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Mythe et réalité du non-alignement

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Philippe Braillard

Chapitre III. La dimension mythique du non-alignement

Texte intégral

1L’image du non-alignement qui se dessine à travers les déclarations et prises de position des pays membres du mouvement des non-alignés et qui est en grande partie reproduite et même renforcée par la plupart des chercheurs et observateurs politiques est loin de pouvoir satisfaire celui qui observe ce phénomène majeur des relations internationales contemporaines avec la distance critique qui doit être celle du politologue ou du sociologue. Certes, comme nous l’avons vu, cette image présente une certaine cohérence car, même si ses contours sont quelque peu imprécis, en raison de certaines divergences existant entre les chercheurs, la plus grande partie des éléments d’interprétation proposés, que ce soit quant aux origines, quant à la nature ou quant aux fonctions du non-alignement, forment un tout, prennent place dans un ensemble sans qu’apparaissent de prime abord d’importantes contradictions. Cependant, cette image du non-alignement, ou pour le moins une grande partie de ses éléments constitutifs, ne reflète pas vraiment les phénomènes dont elle est censée rendre compte.

Des origines discutables

2L’interprétation qui est donnée du non-alignement quant à ses origines et qui rattache ce phénomène à la fois au conflit Est-Ouest et au mouvement de lutte contre le colonialisme est sans aucun doute moins contestable que celle qui est relative aux autres dimensions du non-alignement, à savoir la nature et les fonctions de ce phénomène. En effet, il serait difficile de mettre en question le rôle de la bipolarisation du système international dans l’émergence du non-alignement, de même que le rattachement de ce phénomène au grand mouvement de rejet de l’impérialisme et du colonialisme dans le Tiers Monde. Cependant on doit s’interroger sur l’importance relative donnée à chacun de ces deux facteurs dans l’explication de l’apparition et du développement du non-alignement. Par ailleurs on doit contester le lien établi par certains observateurs ou chercheurs entre l’émergence du non alignement et le développement du socialisme dans le monde, ce qui revient à nier la nature de classe attribuée parfois au non-alignement.

3Tout en reconnaissant l’existence d’un lien entre la Guerre froide, fruit de la bipolarisation du système international, et le non-alignement, la majorité des chercheurs, ainsi que les représentants des pays non alignés eux-mêmes, attribuent à ce facteur, comme nous l’avons déjà relevé, beaucoup plus un rôle conjoncturel ou de catalyseur qu’un rôle de déterminant fondamental. Pour eux, en effet, le non-alignement procéderait avant tout du grand courant anticolonialiste et anti-impérialiste qui marque l’après-seconde guerre mondiale et ouvre la voie à l’émergence du Tiers Monde sur la scène internationale.

4Certes, il est indiscutable que le choix du non-alignement par la majorité des membres du mouvement s’inscrit dans une dynamique d’affirmation sur la scène internationale de pays périphériques, faibles et pour la plupart nouvellement indépendants. Ces pays revendiquent, face aux grandes puissances, leur droit à l’existence en tant que membres à part entière de la société internationale, libres d’élaborer leur propre politique étrangère et ils soutiennent, dans le même mouvement la poursuite et l’achèvement du processus de décolonisation. Les revendications économiques, qui prennent une importance primordiale dès les années soixante-dix, relèvent de la même logique car, en remettant en question certains éléments structurels du système économique international, ainsi que plusieurs règles du jeu présidant au fonctionnement de ce système, elles expriment, elles aussi, une volonté d’affirmation face aux anciennes puissances coloniales.

5Cependant, la reconnaissance de cette dimension du non-alignement, dimension qui se renforce incontestablement au fur et à mesure du développement du mouvement des pays non alignés, ne doit pas faire oublier le rôle majeur qu’a joué, aux origines du non-alignement, la bipolarisation du système international et plus particulièrement le développement de la Guerre froide. C’est avant tout un refus d’alignement sur les grandes puissances, un rejet des systèmes d’alliance dans lesquels ces dernières cherchaient à enserrer les pays de la périphérie, qu’expriment, dès la fin des années quarante et tout au long des années cinquante, les nations d’Asie qui, telle l’Inde, optent pour une politique de non-alignement. Le conflit de Corée, s’il en était besoin, renforce la crainte de ces pays de se voir pris comme otages dans l’affrontement idéologico-stratégique des deux superpuissances. La course aux armements entre l’Est et l’Ouest, qui se manifeste en particulier par des essais nucléaires toujours plus importants, ainsi que les menaces d’un holocauste qu’elle fait planer sur l’ensemble de l’humanité, renforcent la détermination de ces pays en faveur du non-alignement et les conduisent à prôner avec toujours plus de vigueur une politique de coexistence pacifique. La bipolarisation du système international joue également un rôle fondamental dans l’option yougoslave en faveur du non-alignement. Après sa rupture avec l’Union soviétique, la Yougoslavie, ne voulant ni ne pouvant s’associer au bloc occidental, trouve dans le non-alignement la seule voie lui permettant d’affirmer son indépendance, de résister, en s’appuyant sur la solidarité des pays non alignés, aux pressions soviétiques sans tomber dans l’orbite occidentale.

