Afrique : l’épreuve de l’indépendance
|Épilogue
Texte intégral
1Les observateurs de l’action menée dans ces divers domaines par les nouveaux gouvernements africains sont partagés quant aux résultats obtenus depuis l’indépendance. Pour certains, l’Afrique « est mal partie » ; pour d’autres, elle progresse trop lentement ; pour d’autres enfin, elle va trop vite.
2En vérité nous sommes, nous-mêmes, encore trop pris dans le tourbillon des événements pour satisfaire notre curiosité et prendre pleinement conscience de la signification que ces derniers peuvent revêtir pour l’Afrique aujourd’hui ou demain. Cependant, les options prises par les dirigeants au début des indépendances, confrontées à vingt années d’épreuves, constituent déjà une importante source de réflexion pour orienter notre vision d’ensemble des problèmes africains. C’est à cet exercice que nous avons procédé ici.
3Dans l’évolution politique des Etats africains au cours des vingt dernières années, nous avons distingué trois phases : la première est celle de l’indépendance formelle ; la deuxième, celle de la consolidation des pouvoirs par la mise en place d’institutions susceptibles de soutenir les nouveaux Etats ; et la troisième porte sur la restructuration de la société et la création d’un appareil bureaucratique capable d’encadrer le développement.
De la construction nationale et du développement économique
4Après l’accession de nos Etats à l’indépendance — entendez : après le transfert des attributs de la souveraineté — le pouvoir de facto est resté entre les mains de la métropole ; la conception de l’indépendance qui a prévalu est celle conçue et voulue par les puissances coloniales.
5Les styles politiques ont certes changé, mais non les réalités économiques. Cette opération de l’indépendance symbolique — un hymne, un drapeau, une constitution et un siège aux Nations Unies — constitue incontestablement un succès de la part de ces puissances. Ainsi, la rupture entre la politique économique et sociale de la métropole et celle des nouveaux régimes africains ne s’est pas produite. Cette politique s’est poursuivie par d’autres moyens : les masses rurales, par exemple, sont restées marginalisées et manipulées par les expériences internationales « des experts en animation rurale ».
6Le pouvoir imaginé раr les nouveaux dirigeants africains les présente comme les héritiers du colonisateur. Les masses rurales, de loin la partie la plus importante de nos sociétés, sont restées marginalisées dans le cadre des actions entreprises sur les plans politique, socio-économique et institutionnel par des dirigeants en mal de légitimité et sans soutien populaire. Ces dirigeants ont essayé de prendre les masses populaires en charge plutôt que de les servir. La mobilisation générale des populations — la participation des niasses comme sujets et acteurs du projet commun de société — n’a pas été réellement entreprise. L’action de ces dirigeants s’est concentrée sur le développement des centres urbains au profit de la minorité de la population.
7La politique a été accaparée par des politiciens civils et militaires qui ont réduit la vie politique aux dimensions d’un petit groupe occupé à établir des coalitions de toute nature entre personnalités aux convictions différentes, voire opposées. Ces alliances de cour sont parfois entrecoupées, au gré des rapports de forces en présence, par des remaniements ministériels, des épurations et des coups d’Etat. Les institutions imaginées visaient essentiellement au maintien du statu quo et non à une évolution ou une réorientation des régimes en place.
8Vingt ans après, une telle politique a donné sa mesure et s’est soldée par une grande vulnérabilité de nos Etats due à l’absence de communication entre la base et le sommet ; des dirigeants coupés des masses ; une absence d’effet d’entraînement et d’induction réciproque et, dès lors, une absence de créativité. La politique des chefs charismatiques — un stéréotype qui, même s’il comporte une part de vérité — s’avère être une conception, une excuse élitiste du pouvoir en faveur des gouvernements en place. Cette conception, qui juge le peuple incapable de participer aux décisions politiques, est aujourd’hui indéfendable, même au nom de la nécessaire stabilité des institutions dans le cadre de sociétés en transition. Tout en admettant les avantages certains que comporte ; une certaine stabilité des institutions, nous devons conduire le débat à son terme et nous interroger aujourd’hui plus qu’hier sur la nature, le type de stabilité préconisée et sa finalité. En effet, la stabilité est un moyen et non une fin et, tant que cette finalité n’est pas clairement définie, la porte reste ouverte à toutes formes d’aventures dans cette voie.
