1. Les indépendances ambiguës

1L’indépendance n’est pas une fin en soi, mais un moyen de libération nationale, un moyen de libération de l’Homme. Un moyen qui, entre autres objectifs, devait, sur le plan national, être porteur de changements des structures socio-économiques, juridiques et politiques héritées de la domination coloniale. Sur le plan international, il devait être l’expression d’un courant conduisant à une transformation de l’ordre économique, politique et juridique en place.

2En fait, l’indépendance de l’Afrique reste un mythe ; les transformations structurelles internes attendues n’ont pas eu lieu et, à l’extérieur, sur la scène internationale, l’Afrique reste plus que jamais marginalisée et dominée.

3L’indépendance devait constituer un frein à la prodigieuse aventure maritime de l’Europe sur la route des épiées et des grandes découvertes géographiques des xv^e et xvi^e siècles. Aventure qui, on le sait, mena à la colonisation de l’Amérique, des côtes africaines et asiatiques et, finalement, à l’établissement de la suprématie économique, politique et militaire de l’Europe sur le monde jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale. Les mouvements de libération nationale, moteurs de l’indépendance, devaient affecter et remettre en cause d’importants intérêts économiques, politiques et stratégiques des puissances coloniales.

4Pour l’Afrique, vingt années après, les fruits de l’indépendance n’ont toujours pas tenu les promesses des fleurs. La domination étrangère a changé de visage et de nature, mais elle demeure. D’abord à travers les idéologies et les institutions importées, les relations privilégiées sur les plans politique, économique, militaire avec les anciennes puissances coloniales. La domination étrangère demeure également par les interventions de toutes sortes dont l’Afrique est l’objet depuis une vingtaine d’années : interventions directes de forces armées étrangères ; formation des forces armées et des polices africaines à la répression populaire ; interventions idéologiques par l’envahissement de la littérature, des arts, des médias et du système d’éducation ; enfin, intervention pour protéger les intérêts économiques étrangers à travers des institutions internationales. C’est cette politique, plus communément appelée néo-colonialiste, et qui tend à rendre plus difficiles et plus impraticables les voies choisies par certains dirigeants africains soucieux de mener la lutte de libération nationale à son terme, qui caractérise les rapports entre l’Afrique et le reste du monde depuis l’indépendance.

5Ainsi, après avoir salué l’indépendance comme une victoire et surtout après l’avoir confondue avec la libération nationale, nous avons dû revenir sur notre jugement pour constater que derrière la façade et la fiction de l’indépendance se dissimulait une tout autre réalité, contrôlée et dominée de main de maître, notamment par les anciennes puissances coloniales. « Dans cette construction du premier âge de la décolonisation — écrit avec pertinence Mohamed Bedjaoui dans son remarquable ouvrage sur le Nouvel Ordre économique international — l’indépendance fictive triomphe et la souveraineté de l’Etat prend la forme d’un mirage. L’insuffisance évidente du concept classique de souveraineté de l’Etat, tel qu’il avait été transcrit en 1945 dans la charte des Nations Unies, éclate au grand jour. Défini par ses seuls éléments politiques à l’exclusion de ses aspects économiques, le concept a permis de reconnaître à l’Etat nouveau les signes apparents ou extérieurs de sa souveraineté — drapeau, hymne national et siège aux Nations Unies — alors que la réalité du pouvoir réside ailleurs. Derrière le caractère factice des structures juridico-institutionnelles mises en place pour donner quelque apparence à la souveraineté nationale de l’Etat nouveau, des formes de dépendance réelle apparaissent, prenant appui sur une subordination économique organisée dont l’incompatibilité avec le concept véritable de souveraineté est flagrante »1.

6Aux commandes du bateau nommé Indépendance, les puissances coloniales, pour assurer la protection de leurs intérêts, ont simplement changé de politique vers les mêmes fins. Leur nouvelle stratégie a consisté à déléguer certains pouvoirs aux nouveaux dirigeants africains, mais pas tous les pouvoirs. En particulier, les moyens de libération nationale restent entre les mains des anciennes métropoles. Le maintien des intérêts ainsi protégés se fera en rendant nécessaires des structures professionnelles, des équipements industriels, des besoins et des services qui perpétuent une dépendance à l’égard des pays fournisseurs. Cette emprise directe ou indirecte sur le travail, la production et les ressources naturelles de nos pays sera complétée par des accords tacites « de protection » des nouveaux régimes africains et leur maintien au pouvoir par l’ancienne puissance coloniale. En liant le sort des intérêts de la métropole avec celui des nouveaux gouvernements africains, ces accords tacites constituent, en dernière analyse, la garantie la plus sûre du maintien et de la protection des intérêts étrangers en Afrique.

7La division internationale du travail, qui consacre la suprématie des grands Etats industriels avec leurs marchés mondiaux de capitaux et celle des entreprises multinationales, soumet l’Afrique à une autre domination. Cette domination rend notre continent tributaire, pour ses besoins essentiels de subsistance et son commerce extérieur, de centres de décision contrôlés à partir de l’étranger et sur lesquels il n’a aucune influence. Cette division internationale du travail, fruit de la théorie classique des avantages comparatifs en économie, a orienté le développement économique de l’Afrique vers « une voie de garage pour les économies du Tiers Monde », où ces dernières se spécialisent dans trois domaines : la production de matières premières agricoles ou minières ; la faible industrialisation par la substitution d’importations ; la création d’industries classiques exportatrices vers les pays industrialisés, lesquels développent des industries et des techniques de pointe.

8Les résultats de cette politique démontrent aujourd’hui, d’une manière on ne peut plus claire, à travers la détérioration des termes de l’échange et le poids de la dette de nos Etats, la nature réelle de cet échange inégal. En réalité, la division internationale du travail en question n’a fait qu’entretenir des relations asymétriques et inégales entre le Tiers Monde et les Etats industrialisés ; relations commencées depuis le xvi^e siècle et qui persistent encore aujourd’hui à travers la distribution des ressources, les investissements, la technologie et le commerce international. Ces relations asymétriques constituent les fondements d’une inégalité structurelle des Etats caractérisée par la domination économique et politique des grandes puissances. Domination reposant sur leurs seules forces technologiques et militaires ; sur leur capacité d’imposer leur force à ceux qui ne disposent pas de telles capacités.

9Cette politique résulte de la vieille conception de la nécessité d’un équilibre des forces dans les relations internationales. La rivalité suscitée par la recherche d’un équilibre de puissance et de force, constitue une des sources actuelles de l’impérialisme. En effet, dans la lutte entre blocs économico-politiques cherchant sans cesse à s’accroître, l’un des objectifs visés est la domestication des plus faibles.

10Cette politique fait bénéficier ces puissances de larges pouvoirs d’action structurés et organisés en système. Elle constitue pour elles un tremplin, un centre dominant à partir duquel s’exerce un pouvoir économico-politique influent qui vise avant tout à maintenir l’ordre international établi en leur faveur. Naturellement, on ne peut s’attendre à des changements significatifs dans cet ordre qui ne peuvent venir de ceux à qui il profite. Ces changements doivent être le fait de la périphérie constituée par la majorité des Etats, car un système qui privilégie une minorité d’Etats dans le monde ne peut être considéré comme un bon système.

