1Mettre à jour, comme cela vient d’être fait, la fonction complexe de légitimation du non-alignement ne consiste pas à réduire ce phénomène à cette seule dimension, à en proposer une explication mono-conceptuelle et unidimensionnelle. Tout en reconnaissant l’intérêt de certains éléments de l’analyse que l’on fait habituellement du non-alignement et de l’interprétation que les pays non alignés donnent eux-mêmes de leur mouvement, la démarche qui a été la nôtre part simplement du constat selon lequel cette analyse et cette interprétation restent trop à la surface de ce phénomène et, loin de rendre compte de la réalité sous-jacente à ce dernier, tendent, en partie au moins, à l’occulter. Dans la mesure où, comme nous l’avons montré, le discours sur le non-alignement véhicule un mythe, il convient de dépasser une analyse au premier degré et de chercher, par une lecture nouvelle, à travers ce mythe et au-delà de ce dernier, à éclairer la réalité occultée du non-alignement.

2Une telle lecture vise uniquement à apporter un enrichissement à la compréhension de ce phénomène, notamment de sa nature et de ses fonctions. Ainsi, en mettant en évidence la fonction de légitimation du non-alignement, on peut expliquer non seulement la survie, mais aussi et surtout le développement rapide du mouvement des pays non alignés. En effet, vu l’importance de la fonction de légitimation dans tout système politique, qu’il soit interne ou international, on comprend, dans la mesure où le mouvement des non-alignés offre à ses membres divers moyens de légitimation interne ou internationale, que des pays toujours plus nombreux aient adhéré à ce mouvement, en dépit de l’incapacité de ce dernier à remplir la plupart de ses fonctions déclarées.

3Reconnaître, au-delà du mythe, la réalité occultée du non-alignement conduit à une réinterprétation de ce phénomène par laquelle toute une série d’aspects et de problèmes s’éclairent d’un jour nouveau.

La véritable nature du non-alignement

4Comme cela a déjà été relevé plus haut, le non-alignement n’est pas une politique étrangère, ni même une grande orientation en matière de politique étrangère. En effet, vu l’hétérogénéité du mouvement des non-alignés, on doit constater qu’il y a autant de politiques étrangères que de pays non alignés, les politiques étrangères des membres du mouvement étant non seulement fort diverses mais parfois diamétralement opposées, certains pays non alignés étant même clairement alignés sur l’une ou l’autre des superpuissances.

5La mise à jour de la fonction complexe de légitimation remplie par le non-alignement montre bien que ce dernier est avant tout un instrument au service d’une politique1 ou, plus précisément, au service de politiques très diverses, en raison de l’hétérogénéité même du mouvement des non-alignés, hétérogénéité qui ne fait que croître avec l’élargissement de ce dernier. D’une part, le non-alignement est un instrument de politique étrangère car il remplit une fonction de légitimation internationale, que ce soit en légitimant à l’égard de la communauté internationale certains aspects de la politique intérieure des membres du mouvement, ou en légitimant le statut d’acteurs internationaux à part entière d’Etats faibles et périphériques, ou en cautionnant tel ou tel aspect de la politique étrangère des pays non alignés, ou encore en donnant une légitimité internationale à des mouvements de libération nationale. D’autre part, le non-alignement est au service des politiques internes des Etats qui s’en prévalent, que ce soit pour favoriser l’apparition d’un consensus autour des élites au pouvoir et donc consolider les régimes en place, ou pour légitimer auprès des masses certains choix politiques.

