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Le droit international en devenir

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Michel Virally

Quatrième partie. Règlement pacifique des différends internationaux

Le rôle des organisations internationales dans l’atténuation et le règlement des crises internationales

Note de l’éditeur

Paru dans Politique étrangère, vol. 41, 1976, pp. 529-562. (Trad. de « The Role of International Organisations in Mitigating and Settling International Crises », International Crises and Crisis Management, Westmead, Saxon House, 1976.) Reproduit avec l’autorisation de l’Institut français de relations internationales.

Note de l’auteur

La présente étude a d’abord été présentée comme un rapport au colloque organisé par la Forschungsstelle für Politische Wissenschaft de l’Université de Zurich, en mars 1976, sur l’atténuation et le règlement des crises internationales. Elle est reproduite avec l’aimable autorisation du Directeur de la Forschungsstelle, qui en est remercié ici.

Texte intégral

1Pour rester dans des limites raisonnables, la présente étude ne se propose pas de procéder à un examen d’ensemble de l’expérience accumulée jusqu’à ce jour depuis la Société des Nations, afin de tenter la synthèse de ce que les organisations internationales ont pu réaliser en vue d’atténuer les crises internationales ou de les régler. Il n’est d’ailleurs pas évident qu’une telle tentative permettrait de parvenir à des conclusions claires, faute de pouvoir prendre en considération tout l’environnement historique dans lequel les organisations se sont trouvées placées aux différentes périodes de leur histoire.

2De façon plus modeste – ou plus ambitieuse – nous nous placerons sur le plan théorique. Nous chercherons à dégager les principaux facteurs déterminant la capacité des organisations internationales dans ce domaine. Si cette analyse est bien conduite, elle devrait permettre de mieux apprécier in concreto les possibilités d’utilisation de ces organisations, compte tenu des contraintes du système international existant au moment où éclate une crise, et de la nature et de l’intensité de cette crise. La confrontation avec les expériences passées permettrait, d’autre part, de vérifier l’exactitude de l’analyse.

3Une réflexion très simple nous servira de point de départ. Qui dit : « rôle » pense en même temps : « acteur ». Il semble donc indispensable de se faire d’abord une idée du genre d’acteur dont relèvent les organisations internationales, avant de se demander quels rôles elles peuvent jouer et comment elles peuvent s’en acquitter.

Section I – L’acteur

4Ce qui caractérise l’organisation internationale en tant qu’acteur ne peut sans doute être compris que par référence à celui qui doit être considéré comme l’acteur type, sans lequel le système international ne pourrait pas être qualifié, même avec beaucoup de réserves et de précautions, de « société internationale », c’est-à-dire l’Etat. C’est entre Etats seulement que peut être établie une telle « société », même si le système international peut mettre en jeu d’autres acteurs et s’il est également possible, pour le juriste, de constater l’existence d’autres « sujets » de droit international que l’Etat. Il est donc intéressant de définir déjà, en quelque sorte négativement, l’acteur organisation internationale, par comparaison avec l’Etat.

5En outre, on ne saurait oublier que l’organisation internationale est toujours constituée par des Etats en vue d’atteindre en commun certains objectifs. Pour ses membres, qui apparaissent ainsi également comme les acteurs « primaires », ou « premiers », du système international, l’organisation n’est pas seulement un autre acteur, d’une nature différente, parce que composite – acteur « secondaire ». Elle est aussi un instrument par lequel ils cherchent à atteindre leurs propres fins.

6Cette dernière remarque fait apparaître la double nature de l’organisation internationale, ou, plutôt, le double point de vue d’où il faut la considérer pour comprendre son fonctionnement et son action. De l’extérieur, elle présente une certaine opacité, qui dissimule les forces qui agissent en elle et influent sur son processus de décision : elle est un acteur parmi d’autres. De l’intérieur, elle est transparente : ce sont les Etats membres qui sont sous la lumière et qui apparaissent comme les véritables acteurs. Elle ne constitue plus elle-même qu’un cadre où s’inscrit leur action.

7Sans doute cette dualité peut-elle être constatée dans toute organisation sociale dont une partie de l’activité au moins est tournée vers l’extérieur (dans tout système ouvert). Elle est néanmoins particulièrement remarquable dans le cas de l’organisation internationale, en raison de sa faible cohésion interne.

I. Un acteur différent de l’acteur étatique

  • 1 Bien entendu, d’autres groupes sociaux organisés peuvent aussi provoquer une crise, ou devenir prot (...)

8Dans la perspective qui est la nôtre, une première différence est frappante : c’est toujours entre Etats, et entre Etats seulement, qu’éclatent les crises1. Les organisations internationales peuvent être mêlées à des crises, elles peuvent elles-mêmes être « en crise » ; elles ne sont pas, à proprement parler, génératrices de crises, ni véritablement protagonistes dans les crises.

9Ces propositions peuvent être contestées. Elles découlent d’une certaine définition de la notion de « crise ». De multiples définitions ont été proposées ; nous en choisirons une pour les besoins de la présente étude et c’est par rapport à elle qu’elle sera conduite. Dans cette perspective, sera considérée comme « crise » une situation de tension, s’accompagnant d’un affrontement diplomatique ou militaire entre deux ou plusieurs acteurs du système international, comportant des risques d’aggravation et d’extension à d’autres éléments du système et entraînant, par conséquent, un dérèglement de ce système (ou d’un ou plusieurs sous-systèmes).

10Il est bien évident qu’une organisation internationale peut se trouver formellement à l’origine du déclenchement d’une crise, et on pourrait en donner des exemples : par le vote d’une résolution ou par le comportement d’une force internationale, notamment. La guerre de Corée a impliqué directement l’Organisation des Nations Unies dans un affrontement militaire déclenché entre d’autres acteurs. Mais, dans ce cas, l’acteur ONU n’était pas assez opaque pour que ne se distingue pas derrière lui le véritable acteur, soit les Etats-Unis, même si l’interposition juridique de l’organisation internationale a rendu de grands services pour empêcher une généralisation du conflit. Les Nations Unies n’ont pas été l’un des pôles entre lesquels s’établissait la tension. Elles ont fourni seulement le vêtement juridique qu’ont revêtu certains des véritables protagonistes.

11Cet exemple montre bien les limites de la capacité d’action des organisations internationales et, par conséquent, de leur rôle d’acteur dans une crise. Si elles ne peuvent pas constituer par elles-mêmes, indépendamment des Etats membres qui mènent le jeu, l’un des pôles d’une tension constitutive d’une crise internationale, elles sont aussi hors d’état d’engendrer par elles-mêmes une telle crise. Elles sont, tout au plus, l’occasion choisie pour la faire naître, l’instrument utilisé par un ou plusieurs des véritables protagonistes pour la provoquer.

12Les considérations qui précèdent permettent d’apporter une précision complémentaire à notre précédente définition de la crise internationale : les acteurs entre lesquels s’établit un affrontement diplomatique et militaire, et qui constituent ainsi les pôles de la tension, ou les véritables protagonistes de la crise, sont toujours des Etats (au sens très large que nous avons donné à ce terme) et non des organisations.

13Les Etats sont les acteurs « primaires », ou « premiers » de la société internationale, parce qu’ils s’établissent à partir d’une communauté humaine, installée sur un territoire, à laquelle ils donnent une existence politique. L’Etat trouve en lui-même sa fin propre, qui est le gouvernement du groupe social qu’il organise, la défense de sa sécurité, le développement de sa prospérité, ou, plus simplement encore, le maintien et la survie de ce groupe au milieu de tous les autres avec lesquels il se trouve en relation et du même coup, en compétition. Il a, dès lors, des intérêts bien définis – habituellement qualifiés d’intérêts « nationaux » – à défendre et à promouvoir vis-à-vis de l’extérieur. La défense de ces intérêts fournit la motivation principale de l’action des dirigeants de l’Etat, en même temps que la protection et la consolidation de leur propre situation de dirigeants.

14Pour servir ces objectifs, sommairement esquissés ci-dessus, l’Etat trouve en lui-même les moyens de son action intérieure et extérieure, c’est-à-dire les ressources humaines, financières, économiques, militaires, etc., dont la mobilisation plus ou moins réussie lui permettra d’affirmer sa place dans le système international et de faire face aux résistances qu’il y rencontrera.

15Ceci, bien entendu, sous réserve des phénomènes de dépendance qu’il n’est pas possible d’analyser ici, mais qui ne modifient pas substantiellement cette présentation, schématique, mais suffisante pour notre propos actuel.

16En effet, c’est par opposition à ces traits que l’organisation internationale peut être définie, en quelque sorte négativement. L’intérêt d’une telle définition négative vient de ce que l’organisation est amenée à jouer un rôle dans une société, ou un système, composée essentiellement d’Etats et qu’elle est elle-même une association d’Etats.

17L’organisation internationale ne se forme pas à partir d’une communauté humaine, d’un groupe social à la recherche d’un gouvernement lui permettant de vivre de façon ordonnée et indépendante. Elle n’a pas davantage à défendre les intérêts d’un tel groupe social. En d’autres termes, elle ne trouve en elle-même ni sa finalité, qui lui est assignée par ses fondateurs et lui reste en quelque sorte extérieure, même si elle lui est propre, ni les moyens de son action, qui sont tous empruntés à d’autres groupes organisés, les Etats membres, même si elle est juridiquement en droit de les obtenir d’eux (droit qui est, d’ailleurs, toujours très strictement limité).