11Trois siècles d’histoire nous apprennent que le développement des uns ne peut être le sous-produit du développement des autres, et que la croissance économique du Sud, greffée sur la croissance économique du Nord, n’est pas le développement. La crise économique actuelle a révélé la faiblesse des analyses économiques conventionnelles. Elle s’accompagne d’une crise de la pensée économique. Au cours des vingt dernières années les Etats africains se sont engagés dans un type de développement privilégiant une industrialisation de substitution. A cause de cette politique favorisant l’exportation vers les pays industrialisés de matières premières souvent concurrentes, le commerce intra-africain est aujourd’hui insuffisant. Et le souhait de voir se renforcer les échanges économiques entre Etats africains reste un vœu pieux. La crise mondiale a démontré que cette stratégie ne pouvait être poursuivie tant que la division internationale du travail reste la raison majeure du ralentissement, voire du blocage, de la croissance économique tant au Nord qu’au Sud.

12Une véritable et saine division internationale du travail pose comme fondement la communauté des besoins. A l’échelon international, elle repose sur l’interdépendance et la socialisation des besoins. Le monde se trouve divisé entre de nombreux groupes d’intérêts ; le débat se situe au niveau des divergences et des communautés d’intérêts. Pour faire face à une telle situation, les gouvernements du Nord et du Sud doivent dépasser l’esprit de clocher et le schisme idéologique. Les gouvernements africains, en coopération avec les autres gouvernements du Tiers Monde, ont le devoir de proposer aux pays industrialisés, de substituer à une politique de domination et d’exploitation camouflée, une véritable politique de coopération entre partenaires égaux. Ils ont le devoir d’inviter les pays industrialisés à soutenir leurs efforts pour une nouvelle politique de redistribution du pouvoir et des revenus au profit des membres de la société internationale. A cet égard, le projet du nouvel ordre économique international, adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies en 1974 et fondé sur une stratégie d’industrialisation du Tiers Monde axée sur l’exportation des produits manufacturés en mettant à profit les avantages des pays du Sud (main-d’œuvre et ressources naturelles en particulier), offre une bonne base de travail. La révision du modus operandi de la division internationale du travail préconisée dans ce document prévoit un relèvement significatif des prix des matières premières et l’ouverture des marchés des pays industrialisés à l’importation des produits du Sud. Même ce projet, qui ne peut pas être considéré comme un projet radical dans la mesure où il préconise l’industrialisation du Sud sans réduire les flux d’échanges Nord-Sud, ne trouve pas d’appui dans les pays industrialisés.

13Tandis que nous parlons du nouvel ordre économique international, les dirigeants du Nord s’ingénient à mettre en place de nouvelles stratégies pour maintenir ou accroître la dépendance extérieure de nos pays. Leur nouvelle stratégie consiste actuellement, pour éviter une prise de conscience fondamentale de la situation, à développer des thèmes largement diffusés par les puissants moyens des institutions internationales ; des thèmes dont l’objet est de désamorcer momentanément des situations explosives. Ces thèmes, comme ceux des besoins fondamentaux, de la croissance zéro, de l’environnement ou de l’habitat, s’oublient d’ailleurs rapidement dès qu’ils ont fait leur effet psychologique.

14Le dialogue Nord-Sud est sans résultat, tout comme le programme intégré des matières premières proposé par la Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement en 1976 à Nairobi. Ceci, alors que les pays industrialisés recourent à de nouvelles mesures protectionnistes pour bloquer leurs importations en provenance du Sud. Seule concession obtenue d’eux : celle arrachée par les pays de l’Organisation des Pays exportateurs de Pétrole en 1973.

15L’idée que la domination d’une minorité d’Etats occidentaux sur les ressources naturelles et humaines du monde ne peut plus continuer — et qu’il importe de lui substituer un système plus juste fondé sur la solidarité et le respect des intérêts des différents peuples — est aujourd’hui largement partagée par les milieux bien informés sur la conjoncture internationale. Cependant, si beaucoup d’acteurs partagent cet avis, il reste que le désaccord est total quant à la nature du nouveau système à mettre en place. Les Occidentaux, en particulier les pays capitalistes, principaux bénéficiaires du système actuel, sous le couvert d’une nouvelle rhétorique, s’ingénient à organiser la défense du statu quo. A travers cette rhétorique qui accepte l’idée d’un nouvel ordre international, ils veulent consentir un minimum d’ajustement pour laisser leurs intérêts intacts. Pour ce faire, leur stratégie nouvelle consiste d’abord à maintenir un noyau solide et stable de prospérité comprenant les Etats-Unis, le Japon et l’Europe capitaliste ; ensuite, ils cherchent à coopter certains Etats du Tiers Monde qui seraient englobés dans un système capitaliste et avec qui ils partageraient une certaine prospérité économique et le pouvoir à l’échelle mondiale. Ces derniers Etats auraient des responsabilités d’ordre régional dans le maintien de la paix et de la sécurité, alors que la direction générale de l’ensemble du système resterait entre les mains du noyau central des puissances occidentales.

16A côté de pays latino-américains tels que le Mexique, l’Argentine, le Brésil et le Venezuela, la cooptation porte actuellement en Afrique sur l’Egypte, le Nigeria, l’Afrique du Sud, le Maroc, la Côte-d’Ivoire, l’Algérie, le Zaïre, le Gabon, le Sénégal, le Soudan et le Kenya. Le rôle de gendarmes régionaux sera confié aux plus puissants d’entre eux. Pour le moment, et par ordre d’importance, on songe à l’Afrique du Sud, l’Egypte et le Nigeria. On observe attentivement l’évolution de la situation au Maghreb pour connaître la capacité réelle, sur le plan militaire, de l’Algérie et du Maroc avant de choisir de ces deux pays celui qui sera le gendarme sous-régional.

17Cette cooptation, considérée par les Etats bénéficiaires comme un parapluie, une garantie de sécurité, est actuellement l’objet de beaucoup de convoitises. C’est ainsi, par exemple, qu’aujourd’hui, pour la sécurité de son régime, le gouvernement de Sékou Touré, en Guinée, multiplie et renouvelle les démarches auprès des Etats-Unis et des puissances occidentales — soit directement, soit par l’intermédiaire de ses amis et relais africains — pour les assurer, en dépit des apparences et des déclarations officielles, de sa loyauté vis-à-vis du système en voie d’élaboration. A côté de cette cooptation, les puissances occidentales continueront à pratiquer la politique de détente avec l’Union soviétique dont la révolution à l’échelle mondiale serait « contenue » parce que coupée des principales puissances économiques et militaires du Tiers Monde.