6En reconnaissant la nature instrumentale du non-alignement, on comprend mieux l’absence de définition et le caractère pour le moins imprécis et équivoque des critères et des principes adoptés par le mouvement des non-alignés. Une définition claire et des critères précis seraient bien évidemment indispensables si le non-alignement était vraiment une politique étrangère ou même un ensemble de principes devant présider à l’élaboration d’une politique étrangère. Dans la mesure toutefois où le non-alignement n’est qu’un instrument au service de régimes politiques et de politiques étrangères fort divers, voire diamétralement opposés, une telle définition et de tels critères non seulement ne sont pas indispensables mais deviennent non souhaitables et même tout à fait impossibles. Seule une formulation très vague et ouvrant la voie à d’infinies interprétations peut permettre au non-alignement de servir d’instrument à des politiques aussi hétérogènes. Ainsi, le mouvement des pays non alignés peut s’accommoder sans être menacé d’éclatement, d’une tendance générale plus favorable à l’Union soviétique qu’aux Etats-Unis2, et même de la présence en son sein de membres dont la politique étrangère est clairement alignée sur l’une ou l’autre des superpuissances. Certains membres du mouvement peuvent même, ainsi que l’ont fait par exemple l’Indonésie, l’Ethiopie, l’Egypte, la Lybie et la Somalie, passer d’un alignement à l’autre, sans que soit remis en question leur statut de non-aligné.

Hétérogénéité et cohésion du mouvement

7Plusieurs chercheurs et observateurs se sont inquiétés de la croissance de l’hétérogénéité du mouvement des pays non alignés, croissance liée au rapide élargissement du mouvement, en allant même jusqu’à se demander si cette hétérogénéité, en faisant perdre au mouvement sa pureté originelle, ne finirait pas par le faire éclater3.

8Il est vrai que, si l’on assimile le non-alignement à une politique étrangère ou à une orientation en matière de politique étrangère, la croissance de l’hétérogénéité du mouvement ne peut être considérée que comme un facteur destructeur. L’hétérogénéité actuelle du mouvement tend même, dans cette perspective, à poser un problème insurmontable. Si l’on reconnaît toutefois la nature instrumentale du non-alignement et en particulier la fonction complexe de légitimation remplie par ce dernier, la croissance de l’hétérogénéité s’éclaire d’un jour nouveau. On comprend en effet que l’élargissement rapide du mouvement, source de cette croissance de son hétérogénéité, d’une part répondait à un besoin de légitimité ressenti par un grand nombre de pays et, d’autre part, s’inscrivait dans la logique de la fonction de légitimation, l’efficacité de cette fonction étant proportionnelle au nombre de pays adhérant au mouvement. C’est pourquoi l’extension du mouvement passe avant son homogénéité.

9La forte hétérogénéité ainsi constatée ne signifie toutefois pas une absence totale de cohésion. Aucun mouvement ou groupement ne peut survivre sans qu’existe un minimum de cohésion entre ses membres. En particulier, dans la mesure où le mouvement des non-alignés remplit une fonction de légitimation, un discours commun est indispensable. Ce discours commun existe et il est même, ainsi que nous l’avons vu, structuré de manière relativement cohérente, les divers thèmes qui le constituent – refus des blocs, décolonisation, démocratisation des relations internationales, instauration d’un nouvel ordre économique international, etc. – s’articulant tous autour du rejet du colonialisme et de l’impérialisme. Certes, ce discours est marqué par l’ambiguïté et le caractère vague des critères, des objectifs et des définitions du non-alignement qu’il contient. Il permet toutefois d’opérer une cohésion minimale, fondée sur l’ambiguïté, sur la recherche du plus petit dénominateur commun, cohésion indispensable à la fonction de légitimation. On peut sans doute, au nom d’un idéal très élevé, d’une idée d’un non-alignement pur et dur qui constituerait une véritable politique étrangère, déplorer un tel état de fait. La réalité du non-alignement, telle qu’elle s’est manifestée à travers le mouvement des pays non alignés, n’a toutefois jamais correspondu à un tel idéal et il est fort douteux qu’elle le puisse un jour.

10La nécessité de maintenir, afin d’assurer la fonction de légitimation, une cohésion minimale entre les membres du mouvement explique sans doute l’importance prise, dès le début des années soixante-dix, par les revendications économiques. En effet, la remise en question de l’ordre économique international existant permettait, à un moment où la détente Est-Ouest était instaurée et la décolonisation en grande partie achevée, de susciter facilement un accord entre les membres du mouvement, les grands principes et revendications formulés restant d’ordre très général et n’interférant pas directement avec les politiques étrangères des pays non alignés. Par ailleurs, ces revendications pouvaient être facilement rattachées à la lutte contre le colonialisme et l’impérialisme (décolonisation économique), ce qui maintenait et même renforçait la tendance du non-alignement à se caractériser par ce que nous avons appelé un « rejet de l’autre » et représentait par là-même un évident facteur de cohésion.