9Les systèmes élaborés depuis l’indépendance assument un niveau élevé de consentement ou un très faible niveau de conscience des populations. Mais, dans ce débat crucial sur nos institutions, nous le savons aujourd’hui, le nationalisme, l’anticolonialisme et les attitudes messianiques ne suffiront pas à restaurer nos sociétés. Il faut plus, notamment des institutions qui mobilisent leurs moyens pour forger et défendre la communauté nationale. Il faut donc une mobilisation générale et systématique des populations en vue d’organiser le projet commun de société, et qui puisse éveiller ces dernières à de nouveaux besoins et à de nouvelles possibilités.
10Cette action doit être accompagnée sur le plan social par une politique de répartition des revenus afin d’accroître le nombre de ceux qui bénéficient de ces revenus.
11La population mobilisée doit se substituer aux combinaisons et coalitions de palais que nous connaissons aujourd’hui, fournir une alternative du pouvoir et jouer un rôle essentiel dans la réorganisation et la restructuration radicale de nos sociétés.
12S’ils n’envisagent pas rapidement de telles issues, les gouvernements africains se heurteront bientôt à des pressions extraordinaires exercées par la conjugaison de l’explosion démographique, de l’urbanisation, de l’alphabétisation et du développement des communications de masses. La combinaison de ces éléments ouvrira aux populations africaines des horizons nouveaux qui les conduiront naturellement vers une prise de conscience politique. C’est ce réveil politique qui, précisément, fera d’elles des sujets et non des objets dans la construction de leur avenir. Ce ne sont pas les actuelles déclarations d’intention-justification des politiciens africains qui pèseront ici ; c’est ce réveil des masses.
13L’examen des fondements théoriques et des pratiques du développement poursuivies en Afrique depuis l’indépendance est riche en enseignements pour l’avenir de nos sociétés. Cet examen nous montre que la réflexion sur la condition de nos pays a fait défaut dans la recherche des solutions au problème du développement. Ce fait est largement imputable à une polarisation excessive des dirigeants africains sur les modèles étrangers. La voie de développement dans laquelle l’Afrique a été engagée est sans issue, parce qu’elle est imposée au-dedans comme au-dehors à nos populations. De plus, cette voie est faussée dans sa conception même.
14La politique des dirigeants africains se fonde sur deux hypothèses également erronées : selon la première, le type occidental de développement, le seul valable, constitue la voie inéluctable que toutes les autres sociétés sont condamnées à suivre ; la seconde hypothèse assimile le développement à la civilisation et au progrès dans une équation où Développement = Civilisation = Progrès scientifique.
15Non, les sociétés africaines ne sont pas condamnées à suivre la même ligne de conduite que les sociétés occidentales. C’est à chaque groupement humain qu’il revient de donner des réponses aux problèmes qu’il se pose sur ses rapports avec la nature, les types de rapports entre ses membres et les différents groupes qui le constituent. En effet, le développement n’est pas un état mais un processus. Pour les sociétés africaines, se développer c’est d’abord s’assumer avec ses propres valeurs culturelles qui ne correspondent pas à celles du monde occidental.
16Par ailleurs, l’analyse des systèmes est intéressante, certes, dans la mesure où elle nous permet de comprendre ce qui nous est offert, de faire des choix ou de procéder à des orientations possibles du développement. Mais cette analyse ne constitue pas nécessairement une base saine pour élaborer une politique de développement. Le développement ne se pose pas en termes de recettes et les modèles étant bien souvent une représentation assez superficielle de la réalité, leur utilisation constitue le champ favori des manipulations des apprentis sorciers déguisés en experts. Les populations africaines depuis vingt ans en ont fait l’expérience à leurs dépens.
17En Occident, avec l’argent et le travail, le couple science-technique se veut l’unique moteur du développement. Le progrès réalisé grâce à la science est tel qu’il s’identifie aujourd’hui au devenir social, voire à la civilisation.
