1Depuis bientôt une décennie, la communauté internationale est en situation de négociation permanente et de transactions incessantes. Toutefois, après avoir longtemps occupé les feux de la rampe, le dialogue Nord-Sud s’essouffle, un peu comme s’il était passé de mode. Y a-t-il suffisamment de signes pour croire encore en sa réussite dans un monde où l’invocation constante des liens d’interdépendance, de complémentarité et de responsabilité réciproque devrait pourtant le promouvoir ? Comment l’élaboration d’un Nouvel Ordre peut-elle progresser quand le Nord craque sous l’étreinte du chômage et de l’austérité budgétaire et que le Sud suffoque sous les affres de l’endettement ?

2D’innombrables réunions, conférences, négociations ont déjà été organisées. Des commissions puis des sous-commissions et des groupes de travail ont été mis en place. Mais la multiplication des échéances et la complexité toujours plus grande des différents mécanismes amènent inévitablement à s’interroger sur la capacité des principaux acteurs à maîtriser un débat dont les données sont soumises à un processus de changement continu. Les négociations piétinent et s’enlisent dans des discours solennels sur l’interdépendance et la solidarité internationale — le développement des PVD est aussi un enjeu d’éthique sociale — alors que la réalité de ces négociations, c’est l’affrontement des intérêts nationaux exacerbés par la « guerre économique ». Partout l’affrontement dément l’appel à la coopération, partout l’égoïsme national contredit le discours internationaliste, partout la proclamation des vertus du libre-échange entre en collision avec des formes plus ou moins bien camouflées de protectionnisme.

3Certes, on ne saurait ignorer les contraintes réelles qui pèsent actuellement sur les pays industrialisés et limitent leur marge de manœuvre. La crise oblige indubitablement nombre d’entre eux à plus de rigueur dans l’analyse des réalités nationales et internationales. Mais celle-ci ne devrait pas être invoquée à tout propos pour justifier une attitude défensive, commode et échappatoire derrière laquelle se cache, en fait, une forte résistance au changement assortie de crainte et de suspicion à l’égard des nouvelles forces montantes du Tiers Monde. Les plus riches se détournent des problèmes de survie des plus pauvres, ils ne parlent de relations Nord-Sud que pour occuper les tribunes des grandes organisations internationales — témoins de la surenchère dans l’éloquence — ils n’y pensent guère qu’en fonction de quelques pays qui sont pour eux des bases sûres ou des lieux de développement privilégiés. Une fois éteints les lampions des grandes conférences, l’option devient clairement géostratégique.

4En définitive, la démarche adoptée par les pays occidentaux dans ce que l’on qualifie par commodité de langage de « dialogue Nord-Sud » ne remet pas fondamentalement en question le statu quo politique et social et escamote ainsi le vrai débat. Si la situation exige qu’ils lâchent quelque chose, la règle d’or est de ne payer qu’une seule fois, le moins possible et en tout cas de situer toute action dans le cadre des institutions existantes sur lesquelles ces pays ont la haute main. Donc de préserver la structure du pouvoir telle qu’elle est de même que les mécanismes politiques inhérents à cette structure. Il existe un consensus unanime au sein du monde industrialisé pour ne pas dessaisir les organisations spécialisées (GATT, Banque mondiale et FMI notamment) des domaines relevant de leurs compétences. Ceci signifie en pratique que ces agences ne sauraient être mises en cause d’une façon ou d’une autre et que le pouvoir économique, politique et financier est indivisible. Elles sont là pour gérer des choses existantes avec des administrations soucieuses de conserver l’objet de leur puissance. Or, l’établissement d’un Nouvel Ordre économique international impliquerait une transformation de l’ordre politique et économique actuel, donc une redistribution du pouvoir et un nouvel équilibre entre les pôles de décision.