11On comprend également pourquoi le mouvement a, dans l’adoption de déclarations, résolutions et décisions, lors des diverses conférences et réunions, opté pour la règle du consensus plutôt que pour celle du vote explicite. Dans la mesure où ces déclarations et résolutions n’ont pas force obligatoire pour les Etats membres et où ces derniers peuvent exprimer des réserves, ne serait-ce qu’en s’abstenant de participer à certains débats, la méthode du consensus permet en effet de préserver l’image de cohésion, le mouvement semblant s’exprimer d’une seule voix, cela d’autant plus que les éventuelles réserves formulées par certains membres ne connaissent pas la même publicité que les textes adoptés4.

12Dans les situations où un consensus n’est pas possible, en raison de la division du mouvement en diverses factions fortement opposées, comme ce fut le cas, dès la Conférence de La Havane, avec la question de la représentation du Cambodge, aucune décision n’est prise et l’on reporte simplement la solution du problème à des jours meilleurs en chargeant par exemple le Bureau de coordination de l’étudier pour le soumettre à la délibération d’une prochaine conférence.

13Il est bien évidemment certain qu’une procédure de vote explicite donnerait plus de poids aux déclarations, résolutions et décisions adoptées par le mouvement si ces dernières l’étaient avec une très large majorité ou même à l’unanimité. Cela renforcerait en effet considérablement le pouvoir de légitimation du non-alignement, en particulier sur le plan international. Par ailleurs, un vote explicite empêcherait dans une large mesure les Etats de contredire, comme ils le font souvent, dans d’autres contextes et notamment aux Nations Unies, les positions prises par eux au sein du mouvement des non-alignés, ce qui ne peut qu’affaiblir la crédibilité du mouvement et donc restreindre son pouvoir de légitimation. Cependant, étant donné l’hétérogénéité idéologique, politique, culturelle et économique du mouvement et les divergences profondes d’intérêts qui, au-delà des revendications communes, existent entre ses membres, une telle procédure de vote serait non seulement impossible mais encore suicidaire.

14La prise en compte de la nécessité dans laquelle se trouve le mouvement des non-alignés de maintenir, en dépit de son hétérogénéité croissante, un discours commun et une certaine cohésion, en raison de l’importance de la fonction de légitimation, permet de mieux comprendre qu’en dehors des questions sur lesquelles un certain consensus a pu s’établir – revendications très générales en faveur de la détente, de la coexistence pacifique, de la décolonisation, du nouvel ordre économique international, etc. ou soutien à la politique étrangère d’un pays membre face à des pays extérieurs au mouvement5 – toute une série de questions aient été ignorées ou pour le moins passées sous silence. A cet égard le non-dit est sans doute plus révélateur que ce qui est dit. De nombreuses situations ont été ignorées ou passées sous silence, parce qu’elles impliquaient directement certains membres du mouvement et que leur examen était susceptible de mettre en lumière la responsabilité de ces derniers ou pour le moins de mettre en question leur politique interne ou étrangère. Ce fut le cas par exemple des graves violations des droits de l’homme commises par la junte argentine ou par le régime éthiopien. Il en fut de même lorsque certaines situations, tel le conflit libanais, voyaient s’opposer les intérêts très divergents de plusieurs pays non alignés et pouvaient donc, si elles étaient abordées, créer des tensions et des conflits au sein même du mouvement.