18La triade Science-Technique-Industrie a conduit les esprits en Occident à assimiler le développement au progrès et à la civilisation. Par la même extrapolation est née la vision d’un monde partagé : d’une part, le monde industrialisé-développé, donc civilisé, d’autre part, le monde non industrialisé-sous-développé, donc non civilisé. Cette idée largement répandue, et qui a guidé les politiques de développement en Afrique pendant vingt ans, s’avère aujourd’hui fort contestable. Le problème ici n’est pas de savoir si l’on est pour ou contre le progrès, mais est plutôt de poser que le progrès ne peut se concevoir en dehors d’un système de valeurs. Parce que les fins de la science sont données dans le cadre des idéologies, des religions et des philosophies, il ne saurait y avoir de véritable progrès scientifique des hommes et pour les hommes sans un progrès des institutions et des systèmes de valeurs qui structurent la vie matérielle et spirituelle des hommes.
19On voit, dès lors, que l’Afrique est en danger de se retrouver sans développement réel et sans spécificité. La voie empruntée par ses dirigeants actuels est simple : elle consiste à éduquer une intelligentsia à. comprendre et à adopter les fondements et l’idéologie d’une autre société dont le développement apparaît comme une réussite. Vingt ans après, nous savons que c’est faire fausse route. Au lieu de copier servilement les modèles étrangers, il nous faut concevoir et organiser notre développement à nous. Nous devons chercher à formuler nos propres idéaux d’organisation socio-économique et compter d’abord sur nos seules forces et ressources pour les réaliser. Cette voie, sans déprécier l’acquis scientifique des sociétés occidentales, doit subordonner ce dernier aux valeurs humaines qui caractérisent nos sociétés. Elle doit nous permettre de respecter les finalités et les valeurs culturelles qui dominent nos sociétés : humanisme et haute valeur de la communauté.
20Dans l’ensemble, le bilan des politiques économiques en Afrique depuis l’indépendance est loin d’être satisfaisant. Les analyses de ce bilan tendent actuellement à être plutôt pessimistes quant à l’avenir de notre continent si les actuelles options socio-économiques devaient être maintenues. Les résultats concrets des dirigeants africains après vingt ans de politique économique reflètent bien l’absence d’analyse sérieuse des options prises en matière de théorie du développement, si bien qu’aujourd’hui l’Afrique se retrouve dans le monde avec le plus faible revenu moyen par tête d’habitant : 280 $ des Etats-Unis.
21Actuellement, leur pauvreté est telle que la plupart des pays ne sont pas à même de satisfaire certains besoins élémentaires de leur population : éducation, eau, santé. Les enquêtes et les projections économiques prévoient pour l’Afrique un déficit alimentaire de 17 065 000 t en l’an 2000 ; le Bureau international du Travail estime à 10 millions le nombre de chômeurs et à 53 millions le nombre de personnes sous-employées, soit respectivement 7,1 et 37 % de la population active.
22Un autre aspect singulier de l’Afrique aujourd’hui, c’est incontestablement le contraste entre la grande faiblesse des structures internes de ses Etats et le poids considérable des influences étrangères attirées, entre autres raisons, par les ressources naturelles de ce continent. Pour la plupart, les Etats africains ne sont pas encore parvenus à édifier les structures d’un pouvoir national solide, qu’il s’agisse de pouvoir économique ou de souveraineté politique. Très peu d’entre eux ont été à même d’imposer leur propre conception d’un développement socio-économique et politique national, puisque cette conception a été déléguée, sinon abandonnée, à l’imagination et au verdict des experts étrangers. L’histoire en dehors de la colonisation ne présente pas d’exemple de peuples dont l’avenir ait été conçu et forgé de l’étranger par les étrangers. La construction de l’Afrique de demain passe nécessairement par l’élimination de ces interventions tous azimuts qui sapent sa maturité politique et retardent sa libération complète. Les Africains doivent absolument retrouver confiance en leur capacité de bâtir une société et une économie propres. Le système international, de par sa nature actuelle, s’oppose à un tel effort et cherche même parfois à le paralyser.