18L’approche occidentale du nouvel ordre international est en fait une nouvelle idéologie au secours de la défense de vieux intérêts. Elle est nouvelle dans le sens qu’elle reconnaît le pouvoir potentiel du Tiers Monde et fait preuve de réalisme à son égard. Elle est intéressante dans la mesure où elle propose des idées telles que la nécessité de mettre un frein à la course aux armements, de mettre les ressources naturelles, humaines et technologiques du monde au service des besoins fondamentaux de l’Homme et de la promotion de la justice sociale. Mais elle reste néanmoins une nouvelle idéologie au secours de la défense de vieux intérêts et du statu quo dans la mesure où le pouvoir de décision et de contrôle sur les ressources naturelles du Sud reste concentré entre les mains des puissances occidentales.

19Cette politique est fondée sur un certain nombre d’idées, notamment celle que la détente offre désormais la possibilité d’éviter une confrontation Est-Ouest et, mieux encore, qu’elle permet, sur la base du respect des intérêts des deux camps idéologiquement opposés, une certaine coopération et une certaine rivalité entre les superpuissances dans les différentes régions du monde. Elle est encore fondée sur la convergence des intérêts économiques et des intérêts militaires des pays capitalistes dans le Tiers Monde. Dans cet esprit, les pays cooptés — dans lesquels les sociétés multinationales, maîtresses du jeu, investiront leurs capitaux et leur technologie — seront puissamment armés et recevront la protection militaire nécessaire des pays occidentaux.

20Cette politique est dangereuse pour le Tiers Monde en général et pour l’Afrique en particulier, cela pour trois raisons : d’abord parce qu’elle vise à la division des forces du mouvement et du changement. En séparant les pays du Tiers Monde potentiellement plus riches de la majorité du groupe, elle va accroître les difficultés déjà considérables de la plupart des pays en voie de développement. Elle est encore dangereuse parce qu’en incorporant nos pays dans un système stratégique technico-militaire global qui demande un grand effort en matière d’armements à nos Etats, elle oblige ces derniers à détourner des investissements importants de secteurs prioritaires, comme le développement économique et social, en faveur de l’achat d’équipements militaires. L’achat de ces équipements particulièrement coûteux, produits en Occident, ne peut que contribuer à accroître la dépendance des acquéreurs. Enfin, cette politique nous apparaît dangereuse parce qu’elle hypothèque les ressources de nos pays transformés en marchés pour la production occidentale. Dans ce système, le seul rôle de l’intelligentsia africaine ainsi cooptée est celui d’agents à la solde des producteurs de technologie et des bailleurs de fonds, c’est-à-dire les sociétés multinationales.

21Dans leur nouvelle approche, les dirigeants occidentaux sont guidés par la peur : mal préparés aux changements requis, ils les perçoivent comme une sorte de défi du Tiers Monde. La création de l’Organisation des Pays producteurs de Pétrole (OPEP), en particulier, a suscité chez eux un certain émoi à l’idée que l’Occident aussi pouvait être gravement tributaire du Tiers Monde pour son développement économique. C’est cette perception de l’interdépendance qui a conduit ces dirigeants à imaginer ce système global susceptible de s’opposer à la demande insistante du Tiers Monde de partager plus équitablement les ressources de notre planète, dont la plus large partie se situe dans les pays en voie de développement. Si ce système fonctionne correctement, il devrait, estiment ses parrains, être à même d’endiguer la montée sur le marché mondial de concurrents dangereux, avantagés par des coûts de production inférieurs à ceux des pays occidentaux2.

22Le problème des Etats africains est ici de savoir comment réduire leur dépendance et augmenter leur puissance d’action sur le plan international. Que faire devant l’action des grandes puissances industrielles qui cherchent constamment à renforcer un pouvoir que nous jugeons déjà exorbitant ? Notre réponse doit être triple : d’abord affirmer la volonté politique de libération nationale ; ensuite resserrer les relations économiques entre les Etats de la région et, enfin, créer un cadre conceptuel d’action à mener avec ceux qui veulent fonder dans les relations internationales des rapports autres que de puissance et d’hégémonie. Le cadre d’action offert par le Mouvement des pays non alignés convient parfaitement à la conduite de cette politique extérieure des Etats africains.

23Il nous a déjà été donné, dans le chapitre précédent, d’insister sur la nécessité, pour les Etats africains, de développer une coopération régionale profitable à tous dans un ensemble solidaire. Nous avons également mis l’accent sur l’importance d’une politique de libération nationale sur les plans socio-économique et culturel. Avant de voir en quoi et comment la politique de non-alignement s’avère une option possible pour nos Etats et d’autres Etats dans le monde — dans la recherche de moyens pour réduire leur dépendance actuelle et accroître leur pouvoir d’action dans un système international dominé par les rapports de force et de puissance — voyons brièvement quelles ont été jusqu’à présent les lignes de force de la politique de ces Etats depuis l’indépendance et quels ont été les résultats obtenus.

Sécurité d’abord

24La politique extérieure des Etats africains depuis leur accession à l’indépendance se caractérise par une diplomatie largement dominée par la situation générale de ce continent. En dépit des déclarations officielles et, parfois, des apparences, la quasi-totalité des nouveaux Etats africains poursuit une politique extérieure prudente, dictée par des considérations de sécurité des régimes en place et, en outre, par la faible situation économique de ces Etats.

« La plupart des actions diplomatiques des pays nouvellement indépendants d’Afrique sont inspirées de la stratégie de pays vaincus à la fin d’une guerre perdue. Le souci immédiat de ces Etats, c’est de réintégrer le système politique international. Ce faisant, ils pratiquent l’une des deux stratégies suivantes : comme la République de Weimar sous Stresemann ou la France de Talleyrand, les Etats africains radicaux ont développé le maximum de relations possibles sur la scène internationale et, à partir d’une position de faiblesse, tenté d’établir un équilibre entre les principaux courants et rapports de forces dans la conjoncture internationale. Tandis que les Etats modérés eux, suivant en cela les exemples du Japon et de l’Allemagne de l’Ouest après la seconde guerre mondiale, ont préféré tisser avec l’ancienne métropole des relations de protecteur à protégé, confiant ainsi à l’ancienne métropole le soin de les parrainer sur la scène internationale et de garantir la protection de leur territoire et de leur régime »3.

25Très réaliste devant les rapports de forces économiques et politiques sur la scène internationale, cette diplomatie a été axée sur la sécurité nationale et, d’autre part, sur le développement économique. Rares sont aujourd’hui les Etats africains pour qui ce réalisme diplomatique s’est avéré payant. En effet, faute d’avoir réussi à dominer ses contradictions internes, l’Afrique se trouve aujourd’hui sur le plan international plus marginalisée et plus dépendante que jamais.