18Positivement, l’organisation internationale peut être considérée comme une association d’Etats, constituée par ses membres en vue de poursuivre par des moyens institutionnels (par un appareil d’organes permanents) des objectifs définis, répondant à des intérêts qu’ils estiment avoir en commun et poursuivre plus efficacement par une coopération organisée entre eux.

19Cette définition souligne le fait que l’organisation internationale est une superstructure, en ce sens qu’elle se matérialise essentiellement dans un appareil d’organes composés, au moins en partie, par des représentants des Etats, c’est-à-dire d’organes étatiques, et se superposant ainsi aux structures étatiques.

20Une telle superposition n’implique aucunement une supériorité. Au contraire, elle exprime une dépendance, qui se marque à la fois dans le processus de décision, entièrement entre les mains d’Etats qui n’ont pas abdiqué leurs intérêts nationaux (au moins pour les organes supérieurs, tous intergouvernementaux) et dans l’inexistence de ressources humaines et matérielles propres, qui doivent être fournies par les Etats, dans les limites de décisions collectives ou même individuelles. Lorsque les moyens nécessaires à une opération déterminée sont relativement importants, c’est le système de la décision individuelle – donc de l’absence de toute obligation – qui s’applique généralement.

21L’organisation internationale se trouve ainsi placée constitutionnellement dans une situation d’extrême dépendance vis-à-vis de ses membres, dépendance qui s’accroît encore lorsque les opérations auxquelles elle participe prennent de l’ampleur. En même temps, le jeu des intérêts nationaux contradictoires ne se trouve que faiblement atténué par les mécanismes de coopération qu’elle est en mesure de promouvoir, ce qui l’empêche de parvenir à un haut niveau de cohésion interne et accentue ainsi sa faiblesse, au moins dans l’état actuel de développement du système international.

22Si on ajoute à cela la remarque précédemment faite que la finalité de l’organisation, définie dans sa charte constitutive et interprétée par ses membres en fonction de leurs intérêts nationaux respectifs, au hasard des majorités qui se nouent, lui reste toujours extérieure, il apparaît que l’organisation internationale se présente avant tout comme un acteur « fonctionnel ». Nous entendons par là un acteur dont le rôle se définit par rapport à une fonction ou un ensemble de fonctions qui lui sont assignées et qui, dans une large mesure le dépassent, et non pas par la défense de ses intérêts propres.

II. Un acteur spécifique

23En dépit de ce qui a été dit plus haut, l’organisation internationale peut être considérée comme un acteur véritable dans la société internationale. Elle constitue, en effet, un centre de décision et d’action, capable d’initiatives, au service de finalités qui lui sont propres. Quels que soient le processus de décision auquel elle est soumise et l’origine des moyens mis en œuvre par elle, ses décisions et son action sont bien les siennes – en termes juridiques, on dirait : lui sont imputables – même si l’influence déterminante d’un ou de quelques Etats s’est exercée sur elles.

  • 2 C’est beaucoup moins évident sur le plan militaire, en dépit de la fiction de « l’assistance aux fo (...)

24Pour reprendre l’exemple de la guerre de Corée, l’intervention américaine toute nue, c’est-à-dire non couverte par le drapeau des Nations Unies, aurait probablement entraîné des réactions assez différentes de celles qui se sont effectivement produites face à « l’action des Nations Unies ». Aussi transparente qu’ait été l’Organisation dans cette affaire, elle a tout de même présenté une opacité suffisante pour ne pas se confondre totalement avec l’acteur américain et pour être considérée comme un acteur distinct du Gouvernement américain, non pas seulement par les juristes, mais aussi d’un point de vue diplomatique2.

25Il faut ajouter qu’il s’agit là d’un cas extrême, presque d’une hypothèse d’école, qui n’est certainement pas typique. Dans la majeure partie des cas, la dépendance de l’organisation à l’égard de ses membres, du fait de son processus décisionnel, ne se manifeste pas par rapport à un seul d’entre eux, dont on a dès lors de la peine à le distinguer, mais par rapport à une pluralité et même à la totalité de son membership, ce qui exclut toute confusion.

26La confusion entre l’organisation et la somme de ses membres, ou quelques-uns d’entre eux, est écartée par le processus de décision. Ce point sera plus longuement développé plus bas. Il suffit ici de remarquer que la structure particulière de chaque organisation (composition et compétences des organes ; relations entre eux), les règles de procédures auxquelles ils obéissent (manipulables, mais seulement dans certaines limites), la finalité fonctionnelle (elle aussi malléable, mais pas de façon indéfinie) représentent des contraintes relativement rigides, qui s’imposent aux Etats membres.

27Ces différents facteurs vont imprimer au champ de forces à l’intérieur de l’organisation une configuration très différente de celle qu’il présente en dehors. Pour ne prendre qu’un seul exemple, très simple : l’application de la règle de la majorité, sous ses diverses modalités, peut conférer à une coalition de petits Etats une capacité de contrôle du processus de décision sans rapport avec leur puissance réelle dans le système international. En d’autres termes, les caractéristiques structurelles de chaque organisation produisent un « effet de déformation » de la puissance des différents membres, en plus ou en moins, qui peut être considérable.

28Bien entendu, cet « effet de déformation » est favorisé, ou, au contraire, atténué par la configuration du champ des forces dans le système international. Les phénomènes d’extrême polarisation de la puissance le réduisent. La dilution de la puissance ou l’acquisition d’une plus grande cohésion par les groupes d’Etats (surtout s’ils représentent une résistance à l’action des Super-Grands) l’accentue.

29La capacité d’influencer ou de bloquer le processus de décision, dont dispose chaque Etat ou groupe d’Etats, n’est en relation avec sa puissance réelle dans le système international que sous réserve de cet « effet de déformation », tel qu’il s’applique à sa situation particulière, et qui peut varier considérablement dans le temps et avec les circonstances et les questions traitées.

30Les remarques précédentes font apparaître la possibilité d’un décalage entre l’action menée par une organisation internationale universelle (cela est évidemment plus vrai encore pour une organisation partielle) en présence d’une crise donnée et la politique suivie par les Etats qui dominent le système international. Ce qui soulève le problème des moyens par lesquels cette action est conduite.

  • 3 Le problème se pose différemment dans le cas des organisations internationales militaires : elles d (...)
  • 4 Nous ne parlons ici que des organisations internationales politiques, les seules qui puissent effec (...)

31A cet égard, comme on l’a relevé plus haut, l’organisation internationale ne dispose que de ressources matérielles et humaines extrêmement réduites3. Ses moyens administratifs, financiers, économiques, militaires, etc., ne peuvent en aucune façon être comparés à ceux des grandes puissances, alors que ses responsabilités, face aux crises internationales, sont du même ordre4. Encore s’agit-il de moyens dont elle n’a habituellement pas la libre disposition, dès le moment où ils dépassent ce qui est nécessaire au fonctionnement normal de l’organisation. Ils doivent être obtenus cas par cas des Etats membres, qui se sont généralement réservé le droit de ne répondre à de telles demandes que par une libre décision.

32Il est bien clair que, dans ce cas, les phénomènes de déformation de la puissance qui se rencontraient au niveau du processus de décision ne se répètent pas à celui de l’exécution des décisions. Les moyens financiers, économiques, militaires, etc., sont entre les mains des grandes puissances, qui peuvent les accorder ou les refuser : la hiérarchie qui existe au sein du système international se retrouve ici. Elle limite étroitement les velléités de l’organisation internationale de s’en affranchir.

33En revanche, l’organisation internationale dispose de moyens juridico-politiques qui lui sont propres, et qu’on pourrait qualifier d’« internationaux », parce qu’ils ne se retrouvent pas – ou pas de la même façon – au niveau des Etats.

34Ces moyens tiennent soit à la structure de l’organisation, soit à la situation particulière qu’elle occupe dans la société internationale, du fait de sa finalité fonctionnelle.

35Sur le plan strictement juridique, on peut noter, tout d’abord, que l’organisation dispose normalement d’un droit d’intervention dans les crises internationales, droit qui lui est conféré par sa charte (donc, en dernière analyse, par ses membres).

36La portée de ce droit doit être appréciée par référence au droit international général, c’est-à-dire à la règle du jeu officielle du système international, reconnue par l’ensemble des Etats et à laquelle chacun d’entre eux prétend se conformer, à commencer par les plus responsables. Or, le droit international repose sur le principe du respect de la souveraineté étrangère, donc sur le principe de la non-intervention. Toute intervention d’un Etat, si elle revêt un caractère public et, a fortiori, officiel, doit donc être acceptée par l’Etat qu’elle concerne et celui-ci dispose d’une totale liberté juridique de la refuser. On sait que cet obstacle est souvent surmonté. Il n’en constitue pas moins une gêne non négligeable pour l’Etat intervenant et facilite la résistance de celui qui fait l’objet de l’intervention.

37Au contraire, l’intervention d’une organisation internationale est difficile à récuser par un Etat membre et il existe une procédure permettant à tout Etat intéressé de la déclencher. L’organisation peut ainsi se trouver en meilleure position pour intervenir qu’un Etat quelconque, même s’il s’agit d’un Super-Grand (notamment si une crise a éclaté dans une région du monde échappant à son influence).