15L’importance de la fonction de légitimation et donc du maintien d’un minimum de cohésion, malgré l’hétérogénéité du mouvement, permet aussi de comprendre pourquoi ce dernier ne connaît qu’un faible degré d’institutionnalisation. Certes le mouvement s’est, au fur et à mesure de son développement, quelque peu institutionnalisé, avec notamment la périodicité des sommets et celle des réunions ministérielles, l’instauration d’une présidence du mouvement, de la mise sur pied d’un bureau de coordination, la création de comités d’experts et de groupes intergouvernementaux, dans des domaines aussi divers que la science et la technologie, l’information, les entreprises multinationales, les matières premières, les problèmes alimentaires, le sport, les télécommunications, etc. Cette institutionnalisation est néanmoins demeurée relativement faible. Le mouvement des non-alignés n’a pas été doté d’une charte, il ne dispose pas d’un véritable secrétariat et il ne peut donc être assimilé à une organisation internationale intergouvernementale.

16Dans la mesure toutefois où le non-alignement est avant tout de nature instrumentale et doit s’appuyer sur un discours manifestant une certaine cohérence et exprimant un consensus, un degré élevé d’institutionnalisation et des procédures rigides ne sont pas nécessaires. Ils pourraient même constituer un redoutable obstacle à la formation d’un consensus et à l’émergence d’un discours unitaire, en faisant ressortir l’hétérogénéité du mouvement et en favorisant l’expression des profondes divergences d’intérêts existant entre ses membres. Une trop forte institutionnalisation aurait donc pu être, du point de vue de la légitimation, dysfonctionnelle. La faible institutionnalisation du mouvement est ainsi tout à fait conforme à la nature profonde de ce dernier et elle l’a sans doute mis à l’abri de nombreux conflits internes tout en facilitant la recherche d’un minimum de cohésion.

Le discours du non-alignement

17Un autre aspect intéressant du non-alignement peut être utilement éclairé par la reconnaissance de la fonction de légitimation remplie par ce dernier. Il s’agit du caractère moralisateur, déclamatoire et avant tout tourné vers l’extérieur que manifeste le discours du non-alignement.

18Dans leurs déclarations et résolutions, les pays non alignés font fréquemment référence à de grands principes – coexistence pacifique, démocratie dans les relations internationales, justice dans les relations économiques, défense des droits de l’homme, etc. – qu’ils associent directement au non-alignement. Cette référence constante à ces principes donne au discours non aligné un caractère moralisateur, cela d’autant plus que ce discours tend à opposer la politique suivie par les pays non alignés, présentée comme s’inspirant de ces principes, au comportement des grandes puissances, ou en tout cas de certaines d’entre elles à la tête desquelles les Etats-Unis, comportement considéré comme immoral car fondé sur la seule recherche de la puissance et sur la défense d’intérêts égoïstes.

19Ce discours tend à proclamer ainsi la supériorité morale des pays non alignés. Cette prétention à la supériorité morale des non-alignés se retrouve d’ailleurs dans les commentaires de nombreux observateurs et exégètes du non-alignement, commentaires qui prennent souvent une forme manichéenne. Ainsi, par exemple, pour Vernon Mendis, « le non-alignement est réellement un ensemble large et positif d’idées qui incorpore des attitudes dont les racines sont anciennes et reflète véritablement certaines des valeurs morales des civilisations auxquelles appartiennent les pays non alignés, de même que les espoirs et les aspirations de la plus grande partie de l’humanité. Certains de ces concepts, tels que la non-violence, la fraternité humaine, la dignité de l’homme, et le détachement prennent leur source dans les croyances religieuses et dans la philosophie auxquelles adhèrent les peuples non alignés et ils s’opposent à la tradition de l’Europe moderne qui est celle d’une « realpolitik » conflictuelle, marquée par des accents darwinistes et nietschéens »6.

20Or, cet aspect moralisateur du discours non aligné est d’autant plus étonnant que ce discours est très souvent en contradiction avec le comportement des pays non alignés. En effet, comme certains observateurs n’ont pas manqué de le relever7, il y a dans le non-alignement un important écart entre le discours et la pratique. Pour ne prendre qu’un exemple, on peut citer la non-application par plusieurs Etats non alignés des mesures décidées par le mouvement à l’égard de l’Afrique du Sud, notamment l’application de sanctions économiques, mesures que ces Etats avaient eux-mêmes fermement appuyées et qu’ils considéraient comme la concrétisation de leur condamnation sans réserve de la politique de l’Afrique du Sud8.