23La libération de l’Afrique passe par l’élimination systématique de la plupart de ces interventions contraires à ses intérêts présents et futurs. A cette fin, les dirigeants africains doivent se faire un devoir d’identifier, de définir et de résoudre dans le cadre de leurs institutions nationales les problèmes socio-économiques de leurs peuples. Une telle action passe d’abord par la mobilisation des ressources naturelles de la région et celle des ressources humaines capables d’imagination, d’invention et d’innovation dans les domaines techniques, économiques, voire culturels. Par ailleurs, cette action doit tendre vers une intraversion de la pensée et de la politique économique des dirigeants africains en matière de développement. Elle doit s’efforcer de réduire la dépendance actuelle des transferts de ressources ou de techniques et favoriser le développement de l’aptitude de l’Afrique à contribuer à la prospérité du monde et à bénéficier des avantages tirés de cette prospérité. C’est cette politique de développement endogène et autonome qui fera de l’Afrique un partenaire à part entière dans un système mondial plus stable et plus équitable.
24Ces préconditions supposent une politique spécifique aux niveaux national, régional et international. Sur le plan national, les Etats africains doivent définir une politique économique et une stratégie de développement autocentrée capables de mettre fin à leur dépendance vis-à-vis de l’extérieur et à leur domination par les intérêts étrangers. Une telle stratégie implique l’établissement d’un lien organique — fondé sur une technologie appropriée et d’inspiration locale — entre la croissance des ressources nationales et celle de la demande locale. Elle implique également la création d’une industrie de base, telle que l’industrie mécanique, capable de développer chez les techniciens africains un esprit d’imagination, d’adaptation et d’absorption des connaissances scientifiques et techniques de sources étrangères.
25Sur le plan du développement technologique, les exemples de la Chine, du Japon et de l’urss nous enseignent que dans un délai raisonnable de trente à quarante ans, l’Afrique peut effectuer graduellement une bonne transition dans le domaine de la science et de la technologie.
De la coopération régionale
26Les premières tentatives d’organisation de l’unité africaine ont été faites sur une base d’abord géographique, puis politique. Ces tentatives se soldèrent par un échec, et les considérations sur les dangers d’un morcellement de l’Afrique ont conduit, en 1963, à la disparition des divers groupements au profit d’une institution continentale : l’Organisation de l’Unité africaine. Compte tenu de l’ampleur des tâches qui lui ont été imparties, l’action de l’OUA comporte dans l’ensemble des aspects positifs, en particulier dans la partie normative de cette action.
27Cependant, le compromis trouvé par les rédacteurs de la Charte entre l’institution d’une simple conférence diplomatique et la création d’un organisme supranational répond mal aujourd’hui aux réalités africaines et internationales. Organisation d’Etats, l’OUA a contribué, par son action, à renforcer les pouvoirs des Etats au détriment bien souvent des droits des peuples africains. Les préoccupations des gouvernements locaux en quête de légitimité nationale sont à l’origine d’une telle politique. L’OUA a, aujourd’hui, donné sa mesure. Minée par les différends idéologiques de ses membres, cette institution est, dans sa forme actuelle, inadaptée aux aspirations des peuples africains et aux exigences de la conjoncture internationale. Il est temps que l’Organisation de l’Unité africaine s’engage dans des voies plus conformes aux aspirations des peuples africains, dans des conceptions et formes de coopération répondant mieux aux intérêts de ces peuples.
- 1 Edem Kodjo, Entretien, dans Jeune Afrique, n° 966, du 11 juillet 1979.
28Le secrétaire général administratif de l’oua, Edem Kodjo, n’a pas tort lorsqu’il déclare que « l’oua politique est en pleine contradiction. D’un côté elle ne veut pas la supranationalité, de l’autre elle cherche le chemin de l’intégration politique. En réalité, elle ne veut pas de cette intégration qui aboutirait à une organisation supranationale... Alors, abordons le problème de l’unité par le biais le plus évident : celui de nos économies, de nos intérêts concordants, complémentaires »1. Dans cette expression du secrétaire général administratif de l’oua, il faut voir la profession de foi d’un haut fonctionnaire intelligent, face à des responsabilités immédiates et soucieux d’actions concrètes.