38On touche ici à un ensemble très complexe de réalités et d’idées qui sont liées au fait que l’intervention d’une organisation internationale dans une crise entraîne ce qu’on nomme souvent une « internationalisation » de cette crise.

39L’expression est certainement fausse ; littéralement parlant, une crise est internationale dès lors qu’elle implique plusieurs Etats, c’est-à-dire dès le moment où elle éclate. Elle est, d’autre part, extrêmement équivoque, car « l’internationalisation » en question peut présenter des aspects très différents et même tout à fait contradictoires. Elle résume cependant assez bien le caractère très particulier des moyens dont dispose l’organisation internationale face à une crise.

40« L’internationalisation » (il vaudrait mieux dire « la multilatéralisation ») traduit d’abord le fait que l’intervention de l’organisation internationale donne la possibilité à une pluralité d’Etats de prendre position à l’égard de la crise considérée et d’influencer les décisions qui seront prises à son propos, alors que, en dehors de l’organisation, ils seraient restés à l’écart. Une pluralité d’intérêts nationaux trouveront ainsi l’occasion de se manifester, ce qui peut avoir pour effet de réduire la pression relative de certains Etats directement intéressés (y compris celle des grandes puissances, pression qui se serait en tout état de cause fait sentir), mais aussi, par la pénétration de ce nouveau champ de forces dans le cadre du conflit, d’en changer plus ou moins profondément la nature ou le déroulement.

41Dans cette perspective, il y a lieu de faire une distinction fondamentale entre les organisations internationales universelles et les organisations internationales partielles (souvent qualifiées, plus ou moins exactement, de régionales). L’intervention d’une organisation universelle a toujours pour premier effet d’ouvrir une crise à des interventions venant de toutes les parties du monde. Il se peut qu’ensuite l’organisation cherche au contraire à fermer les possibilités d’élargissement, à « localiser », comme on dit, cette crise, mais ce n’est qu’une des voies susceptibles d’être choisies et un second mouvement.

42Au contraire, l’organisation partielle, par définition, ne fait entrer dans le jeu qu’un groupe d’Etats, celui qui la constitue. En s’occupant activement d’une crise, elle supprime ou réduit les possibilités d’intervention d’Etats tiers. Par là même, elle contribue à la « localisation » de la crise, au moins dans le cadre qui est le sien.

43On voit ainsi sur quelles bases peut s’esquisser une dialectique, ou, au contraire, une combinaison des organisations universelles et partielles dans le traitement des crises internationales.

44Le premier effet de l’« internationalisation » est évidemment le déclenchement de la diplomatie multilatérale, avec son accompagnement, au moins à l’ONU, de débats publics, de votes de résolutions et de négociations « de couloir ». Débats et résolutions, par la publicité qui les accompagne, constituent autant de moyens de pression, auxquels sont plus ou moins exposés les gouvernements, suivant le degré de dépendance où ils se trouvent vis-à-vis de leurs opinions nationales respectives. Il y a lieu, cependant, de tenir compte des effets indirects aussi bien que des effets directs. La pression de l’opinion publique sur certains gouvernements peut les amener à prendre position pour ou contre l’un ou l’autre des protagonistes d’une crise beaucoup plus énergiquement qu’ils ne l’auraient fait sans cela. L’appel à l’opinion peut donc se révéler efficace, même si les principaux protagonistes y sont eux-mêmes insensibles.

  • 5 II se peut, cependant, que la politique gouvernementale de certains des protagonistes, dans une cri (...)

45On peut même considérer, de façon générale, que l’effet indirect est souvent supérieur à l’effet direct, compte tenu du fait que les crises ont presque toujours pour effet de mobiliser les opinions publiques dans les pays qui y sont impliqués et de les rendre en conséquence imperméables à toute pression extérieure, qui ne peut que les renforcer davantage dans leur préjugé national, et donc les durcir5.

46La composition multilatérale de l’organisation internationale, la finalité d’« intérêt général » au service de laquelle elle est placée et qui est définie dans sa charte constitutive et souvent détaillée dans une série de principes juridico-politiques, confèrent aux actes de ses organes une autorité morale spécifique. Par là même, elle est en mesure de conférer ou de refuser le label de la légitimité aux situations créées par les Etats ou d’autres acteurs internationaux, ou à leurs aspirations.

  • 6 Cf. Inis Claude Jr., The Changing United Nations, New York, Random House, 1967, pp. 73 et s., et M. (...)

47L’importance politique de la fonction de « légitimation » est considérable6. La légitimité, selon qu’elle est établie, contestée, ou refusée, est un facteur puissant de stabilisation, de « dé-stabilisation », ou d’« in-stabilisation » des situations internationales, aussi bien que de toutes les autres situations sociales.

48Les conséquences pratiques de l’exercice de cette fonction n’ont pas besoin d’être longuement commentées. Il suffira, à titre d’exemple en sens contraire, de citer le cas de la Rhodésie et celui de l’OLP.

49A la fois pour accroître la crédibilité de leur fonction de légitimation et pour répondre aux aspirations idéologiques de leurs membres, les organisations internationales sont amenées à définir et à préciser un certain nombre de principes susceptibles de faire l’objet d’un large consensus et sur lesquels pourront s’appuyer ses jugements, dont ils renforceront l’autorité. De tels principes, dont l’origine se trouve souvent dans les chartes constitutives, sont susceptibles de changer profondément de signification au fil des ans, pour peu que la composition de l’organisation se modifie elle-même, ou qu’une évolution des idées soit imposée par les circonstances : c’est ce qui s’est passé, en particulier, pour les Nations Unies depuis leur fondation. A court terme, cependant, ils présentent une logique interne qui limite les manipulations dont ils peuvent faire l’objet. Dans la mesure où ils deviennent une référence obligatoire et intouchable pour un ensemble d’Etats, ils constituent ainsi un facteur de rigidité, qui risque de gêner sérieusement la liberté de manœuvre diplomatique de l’organisation.

  • 7 II s’agit, en effet, de faire en sorte que les rapports internationaux s’établissent effectivement (...)
  • 8 Le cas de l’ONU n’est pas unique à cet égard. Tout comme elle, l’OEA et l’OUA ont élaboré un corps (...)

50Cependant, par leur rigidité même, ces principes sont bien en harmonie avec la finalité fonctionnelle de l’organisation, qu’ils contribuent à préciser7. En même temps, ils impriment un certain « style » à son action diplomatique et facilitent sa résistance aux pressions exercées sur elle au nom du « réalisme » politique. Ils peuvent donc être considérés, eux aussi, comme l’un des moyens juridico-politiques dont disposent les organisations internationales8.

51On peut admettre, enfin, qu’en permettant à tous les Etats membres qui le souhaitent de s’exprimer (dans la limite de la composition des organes saisis) et, par conséquent, en organisant la confrontation des opinions et des intérêts nationaux les plus divers, la « multilatéralisation » aboutit finalement à une relative neutralisation de ces intérêts nationaux, dont les poussées opposées s’annulent mutuellement, dans une certaine mesure.

52Cette neutralisation est encore accentuée, d’une part, par le fait que la majorité appartient, le plus souvent, à des Etats non directement intéressés par les enjeux de la crise et, d’autre part, par l’action d’acteurs dégagés de toute préoccupation d’intérêt national, que peut seule fournir l’organisation. On a en vue ici des personnalités comme le Secrétaire général des Nations Unies – ou son homologue dans d’autres organisations – ou des personnalités indépendantes nommées ad hoc, soit par le Secrétaire général, soit même directement par un organe intergouvernemental.

53Par divers procédés, comme on le voit, l’organisation internationale peut introduire, dans une crise internationale, un élément neutre (au sens précisé plus haut), donc plus facilement acceptable par les protagonistes que l’intervention d’un Etat tiers, soupçonné, à juste titre, d’être mû avant tout par la volonté de faire prévaloir ses propres intérêts nationaux.

54L’action de cet élément neutre peut se développer soit au niveau purement diplomatique, dans la perspective des procédés traditionnels de règlement des différends internationaux (bons offices, médiation, conciliation, etc.), soit même sur le terrain, par une présence physique aux côtés des protagonistes ou entre eux (observateurs, forces internationales, etc.). Nous reviendrons sur ces différents points un peu plus bas.

55Ainsi se marque bien le caractère équivoque de 1’« internationalisation », sur lequel nous avons déjà attiré l’attention. Dans certains cas, elle a pour effet de plonger une crise internationale limitée dans l’ensemble des tensions qui se développent dans le système international et, ainsi, de l’impliquer dans les tensions majeures, qui opposent les Super-Grands et les groupes d’Etats qui gravitent autour d’eux ou tentent de s’affranchir de leur influence. Dans d’autres cas, elle aura, au contraire, pour objectif de l’isoler de ces tensions majeures, en cherchant à l’apaiser dans un cadre régional, ou par interposition d’un élément relativement neutre.

III. Un acteur hétéronome

56Pour compléter et, dans une certaine mesure, rectifier les analyses précédentes sur l’organisation internationale en tant qu’acteur, il convient de revenir sur l’autre face de sa réalité, qui fait d’elle un instrument utilisé par d’autres acteurs du système international.