21Comme nous avons eu l’occasion de le relever à plusieurs reprises, cette dimension moralisatrice du discours non aligné se rattache directement à la fonction de légitimation du non-alignement, les non-alignés cherchant tout naturellement à affirmer leur identité et à donner plus de poids à leurs prises de position et revendications en les rattachant à de grands principes moraux et en opposant ainsi leur politique à celle des grandes puissances, en particulier celle des anciennes puissances coloniales.

22Quant à la nature déclamatoire de ce discours qui se confine avant tout dans la proclamation de grands principes très généraux, plutôt que de définir des actions concrètes, et qui est souvent très éloigné du comportement de ceux qui le tiennent – caractéristiques qui, il faut le souligner, n’est pas propre au non-alignement – elle relève de la même réalité. En effet, elle s’explique bien par le fait que le mouvement des pays non alignés est avant tout un instrument de légitimation et non une organisation orientée vers l’action et la négociation comme l’est par exemple le Groupe des 779. Comme nous l’avons déjà noté ci-dessus ce processus de légitimation exige l’adoption d’un discours occultant l’hétérogénéité fondamentale du mouvement et reposant sur un cadre idéologique cohérent. Ce discours, marqué donc par l’ambiguïté, doit être assez large pour pouvoir s’adapter, tout en gardant une certaine cohérence, à l’évolution du système international et à celle des pays non alignés eux-mêmes. C’est ainsi que l’on passe d’un discours centré sur la détente et la coexistence pacifique (Belgrade, 1961), à un discours donnant la priorité à la décolonisation (Le Caire, 1964), puis à un discours mettant progressivement au centre des revendications la restructuration du système économique mondial (Lusaka, 1970 ; Alger, 1973). La lutte contre l’impérialisme constitue l’élément qui permet de donner une cohérence à ces diverses formes de discours, en les présentant comme relevant d’un principe et d’une inspiration uniques.

23Il en est de même de l’« extériorisation » de ce discours, de sa tendance à s’affirmer contre l’« autre » – en l’occurrence avant tout les grandes puissances occidentales – à rejeter ce dernier, que ce soit en tant qu’ancien colonisateur ou en tant que maître du jeu économique international. En effet, dans la mesure où le besoin de légitimité interne et internationale est central dans le non-alignement, on comprend le rôle que joue dans ce dernier l’anticolonialisme et l’anti-impérialisme, par lesquels les pays non alignés peuvent affirmer leur identité, renforcer leur cohésion et fonder leurs revendications10.

Non-alignement et politique de puissance

24La prise en compte de la fonction de légitimation du non-alignement permet donc d’éclairer et de dépasser l’image moralisatrice inhérente au discours non aligné. Elle aide à comprendre pourquoi le non-alignement n’est pas par essence antithétique de la politique de puissance comme tend à le proclamer ce discours en opposant radicalement la politique du non-alignement, qui serait fondée sur de grands principes moraux et sur la lutte contre toute forme d’impérialisme, à la politique des grandes puissances dont l’unique ressort serait la recherche de la puissance exprimée en termes d’intérêt national égoïste11.

25En effet, dans la mesure où le non-alignement est de nature instrumentale, la politique étrangère d’un pays quelconque se référant au non-alignement n’est a priori ni plus ni moins morale que n’importe quelle autre politique. En d’autres termes, la reconnaissance de la nature instrumentale du non-alignement, telle que nous l’avons mise en évidence jusqu’ici, interdit de considérer le non-alignement comme étant d’une essence différente, antithétique de la « power politics » et de dire par exemple, comme le fait le politologue indien Jayantanuja Bandyopadjyaya, suivant en cela la majorité des exégètes du non-alignement, que les pays non alignés « ont fait leur entrée dans les relations internationales du vingtième siècle en contestant le paradigme du pouvoir et en définissant leur intérêt national (de même que celui des autres Etats) en termes de communication et de coopération »12.