  • 1 Sur cette absence de lien nécessaire entre anticolonialisme et non-alignement, on peut voir les rem (...)

6On doit par ailleurs constater qu’il n’y a pas de lien nécessaire entre anticolonialisme et non-alignement, ainsi que le démontrent les pays du Tiers Monde qui, tout en étant clairement anticolonialistes sont restés en dehors du non-alignement (c’est par exemple le cas de la Chine) ou n’ont rejoint le mouvement des pays non alignés que très tardivement (c’est par exemple le cas du Pakistan)1.

7La prise en compte de l’importance qu’a eue la structure bipolaire du système international dans l’émergence du non-alignement permet de conduire à une sérieuse remise en question des thèses soutenues avant tout par les théoriciens yougoslaves, insistant sur le caractère de classe du non-alignement et interprétant ce phénomène comme une manifestation de la progression des forces socialistes dans le monde. Il est en effet beaucoup plus convaincant d’interpréter le non-alignement yougoslave avant tout comme une réponse à la situation difficile de la Yougoslavie dans la période qui suit sa rupture avec le bloc soviétique, plutôt que comme une conséquence directe, dans la sphère de la politique étrangère, de l’instauration en Yougoslavie d’un système socialiste. Par ailleurs, il serait difficile d’assimiler au socialisme le choix qu’ont fait la plupart des pays du Tiers Monde en faveur du non-alignement, ne serait-ce que parce que les systèmes sociaux, idéologiques et politiques de ces pays sont tout à fait étrangers à l’idéologie marxiste-léniniste, même si l’étiquette du socialisme est utilisée par de nombreux régimes.

Une nature mal définie

8L’image qui est donnée de la nature du non-alignement est, elle aussi, discutable, cela essentiellement pour deux raisons : d’une part, la nature du non-alignement n’est pas vraiment mise en lumière car les critères et les objectifs adoptés sont beaucoup trop vagues ; d’autre part, en qualifiant le non-alignement de politique étrangère ou de grande orientation en matière de politique étrangère, on attribue à celui-ci un contenu qui n’est de toute évidence pas le sien.

  • 2 Voir à ce sujet les remarques très pertinentes de M.S. Rajan dans « Non-alignement : The Dichotomy (...)

9Pour ce qui est tout d’abord de la définition du non-alignement, il est frappant de constater que, dans aucun des textes adoptés par les représentants des pays membres du mouvement, la politique de non-alignement n’a été clairement définie2. Aucune des sept conférences au sommet du mouvement n’a cherché à donner une définition explicite du non-alignement. Les deux seuls éléments que l’on puisse trouver dans les textes officiels, éléments sur lesquels se fondent d’ailleurs largement les observateurs et les chercheurs qui proposent une définition du non-alignement, sont les objectifs de la politique de non-alignement et les critères adoptés par le mouvement lors de la Conférence préparatoire du Caire de juin 1961. Or, aucun de ces deux éléments ne permet de définir clairement ce qu’est le non-alignement.

  • 3 Voir ci-dessus, p. 40.
  • 4 Sur la non-spécificité de la plupart des objectifs du non-alignement, voir Rajan, M.S., « The Conce (...)

10Les objectifs adoptés par les non-alignés et exprimés pour la première fois de manière systématique lors de la Conférence de Lusaka3 sont à tel point généraux qu’ils ne se distinguent pas vraiment des grands principes figurant dans la Charte des Nations Unies. En effet, fixer comme objectifs essentiels du non-alignement la recherche de la paix mondiale, la coexistence pacifique, la lutte contre le colonialisme et le racisme, l’arrêt de la course aux armements, ne permet en rien de cerner une quelconque spécificité du non-alignement4. Seuls deux des objectifs mentionnés, l’opposition aux pactes et alliances militaires avec les grandes puissances et le refus de l’installation de bases militaires étrangères sur le territoire d’autres nations dans le contexte des conflits entre les grandes puissances, se distinguent des grands principes adoptés par l’organisation mondiale. Leur caractère très vague et général, en raison notamment de la part d’interprétation possible due à leur formulation, ne permet toutefois pas de définir un ensemble de choix politiques qui marqueraient de leur sceau le comportement international des pays ayant opté pour le non-alignement. Il est en effet très difficile, voire impossible, de mettre en relation ces objectifs très généraux avec une politique étrangère.