57La capacité d’initiative propre d’une organisation internationale est très faible : elle se limite aux initiatives que peut prendre son appareil administratif, ou, plus exactement, les dirigeants de cet appareil : le Secrétaire général des Nations Unies et ses homologues dans les autres organisations. Toutes les autres initiatives imputées à l’organisation émanent en fait de ses membres, c’est-à-dire d’Etats, agissant en fonction des motivations et des objectifs qui leur sont propres, normalement liés à la défense et la promotion de leurs intérêts nationaux, ou, tout au moins, étroitement conditionnés par ces intérêts.

58On ne saurait donc perdre de vue que l’organisation internationale est un acteur hétéronome, en ce sens qu’elle est toujours utilisée par des Etats, ses membres, dans la poursuite de leurs intérêts propres (même si ces intérêts coïncident sur certains points, avec ceux d’autres Etats, voire même de la communauté internationale tout entière, ce qui justifie qu’on parle, dans ce cas, d’intérêt commun, cette coïncidence n’est jamais complète ni définitivement assurée).

  • 9 Comme celles dont ont bénéficié les Etats-Unis au sein des Nations Unies jusqu’en 1955, et même un (...)

59L’organisation internationale est donc considérée par les Etats qui sont en mesure d’influencer son processus de décision dans le sens de leurs intérêts comme un instrument de leur politique étrangère. La mesure dans laquelle ils réussissent à la faire servir leurs intérêts dépend évidemment du degré de contrôle de ce processus auquel ils sont capables de parvenir, compte tenu de l’« effet de déformation » dont il a été question plus haut. Dans la plupart des cas (sauf, peut-être, pour les Super-Grands), ils ne pourront d’ailleurs acquérir ce contrôle que par l’influence qu’ils auront acquise au sein d’un groupe dont les votes sont décisifs. L’utilisation de l’organisation requiert donc une action diplomatique poursuivie avec ténacité et à de nombreux niveaux à l’intérieur et à l’extérieur de l’organisation. Elle exige des concessions aux vues des autres membres, qui, sauf circonstances exceptionnelles9, auront pour conséquence que les décisions de l’organisation ne refléteront que partiellement les positions de l’Etat à l’initiative duquel elles sont prises. Ainsi, même dans l’hypothèse la plus défavorable, l’organisation internationale n’est-elle pas simplement le porte-parole, ou le prête-nom, d’un Etat et peut-elle continuer à être considérée comme un acteur distinct de ses membres.

60Il va de soi que l’Etat qui cherche à utiliser l’organisation pour ses fins propres devra tenir compte de la résistance qu’elle offre ainsi à ses pressions et de la déformation qu’elle risque d’imprimer à ses objectifs. S’il dispose de moyens d’action directe, il devra, en outre, prendre en considération la nature particulière de l’action que peut entreprendre l’organisation, et qui lui est commandée par la nature de ses moyens.

61Suivant le résultat de l’évaluation à laquelle il aura procédé, l’Etat sera alors amené à donner la prépondérance à l’action directe sur l’action par l’intermédiaire de l’organisation (auquel cas, il risque alors de se heurter à l’organisation, manipulée par ses adversaires), à tenter de renforcer l’action de l’organisation par l’action directe, ou à préférer, au contraire, l’action par l’organisation.

62En d’autres termes, l’action de l’organisation ne peut jamais être considérée isolément, comme si l’organisation était seule face aux protagonistes d’une crise. Son action fait toujours partie d’un complexe, et son efficacité dépend autant de la combinaison dans laquelle elle entrera avec les actions menées individuellement par ses membres (au premier rang desquels les plus puissants) que de ses caractères propres. Les positions prises par ses membres dans le processus de décision ne seront pas déterminées exclusivement par les buts de l’organisation et le souci de lui permettre de les atteindre le plus efficacement possible – comme on feint souvent de le croire. Elles s’expliqueront surtout par les objectifs individuels qu’ils se proposent d’atteindre à la faveur d’une crise et par les moyens d’action directe qu’ils mettent en jeu pour y parvenir, parallèlement à (et souvent en opposition avec) l’action de l’organisation.

63Ce sont là des constatations d’évidence, mais qui sont fréquemment oubliées au moment où l’on prétend juger l’action d’une organisation internationale en face d’une crise, ou évaluer son rôle.

Section II – Le rôle

64Le titre donné à cette étude se réfère aux rôles des organisations internationales dans l’atténuation et le règlement des crises. Il existe une différence de degré et presque de nature entre ces deux catégories d’objectifs.

65L’atténuation, c’est-à-dire la baisse d’intensité de la tension engendrée par une crise, requiert avant tout une action sur les moyens mis en œuvre par les protagonistes : afin de mettre fin aux opérations armées, si les hostilités ont été déclenchées, d’arrêter des préparatifs ou des démonstrations militaires, de reprendre des relations économiques normales, d’interrompre des campagnes de presse, des émissions de propagande ou d’autres manifestations hostiles, etc.

66Le règlement, de son côté, exige une action beaucoup plus radicale d’élimination des causes de la crise, ce qui signifie dans beaucoup de cas convaincre les protagonistes, ou certains d’entre eux de renoncer à leurs objectifs, au moins partiellement, s’ils ne les ont pas déjà atteints à la faveur de la crise et, éventuellement, dans cette dernière hypothèse, d’abandonner certains des avantages ainsi conquis, ou, pour les autres protagonistes, de se résigner à ne pas récupérer entièrement ce qu’ils ont perdu (voire même à ne rien récupérer du tout).

67Il n’existe cependant pas de frontière bien définie entre les deux types d’action, en raison de l’ambivalence des moyens et des fins : un avantage obtenu sur le plan des objectifs, par exemple, peut être déterminant pour provoquer une baisse de l’intensité de la crise. Inversement, la renonciation à certains moyens (les moyens militaires, par exemple) équivaut bien souvent à l’abandon de certains objectifs, qui ne pourraient être atteints autrement. D’autre part, l’intervention destinée à convaincre ou à contraindre les protagonistes peut présenter les mêmes caractères, dans un cas comme dans l’autre.

68Il ne semble donc pas possible d’établir une distinction rigide au point de vue des rôles de l’organisation. On ne séparera donc pas les deux hypothèses dans les analyses qui suivront. On utilisera, au contraire, un terme unique, celui d’« apaisement », pour les désigner.

  • 10 Nous préférons cette expression de « tiers », parfaitement neutre (et, pensons-nous, parfaitement c (...)

69Du point de vue des protagonistes, il s’agit toujours de l’intervention d’un tiers étranger10. Pour eux l’organisation internationale est un tiers intervenant comparable en bien des points à tout autre, c’est-à-dire un élément extérieur, dont l’action est destinée à perturber le déroulement de la crise, par rapport à ce qui se serait passé si les protagonistes étaient restés en tête à tête. Cette intervention peut être vivement souhaitée par certains protagonistes, en position de faiblesse, mais, dans un affrontement plus équilibré, la tendance de tout Etat engagé dans une crise est plutôt de se protéger contre des interventions presque toujours animées par des préoccupations d’intérêt national très différentes des siennes, sinon opposées à elles.

70A cet égard, l’intervention de l’organisation revêt tout de même un caractère qui peut être différent, dans la mesure où l’organisation ne représente pas des intérêts nationaux aussi individualisés (v. supra ce qui a été dit à propos de 1’« internationalisation ») et où les protagonistes de la crise peuvent espérer l’influence de l’intérieur.

71Malgré cette précision, il paraît opportun de procéder comme on l’a fait précédemment pour l’étude de l’organisation en tant qu’acteur, c’est-à-dire de commencer par analyser ce qui est le mieux connu ; le rôle du tiers intervenant – c’est-à-dire, normalement, de l’Etat – dans l’apaisement des crises internationales, avant de chercher à préciser les particularités qu’y imprime l’organisation internationale, lorsqu’elle l’assume.

I. Le rôle du tiers intervenant

  • 11 Voir cependant plus bas.

72Quels que soient les motifs qui l’animent11, l’intervention d’un tiers dans une crise tend à être fonctionnelle, c’est-à-dire efficace. Son efficacité tient, bien entendu, à la nature des moyens mis en œuvre et, finalement, à la nature de l’intervention elle-même, mais elle dépend aussi, en premier lieu, des réactions qu’elle va provoquer chez les protagonistes. Plus exactement, ce sont ces réactions qui en constituent le premier objectif et qu’il convient donc d’étudier d’abord.

1. La réaction des protagonistes

73a) Relativement à la crise elle-même, la réaction des protagonistes constitue une série de variations sur le thème de la retraite et du dégagement. Sont en cause d’abord des problèmes d’honneur et de prestige, dont dépendent très étroitement l’autorité et la crédibilité des dirigeants politiques et, par conséquent, l’allégeance des populations qu’ils gouvernent. Il s’agit donc, avant tout, d’éviter une humiliation et la perte de prestige qui l’accompagne presque inévitablement.

74Ces problèmes sont difficiles, lorsque s’impose la nécessité de renoncer à des objectifs présentés précédemment comme d’intérêt national, ce qui est la règle en pareilles circonstances, et dont on a peut-être même dit qu’ils étaient non négociables. Il faut donc réduire au minimum et camoufler aussi complètement que possible de tels abandons. Une des méthodes souvent utilisées consiste à présenter comme un simple changement de tactique ce qui est, en réalité, une réorientation de stratégie.

