 MWe sont actuellement en construction dans ces six pays, ainsi qu’à Cuba, au Mexique et aux Philippines (voir Fig. 9. 1). Il ne faut donc pas s’attendre d’ici peu à une extension spectaculaire des programmes de production d'énergie nucléaire dans les pays du Tiers-Monde.2
7Deuxièmement, l'accident du réacteur de Tchernobyl a certainement alerté ces pays du danger que comporte l'utilisation d'une technologie nucléaire mal contrôlée; plusieurs pays ont déclaré vouloir ralentir leur programme nucléaire civil en faveur d'autres sources d'énergie moins dangereuses.
8Troisièmement, et contrairement à ce que l'on a pu croire à une époque, il n'y a pas de lien automatique entre l'usage civil (ou « pacifique ») de la technologie nucléaire et son usage militaire. La capacité potentielle de production des armes nucléaires dans les « pays seuils » (tels que l'Argentine, le Brésil, l'Egypte, l'Inde, Israël, l'Iraq, la Libye, le Pakistan et l'Afrique du Sud) ne dépend pas, pour l'essentiel, de leurs programmes nucléaires civils. Elle provient le plus souvent d'équipements spécifiquement destinés à cet objet, tels que les installations d'enrichissement et de retraitement. Certains des pays qui possèdent ces installations n'ont même pas construit de centrales nucléaires civiles. Mais plusieurs se sont engagés dans des programmes techniquement plus complexes qui, s'ils le voulaient, pourraient les amener très près de la production d'armes nucléaires. Cela signifie qu'ils pourraient atteindre ce niveau sans avoir besoin de demander l'aide des pays industrialisés. Y arriver seul est peut-être plus onéreux, mais l'on y gagne en indépendance à la fois technique et politique dans un domaine d'une importance « stratégique ».
La prolifération est-elle évitable?
9De De ceci découle une conclusion essentielle : quelle que soit la valeur des nombreuses barrières qui s'élèvent contre la dissémination des armes nucléaires — et la question de savoir si elles ont une valeur quelconque est sujette à débat — elles ne sont pas assez puissantes pour empêcher un pays d'acquérir un potentiel nucléaire militaire s'il le souhaite réellement. Malgré tout, les obstacles suivants continuent d'être présents sur le chemin de la prolifération nucléaire :
- Le Traité d'interdiction (partielle) des essais nucléaires du 5 août 1963 (entré en vigueur le 10 octobre 1963) interdisant les essais nucléaires dans l'atmosphère, l'espace extra-atmosphérique et sous l'eau.
- Le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) du 1er juillet 1968 (entré en vigueur le 5 mars 1970)3 — sans doute l'entreprise la plus importante dans le domaine, avec 130 signataires à la fin de 1985.
- Le « US Non-Proliferation Act » du 10 mars 1978 posant des conditions très strictes à l'exportation des composants nucléaires des Etats- Unis vers des pays tiers.
- Les « Directives applicables à l'exportation de matières, d'équipements et de technologie nucléaires », établies par le « Club de Londres des pays fournisseurs » et communiquées à l'Agence Internationale de l'Energie (AIEA) de Vienne qui les a publiées en janvier-février 1978.4
- « Le Comité de Sécurité des Approvisionnements (CSA) de l’ΑΙΕΑ, dont la tâche est d’assurer des « termes de l’échange » stables et équitables en matière d’approvisionnement en combustible et en technologie nucléaire.
- Les conclusions de l’Evaluation Internationale du Cycle du Combustible Nucléaire (INFCE), une tentative sur deux ans de la part de quarante pays et quatre organisations internationales pour évaluer le problème de la prolifération sous tous ses aspects techniques et fixer certaines « règles du jeu » communes en vue de la maintenir sous contrôle.
Tableau 9. 1 La dissémination des équipements nucléaires névralgiques dans le Tiers-Monde
t/a = tonnes par année.
UTS/a = unités de travail de séparation par année.
Source: Theodor H. Winkler, Nuclear Proliferation and the Third World: Problems and Perspectives, PSIS Occasional Paper N° 1, April 1980 (remis à jour, juillet 1986).