29En effet, les contradictions se rencontrent aussi bien dans « l’oua économique » que dans « l’oua politique ». Et « l’oua économique » n’est pas sans danger actuellement pour les Etats africains les plus démunis structurellement et potentiellement.
30Les gouvernements africains, dans leur politique de développement, ont renforcé depuis vingt ans leur dépendance vis-à-vis de l’extérieur au détriment des échanges économiques entre Etats de la région. Pour changer cette situation, il faut une nouvelle politique autocentrée qui leur impose d’envisager un développement de complémentarité. C’est pourquoi, à l’heure actuelle, la formule du marché commun envisagée dans une perspective libérale entre Etats africains ne nous paraît pas adéquate dans la mesure où elle accentuerait encore l’inégalité de développement entre Etats de la région.
31Les politiques de coopération économique tentées au niveau, par exemple, de l’Union douanière et économique de l’Afrique centrale, ou encore de la Communauté économique de l’Afrique de l’Ouest sont inspirées dans une trop large mesure de la politique adoptée par les Etats européens pour construire la Communauté économique européenne. Or, en établissant leur communauté, les Etats européens, dotés de structures économiques déjà solidement établies et nationalement intégrées, avaient comme préoccupation essentielle, les relations commerciales. Avec des économies aux structures internes extraverties, dans lesquelles le système produit ce qu’il ne consomme pas et consomme ce qu’il ne produit pas, le commerce intra-africain est actuellement rendu très marginal par la concurrence entre les divers produits et par l’absence de complémentarité des activités économiques de la région. De ce fait, la coopération régionale africaine devrait être conçue en termes de coopération et d’intégration économiques, et le rôle du Marché commun envisagé dans une optique qui ne soit pas nécessairement tarifaire. Il s’agit en somme d’une approche qui favorise l’établissement de liens intersectoriels entre les économies de la région, ce qui nécessite des relations fonctionnelles entre les structures de production et les structures de la demande.
32Enfin, l’unité africaine ne saurait être fragmentée en « politique » et « économique ». Le concept d’unité englobe des données à la fois socio-économiques, politiques et culturelles. Poser l’équation de l’unité africaine en termes de « politique d’abord ? » ou « économique d’abord ? » est un faux problème. Il ne saurait y avoir d’unité économique sans volonté politique. C’est précisément cette volonté politique qui commandera l’unité d’action orientée vers des objectifs socio-économiques et culturels préalablement choisis. Ainsi, au niveau régional comme au niveau national, se pose le problème du choix d’un type de société. L’action, dans les deux cas, passe par la création d’espaces de solidarité économique et sociale qui sauvegardent les intérêts des peuples africains et des communautés qui les composent. Cette approche du développement régional africain, nous l’envisageons comme un apprentissage et une étape préalable du développement général et de la coopération interrégionale.
De la coopération internationale
33Le système international repose encore sur le principe de l’équilibre des forces entre Etats-nations ou groupes d’Etats-nations, équilibre toujours précaire parce que fondé essentiellement sur la force ou la menace du recours à la force.
34Dans ce système, le poids des forces matérielles et techniques est actuellement tel, que les grandes unités politico-économiques sont celles qui dominent le jeu des relations internationales. Ces Etats participent à une véritable course à la recherche de la puissance qui exclut un ordre stable. C’est ce qui explique la nature du système actuel, dominé par quelques grandes puissances qui se sont constitué chacune des zones d’influence plus communément appelées « blocs ».
35L’indépendance politique et économique du Tiers Monde en général et de l’Afrique en particulier passe par une reconnaissance des droits et devoirs économiques au plan mondial, c’est-à-dire l’acceptation d’une politique internationale d’interdépendance et de non-domination. Pour ce faire, un minimum de volonté politique commune des Etats, qui soit respectueuse de la liberté des peuples et différente du pur rapport de forces, est nécessaire. D’autres impératifs s’imposent encore ici : planification, organisation à l’échelle mondiale de l’utilisation des ressources et instauration d’une nouvelle division internationale du travail.