75Un autre objectif, dans l’apaisement de la crise, est évidemment de conserver autant que possible les avantages acquis au cours de la crise ou à travers elle – ou d’en perdre le moins possible. Il est encore mieux de profiter des efforts d’apaisement des tiers pour les accroître, ou, tout au moins, d’en monnayer l’abandon contre des contreparties substantielles ou des garanties sérieuses.

76Enfin, il faut, bien entendu, éviter autant que possible le renforcement de l’adversaire (ou son propre affaiblissement) par la situation qui résultera de l’atténuation de la crise, surtout si cette situation laisse des risques de reprise de la tension et, par conséquent, d’un rebondissement.

77En d’autres termes, chaque protagoniste d’une crise doit, à tout moment, faire un calcul de coûts-profits qui, bien entendu, n’est pas nécessairement rationnel : il est amené à tenir compte, en effet, de nombreux facteurs irrationnels et souvent passionnels et, en tout cas, inquantifiables. Il s’agit, pour lui, d’évaluer les avantages et les chances qu’il peut attendre de la continuation de la crise ou, au contraire, de son atténuation ou de son règlement et de les mettre en balance avec les dommages et les risques inhérents à ces deux éventualités. C’est, normalement, le résultat de cette évaluation qui lui dictera sa conduite.

78Il n’est pas nécessaire de souligner ce qu’un tel calcul a de complexe et d’aléatoire, même s’il est fait de sang-froid et avec une information complète et exacte sur tous les éléments à prendre en considération, y compris les conséquences et les intentions de l’intervention des tiers.

79D’autre part, même si l’évaluation révèle que la prolongation de la crise entraînera, selon toute vraisemblance, une aggravation des risques et des dommages, ou que ses causes initiales ont disparu, et qu’il faut donc y mettre fin, les moyens d’y parvenir sont souvent très difficiles à trouver ou peuvent se révéler excessivement coûteux.

80A cet égard, il ne faut pas méconnaître le fait qu’un grand nombre de crises ne sont pas déclenchées de façon délibérée, mais représentent plutôt des accidents, qu’on aurait souhaité éviter (mais qui résultent aussi souvent d’une conduite dangereuse). La plupart des crises sont ainsi le sous-produit, non désiré, de la politique suivie par un des protagonistes, lorsqu’elle s’est trouvée heurter trop directement les intérêts d’un ou d’autres Etats, ou a créé une menace, ou encore a provoqué une perte de prestige (une atteinte à l’honneur) que celui qui la subissait a estimée insupportable (même si l’opposition objective des intérêts n’était pas de nature à conduire à un affrontement sérieux). Un exemple peut en être donné dans la crise actuelle entre le Maroc et l’Algérie à propos du Sahara occidental.

81Parfois même une crise peut être la conséquence d’événements non provoqués par les protagonistes (les gouvernements), qui ont fait brusquement monter à une température critique une tension latente entre eux (la « guerre du football » entre le Salvador et le Honduras).

82L’inaptitude, au moins relative, des protagonistes à contrôler la dynamique d’une crise réduit l’importance du calcul de coûts-profits, mais augmente l’intérêt des protagonistes dans l’intervention d’un tiers.

83b) Relativement à l’intervention des tiers, la réaction des protagonistes constitue une nouvelle série de variations, cette fois sur le thème de la fable bien connue de La Fontaine, « L’huître et les plaideurs ».

84Il s’agit pour chaque protagoniste d’obtenir une aide du ou des tiers intervenants en vue de faire tourner la crise (ou son apaisement) à son profit, mais, en même temps :

85– d’éviter le renforcement de son adversaire par l’appui du tiers intervenant (c’est le problème de la « neutralité » du tiers, ou de ses relations « amicales » avec tous les protagonistes) ;

86– d’éviter la confiscation des avantages de la crise (ou de son apaisement) au seul profit du tiers intervenant ;

87– d’éviter les situations de dépendance à l’égard du tiers intervenant du fait de son intervention, et déjà de se protéger contre les pressions que ce dernier peut exercer en vue de faire évoluer la crise dans un sens conforme à ses propres intérêts (et qui peuvent être aux antipodes de ceux des protagonistes).

2. La nature de l’intervention

88Indépendamment des formes ou procédures classiques et souvent citées (bons offices, médiation, conciliation, assistance, etc.) et au travers d’elles, il est possible, au plan de l’analyse théorique, d’isoler deux rôles fondamentalement différents, mais non mutuellement exclusifs et souvent confondus dans la pratique, le second comportant lui-même deux modalités bien distinctes. Ces deux rôles vont commander la réaction des protagonistes vis-à-vis de l’intervention du tiers, en fonction de ce qu’ils en attendent eux-mêmes.

89a) L’intervention peut d’abord se limiter à une simple aide au dégagement ou à la recherche et à la mise au point d’une solution de compromis. Il en est ainsi quand le calcul coûts-profits effectué par les protagonistes est déjà négatif et les conduit donc à rechercher spontanément une issue à la crise.

90Dans ce cas, l’intervention du tiers revêt normalement la forme d’une simple action diplomatique (c’est ce qui est le plus souvent étudié sous la rubrique règlement pacifique des différends). Son objectif est d’aider les protagonistes à surmonter les difficultés inhérentes au passage de l’état de crise à des relations normales.

91Il s’agit d’établir les contacts nécessaires, de surmonter les méfiances réciproques, de trouver les formules évitant l’humiliation de l’un des protagonistes, d’échelonner dans le temps les abandons de chacun de façon suffisamment symétrique pour éviter le retour de la méfiance, de définir un nouvel équilibre entre les intérêts antagonistes, d’assister les protagonistes dans la mise en œuvre du règlement ou des garanties qu’il comporte, etc.

92b) L’intervention peut aussi tendre à provoquer une révision du calcul coûts-profits des protagonistes, ou de l’un d’entre eux, lorsqu’il est positif et conduit donc à une décision de prolonger la crise, voire de l’intensifier.

93Elle peut alors être limitée à une simple opération diplomatique de persuasion, tendant à faire prévaloir une vision plus complète et mieux informée des choses, ou à conférer plus d’importance aux facteurs rationnels, par rapport aux passionnels. Dans la plupart des cas, cependant, le résultat recherché par le tiers ne pourra être atteint qu’en pesant sur les plateaux de la balance à l’aide de laquelle est effectué ce calcul.

94Pour y parvenir, le plus fréquemment, le tiers va procéder à des pressions destinées à aggraver les facteurs négatifs : soit en menaçant le protagoniste récalcitrant d’une perte d’appui d’assistance ou de prestige (ou en réalisant cette menace), soit en procurant un appui, une assistance ou un gain de prestige à son adversaire – par conséquent en isolant celui qu’il s’agit de convaincre. L’élargissement de la crise, qui en augmente les périls et les coûts, ou la menace d’un tel élargissement, peut aussi constituer un moyen de pression efficace, allant dans le même sens.

95Une autre méthode pour obtenir une révision de l’attitude d’un protagoniste consiste à charger le plateau des avantages résultant de l’apaisement. Pour ce faire, le tiers peut intervenir en vue de procurer à celui-ci des avantages comparables à ceux qu’il cherche à obtenir à travers la crise, ou des avantages moins onéreux, ou moins aléatoires. L’intervention peut aussi avoir pour objet de fournir une meilleure position de négociation (bargaining power), ou encore des contreparties (en matière de sécurité, dans le domaine économique ou commercial, etc.) compensant les abandons qui devront être consentis. Ces contreparties peuvent prendre la forme de garanties contre les risques dont la suppression était recherchée à travers la crise (notamment en matière de sécurité).

96Bien évidemment, il ne s’agit là que d’une énumération d’exemples, auxquels beaucoup d’autres pourraient encore être ajoutés.

97Il doit bien être entendu, cependant, que l’intervention d’un tiers dans une crise n’a pas toujours (ou pas seulement) l’apaisement pour objet. C’est là une constatation évidente, mais qu’il n’est pas inutile de rappeler.

98Il se peut que l’existence et la prolongation de la crise soient tout simplement embarrassantes ou dommageables pour le tiers et qu’il ait ainsi un intérêt direct à sa disparition, laquelle devient ainsi son objectif principal, sinon exclusif. Dans beaucoup de cas, il peut au contraire chercher à manipuler la crise en vue de la faire servir au mieux ses propres intérêts, qui peuvent réclamer sa prolongation, ou même son aggravation, au moins temporaire, et en tout cas son orientation (dans le sens de l’apaisement, ou dans celui de la continuation) vers une issue très différente de ce que commanderaient les intérêts des protagonistes.

99Cette manipulation entraîne généralement des risques, volontaires ou involontaires, d’aggravation et d’élargissement de la crise. Si le tiers intervenant se trouve finalement trop directement impliqué dans son déroulement, il va devenir lui-même un protagoniste, ce qui peut être un casus interventionis pour d’autres Etats.