26La fragilité de la situation héritée de la colonisation — des frontières tracées en fonction des intérêts des puissances coloniales, un nombre considérable d’ethnies désormais enfermées dans des frontières intangibles, des gouvernements et des régimes en quête de légitimité et en proie à l’instabilité — et une conjoncture politique internationale dominée par la confrontation idéologique entre l’Est et l’Ouest, ont convaincu les gouvernements africains de placer au premier rang de leur politique extérieure le problème de la sécurité de leur régime. En réalité, ils ont identifié la sécurité nationale à la sécurité du gouvernement au pouvoir, et la politique nationale de sécurité consiste à mettre en place tout ce qui est nécessaire pour assurer la protection du régime en question. C’est « la priorité des priorités ». Le développement économique peut, bien entendu, contribuer à renforcer cette sécurité, mais il n’a pas été le moyen privilégié pour ce faire.

27La sécurité a consisté, pour le gouvernement en place, à tout mettre en œuvre pour assurer son contrôle absolu sur toute la vie nationale et à centraliser à son niveau toutes les décisions ; ceci, afin non seulement de contrôler la population, mais également de contrôler toutes les interventions extérieures susceptibles de concurrencer l’influence des autorités locales4.

28Sur le plan de la sécurité régionale, il est à noter que les plus fermes résolutions de l’oua depuis sa création portent précisément sur les problèmes de la sécurité régionale : comment éviter que l’Afrique ne devienne un champ privilégié de l’affrontement idéologique entre l’Est et l’Ouest ? Comment s’assurer que les interventions étrangères dans les conflits locaux n’entraînent la déstabilisation des nouveaux Etats ? Comment contenir les conflits locaux dans des limites tolerables pour la sécurité des gouvernements de la région ? Voilà quelques-unes des questions autour desquelles les dirigeants africains ont articule leur politique étrangère en matière de sécurité. Leur décision de faire de l’Afrique un continent dénucléarisé et de ne pas contracter des alliances militaires avec les puissances étrangères, les accords bilatéraux de défense entre eux, l’importante résolution sur l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation, de même que la convention régionale sur les réfugiés ou celle prête pour leur signature sur les Droits de l’Homme, toutes ces initiatives avaient pour but de renforcer la sécurité régionale. En somme, l’action générale des Etats africains a tendu vers un système de sécurité collective indépendant des grandes puissances et respectueux de la sacro-sainte souveraineté des Etats membres de l’oua. L’action privilégiée a été une alliance entre Etats souverains et non la création d’institutions supranationales. En réalité, l’oua n’a jamais été capable, pour des raisons exposées plus haut, de fournir un système de sécurité collective à ses membres. Depuis l’indépendance, les puissances étrangères (France, Etats-Unis, Grande-Bretagne, Union soviétique, Cuba, pour ne citer que celles-là) sont bien intervenues militairement en Afrique, au mépris de l’Organisation de l’Unité africaine. l’oua n’a pas pu empêcher non plus les conflits de frontières, et ceux à l’intérieur de celles-ci, d’ensanglanter le continent et de faire près de 3 millions de réfugiés.

29Sans diminuer en rien le rôle et l’importance de cette organisation, il faut bien reconnaître qu’en Afrique l’oua aura contribué davantage à forger et à consolider l’indépendance nationale de ses membres qu’à favoriser l’intégration nationale. Elle aura été une plate-forme de discussion, de consultations et de concertation de la politique extérieure d’Etats africains souverains cherchant des moyens pour minimiser les effets des interventions extérieures.

La coopération économique internationale

30L’autre domaine dans lequel la politique étrangère des Etats africains s’est orientée depuis l’indépendance, est la coopération économique internationale, en particulier le commerce international et la division internationale du travail. Les instruments d’une telle politique étaient essentiellement l’autosuffisance économique, la coopération économique régionale et les importations de substitution.

31Dans la conjoncture économique internationale présente, les Etats africains sont économiquement dominés et extrêmement tributaires des centres de décisions du marché international sur lesquels ils n’ont aucune prise. Cette forme de dépendance ne doit pas être confondue avec le type — généralement admis celui-là — qui caractérise les relations d’interdépendance entre Etats souverains et indépendants. Cette dépendance, comme le notent fort justement McGowan et Smith,

« se présente comme un système asymétrique de relations et de contrôle — qui peut être un Etat, une entreprise multinationale ou un parent — change, ou maintient, d’une manière régulière et constante (et, de ce fait, prévisible) le comportement du contrôle, qui peut être un autre Etat, un secteur économique ou un enfant.
« Du point de vue du contrôleur, ce type de relations asymétriques se présente comme un rapport de domination ; ceci, alors que pour le contrôlé, il se présente comme une dépendance et souvent une exploitation »5.

32Cette dépendance économique comporte naturellement des dimensions politiques et militaires. En effet, le pouvoir politique des Etats est fonction de leur pouvoir de décision sur le plan économique :

« La faiblesse de l’économie des petits Etats — écrit à ce propos le président Julius Nyerere — permet très souvent aux grandes puissances d’imposer leur volonté sans même avoir recours à leur puissance militaire. Avec beaucoup moins de risques pour eux — sans être entraînés dans des activités antiguérillas sans fin, par exemple — ils peuvent utiliser leur puissance économique dans le simple but de réduire notre liberté d’action. En réalité, le véritable et imminent danger pour l’indépendance des pays non alignés vient non pas de la puissance militaire des grands Etats, mais de leur puissance économique »6.

33Vengroff aboutit aux mêmes conclusions en affirmant que,

« pour un Etat désireux à la fois d’accepter une dépendance économique et soucieux de se donner une large marge de manœuvre sur les plans politique et militaire, les possibilités sont très réduites. Et, quoique ces deux derniers domaines soient importants, les problèmes de développement restent au cœur des difficultés du Tiers Monde. Initialement, la très grande dépendance économique avait pour origine la domination coloniale ; mais quand celle-ci est solidement établie, elle a tendance à se perpétuer et, de ce fait, à renforcer les formes de dépendance culturelle, politique, militaire et autres »7.

34Pour réduire cette domination, cette forme de dépendance économique et politique de l’étranger, les Etats africains préconiseront, dans l’ensemble, quatre solutions : l’africanisation des cadres, la stratégie des importations de substitution, la coopération régionale et la négociation pour une nouvelle division internationale du travail et un nouvel ordre économique international. On le sait aujourd’hui, les termes de l’échange avec les pays industrialisés et l’exiguïté du marché intérieur de la plupart des Etats africains ne permettront pas à ces derniers de créer de nouvelles sources de revenus pour soutenir leur commerce extérieur dans le cadre de la stratégie des importations de substitution.

35Sur le plan régional ou sous-régional, les généreuses résolutions de l’OUA et les déclarations d’intention des gouvernements africains n’ont pas suffi à faire entrer la coopération économique régionale dans les faits : les tentatives d’intégration économique ont été sans lendemain et, aujourd’hui encore, le volume du commerce intra-africain est pratiquement dérisoire par rapport aux relations commerciales bilatérales établies entre les Etats africains et l’étranger.

36Ces efforts des gouvernements africains pour tenter, sur le plan international, de modifier les inégalités structurelles du système des échanges, ont pris un grand tournant en 1964 avec la formation du groupe des « 77 » à la I^re Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement à Genève. Ce groupe, porte-parole des négociations pour un nouvel ordre économique international à la Conférence au Sommet des Non-Alignés à Alger en 1973, constituera finalement le cadre principal du dialogue Nord-Sud à la 6^e session spéciale des Nations Unies en 1974.