36Pour parvenir à un tel changement, l’Afrique doit affermir sa résistance aux blocs constitués. Le non-alignement constitue un cadre d’action diplomatique susceptible d’aider à préserver un minimum d’indépendance à nos Etats.
37Cependant, avec un pouvoir dissocié à l’intérieur, une culture fragmentée et une économie désarticulée, l’Afrique ne peut prétendre changer ni les rapports internationaux actuels ni sa position dans ces rapports. Les voies de la libération nationale passent, à l’intérieur comme à l’extérieur de nos Etats, par un choix de sociétés clairement déterminé et conforme à une certaine éthique de l’homme et de son devenir.
38Il n’y aura pas de progrès pour les peuples africains sans un minimum d’unité. Divisée, l’Afrique constitue une proie facile et une tentation pour toutes formes d’interventions étrangères et toutes formes d’aventures. L’histoire nous enseigne sur ce plan que l’une des causes de la colonisation de l’Afrique a été ses divisions internes. Pour survivre et prospérer, l’Afrique a besoin d’un minimum d’unité sans laquelle elle est condamnée à la domination et à l’asservissement.
39Les vingt premières années de l’Afrique indépendante nous montrent une Afrique politiquement, socialement et culturellement ébranlée par vingt années d’épreuves. Cette Afrique présente l’allure générale d’un continent vivant le mythe de son indépendance au milieu d’une forêt de contradictions. Le bilan social, politique et culturel qui nous est présenté n’est reluisant ni qualitativement ni quantitativement. Pire encore, les projections de ses résultats dans un proche avenir suscitent de sérieuses inquiétudes chez certains observateurs. Cependant, la référence aux dimensions historiques et culturelles de l’ensemble du problème nous donne des raisons d’espérer.
40L’histoire nous enseigne que dans la situation actuelle de l’Afrique, rien ne condamne inexorablement notre continent à la catastrophe. Les autres continents ont également connu, dans leur histoire passée ou récente encore, des situations peu enviables par leur rudesse et leur ampleur. Ainsi, prenant l’exemple de l’Angleterre au xviiie siècle, Plumb écrivait :
- 2 Plumb, Men and Places, Harmondsworth, Penguin, 1963, p. 20.
« La Grande-Bretagne, dans le premier quart du siècle, était un mélange étrange de privilèges et de liberté ; d’élégance et de saleté ; de vieilles coutumes et de nouvelles inventions ; le nouveau et l’ancien cohabitaient inconfortablement. Des richesses fabuleuses côtoyaient avec la misère la plus noire. De riches clubs, machine en faillite, grèves de la faim... la mort arrivait facilement... les taudis dans les villes surpeuplées étaient la proie de violentes épidémies ; la typhoïde, le choléra et la variole faisaient des ravages dans le pays... les enfants mouraient comme des mouches ; la plupart des hommes avaient deux ou trois épouses... »2.
41De son côté, évocant les premières années de l’indépendance des pays d’Amérique latine, John J. Johnson écrit :
- 3 J. John Johnson, Political Change in Latin America: the Emergence of the Middle Sector, Stanford, C (...)
« Il existe un dicton en Amérique latine disant que la défaite de l’Espagne en 1825 marquait la fin du despotisme et le début du même fléau... L’Amérique latine était devenue un marais d’anarchie et théâtre perpétuel de guerre civile. L’anarchie et la violence constituaient le type d’évolution politique le plus couramment accepté dans ces pays »3.
42Depuis des siècles, des Occidentaux ont essayé de nous convaincre que les Africains étaient sortis du néant, que nous étions incapables d’organisation, de génie et de discipline. La vérité est que l’Afrique est un continent convoité ; et, comme toujours, c’est un grand risque que d’habiter un pays riche et faible.