10Ces efforts ne devraient pas être dénigrés. Ils constituent des freins efficaces (de nature juridique, politique, technique, et même morale) à la dissémination des armes nucléaires. Mais, en dernière analyse, il n’est pas possible de résoudre le problème de la prolifération nucléaire par le refus des transferts de technologie aux pays en voie de développement ou par des interdictions consignées dans des traités internationaux. La décision d’un Etat de devenir une puissance nucléaire est fondamentalement une question politique. En d’autres termes, il s’abstiendra si le climat international est tel qu’il ne ressente pas la nécessité d’une démarche aussi lourde de conséquences pour assurer sa sécurité. Si, par contre, il se sent gravement menacé ou si son prestige est sérieusement remis en question, la tentation de trouver refuge dans les armes nucléaires pourrait devenir irrésistible. En de telles circonstances, ni les obligations légales, ni les obstacles techniques ne l’arrêteront.
Fig. 9. 1. L’énergie nucléaire dans les pays en voie de développement. Source: Bulletin de l’ΑΙΕΑ, 26/1, mars 1984.
11Le meilleur moyen — quoi que, concédons-le, l’un des plus difficiles — de dissuader un pays d’acquérir des armes nucléaires est donc la création d’un environnement politique et psychologique qui ne permette pas à ces circonstances de se développer. Un environnement relativement sûr et des conditions politiques stables sont beaucoup plus susceptibles d’empêcher la prolifération que ne le sont des traités ou la confection de « listes noires ».
12Jusqu’à présent, la chance a souri à notre planète : une expansion du « club nucléaire » au-delà de ses cinq membres actuels lui a été épargnée. Il est déjà assez inquiétant que ceux-ci poursuivent la construction et la modernisation de leurs arsenaux respectifs (ils perpétuent ainsi la « prolifération verticale », terme qui désigne un processus continu d’accumulation qualitative et quantitative des armes à l’intérieur d’un même pays). Ce faisant, ils démontrent au reste du monde quelle importance ils attachent à la possession d’armes nucléaires. Ce sont donc eux, plus que tous les autres, qui portent la responsabilité de la « prolifération horizontale » (la dissémination d’armes nucléaires d’un Etat à un autre). Refuser à des tiers ce qu’ils considèrent comme indispensable pour eux-mêmes est certainement le meilleur moyen d’aiguiser leur « appétit nucléaire ». Quoi qu’il en soit, ils fournissent une excuse facile à ceux qui aspirent à faire partie du « club ». Les nouveaux venus peuvent alors faire valoir qu’ils ne font que suivre l’exemple des aînés qui prirent le chemin avant eux, sans pour autant encourir de châtiment. Sous cet aspect en tout cas, le problème de la prolifération nucléaire n’a pas trouvé de solution. Nous n’avons aucune assurance qu’il ne deviendra pas une question essentielle dans les années à venir si rien n’est fait pour réduire les arsenaux nucléaires existants d’une part et pour améliorer les conditions de la sécurité internationale d’autre part.
Notes de bas de page
1 Cf. Theodor Winkler, Nuclear Proliferation and the Third World : Problems and Perspectives, PSIS Occasional Paper No 1, April 1980 et, pour ce qui suit, Winkler, « Le marche mondial du nucléaire et la prolifération dans les années 80 », Politique Etrangère, 3, 1982, pp. 633-55.
2 Selon une estimation officielle de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique de Vienne (AIEA), la capacité nucléaire totale des pays en voie de développement pourrait être de 50 GWe en l’an 2000, fournissant environ 7 pour cent de leur énergie électrique totale. Les chiffres correspondants pour les pays industrialisés seraient de 500 à 700 GWe, soit 30 % de leur énergie électrique totale, Bulletin de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique, 26/1, mars 1984, p. 3.
3 Voir le texte de ces deux traités dans Nations Unies, Recueil des Traités, vol. 480, pp. 45-49, et vol. 729, pp. 176-83.
4 On trouvera un résumé des conclusions dans Evaluation internationale du cycle du combustible nucléaire, résumé des travaux de l’INFCE, AIEA, Vienne, 1980.

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