2. LES CONDITIONS ET LES FORCES DU CHANGEMENT

37Non, l’Afrique n’est pas condamnée à la domination étrangère. L’alternative à sa dépendance politique et économique actuelle existe. Elle se situe essentiellement à deux niveaux : celui de la politique intérieure et celui de la politique extérieure.

38L’initiative du changement doit venir de l’Afrique elle-même qui a éprouvé et vient de subir près de trois siècles de domination et qui reste encore victime d’un système global établi au profit d’une minorité d’Etats. La tâche consiste pour l’Afrique, d’abord en la mobilisation de l’ensemble de ses propres ressources humaines et matérielles pour les mettre au service de la libération nationale. Il s’agit ensuite pour elle de participer, aux côtés des forces progressistes dans le monde, à l’institution d’un nouvel ordre international régi par des valeurs plus humaines, telles que le combat commun pour la paix et la justice.

39Cette alternative à l’ordre actuel, qui est assimilable à la « loi de la jungle » ou encore à la loi du plus fort, ne peut pas être le fait de la seule Afrique ; elle doit provenir de l’action commune des forces progressistes de tous les pays en faveur d’une coopération internationale davantage fondée sur la communauté d’intérêts des peuples et, partant, plus solidaire. En effet, individuellement, nos Etats sont vulnérables, mais collectivement, ils sont à même, en coopération avec les forces du progrès et du mouvement dans le monde, d’inspirer considération et respect sur la scène internationale.

40Techniquement et économiquement la coopération avec les autres Etats du Tiers Monde, si elle se fonde sur cet esprit de solidarité et sur le respect des intérêts bien compris des partenaires, peut contribuer à consolider les rangs des forces du progrès en faveur d’un autre système de relations internationales. En effet, les pays du Tiers Monde représentent aujourd’hui un éventail important et diversifié de potentialités économiques et techniques suffisamment élaborées pour participer au développement de l’Afrique dans le cadre des échanges Sud-Sud. Dans ce cadre également, il est possible de développer des activités de coopération dans la recherche de nouveaux modèles de développement. En d’autres ternies, la coopération accrue dans différents domaines entre l’Afrique et les autres Etats du Tiers Monde, fondée sur la solidarité des parties, constitue elle aussi une approche valable pour mettre fin à la situation de domination et d’inégalité dont nos Etats sont victimes aujourd’hui.

41La condition sine qua non pour arracher l’Afrique à la domination étrangère et pour lui permettre de contribuer à l’avènement d’un type nouveau de relations internationales fondées sur le respect mutuel, la coopération et la solidarité des peuples, c’est d’abord de modifier les structures prévalant actuellement à l’intérieur de nos Etats. L’effort crucial doit porter sur ce point. La théorie de la dépendance et les autres analyses historiques faites pour mieux comprendre et expliquer les raisons du sous-développement de nos Etats constituent, incontestablement, une contribution de valeur à la théorie du développement. Cependant, ces analyses sont non seulement impuissantes à changer les conditions actuelles de nos peuples, mais encore elles présentent des aspects sécurisants qui peuvent être dangereux pour nous. L’un de ces aspects est précisément la facilité, après avoir établi la responsabilité de l’Occident dans la situation actuelle de nos Etats, de vouloir faire assumer aux Occidentaux la responsabilité du changement qu’il faut effectuer aujourd’hui en Afrique.

42L’Afrique n’est pas, historiquement, le premier exemple de colonisation ; d’autres peuples, avant les nôtres, ont subi le joug colonial ; d’autres peuples connaîtront encore sans doute la colonisation demain. Il incombe entièrement aux Africains et aux peuples qui, de par le monde, refusent cette forme de soumission et d’exploitation, de faire en sorte que le passé ne se répète pas. Il serait puéril et futile d’attendre des anciennes puissances coloniales qu’elles prennent l’initiative dans ce sens ou encore qu’elles éprouvent un quelconque sentiment de culpabilité pour avoir colonisé d’autres peuples. Au contraire, dans ces pays ou ailleurs, les défenseurs du statu quo, « ces Oukases » — selon l’expression du Président Senghor —, « gardiens des marais stagnants », se sont toujours ingéniés à exploiter des perceptions subjectives — croyances et mythes de toutes sortes — et à faire croire à leurs opposants que la situation est désespérée et sans issue, que le cours de l’Histoire est ainsi fait et que toute tentative d’aller à l’encontre de ce courant ne pourra qu’entraîner le chaos.

43Ainsi, la place de l’Afrique dans les relations internationales est-elle non seulement fonction de son poids économique, politique, stratégique et culturel dans le monde, mais également de l’aptitude de l’Afrique à démontrer qu’elle est capable de gérer ses propres affaires, et de sa volonté de tenir ces dernières à l’abri des interventions étrangères.

44Si l’Afrique est encore dominée et marginalisée aujourd’hui sur la scène internationale, c’est parce qu’elle ne remplit pas encore ces conditions. Il en sera ainsi tant que l’Afrique ne sera pas dotée d’institutions et de structures socio-économiques et culturelles satisfaisantes pour les peuples africains ; institutions qui soient susceptibles d’offrir un cadre dans lequel les intérêts des multiples ethnies et des différents groupes sociaux peuvent être conciliés dans un esprit de solidarité ; institutions qui soient le résultat de l’effort commun de nos populations et non des produits d’importation glanés par-ci, par-là.

45Le nouvel ordre international, la lutte pour une société plus équitable ou pour les droits de l’homme, tout cela commence d’abord à l’échelle nationale avant de se négocier sur le plan international ; et le succès dans leur application à l’intérieur des Etats aura incontestablement des répercussions sur les relations internationales. Le succès interne des Etats africains dans ces différents domaines constitue leur meilleur atout pour plaider en faveur d’un type de relations internationales autre que celui qui prévaut actuellement.

46Des Etats où sévissent des structures sociales figées, des régimes politiques oppressifs, minés par la violence et hantés par l’instabilité, ne sont pas, de par leur nature même, les mieux placés pour plaider en faveur d’un nouvel ordre international plus juste et plus humain. En revanche, l’effort déployé par les dirigeants africains dans ces différents domaines à l’intérieur des Etats et dans la région constitue la meilleure démonstration du sérieux de leurs propositions et de leur volonté de sortir de la rhétorique actuelle qui simule mal une fausse confrontation avec des forces extérieures de reconquête.