100Un des objectifs fréquents d’une telle manipulation est d’empêcher l’effondrement de l’un des protagonistes, ou de lui faciliter la réalisation de ses objectifs, en lui permettant de sortir de la crise à son avantage ou sans dommages excessifs. L’appui qui lui est fourni peut évidemment revêtir les formes les plus variées : appui diplomatique, assistance économique ou financière, fourniture de matériel (militaire ou autre), assistance militaire plus ou moins déguisée ou avouée, etc.

  • 12 Ceci ne vaut pas, bien évidemment, pour le protagoniste qui, dans une situation de faiblesse relati (...)

101Les risques nombreux que l’intervention d’un tiers fait courir aux protagonistes d’une crise expliquent assez les réserves et les résistances que provoque habituellement une telle intervention et les efforts faits par les Etats pour se protéger contre cette éventualité, qu’ils n’acceptent généralement que contraints par la nécessité, c’est-à-dire par l’impuissance à contrôler eux-mêmes la crise dans laquelle ils sont engagés et à en sortir de façon avantageuse ou, tout au moins, honorable12.

102En résumé, on peut, de façon très schématique, distinguer trois sortes d’interventions :

103a) aide au dégagement et/ou à la négociation ;

104b) action en vue de provoquer une révision de la politique (stratégie ou tactique : objectifs ou moyens) d’un ou de plusieurs des protagonistes ;

105c) action en vue de protéger un (ou plusieurs) des protagonistes ; étant entendu que, dans les trois cas, l’objectif du tiers intervenant peut aller très au-delà des avantages résultant d’un apaisement, et consister en bénéfices directs à son profit (avantages territoriaux, économiques, ou politiques).

106Ces trois hypothèses ne sont pas mutuellement exclusives (il s’agit d’une classification purement théorique, de « types idéaux », n’ayant pas d’autre objet que de faciliter l’analyse de situations complexes). En outre, l’hypothèse b), de même que c), peut parfaitement constituer un préalable à a).

II. Le rôle de l’organisation internationale

107Les trois types d’intervention distingués plus haut sont parfaitement concevables pour l’organisation internationale, et se rencontrent effectivement dans la pratique. Leur efficacité dépend, évidemment, en premier lieu, des formes et des conditions spécifiques de l’action multilatérale s’exerçant dans un cadre permanent. Mais elle est aussi conditionnée par des facteurs extérieurs.

108En effet, l’intervention de l’organisation, suivant un ou plusieurs de ces types, peut permettre une répartition des rôles avec les acteurs étatiques (Super-Grands, groupes d’Etats, Etats individuels), facilitant l’apaisement d’une crise, ou au contraire, se heurter à l’opposition de certains d’entre eux. S’il s’agit de l’un ou l’autre des Super-Grands, ou d’un groupe influent, l’organisation risque alors d’être vouée à l’impuissance. Tout dépend, en dernière analyse, de la nature de la crise et de la configuration du système international (et de la nature des relations entre les principaux acteurs) au moment où elle éclate. Il est donc très difficile de généraliser, ce qui nous confirme dans notre parti pris d’analyse théorique, écartant l’examen concret des trop nombreuses variables dont dépend le succès ou l’échec de l’action de l’organisation internationale.

1. Aide au dégagement et/ou à la négociation

109En raison de son inertie relative dans la transmission de la pression des intérêts et de sa structure institutionnelle, l’organisation internationale offre à ce niveau des possibilités et des instruments que les Etats ne peuvent pas fournir, ou beaucoup plus difficilement. Ces avantages lui permettent de jouer un rôle original et favorable à l’apaisement des crises, lorsqu’elle ne se heurte pas à l’opposition décidée d’acteurs influents du système international.

110a) Un cadre de négociation préétabli, du fait de la permanence de certains organes, ou de leur périodicité, qui créent des occasions de rencontre, indépendantes des conflits en cours. La facilité et la discrétion des contacts qui en résultent constituent évidemment un facteur hautement favorable à l’ouverture et à la poursuite de négociations, qui n’auraient pu se nouer si elles avaient dû être organisées et avaient pris, de ce fait, un caractère exceptionnel ou solennel. Le rôle des sessions annuelles de l’Assemblée générale des Nations Unies et l’activité des missions permanentes à New York sont bien connus à cet égard.

111L’importance de ce cadre diplomatique est particulièrement apparente lorsqu’il n’existe pas de relations diplomatiques normales entre les protagonistes d’une crise. Même dans le cas contraire, cependant, il peut y avoir intérêt à prendre des contacts dans l’atmosphère très spéciale de l’Organisation, plutôt que par l’intermédiaire des voies diplomatiques bilatérales normales. On touche par là au second point.

112b) Un mécanisme d’officialisation et de légitimation. Il permet la consolidation, vis-à-vis des tiers aussi bien que des protagonistes eux-mêmes, des résultats atteints par négociation, ou par d’autres moyens, grâce à leur enregistrement par un organe international. Il fournit également une aide à la solution des problèmes de prestige qui peuvent venir compliquer la recherche d’une solution d’apaisement. D’abord, parce que toute recherche d’une telle solution dans le cadre d’une organisation vouée à la paix et à la sécurité internationales est en elle-même légitime et ne peut être facilement assimilée à un aveu de faiblesse, ou à la reconnaissance d’une erreur. Ensuite, parce que le processus de décision de l’organisation permet éventuellement de faire l’économie d’une signature difficile à donner. L’acceptation, ou même le non-rejet d’une résolution est plus facile que l’approbation d’un document conventionnel. De même, l’accession à une solution déclarée équitable et légitime par une procédure de décision collective, ou la soumission à une recommandation de cessez-le-feu, n’entraîne pas une perte de prestige comparable à celle qui résulterait éventuellement d’une convention, susceptible d’être interprétée comme une capitulation.

113c) Des possibilités d’intervention dégagées de la pression des intérêts nationaux des Etats tiers intéressés, ou atténuant cette pression par l’interposition d’éléments plus neutres, vont dans le même sens et sont donc plus facilement supportables par les protagonistes que l’intervention directe de ces Etats. Ce sont là les aspects positifs de 1’« internationalisation ». Ils permettent même une intervention dans des conflits internes (à répercussions internationales), qui se serait heurtée à de beaucoup plus grands obstacles de la part d’Etats individuels.

114L’« internationalisation » peut résulter simplement de la pluralité des Etats intervenants, en conséquence de la composition de l’organe intergouvernemental chargé de délibérer, et s’exerçant dans le processus de décision. Cette pluralité peut opérer une neutralisation ou annulation relative des pressions s’exerçant en sens contraire. Elle peut atténuer aussi les pressions des grandes puissances par l’interposition d’autres Etats. On peut noter ainsi, à titre d’exemple, le rôle joué par les membres non permanents du Conseil de Sécurité, devenu très actif au cours de ces dernières années (au moins dans les cas où les deux Super-Grands n’ont pas réussi à engager entre eux une négociation directe et produisant des résultats immédiats).

115L’effet de neutralisation, par rapport aux grands courants de la politique internationale (notamment à la lutte d’influence entre les Super-Grands), peut encore être accentué par l’interposition d’une personnalité indépendante chargée ou se chargeant d’une mission diplomatique de bons offices ou de médiation. Une telle personnalité n’est évidemment pas à l’abri des pressions étatiques, mais constitue un relativement mauvais conducteur de ces pressions.

116Dans la pratique, cette personnalité peut être le Secrétaire général des Nations Unies (ou son homologue dans d’autres organisations : OTAN, OEA, OUA, etc.) ou un représentant du Secrétaire général, nommé motu proprio (affaire de l’Irian occidental) ou sur instruction d’un organe politique, tel que le Conseil de Sécurité (mission Jarring). Ce peut aussi être une personnalité désignée directement par un organe politique (Médiateur des Nations Unies en Palestine ; président du Conseil de Sécurité).

117Bien entendu, une telle personnalité ne peut réussir que si elle dispose de l’appui des Etats les plus influents – ou, tout au moins, ne se heurte pas à l’hostilité d’un Super-Grand. Dans ces limites, elle peut bénéficier d’une marge de manœuvre appréciable. Bien entendu aussi, l’étendue de cette marge de manœuvre dépendra dans une certaine mesure de son autorité personnelle.

118Dans le cadre régional, l’action de l’organisation peut avoir pour effet de limiter les interventions étrangères à la région et, par là même, d’éliminer (ou de tenter d’éliminer) l’intervention des Super-Grands, ou de l’un d’entre eux. L’interposition de l’organisation constitue alors une aide à la « localisation » du conflit, par rapport au jeu des Super-Grands. Evidemment, le résultat sera très différent suivant la composition de l’organisation, c’est-à-dire suivant qu’elle compte ou non parmi ses membres un Super-Grand. On peut comparer, à cet égard, l’action de l’OEA ou de l’OTAN et celle de l’OUA.

119L’aspect le plus spectaculaire de 1’« internationalisation » est évidemment l’intervention physique sur le terrain par un corps d’observateurs, ou d’administrateurs, ou par une force militaire, dégagés par leur composition et leur subordination directe à l’organisation d’une dépendance trop étroite à l’égard d’intérêts nationaux et insusceptibles, pour cette raison, de constituer un instrument de pression au service d’un Etat ou d’un groupe d’Etats.