26Pour autant que l’on dépasse le niveau de la rhétorique, l’examen de la politique étrangère des pays non alignés montre d’ailleurs bien que cette dernière n’est pas d’une essence morale différente et qu’elle se fonde, elle aussi, sur la prise en considération et l’utilisation du rapport des forces et du jeu de la puissance dans le système international, comme dans les sous-systèmes régionaux.

27Tout d’abord, le non-alignement, tel qu’il s’est développé au cours des années soixante, se fonde sur la reconnaissance d’un certain équilibre de puissance, qui s’est instauré entre les blocs et cherche à utiliser au mieux cet équilibre pour créer un espace de liberté propice à la conduite d’une politique étrangère et à la défense des intérêts nationaux. La politique étrangère de Nasser en est sans doute l’exemple le plus frappant.

28Ensuite, dans des contextes régionaux, la politique étrangère des pays non alignés a souvent pris la forme de la recherche d’un équilibre des forces. Ainsi en a-t-il été de la politique étrangère de l’Inde, en particulier dans le cadre de son conflit avec le Pakistan. Par exemple, le traité d’amitié indo-soviétique signé en 1971 visait à contrebalancer l’appui accordé au Pakistan par la Chine et les Etats-Unis durant le conflit indo-pakistanais ayant fait suite à la crise du Bangladesh13. Le rapprochement avec Moscou de nombreux pays arabes, y compris celui de l’Egypte entre 1967 et 1974, qui visait à rééquilibrer un rapport des forces défavorable en raison de l’appui américain accordé à Israel, relevait lui aussi manifestement du même processus.

29Enfin, plusieurs pays non alignés ont suivi une politique régionale qui s’apparente plus à celle d’une grande puissance qu’à une politique concrétisant les grands principes moraux proclamés par le non-alignement. Pour reprendre l’exemple de l’Inde, dont la politique étrangère s’est, dès l’indépendance, référée au non-alignement, on doit constater que ce pays a conduit sur le plan régional une politique de grande puissance, ainsi qu’en témoigne son expansion au Cachemire, à Hyderabad, au Bhoutan et au Sikkim, de même que son soutien aux tendances séparatistes du Pakistan occidental. On pourrait aussi citer dans le même ordre d’idée l’agression indonésienne contre la Malaisie et l’intervention égyptienne au Yémen.

30Ce n’est d’ailleurs qu’en dépassant l’image antithétique opposant le non-alignement à la « power politics » que l’on peut éclairer de manière satisfaisante le développement inquiétant des conflits dans le Tiers Monde, en particulier celui des conflits opposant des pays non alignés, ainsi que l’incapacité du mouvement des non-alignés à régler ces conflits. En effet, de très nombreux conflits entre pays non alignés – notamment les conflits entre la Somalie et l’Ethiopie, l’Egypte et le Yémen, la Libye et le Tchad, l’Iran et l’Irak, le Vietnam et le Cambodge, l’Algérie et le Maroc, de même que les tensions très vives entre l’Equateur et le Pérou, le Venezuela et la Guyane, le Guatemala et Belize, etc. – et, de manière plus générale, une grande partie des conflits opposant entre eux des pays du Tiers Monde, ne peuvent être expliqués de façon satisfaisante en les rattachant à la logique et à la dynamique du conflit Est-Ouest ou aux séquelles du colonialisme et de l’impérialisme des grandes puissances14, comme tendent à le faire les représentants des pays non alignés dans certaines de leurs déclarations15 ou encore de nombreux observateurs et chercheurs dans leurs analyses du non-alignement16. Ils relèvent en effet avant tout de conflits d’intérêts qu’un discours moralisateur ne peut suffire à effacer et s’inscrivent souvent dans une recherche d’hégémonie régionale ou pour le moins dans l’application d’une politique étrangère qui s’exprime en termes de puissance. Comme le note avec raison Muhammad Badiul-Alam, « les pays non alignés eux-mêmes n’échappent pas à la contrainte des intérêts historiques »17. Ainsi, par exemple, le conflit entre l’Iran et l’Irak, bien que s’inscrivant dans le contexte de l’affrontement entre les deux superpuissances, est avant tout un conflit idéologico-stratégique entre deux régimes ayant des visées hégémoniques régionales.