47Le problème concernant les forces émergentes de la région dans les Etats potentiellement plus riches que d’autres, comme le Nigeria, l’Egypte, la Côte-d’Ivoire, l’Angola, le Maroc, l’Algérie, le Gabon, la Guinée/Conakry ou le Zaïre, pour ne citer que ceux-là, est de savoir s’ils accepteront d’être, avec l’Afrique du Sud, des instruments de la cooptation manipulés par les puissances étrangères à l’encontre des intérêts des peuples africains ; ou encore s’ils préféreront mettre leurs potentialités et ressources au service du développement de la région et rejoindre les rangs des forces du changement en faveur d’un nouvel ordre international plus solidaire. En acceptant le premier terme de l’alternative, comme cela semble être le cas actuellement, les dirigeants de ces Etats prennent des responsabilités dont les conséquences sont incalculables pour l’avenir de la région. En effet, cette politique ouvre la voie d’une nouvelle aventure pour l’Afrique : celle de la course aux armements et de la militarisation de notre continent au profit des intérêts étrangers. La protection que certains chefs d’Etat africains cherchent désespérément pour se maintenir au pouvoir se paye : en échange de cette protection, ils doivent accepter eux-mêmes de protéger les intérêts économiques, politiques et militaires des Occidentaux. Cette transformation de certains pays en bastions militaires pour la défense des intérêts étrangers a de sérieuses conséquences pour la paix, la solidarité et la sécurité régionales. Cette politique non seulement soumet notre région à la domination étrangère et l’expose au danger nucléaire ; elle contribue également à renforcer chez nous des régimes autoritaires et répressifs sans légitimité autre que celle conférée par ces puissances étrangères. En outre, si aujourd’hui en Afrique nous optons pour la militarisation et la course aux armements, le débat sur le développement économique et social de nos populations peut être considéré comme clos, car nous ne pourrons jamais disposer de ressources suffisantes pour mener de front une croissance économique et sociale rapide et une course aux armements. Si nous le tentions, ce serait au profit des fabricants et des marchands de canons, au profit des forces de reconquête.

Les forces du mouvement

48Il est vrai, certes, que le statu quo en faveur du système international actuel est défendu par de puissants intérêts politiques et économiques. Mais il n’est pas moins vrai que ce système, qui ne profite qu’à une minorité d’Etats, est rejeté par la majorité qui en est exclue. Les Etats africains appartiennent à ce dernier groupe dans lequel le système actuel cherche à s’imposer. La défense des intérêts de l’Afrique se situe aujourd’hui du côté du changement. Les forces progressistes en faveur du changement existent, dans leur diversité, avec leurs faiblesses et leurs aspirations. Elles existent au nord comme au sud ; elles dépassent les frontières des Etats-nations et atteignent le niveau des groupements privés comme les organisations non gouvernementales. Ces forces en faveur d’un nouvel ordre ont le devoir de s’organiser ; elles en ont les moyens et l’Afrique peut compter sur elles dans le cadre d’une action globale.

49La plupart des grandes questions qui préoccupent l’Afrique à l’échelle mondiale sont largement débattues au niveau gouvernemental et non gouvernemental. La recherche d’un consensus sur les actions à entreprendre pour permettre aux institutions nationales et internationales d’œuvrer dans le cadre d’une action commune et globale, a commencé et suit son cours. L’exemple actuellement le plus significatif dans ce sens est fourni par le nombre important de réunions, conférences et séminaires organisés pour discuter des questions telles que l’environnement, la population, l’alimentation, la sécurité, le désarmement, l’eau, l’habitat, le droit de la mer, les conditions de la femme et de l’enfant, l’emploi, la désertification, la science et la technologie ou encore les droits de l’homme. Certains de ces débats ont déjà accrédité des idées qui inquiètent les milieux dirigeants et l’opinion publique en Occident. C’est le cas, notamment, de la dépendance de l’Occident sur les matières premières du Tiers Monde, du gaspillage des énergies non renouvelables, de la faim devenue pratiquement chronique dans certaines parties du monde, du chômage, des dangers de la course aux armements qui prend des proportions démoniaques, ou encore de la rivalité des Super-Puissances pour établir leur hégémonie. Il incombe aux gouvernements africains d’éviter que ces nombreux débats ne s’enlisent dans la rhétorique qui, comme c’est d’ailleurs le cas à présent, sert d’alibi pour bloquer les forces du mouvement. Il leur incombe d’agir afin que la coopération internationale se fonde sur des idées plus constructives, moins romantiques et qui tiennent moins de la manipulation, comme celle de la gestion globale des affaires du monde à partir de quelques centres-satellites.

50Dans des domaines comme celui de la paix, du désarmement, de l’antimilitarisme, de la justice et de l’équité — pour ne citer que ceux-là — l’Afrique peut trouver des alliés dans le monde entier. Nombreux sont, dans le Tiers Monde et dans les pays industrialisés, les mouvements et les groupements inquiets des proportions prises par la course aux armements et le danger nucléaire, ou encore conscients de la nécessité d’un plus grand contrôle sur le pouvoir technico-économique ; conscients de la nécessité de l’instauration d’un ordre plus humain, où les ressources naturelles et humaines sont utilisées avec plus d’équité et en harmonie avec notre environnement. Actuellement, de par le monde, des centaines de milliers de scientifiques, écologistes, économistes, techniciens et philosophes s’interrogent sur la qualité de la vie, l’environnement, les nouvelles sources d’énergie, une technologie plus appropriée, la diversité des cultures, les droits de l’homme, de nouveaux systèmes d’éducation ou d’habitat. Ces mouvements ne sont pas toujours des groupuscules, mais sont parfois très influents dans leurs pays et régions respectifs. Ils existent souvent sous la forme d’organisations non gouvernementales et constituent dans l’opinion publique de puissants courants, que les politiciens et les gouvernements ne peuvent pas toujours ignorer. Ces mouvements, dans nombre de leurs préoccupations, permettent d’identifier les domaines dans lesquels les peuples africains et les peuples étrangers ont des intérêts communs ou partagent des soucis identiques. C’est pourquoi il est important d’approfondir et d’élargir ce cercle des forces du mouvement pour dépasser la conception statique de « l’aide au développement » ou « du transfert de technologie » et s’engager dans la voie de la coopération pour l’établissement d’un nouvel ordre international.

51La plupart des pays du monde, y compris les pays occidentaux à économie de marché et les pays socialistes, peuvent contribuer positivement à cette entreprise. Les rares pays qui pourraient vouloir rester passifs dans cette action sont les grandes puissances militaires. En effet, la force militaire est devenue l’argument majeur de leur politique extérieure et intérieure, l’instrument principal de domination à l’intérieur comme à l’extérieur de leurs frontières. Sans nier les risques d’une telle politique dans la mesure même où la diffusion du pouvoir militaire s’accompagne de la diffusion de l’économie, de la technologie et de la sociologie qui sous-tendent l’idéologie militariste, il y a lieu de souligner le danger de l’ordre sous lequel nous vivons actuellement. En effet, contrairement à la thèse que ces pays cherchent à accréditer auprès de l’opinion publique, le vrai danger pour le monde ne vient pas seulement de la dissémination des armements et du pouvoir militaire ; le danger réside aussi et surtout dans la concentration de ce pouvoir entre les mains d’une minorité d’Etats qui s’en servent à des fins de politique intérieure et étrangère.