120Dans le cadre de l’aide au dégagement ou à la négociation, la mission d’un tel corps, ou d’une telle force, est forcément limitée à une mission de contrôle ou d’observation, d’interposition entre les forces des protagonistes, ou de passation de pouvoir. Il s’agit, normalement, de fournir une garantie de bonne exécution d’engagements ou de recommandations, ou un moyen de faciliter une baisse de tension, en empêchant le renouvellement d’incidents susceptibles de la faire renaître.

121d) La capacité d’intervention de l’organisation trouve des limites assez vite rencontrées, et qui résultent essentiellement de trois ordres de facteurs.

122Le premier est constitué par les facteurs juridiques auxquels obéit l’organisation. La faiblesse des pouvoirs juridiques dont elle dispose – qui se limitent le plus souvent à un simple droit de recommandation – rend nécessaire le consentement des parties aux mesures entreprises. Ce consentement doit subsister aussi longtemps que les mesures se poursuivent. Lorsqu’il ne peut être stabilisé par un acte conventionnel, la fragilité de l’apaisement obtenu par les moyens fournis par l’organisation peut devenir très grande. L’exemple de l’UNEF en Egypte en a fourni une démonstration très éloquente.

123Les principes juridiques dominant l’organisation peuvent aussi assigner certaines limites à son action, en constituant des obstacles à l’acceptation de cette action par certains des protagonistes (droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ; illégitimité des résultats obtenus par l’usage de la force, etc.).

124Une seconde limite, déjà signalée, résulte de la faiblesse des moyens humains, matériels et financiers dont dispose l’organisation. Si son intervention doit revêtir une grande ampleur, elle se trouve dans la nécessité d’obtenir l’assistance active d’une ou plusieurs grandes puissances (contributions financières, logistique, transports, etc.), avec le risque de dépendance – c’est-à-dire de perte ou, tout au moins, de diminution des avantages de 1’« internationalisation » – qui en résulte.

125Une troisième limite, également mentionnée plus haut, est la conséquence des contraintes inhérentes au système international prévalant à l’époque considérée et de l’équilibre (ou du déséquilibre) qui en résulte au sein de l’organisation. Cette situation peut provoquer l’opposition active d’un Super-Grand ou d’un groupe d’Etats influents à l’intervention de l’organisation, opposition se manifestant, soit par une action paralysante sur le processus de décision, soit par un appui donné à la résistance opposée par un ou plusieurs protagonistes à cette intervention.

126Dans d’autres cas, la composition de l’organisation aura pour conséquence, dans l’état du système international à l’époque considérée, d’assurer la domination d’une grande puissance ou d’un groupe d’Etats sur l’organisation, qui deviendra alors l’instrument de cette puissance ou de ce groupe et perdra, de ce fait, sa capacité de neutraliser ou d’atténuer les pressions étatiques.

127Bien qu’on sorte de l’hypothèse actuellement étudiée, pour entrer dans celles qui seront examinées aux numéros suivants, on peut citer ici à titre d’exemple l’ONU à l’époque de la guerre de Corée, et l’OEA au temps de la crise dominicaine, soumises à la prépondérance américaine. Une situation beaucoup moins accusée, mais présentant certains points de ressemblance, est actuellement en train de s’instaurer à l’ONU dans l’affaire du Moyen-Orient, du fait de l’influence acquise par le groupe des Etats arabes.

2. Action destinée à provoquer une révision de la politique des protagonistes

128Les remarques précédentes sur les possibilités particulières d’intervention des organisations internationales restent vraies ici, au moins d’un point de vue théorique, mais celles qui ont été faites à propos des limites à leur capacité d’intervention revêtent une beaucoup plus grande acuité.

129En effet, une action se proposant pour objectif d’amener certains des protagonistes d’une crise à réviser leurs objectifs en baisse ou à renoncer à certains moyens, particulièrement énergiques, pour les atteindre, ne peut réussir, on l’a vu, que :

130– par des pressions exercées sur ces protagonistes, assez vigoureusement pour les convaincre de réviser leur calcul coûts-profits ; ou

131– par des stimulants – fournitures de contreparties ou de garanties – assez substantiels pour produire le même résultat.

132Dans un cas comme dans l’autre, cela suppose la mise en œuvre de ressources considérables. Ce qui met au premier plan, d’une part, le problème des moyens, d’autre part, et par voie de conséquence, celui de la conciliation de l’action de l’organisation avec celles des Super-Grands et des groupes d’Etats intéressés.

133a) Le problème des moyens, par son importance, dans le cadre d’une action destinée à provoquer une révision de la politique des protagonistes, va réduire considérablement l’indépendance – ou l’inertie – de l’organisation internationale par rapport aux pressions étatiques et, spécialement, à l’égard de celles des grandes puissances.

134Les moyens diplomatiques et juridiques spécifiques de l’organisation internationale n’ont, on l’a vu, qu’une puissance de persuasion limitée et risquent donc d’être insuffisants dans une telle hypothèse. Ils ne sont cependant pas négligeables. Trois d’entre eux prennent ici une signification particulière.

135L’action sur l’opinion publique, par l’organisation de débats publics et l’adoption de résolutions peut exercer des pressions suffisantes sur les protagonistes pour les inciter à se soumettre à certaines mesures tendant à stabiliser la situation et à faire baisser la tension, par exemple en facilitant l’acceptation d’un cessez-le-feu.

136La légitimation (ou, au contraire, la condamnation) d’une action, d’une situation ou d’un partenaire se réduit aussi, en dernière analyse, en une action sur l’opinion publique, mais présente néanmoins, comme nous l’avons vu, des traits bien particuliers. Elle peut, en l’occurrence, avoir des effets remarquables, en modifiant le champ diplomatique de façon durable et, par conséquent, dans une certaine mesure, l’équilibre des forces. Deux exemples frappants peuvent en être donnés, qui concernent tous deux le Moyen-Orient. Le premier est celui de la célèbre résolution 242 du Conseil de Sécurité, du 22 novembre 1967, définissant les principes d’une « paix juste et durable au Moyen-Orient », qui a dominé tous les efforts diplomatiques pendant plusieurs années, en fournissant un terme de référence inévitable, et qui est loin d’avoir perdu toute importance neuf ans après. L’autre exemple est celui de l’intronisation de l’OLP par la résolution 3237 (XXIX) de l’Assemblée générale, du 22 novembre 1974, dont les effets sont tout aussi évidents.

137L’organisation internationale, par son caractère multilatéral, est aussi en mesure de définir une action, ou réaction, collective à certaines situations, dont l’efficacité est souvent limitée, mais, cependant non négligeable. Un exemple en est donné par les mesures économiques décidées contre la Rhodésie.

138La mise sur pied d’une action d’envergure, quand elle ne se limite pas à un ensemble de mesures appliquées individuellement par les Etats (qui peuvent d’ailleurs s’y soustraire), comme un embargo ou une interdiction de commercer, exige la disposition, par l’organisation internationale, de moyens matériels importants, qui ne peuvent, eux aussi, être fournis que par les Etats.

139Se pose ici un problème de majorité : si les Etats en mesure de fournir les moyens nécessaires ne soutiennent pas activement la décision de lancer une telle action, celle-ci risque de rester lettre morte. Or, la majorité, numériquement puissante, peut ne compter que des Etats hors d’état de fournir de tels moyens. C’est ici que l’indépendance de l’organisation à l’égard des plus grandes puissances, juridiquement intacte, devient en fait problématique. D’où le problème suivant.

140b) La combinaison avec les actions étatiques. Plus encore que dans l’hypothèse précédente (de la simple aide au dégagement ou à la négociation), l’action de l’organisation internationale pour modifier la politique des protagonistes ne peut être appréciée, ni même comprise, autrement qu’en combinaison avec l’action individuelle des Etats. C’est là un point évident, mais souvent oublié, ou insuffisamment mis en lumière dans la pratique. La raison en est que, si l’action de l’organisation internationale est toujours entourée d’une grande publicité, celle des Etats s’exerce bien souvent de façon très discrète, ou s’entoure, en tout cas, de beaucoup de précautions pour camoufler son sens et sa portée. Qu’il s’agisse de pressions ou de promesses, leur efficacité dépend bien souvent de cette obscurité. Les menaces les plus bruyantes sont fréquemment les plus insignifiantes, le bruit qui les accompagne étant destiné à dissimuler leur impuissance ou leur manque de conviction. Les promesses elles-mêmes, si elles sont trop publiées, ou dévoilées trop tôt, sont plus critiquables, ou plus difficiles à accepter. L’organisation est alors poussée sur le devant de la scène, pour jouer les premiers rôles, alors qu’elle n’est peut-être qu’un comparse, ou un confident.

141Au-delà de cette affirmation de caractère très général et banal, il est difficile d’être très spécifique. Les combinaisons possibles sont, en effet, d’une extraordinaire diversité. Pour simplifier, on peut les synthétiser en trois modèles.

142Il peut y avoir, tout d’abord, comme on le suggérait ci-dessus, une répartition des rôles. L’organisation internationale est alors utilisée comme un instrument de légitimation et d’appel à l’opinion publique, destiné à conférer une autorité morale aux solutions que les protagonistes seront invités à accepter et, ainsi, à les rendre plus facilement acceptables. Ces solutions seront elles-mêmes élaborées avec la participation prédominante des Etats en mesure de les faire effectivement accepter par leurs pressions ou leurs promesses. Dans certains cas, l’organisation peut même être réduite à un rôle d’enregistrement, comme on l’a vu lors des plus récents épisodes de la crise du Moyen-Orient.

