Introduction

1Les négociations entre pays industrialisés et pays en développement pour définir un Nouvel Ordre économique international et la vaste entreprise de réflexion concertée qu’appelle sa mise sur pied constituent pour la Communauté européenne qui y prend part à la fois un défi à relever et une occasion à saisir :

• un défi à relever, d’abord, dans la mesure où la Communauté doit résister, aujourd’hui plus que jamais, aux tendances centrifuges qui se dessinent et se précisent au sein des Dix. Les intérêts qui unissent les Etats membres restent entiers dans un environnement international dont les données de base sont mises en cause. Toute une série de difficultés d’ordre énergétique, monétaire, commercial et social démontrèrent, au cours des dernières années, la nécessité de rechercher en commun des solutions répondant à des préoccupations urgentes et communes. Et pourtant les notes discordantes deviennent de plus en plus perceptibles, les signes de divergences se multiplient, sinon sur les objectifs fondamentaux, du moins sur les moyens et modalités d’action. Si elle veut justifier son existence, la Communauté ne peut s’incliner devant ce jeu du « chacun pour soi ». L’acuité de la crise l’a mise sur une rude ligne de crêtes. Formidable responsabilité, risque vertigineux, crainte de la dérive et de la « faillite » politique ;

• une occasion à saisir, ensuite, puisqu’il lui est donné la possibilité de contribuer de façon constructive à l’élaboration d’un système qui réponde mieux aux aspirations des pays en voie de développement (PVD) et celle de s’affirmer au niveau international. La Communauté dispose d’un atout exclusif non négligeable : elle bénéficie d’un capital de confiance et de crédit auprès des PVD qui n’est pas encore totalement dilapidé. En tant qu’interlocutrice privilégiée du Tiers Monde, en tant que puissance économique qui a déjà donné l’exemple avec la Convention de Lomé, originale et unique de par sa dimension et son contenu, la Communauté européenne saura-t-elle faire preuve d’assez de cohésion et de volonté pour s’imposer comme force d’imagination et de progrès dans ce dialogue Nord-Sud, dans ce projet mondial de société ? L’Europe doit montrer qu’elle ne se limite pas à « gérer » une politique circonscrite à un niveau régional, mais qu’elle est en mesure d’assumer les responsabilités de puissance mondiale. Si elle veut maintenir sa place dans un concert de nations en expansion et dans un monde en profonde mutation, elle ne peut se soustraire à une participation active aux relations internationales. La question est posée de savoir si l’Europe, à travers cette vaste entreprise, réussira à surmonter ses difficultés internes, tant institutionnelles que politiques, ou bien si celles-ci joueront dans le sens d’une restriction en donnant l’image d’une Europe qui projette sa propre crise sur ses relations avec le Tiers Monde.

2Toutes ces nouvelles données posent la question de l’attitude de l’Europe face aux problèmes et aux revendications soulevés par les pays du Tiers Monde qui voient avec angoisse s’élargir le fossé les séparant des pays industrialisés et, dès lors, exigent leur participation aux mécanismes décisionnels et à la gestion de l’économie mondiale. La façon dont cette Europe hésitante saura répondre à ce défi sera également révélatrice de sa capacité de défendre une position commune, de présenter une marge de manœuvre et d’autonomie qui lui permettent d’y inscrire sa marque et son identité et d’affirmer un dessein propre dans les événements où elle est impliquée. Jouer ce rôle d’incitation ou de promoteur, cela pourra aussi signifier, le cas échéant, savoir se départir d’un esprit de conciliation automatique à l’égard des autres pays industrialisés et présenter une alternative à la politique des plus forts. Si la Communauté devait se limiter à suivre les initiatives d’autrui et à maintenir une attitude passive, tout l’avantage reviendrait à celui qui aurait eu assez d’imagination pour formuler des propositions nouvelles.

3Au cours de cette recherche, nous serons amenée à nous interroger sur les raisons de l’engagement de la Communauté dans ce dialogue et, d’une façon plus générale, dans le Tiers Monde en essayant de répondre à ces questions : Comment la CEE perçoit-elle les PVD ? Quelle importance accorde-t-elle à leurs problèmes, par rapport notamment à ses propres problèmes intérieurs immédiats qui sont le chômage, l’inflation, la récession ? La permanence d’un état de crise dans la plupart des Etats membres, attribué en partie à l’augmentation des prix du pétrole, ne facilite guère il est vrai l’adoption d’une politique plus généreuse. Cette ouverture au dialogue ne serait-elle pas aussi pour la Communauté un moyen de rechercher à l’extérieur un succès qu’elle ne parvient plus à matérialiser à l’intérieur de ses frontières, un moyen de se légitimer aux yeux du monde et de ses propres habitants ? Quelle influence les PVD peuvent-ils exercer sur la scène économique internationale pour attirer l’attention sur eux et obtenir les réaménagements qu’ils demandent ? Autrement dit, de quels atouts disposent-ils pour valoriser leur pouvoir de négociation face aux pays industriels ? La solidarité, relative il est vrai, qui leur a permis dans quelques cas de résister aux manœuvres de division et d’établir jusqu’à un certain point un équilibre dans la discussion exige, en contrepartie, une globalisation excessive des problèmes. Or la réalité offre, dans chaque groupe, toute une gamme complexe de situations, d’intérêts et de politiques. La négociation n’en est guère facilitée et la question est posée de savoir combien de temps encore cette unité diplomatique fragile pourra être maintenue et à quel prix. Quant à l’arme du pétrole, elle représente avant tout un levier politique utilisé d’abord par le bloc arabe pour obliger le monde à faire pression sur Israël. Certes, il s’agit là d’un atout moins illusoire et plus efficace pour obtenir des concessions que des arguments moraux ou des tableaux apocalyptiques du monde à long terme :