L’avenir du non-alignement

31Le développement des conflits entre pays non alignés et l’insuccès des diverses propositions faites, notamment par la Yougoslavie et le Sri Lanka, pour créer des structures de règlement des conflits au sein du mouvement, de même que l’échec des diverses tentatives de médiation entreprises par les non-alignés, notamment dans le cas du conflit opposant l’Iran et l’Irak, ne peuvent rester sans influence sur l’avenir du mouvement. Certes, si l’on reconnaît la nature instrumentale et donc l’absence de définition et de critères précis de ce qui devrait être un comportement non aligné, on ne peut considérer, comme on tend à le faire très souvent aujourd’hui, que l’existence de conflits entre pays non alignés puisse mettre directement en question la survie même du mouvement. En effet, dans la mesure où le non-alignement n’est pas une politique étrangère bien définie et reposant sur des critères précis, l’absence de conflits, pas plus d’ailleurs que l’homogénéité, ne peuvent être considérées comme liées à la nature de ce phénomène et constituant même des conditions nécessaires à sa survie. Cependant, l’accroissement des conflits entre pays non alignés ou impliquant l’un de ces derniers ne peut à terme qu’affaiblir le pouvoir de légitimation internationale du non-alignement, en tendant à contredire l’image que le mouvement des pays non alignés cherche à projeter de lui-même, et à faire perdre ainsi au discours non aligné une partie de sa crédibilité.

32Lorsqu’on s’interroge sur l’avenir du mouvement et sur les chances de survie, de développement et de renforcement de ce dernier, il convient donc de ne pas comparer les politiques étrangères qui sont celles des pays non alignés à l’image du non-alignement qui se dégage du discours non aligné et qui est essentiellement le reflet d’un mythe. La réflexion sur l’avenir du non-alignement doit s’opérer avant tout à la lumière de la reconnaissance de la nature instrumentale de ce dernier et des fonctions de légitimation qui sont les siennes. On peut alors penser que tant que le mouvement parviendra, par le rejet de l’autre, par l’accord sur un certain nombre de revendications à l’égard des grandes puissances, à maintenir, en dépit des conflits qui le traversent, un discours cohérent et à projeter avec une certaine crédibilité l’image qu’il a jusqu’à aujourd’hui donnée de lui-même, il sera en mesure de répondre à une partie au moins des besoins complexes de légitimation qui sont ceux de ses membres et donc d’assurer sa survie et même son développement.

33On doit toutefois reconnaître que la conjoncture internationale des années quatre-vingt n’est pas aussi favorable au non-alignement que celle qui a marqué la décennie précédente. En effet, la détente a fait place à de nouvelles tensions qui tendent, d’une part, à renforcer les oppositions à l’intérieur du mouvement et ne manquent pas, d’autre part, de poser des problèmes aigus de sécurité à plusieurs de ses membres, en mettant clairement en lumière l’incapacité du non-alignement à remplir la fonction de sécurité qui lui est généralement attribuée. Par ailleurs, l’impasse totale à laquelle ont conduit les revendications pour l’instauration d’un nouvel ordre économique international, tout en manifestant une autre limite du pouvoir d’action du non-alignement sur la scène internationale, prive les pays non alignés d’un facteur qui avait, durant les années soixante-dix, puissamment contribué au maintien d’une cohésion minimale à l’intérieur d’un mouvement devenant toujours plus hétérogène. La persistance de cette conjoncture peu favorable et la poursuite de cette évolution pourraient, au cours des prochaines années, considérablement nuire à l’image que le non-alignement cherche à donner de lui-même et réduire ainsi sa crédibilité et donc ses capacités de légitimation.