5Il faut bien voir aussi que depuis que le monde est monde, les riches n’ont jamais réduit considérablement leur niveau de vie en faveur des pauvres, à moins d’y être contraints, encore faut-il que cette contrainte soit tangible et immédiate. D’ailleurs, qui accepterait de plein gré d’affaiblir son propre pouvoir de négociation pour renforcer la position de l’adversaire ? Les prédictions pour le moins pessimistes du groupe Interfuturs1 avec ses « images chocs » ne suffiront pas à changer un mode de vie, à condamner l’ordre actuel qui devient tous les jours un peu plus désordre mais que peu, finalement, ont intérêt à arrêter. Aussi peut-on se demander si un changement pourrait être le résultat d’une convergence et non d’un affrontement, s’il pourrait être librement négocié et non autoritairement imposé. C’est moins la perception de l’intérêt mutuel que le jeu des rapports de force et des rapports d’intérêts conflictuels qui font évoluer le monde. La communauté internationale invoque régulièrement le fait de l’interdépendance économique entre les peuples, mais tout conduit à penser qu’elle n’y croit pas réellement et, en tout cas, elle ne s’y conforme pas. La récession sur le marché pétrolier à partir de 1980 a enlevé à la négociation une bonne partie de sa raison d’être pour le Nord. Le Sud n’a guère maintenant de monnaie d’échange ni de moyens de pression. Les chances d’un développement rapide et significatif des relations Nord-Sud au bénéfice du Tiers Monde sont donc, dans le contexte actuel, limitées.

6A défaut de pouvoir s’appuyer sur tel ou tel des grands ensembles de l’axe Nord-Nord pour y trouver une réponse qui corresponde à son attente, la seule façon pour le Sud de faire progresser le dialogue, c’est de renforcer sa capacité de négocier. Même un courant suffisant de solidarité internationale impliquant des stratégies de développement ne permettrait pas de modifier les données d’un système pourtant totalement incapable de répondre aux exigences du monde d’aujourd’hui. Ce pouvoir de négocier, les PVD peuvent l’augmenter et le valoriser à travers la coopération Sud-Sud, donc l’action collective horizontale. Mais c’est en premier lieu au plan national qu’ils doivent réussir pour donner une base solide à toute démarche au niveau du groupe. Si un pays ne parvient pas à se prendre lui-même en main, à créer les conditions de son développement en sachant utiliser son propre potentiel, toute action ou intervention extérieure ne saurait suffire pour assurer le succès d’une telle stratégie. L’impérieuse nécessité de ses propres efforts ne doit pas être passée sous silence. Les dimensions interne et externe sont donc nécessaires et complémentaires l’une de l’autre et le paramètre extérieur insuffisant à lui seul.

7La Communauté européenne, comme ses partenaires occidentaux, a pensé que c’était une tactique habile d’attendre, d’atermoyer, de chercher des mécanismes pour éviter de parler des propositions des PVD, d’essayer par tous les moyens de ne concéder que des apparences plutôt que des réalités — peut-être aussi parce que personne ne sait vraiment où conduirait une réforme du système économique et monétaire international. Elle n’a pas traité les problèmes d’ensemble en fonction d’une politique ou d’une stratégie qui lui serait propre et aurait pu lui conférer une identité différente de celle des Etats qui la composent. La Communauté a su faire œuvre unique avec la Convention de Lomé la liant aux Etats ACP. Traditionnellement plus sensible et plus ouverte aux revendications du Sud, elle a su élaborer des politiques progressistes vis-à-vis de certains pays ou groupes de pays du Tiers Monde, révélant ainsi une capacité à forger des cadres conceptuels pour des actions originales. Mais la négociation de tels accords s’est toujours déroulée en dehors de la présence des Américains. En revanche, dans les grandes rencontres Nord-Sud, la CEE parle et négocie au sein du groupe B. Elle a parfois été en première ligne, mais elle s’est aussi souvent tenue en réserve, en laissant parler les autres, de crainte d’aller trop loin ou de ne plus pouvoir amener les Etats membres à accorder leurs violons. Car ce sont encore eux qui décident et qui ont le loisir d’édulcorer les propositions quelquefois progressistes des fonctionnaires de la Commission. Cela ne saurait étonner dans une Communauté d’Etats souverains où les choix politiques fondamentaux demeurent le privilège des gouvernements nationaux, parfois orientés très différemment par les élections dont ils sont issus.