3. Le cadre d’action diplomatique indispensable : le mouvement des pays non-alignés

52Sur le plan diplomatique, le mouvement des non-alignés, malgré ses difficultés actuelles, offre encore le cadre d’action le mieux approprié pour orienter, à une échelle globale, la défense des intérêts politiques des peuples africains en liaison avec ceux des autres peuples soucieux de vivre en peuples libres et indépendants. En parlant du non-alignement, on se réfère tantôt à la politique étrangère d’un Etat, tantôt à un mouvement ou groupe d’Etats appliquant les principes de Bandoeng dans leurs relations internationales8. C’est pourquoi il nous semble nécessaire de préciser ici que nous nous référons au non-alignement en tant que cadre d’orientation de la politique étrangère des Etats africains. Le non-alignement reste un mouvement mal connu pour trois raisons essentielles.

53Primo, en raison de l’ethnocentrisme des études sur les relations internationales qui sont, dans leur quasi-totalité, faites par les Occidentaux et qui reflètent leur vision du monde ; dans ces études sur le système politique international, le mouvement des non-alignés sort des cadres d’analyse usuels des chercheurs occidentaux.

54Dans leur présentation, deux confusions sont entretenues en ce qui concerne le concept du non-alignement. D’abord, la confusion sémantique identifiant délibérément le non-alignement avec le neutralisme : le refus de nos Etats de s’engager dans le conflit idéologique entre l’Est et l’Ouest a été interprété comme une expression de neutralité, au sens juridique de ce terme en droit international — rapports entre un pays non belligérant et des pays en guerre, à l’exemple de la Suisse et de l’Autriche. Dans la mesure où les Etats d’Asie et d’Afrique avaient combattu aux côtés des Alliés dans les deux guerres mondiales, on a préféré substituer le concept de neutralisme à celui de neutralité. Ainsi, George Liska écrit :

« Dans la mesure même où elles constituent des réponses à des facteurs extérieurs et à des considérations internes, les réalités du non-alignement et du neutralisme positif doivent être perçues dans une double perspective. Le non-alignement peut être fondé sur des considérations objectives comme la sécurité nationale ou la stabilité intérieure. Mais le militantisme en matière de neutralisme est sérieusement secoué par des considérations non idéologiques comme le besoin de l’aide internationale »9.

55Outre cette confusion entretenue entre le non-alignement et le neutralisme, une autre confusion très répandue veut que le non-alignement soit une création de la guerre froide : pris entre les deux blocs antagonistes, les pays du Tiers Monde pratiquent la politique de la balançoire, en essayant d’obtenir le maximum d’un côté comme de l’autre.

56En d’autres termes, le non-alignement est présenté comme un mouvement opportuniste, voué à une brève existence et qui ne résistera pas aux pressions exercées par les deux camps pour amener nos Etats à s’aligner sur l’un ou l’autre des deux blocs. Comme l’écrit J. W. Burton, le mouvement des non-alignés est perçu :

« Comme moyen de détourner l’attention des problèmes intérieurs dans la mesure où il permet aux dirigeants d’adopter des positions dramatiques et d’opposer les grandes puissances ; ce qui passe pour être tout à fait anti-occidental et anti-impérialiste »10.

57Secundo, les médias occidentaux n’ont jamais voulu reconnaître dans les conférences des Etats non alignés que des réunions pittoresques où des chefs d’Etat et de gouvernement dans leurs costumes nationaux adoptent des résolutions anti-occidentales qu’ils n’ont d’ailleurs pas les moyens de mettre en pratique. Ainsi, le mouvement des non-alignés est-il présenté tantôt comme une nouvelle organisation du Tiers Monde, tantôt comme une forme de politique étrangère, un autre bloc ou tout simplement une assemblée de mendiants qui chercheraient à forcer la main aux riches de ce monde.

58Tertio, la méconnaissance du mouvement des non-alignés et de sa contribution à la théorie des relations internationales peut être encore attribuée au manque d’intérêt que les universitaires du Tiers Monde ont jusqu’alors démontré à son endroit. Dans ce domaine, comme d’ailleurs dans beaucoup d’autres concernant la recherche sur nos propres réalités, nous avons gardé la mauvaise habitude de colonisés consistant à attendre que les occidentaux fassent le travail. Il est des travaux nous concernant qu’ils n’entreprendront jamais, ou s’ils le faisaient, ce serait pour satisfaire leur propre curiosité. La doctrine du non-alignement constitue l’une des plus importantes contributions de ce siècle au système des relations internationales. Il est du devoir des dirigeants du Tiers Monde, gouvernements comme universitaires, d’aider à le faire mieux connaître. Le matériel brut, documents de premières sources, existe ; il faut soumettre ces documents à l’analyse et la critique du plus grand nombre possible de nos élites, ainsi que des élites occidentales.

59Aujourd’hui le mouvement des pays non alignés est une organisation intercontinentale et universelle, qui mène le combat contre les hégémonies et contre la domination des relations internationales par des blocs. Partisan d’une transformation des relations internationales actuelles, ce mouvement a ses vraies origines politiques et économiques dans la lutte anticolonialiste au lendemain de la seconde guerre mondiale. Les objectifs du mouvement se dégagent des déclarations de ses différents « sommets », depuis sa création à Bandoeng en 1955. Son objectif majeur est celui de restaurer le système actuel des relations internationales sur la base des principes suivants : le droit à l’autodétermination des peuples et leur droit de coexister et coopérer comme des partenaires égaux ; le besoin de préserver la paix internationale et notamment de prévenir une guerre nucléaire entre les Etats-Unis et l’Union soviétique ; la lutte contre le racisme sous toutes ses formes ; l’institution d’un nouvel ordre économique international fondé sur le principe de la juste répartition des ressources et du produit des activités des peuples du monde.

60On peut, naturellement, objecter que dans un système international dominé par le recours à la violence pour résoudre les conflits, il n’y a pas de place pour un mouvement qui ne se recommande pas de la force. Mais nous estimons que l’omnipotence des grandes puissances et la faiblesse de la plupart des Etats du monde justifient le mouvement des non-alignés. Mme Indira Gandhi, Premier Ministre de l’Inde, a raison d’affirmer, en répondant à un journaliste britannique la questionnant sur la viabilité du mouvement : « Non seulement il — le non-alignement — fonctionne, mais il est absolument essentiel »11. En effet, dans la mesure où les petits Etats sont dans l’impossibilité d’affecter individuellement le pouvoir des grandes puissances, il est absurde pour eux de chercher à faire partie de l’équation du pouvoir. Mais, en tant qu’élément d’un mouvement menant des actions cohérentes, les petits Etats, constitués en un bloc indépendant, peuvent contribuer à favoriser des courants de pensée tels que la coexistence pacifique. Plusieurs exemples viennent fort bien illustrer cette thèse. Le premier est tiré de la crise congolaise de 1960 : lorsque le secrétaire général des Nations Unies, Dag Hammarskjöld, a tenté de répondre aux attaques soviétiques contre son attitude, c’est sur les votes des pays non alignés, et non sur ceux du groupe occidental, qu’il s’est appuyé. De même, lorsque la crise de l’Afghanistan a été portée devant le Conseil de Sécurité des Nations Unies, les Etats-Unis se sont appuyés sur les pays non alignés pour obtenir la condamnation de l’urss. Et c’est sur le même groupe qu’ils s’appuieront pour recourir à la résolution « Union pour le Maintien de la Paix », afin de renvoyer devant l’Assemblée générale certaines questions dont le Conseil de Sécurité est saisi.