43Les problèmes africains sont à la fois nationaux et individuels. La grandeur de chaque Africain suivra la grandeur de l’Afrique. Alors, les professeurs, les ingénieurs et les artisans africains seront demandés dans le monde entier. La force et la grandeur de l’Afrique lui seront rendues par son unité morale, par sa discipline et son courage. La tâche des élites africaines est de prouver au monde que les Africains sont individuellement et collectivement des citoyens du monde parfaitement capables et dignes d’occuper l’une des régions les plus belles et les plus hospitalières de notre planète. En d’autres termes, il s’agit pour eux de donner au monde l’image d’un peuple africain maître chez lui, dont la grandeur ne sera plus passée, mais présente et future. Rendre à l’Afrique sa grandeur et la maintenir dans celle-ci, avec les idées et les sentiments qui l’ont faite, cela signifie pour les Africains qu’ils doivent se souvenir d’avoir été des hommes que l’on a voulu diminuer et mystifier ; des hommes qui ont douté d’eux-mêmes et qui ne veulent plus revivre cette humiliation.
44Le problème est donc de savoir si, entre ceux qui rêvent de soumettre et de piller l’Afrique et ceux qui, au contraire, rêvent de la civiliser, les Africains auront le courage de consentir les sacrifices requis et de faire front. Il ne suffit pas d’opposer à notre situation le seul refus. Encore faut-il que les critères complémentaires ou alternatifs soient clairement explicités. Pour jouer l’important rôle de catalyseur qui est le sien, l’élite doit savoir s’identifier aux causes de nos populations et ne pas se contenter d’une attitude purement intellectuelle à l’égard des problèmes et des situations. Un tel comportement ne peut amener le changement voulu et risque fort de conduire à des positions idéalistes sans fondements réels. Cette élite doit savoir joindre les actes à la parole pour assurer le changement.
45Ceci représente un travail de réflexion extrêmement courageux et difficile qui fait appel à une élite profondément motivée. A cet égard, le rôle du dirigeant africain a évolué et continuera d’évoluer en fonction des situations et des problèmes que notre continent devra confronter. Dénoncer la colonisation et ses méfaits dans des discours officiels, dont l’objectif mal dissimulé est d’endormir la conscience des masses, n’est plus de mise aujourd’hui ; ces discours ne mobilisent plus les forces vives des populations, car les priorités pour l’Afrique sont d’un autre ordre. En effet, en cette fin du xxe siècle, les débats essentiels pour elle ne se réfèrent qu’artificiellement à l’étranger. Ils ne concernent que l’articulation de l’international et du national, du national et du local.
46Cet effort commence par une certaine prise de conscience nous permettant de procéder à l’analyse de nous-mêmes et de notre propre situation présente. Cet effort ne peut être entrepris que par une élite qui puise son autorité, l’essentiel de sa culture et sa légitimité dans les profondeurs de nos peuples — une élite qui ait de la considération et de l’estime pour elle-même, et le courage et la confiance de compter d’abord sur ses propres forces.
47Dans cette entreprise, il faut se rendre à l’évidence que les résultats seront lents à venir et que seul un effort constant et durable sur nous-mêmes et dans notre action permettront d’espérer l’évolution souhaitée. Mais les moyens existent pour une entreprise de cet ordre. Aux niveaux national, régional et international, les moyens existent qui permettent de redresser et de changer la situation actuelle de l’Afrique. Les moyens d’un tel changement passent par une politique intégrale, globale et radicale ; politique à travers laquelle le développement est conçu comme le déploiement de la volonté collective de nos populations, comme l’accomplissement progressif de nos propres valeurs culturelles.
48Dans un monde dominé par des représentations partielles et des savoirs fragmentés sur l’être humain, il ne faut pas donner raison aux pessimistes. André Malraux avait raison lorsqu’il écrivait à propos de la Condition humaine que « les hommes unis par l’espoir et par l’action accèdent, comme les hommes par l’amour, à des domaines où ils n’accéderaient pas seuls ».
Notes
1 Edem Kodjo, Entretien, dans Jeune Afrique, n° 966, du 11 juillet 1979.
2 Plumb, Men and Places, Harmondsworth, Penguin, 1963, p. 20.
3 J. John Johnson, Political Change in Latin America: the Emergence of the Middle Sector, Stanford, California, Stanford University Press, 1958, p. 62.
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