143Le patronage de l’organisation, d’autre part, reste souvent indispensable pour les opérations à monter sur le terrain, en vue de fournir des garanties de bonne exécution, en raison du caractère « international » qu’elle leur confère. Là encore, les derniers accords sur le Moyen-Orient et la constitution des Forces des Nations Unies chargées d’en surveiller l’application sont exemplaires.

144Bien entendu, l’importance respective des rôles complémentaires joués par l’organisation internationale, d’une part, et les principaux Etats, d’autre part, dépend à la fois des circonstances et de la conjoncture politique de l’heure. On peut, à cet égard, faire un intéressant parallèle entre la première Force d’urgence envoyée en Egypte en 1956 et les Forces séparant actuellement l’armée israélienne des armes égyptienne et syrienne. Les conditions de création de ces Forces et celles de la prolongation périodique de leur mandat méritent aussi d’être comparées à ce point de vue.

145Dans d’autres cas, l’action de l’organisation internationale peut constituer un véritable substitut de l’action individuelle des Etats. Il en est ainsi, en particulier, lorsque cette action individuelle est trop dangereuse, ou se heurte à de graves obstacles politiques et que l’inaction n’est pas davantage politiquement admissible. Même si elle ne débouche sur rien de très concret, l’action au sein de l’organisation internationale permet alors de faire l’économie d’initiatives individuelles, qui auraient pu accroître la tension ou élargir la crise, tout en manifestant une volonté d’appui à certains des protagonistes.

146De nombreux exemples pourraient être cités d’une telle utilisation de l’organisation internationale, qui n’a généralement pas pour effet d’accroître sa réputation d’efficacité. Parmi d’autres, on peut évoquer la crise de Hongrie en 1956 et celle de la République dominicaine (aux Nations Unies).

147Ces exemples sont frappants, parce qu’ils concernent des Super-Puissances, c’est-à-dire des Etats (les Etats-Unis, dans l’affaire de Hongrie, l’URSS, dans l’affaire dominicaine) qu’on a l’habitude de voir poursuivre leurs objectifs par une action individuelle. Mais il est bien évident que pour des Etats moins puissants, qui n’ont pas les moyens d’une action individuelle dans beaucoup de cas, ou même pour des groupes d’Etats dépourvus de moyens efficaces, l’action par l’intermédiaire de l’organisation internationale, avec toutes ses limites, constitue très fréquemment une alternative utile, sinon indispensable.

148Enfin, l’intervention de l’organisation internationale, souhaitée par la majorité qui domine son processus de décision, peut entrer en contrariété avec la volonté d’une ou deux des Super-Puissances (ou, au moins théoriquement, d’un groupe d’Etats minoritaire, mais doté de moyens importants). Dans ce cas, si elle n’est pas paralysée dès le départ (par exemple par l’utilisation du droit de veto au sein du Conseil de Sécurité), l’action de l’organisation risque, soit de se heurter à des obstacles (directement, ou par l’appui donné à l’un des protagonistes par le ou les opposants à cette action) qui en réduiront l’efficacité, soit de provoquer une crise au sein même de l’organisation. Ici encore, les exemples sont trop nombreux et trop connus pour avoir besoin d’être rappelés.

3. Action destinée à appuyer ou à protéger certains des protagonistes

149Ce troisième type d’action n’est qu’une variante du précédent. Il n’appelle donc pas de longs commentaires.

150On doit, cependant, noter qu’une telle hypothèse est relativement fréquente dans la pratique. La fonction de légitimation de l’organisation internationale l’amène, tout naturellement, à porter des jugements de valeur sur les positions des différents protagonistes d’une crise, et sur leur responsabilité dans le déclenchement de cette crise. Cette tendance est encore accentuée par le fait que les Etats composant la majorité, qui définissent l’idéologie de l’organisation, s’en instituent aussi volontiers les gardiens, dans la mesure où cette idéologie est appelée à promouvoir un état du système international conforme à leurs intérêts. L’organisation internationale est ainsi souvent utilisée par eux comme un instrument au service de cette idéologie et appelée, à cet effet, à prendre parti dans les crises où l’un ou l’autre des protagonistes se réclame de l’idéologie en cause : hypothèse d’autant plus fréquente qu’une telle attitude a précisément pour conséquence de mobiliser la majorité en faveur d’une cause.

151Une contradiction peut ainsi apparaître entre la fonction d’apaisement de l’organisation internationale, qui exige d’elle qu’elle reste aussi neutre que possible à l’égard des objets poursuivis par les différents protagonistes, afin de conserver sa capacité de persuasion, et la fonction de légitimation (avec son négatif, la condamnation), qui l’amène à prendre parti. Cette contradiction se trouve évidemment à son comble lorsque les intérêts de l’un des protagonistes d’une crise se trouvent liés à ceux d’un groupe influent au sein de l’organisation, capable lui-même de mobiliser une majorité, ou d’une Super-Puissance possédant la même capacité.

152Dans une telle hypothèse, l’organisation internationale recherchera l’issue de la crise dans une direction bien déterminée, ce qui peut l’amener à abandonner la position qui est généralement attendue d’elle : obtenir l’atténuation d’une crise, le plus rapidement possible, au risque même de retarder sa solution définitive, qui peut exiger un passage préalable par une période de tension élevée, susceptible de faire naître le sentiment de l’urgence d’une solution chez les protagonistes.

153En d’autres termes, le comportement de l’organisation internationale en face d’une crise, qui relève habituellement d’une tactique au service de quelques objectifs simples (la préservation de la paix des armes ou son rétablissement), peut venir s’inscrire, dans de telles hypothèses, dans le cadre d’une stratégie beaucoup plus ambitieuse, c’est-à-dire d’une vision politique à plus ou moins long terme, vision qui peut venir heurter de front les intérêts ou les objectifs de certains des protagonistes des crises dont elle s’occupe, voire de certains de ses Etats membres les plus influents. A la limite, et contrairement à ce qui a été exposé en commençant, l’organisation internationale pourrait devenir, au moins en apparence, un des protagonistes d’une crise internationale.

Notes

1 Bien entendu, d’autres groupes sociaux organisés peuvent aussi provoquer une crise, ou devenir protagonistes dans une crise internationale ouverte, mais il s’agit toujours de groupes pré-étatiques ou paraétatiques : tendant à prendre les commandes d’un Etat déjà établi, à constituer un nouvel Etat, ou à reconstituer un Etat détruit ou divisé. Ce sont aussi des acteurs internationaux d’une nature spécifique, mais, pour simplifier, nous les engloberons ici dans la catégorie « Etat », par opposition aux organisations internationales.

2 C’est beaucoup moins évident sur le plan militaire, en dépit de la fiction de « l’assistance aux forces sud-coréennes » et de la présence de quelques contingents d’autres Etats.

3 Le problème se pose différemment dans le cas des organisations internationales militaires : elles disposent évidemment de moyens puissants, mais qui restent, dans une très large mesure, très étroitement dépendants du ou des Etats dominant l’organisation. Cela est vrai de l’OTAN autant que du Pacte de Varsovie.

4 Nous ne parlons ici que des organisations internationales politiques, les seules qui puissent effectivement intervenir pour tenter d’atténuer ou de régler une crise internationale.

5 II se peut, cependant, que la politique gouvernementale de certains des protagonistes, dans une crise déterminée, se heurte à l’opposition d’importants secteurs de l’opinion publique nationale. Dans une telle situation, les débats et prises de position de l’organisation internationale peuvent avoir des effets très directs sur l’influence respective des « faucons » et des « colombes ».

6 Cf. Inis Claude Jr., The Changing United Nations, New York, Random House, 1967, pp. 73 et s., et M. Virally, L’Organisation mondiale, Paris, Armand Colin, 1972, pp. 43 et s.

7 II s’agit, en effet, de faire en sorte que les rapports internationaux s’établissent effectivement sur la base de ces principes.

8 Le cas de l’ONU n’est pas unique à cet égard. Tout comme elle, l’OEA et l’OUA ont élaboré un corps de principes destinés à diriger leur action.

9 Comme celles dont ont bénéficié les Etats-Unis au sein des Nations Unies jusqu’en 1955, et même un peu au-delà. Aujourd’hui, cette position de contrôle absolu du processus de décision ne peut appartenir qu’à des groupes d’Etats.

10 Nous préférons cette expression de « tiers », parfaitement neutre (et, pensons-nous, parfaitement compréhensible en dehors du langage juridique), à celle d’« intermédiaire », souvent utilisée (p. ex. par Oran Young, The Intermediaries : Third Parties in International Crises, Princeton University Press, 1967), qui préjuge le rôle du tiers intervenant dans un sens qui n’est pas toujours conforme à la réalité.

11 Voir cependant plus bas.

12 Ceci ne vaut pas, bien évidemment, pour le protagoniste qui, dans une situation de faiblesse relative, recherche l’intervention d’un allié. On se trouve alors dans une hypothèse qui n’entre pas dans les perspectives de la présente étude, celle du jeu des alliances (politiques ou militaires, avouées ou occultes) en cas de crise (s’accompagnant ou non d’hostilités).

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