61Lorsque le problème des otages américains détenus en Iran a été porté devant le Conseil de Sécurité, les Etats-Unis ont longtemps hésité à demander des sanctions contre l’Iran en raison du fait qu’ils cherchaient d’abord à recueillir, à cette fin, les votes des pays non alignés au Conseil de Sécurité. Ces votes étaient nécessaires pour légitimer la politique américaine devant l’opinion publique internationale.

62Par ailleurs, le mouvement des non-alignés joue un rôle important dans la détente et le maintien de la paix. En effet, la détente ne signifie pas l’absence de rivalité entre les grandes puissances. La lutte se poursuit, mais par des voies pacifiques et non par la violence. Cependant, les grandes puissances conçoivent la détente comme une coopération entre elles en vue de perpétuer leur contrôle sur le système international. Les dirigeants américains et soviétiques conçoivent la détente comme un moyen pour se fixer des règles de conduite dans les affaires du monde en l’absence des principaux intéressés, c’est-à-dire des autres Etats. Le Traité de non-prolifération nucléaire, qui vise à assurer aux grandes puissances le monopole de la possession des armes atomiques, est un exemple typique de cette attitude. De même, l’accord sur l’interdiction des expériences nucléaires atmosphériques constitue une contrainte uniquement pour les Etats qui ont encore scientifiquement besoin de passer par ce type d’expériences pour améliorer leurs connaissances dans ce domaine. En outre, quand les Etats-Unis accusent l’Union soviétique d’avoir violé les règles non écrites de la détente en intervenant en Angola, cela signifie implicitement que l’Angola, Etat indépendant et souverain, ne peut pas se permettre de demander assistance à un autre Etat sans en référer aux autorités de Washington. Si une telle conception de la détente prévaut, que reste-t-il dès lors de l’exercice de la souveraineté et de l’indépendance pour un petit Etat ? Cette conception représente assurément un danger pour la souveraineté et l’indépendance de nos Etats. C’est pourquoi elle doit être rejetée. Le Président Tito avait raison lorsqu’il déclarait :

« Quoique la situation aujourd’hui soit différente de celle de 1961 sur plusieurs points, je pense que les pays non alignés devraient, dans la mesure du possible, continuer à exercer une influence constructive sur les relations entre les grandes puissances. Une telle action peut être porteuse d’un effet stabilisateur dans le cadre général de la détente. Il va sans dire que les non-alignés ne peuvent souscrire avec aucune grande puissance, à aucun arrangement qui serait à leurs dépens.
« Par ailleurs, les tensions et les confrontations entre les grandes puissances ont, nécessairement, des effets négatifs. C’est pourquoi leurs relations mutuelles nous concernent tout aussi bien... Nous vivons dans un même monde où la seule paix durable est une paix générale »12.

63Le maintien de la paix n’est pas l’unique fonction du Mouvement des Pays non alignés. Il vise également à la libération nationale, au maintien et à la défense de la liberté sur le plan national et international. C’est pourquoi il préconise de développer la coopération économique entre les Etats du Tiers Monde, parce que, plus nombreux seront les échanges économiques entre eux, plus ces pays seront indépendants et à même de résister aux pressions des Grandes Puissances. Ce faisant, il s’agit de développer la coopération dans un cadre où la volonté de domination est absente et où des partenaires égaux peuvent partager les avantages de l’échange économique et de la coopération en matière de technologie.

« Il importe ici de remettre à jour le modèle de coopération actuellement en vigueur et d’aller au-delà de la coopération du type traditionnel (bourses, envois d’experts, etc.). La nouvelle dimension de cette coopération doit porter sur des programmes et des projets complets de développement liés à l’expansion économique et à d’autres types de relations avec les pays en développement »13.

64Le coût de la coopération technique entre des pays tels que le Brésil, le Nigeria, l’Inde, le Mexique ou l’Algérie ne serait pas nécessairement plus élevé que celui d’une telle coopération entre ces pays et les pays hautement industrialisés. De même, beaucoup de produits en provenance de ces derniers reviennent plus cher en raison du coût élevé de leur main-d’œuvre.

65La présence au sein du mouvement de pays de régimes différents et l’absence d’une certaine institutionnalisation déroutent encore beaucoup d’observateurs quant à la nature exacte du mouvement. En réalité la présence au sein du mouvement de pays socialistes, capitalistes, communistes ou royalistes ne paraît contradictoire qu’en apparence, car l’appartenance au mouvement n’est pas liée à la nature des régimes de ses membres, mais au respect par ces derniers, à l’intérieur de leurs Etats et dans les relations internationales, des principes du non-alignement. Quelle est l’efficacité réelle d’une telle formule ? L’exemple de l’Organisation des Pays producteurs de Pétrole (OPEP), qui regroupe une gamme extrêmement variée de régimes politiques très divers, est là pour démontrer, s’il en était besoin, que des résultats importants peuvent être acquis malgré cette diversité.

66Certains observateurs, même parmi les Etats membres du mouvement, auraient souhaité voir ce dernier doté de structures et d’un cadre institutionnel autres que celui d’une simple conférence. En effet, c’est dans le cadre de telles structures que les organisations internationales ont l’habitude de travailler. Or, le mouvement a toujours résisté à son institutionnalisation, de crainte sans doute qu’elle ne conduise à sa division. Il y a, certes, un besoin pour le mouvement, pour se maintenir et survivre, d’avoir la souplesse indispensable pour adapter ses objectifs à la fois aux besoins en constante évolution de ses nombreux membres14 et aux nécessités de la conjoncture internationale dans laquelle le mouvement est appelé à opérer. Mais, devant la complexité des relations internationales, le mouvement a besoin d’un appareil léger de consultation rapide, susceptible de fonctionner efficacement entre deux conférences. En effet, le mouvement doit pouvoir agir tactiquement et prendre des initiatives, et non se contenter de réagir aux actions des grandes puissances. A cet effet, même un simple bureau qui assure la communication entre les Etats Membres pourrait être très utile pour fournir à ces derniers des informations complètes leur permettant de prendre rapidement des décisions importantes. En outre, dans la mesure où l’ensemble des membres ne pourraient pas toujours se réunir aussi rapidement que cela serait nécessaire, le bureau pourrait être également investi de l’autorité et de la compétence nécessaires pour prendre certaines mesures entre deux sommets. La procédure et la composition de ce bureau ne sont pas, bien entendu, sans présenter de difficultés. Il y aura lieu de déterminer les critères de sa composition et ses fonctions afin d’éviter qu’il ne soit dominé par une fraction du mouvement.