8Il est donc difficile de dégager clairement la conception et la position de la Communauté qui est souvent révisée, corrigée, sinon réorientée par les réalités et le jeu même de la négociation, sans parler des incidences des changements des responsables politiques, nationaux ou communautaires. La CEE n’a pas encore pu véritablement forger son unité sur le plan international, à la fois par manque de coordination entre les politiques extérieures nationales des Etats et par manque de volonté politique dans la défense des intérêts communs. Elle n’a pas su véritablement surmonter et faire abstraction de ses clivages internes au niveau mondial, sauf peut-être dans la Convention de Lomé à travers laquelle elle montre qu’elle existe encore.

9La plupart des Etats membres semblent manifester aujourd’hui une certaine méfiance à l’égard d’un quelconque volontarisme européen. Il y a indubitablement un courant de contestation, au sein même de l’Europe et à l’extérieur, des compétences d’une institution créée pour offrir un espace d’expansion et de progrès. Lorsque les Etats membres parviennent, bon an mal an, à élaborer des positions communes à Bruxelles, elles résistent souvent difficilement aux pressions américaines et aux convergences de vues entre Américains, Allemands et Britanniques. Les Américains ont aussi leurs « sous-marins » au sein de la Communauté et le jeu d’un dialogue privilégié avec les USA, voire parfois avec le Japon revêt une importance croissante. C’est là la preuve d’un souci constant d’éviter tout geste qui pourrait déplaire à Washington.

10En acceptant à certains moments critiques des propositions les plus controversées des 77, l’Europe a montré qu’elle savait prendre l’initiative. Or il semble maintenant qu’elle y renonce, qu’elle refuse de s’engager dans une voie propre avec détermination en offrant une chance de soustraire le dialogue Nord-Sud aux seules pressions contradictoires des superpuissances. En somme, il y a un consensus de plus en plus large parmi les Etats membres pour ne rien faire et pour refuser à l’Europe communautaire les moyens d’une politique originale et indépendante vis-à-vis du Tiers Monde. Les Américains ont, sans conteste, une responsabilité dans ces blocages et l’enlisement du dialogue. Mais on peut se demander aussi dans quelle mesure l’Europe, de plus en plus sur la défensive, ne « profite » pas de l’obstruction américaine qui la place dans une position tactique moins défavorable.

11Le phénomène des regroupements, la mécanique de négociation de bloc à bloc rend nécessaire la coopération au sein du groupe B, mais cet élément dessert la Communauté plus qu’il ne la sert, les Etats membres donnant parfois l’impression d’accorder plus d’importance au cadre de l’OCDE qu’à celui de la CEE. Par ailleurs, on peut se demander dans quelle mesure la préférence marquée pour le bilatéralisme, et son retour en force dans les relations économiques internationales, ne constitue pas une entrave supplémentaire pour une stratégie communautaire globale et cohérente. Visiblement, le système multilatéral n’est pas capable de résoudre les problèmes de l’heure, et la question est posée de savoir comment le rendre plus efficace dans un environnement international soumis à rude épreuve. De nombreux Etats membres donnent la priorité aux rapports bilatéraux, par ailleurs souvent caractérisés par des abus de pouvoir, de façon à sauvegarder leur influence là où l’autorité d’un organe supranational pourrait se substituer à la leur. Cela renforce la tendance à aborder les vrais problèmes en ordre dispersé même si, sous couvert d’une diplomatie mondialiste, on montre une volonté d’insérer la politique nationale de coopération dans le cadre d’une politique générale globale de relations entre pays riches et pays pauvres.