« Nous considérons l’arme du pétrole comme une denrée stratégique fondamentale ne pouvant être remplacée, comme une force de négociation puissante, comme une matière première pour des millions de produits. Nous devons utiliser cette denrée stratégique pour obtenir la satisfaction de nos besoins »1.

4L’action de l’OPEP a indubitablement investi l’ensemble du Tiers Monde d’une puissance collective nouvelle, modifiant la structure de la négociation Nord-Sud en mettant les pays industrialisés en position de demandeurs. Mais aujourd’hui l’arme du pétrole est désamorcée et, avec la chute des prix et les surplus qui inondent le marché, l’euphorie s’est dissipée dans la plupart des pays exportateurs de l’or noir2.

5Notre propos ne sera pas de déterminer si le dialogue Nord-Sud, dans sa forme actuelle, reflète véritablement l’intérêt bien compris des PVD et une appréciation objective de leurs vrais problèmes ; si les actions et les aménagements envisagés par les PVD eux-mêmes peuvent contribuer efficacement à la satisfaction des besoins de leurs populations. Autrement dit, si ce dialogue, tel qu’il existe actuellement en se limitant au niveau des seules relations interétatiques sert à quelque chose sinon à dévoiler l’hypocrisie politique. Car ne serait-ce pas encore affaiblir la voix des PVD que de dire que leurs revendications font fausse route ? Est-ce bien la voix des peuples du Tiers Monde qui s’exprime à travers ce catalogue de doléances et les activités de la CNUCED ? N’est-ce pas aussi celle de certains leaders indigènes qui ont voulu s’armer et chercher la gloire, qui ont méprisé l’agriculture et ont finalement répété toutes les erreurs du monde développé, prisonniers qu’ils sont de schémas de pensée dérivés du modèle occidental où ils voient l’indispensable symbole du progrès et de la modernité ? Certes, si l’on accepte la justesse et la légitimité de leurs demandes, il est possible de concevoir des aménagements qui rendraient leur situation plus tolérable et plus digne. Mais ceci supposerait de la part des pays riches un effort d’imagination et de justice pour faire place à une situation fondée sur l’interdépendance et non sur la dépendance, sur l’intérêt mutuel et non sur l’intérêt égoïste, sur le partnership et non sur l’exploitation, sous couvert parfois d’un paternalisme de mauvais aloi.

6Reste à savoir si les pays riches sont prêts à aller au-delà de la rhétorique, s’ils sont prêts à payer un tel prix, à accepter une telle réforme et, donc, à se dessaisir partiellement du contrôle d’un système politico-économique qui leur est si profitable et dans lequel ils trouvent si bien leur compte.

7La résistance au changement, on le sait, est tenace. Mais l’émergence du Tiers Monde est déjà un fait inscrit dans les annales de l’Histoire. La planète est entrée, après la décolonisation et la mise en place de structures propres au Tiers Monde3, dans une phase de rééquilibrage des rapports de force entre les continents. Bien que cette phase soit encore en gestation, l’on en perçoit aisément le mouvement et le but. Le Sud, ouragan de violence, encore ou toujours un peu plus pauvre, chaque jour plus peuplé, plus conscient de soi, s’impose progressivement avec plus de fougue et de force sur l’échiquier international. Sa place est inexorablement destinée à croître dans ce monde en mutation dont nous faisons partie.

8L’avenir de la Communauté européenne en tant que telle est étroitement lié à celui du Tiers Monde qui lui offre une formidable chance de survie. Savoir l’appréhender avec foi et intelligence signifiera aussi reconnaître et évaluer la portée et l’enjeu des liens de solidarité et d’interdépendance qui unissent les peuples.

9La tâche que nous nous sommes proposé de mener est difficile. On pourrait même être tenté d’y renoncer et déclarer qu’en définitive il serait abusif et ni plus ni moins qu’une vue de l’esprit de parler d’une stratégie de la Communauté dans ces négociations tant tout est changeant, divers, flou, imprécis, voire contradictoire. Il n’en demeure pas moins que l’absence d’une stratégie, d’une action cohérente et déterminée — si tel devait être le cas — l’absence d’une vision globale sera en elle-même significative et, par conséquent, il faudra aussi l’analyser en tant que telle.