11On retrouve la même difficulté avec les critères du non-alignement adoptés par la Conférence préparatoire du Caire. Ces cinq critères, dont plusieurs recouvrent d’ailleurs les deux derniers objectifs mentionnés ci-dessus, sont eux aussi très vagues et susceptibles d’interprétations fort larges et diverses, ainsi qu’en témoigne d’ailleurs l’extension très rapide du mouvement des pays non alignés au cours de son histoire par l’accueil de nombreux nouveaux membres. Le premier critère, par exemple, est d’un flou considérable dans la mesure où, se limitant à stipuler « l’adoption d’une politique indépendante fondée sur la coexistence d’Etats ayant des systèmes sociaux et politiques différents et sur le non-alignement ou l’adoption d’une tendance favorable à une telle politique », il ne définit pas le non-alignement. Qui plus est, ce critère ouvre la voie à des interprétations quasiment sans limites en assimilant à l’adoption de cette politique indépendante l’adoption d’une tendance favorable à une telle politique, sans préciser aucunement les conditions qui devraient être remplies pour que l’on puisse parler d’une telle tendance dans l’examen de la politique étrangère d’un pays donné.

12Quant aux autres critères, ils sont tout aussi imprécis. Ainsi, par exemple, les troisième, quatrième et cinquième critères, exigeant respectivement « la non-appartenance à une alliance militaire multilatérale conclue dans le contexte des conflits entre les grandes puissances », « la non-conclusion d’accords militaires bilatéraux avec une grande puissance dans le contexte des conflits entre les grandes puissances » et « la non-concession de bases militaires à une puissance étrangère dans le contexte des conflits entre les grandes puissances » peuvent donner lieu à de multiples interprétations en raison du caractère vague de la formule « dans le contexte des conflits entre les grandes puissances ». Cela a sans doute permis à des pays tels la Jamaïque et Trinidad de devenir membres du mouvement tout en appartenant à l’Organisation des Etats américains dans laquelle les Etats-Unis jouent un rôle majeur en tant que superpuissance. De même, la Malaisie a pu adhérer au mouvement en dépit de son traité de défense avec la Grande-Bretagne. En outre, de nombreux pays non alignés, tels la Libye, le Maroc, l’Ethiopie, Malte et Chypre, ont pu, à un moment ou à un autre, concéder des bases militaires à des grandes puissances tout en appartenant au mouvement des non-alignés.

13Pour ce qui est du second critère, qui se réfère à un soutien sans réserves aux mouvements de libération nationale, il ne précise pas la nature de ce soutien (soutien moral, appui économique, soutien militaire, etc.). En outre, tout en exprimant sans doute une condition à l’appartenance au mouvement des pays non alignés, le soutien aux mouvements de libération nationale ne caractérise pas en propre le non-alignement, ainsi qu’en témoigne la politique de plusieurs pays du Tiers Monde alliés à l’une ou l’autre des grandes puissances (c’est le cas par exemple du Pakistan et de la Thaïlande), de même que la politique soviétique à l’égard du processus de décolonisation.

14La façon dont ces cinq critères du non-alignement ont été appliqués par les pays non alignés eux-mêmes, lors de l’admission de nouveaux membres dans le mouvement, apporte une preuve supplémentaire, s’il en était nécessaire, de l’incapacité de ces critères de définir avec un minimum de précision ce qu’est le non-alignement. L’admission de nouveaux membres du mouvement par les pays non alignés semble en effet la plupart du temps être la conséquence du besoin de voir s’étendre le plus rapidement possible le mouvement des non-alignés, ou des nécessités de la conjoncture internationale du moment ou encore des sympathies politiques ou idéologiques existant entre certains Etats, beaucoup plus que le résultat de l’application de quelconques critères définissant le non-alignement. Ainsi, par exemple, lors de la seconde conférence au sommet des non-alignés réunie au Caire en 1964, 21 Etats africains sont admis au sein du mouvement non pas à la suite d’une confrontation entre leur politique étrangère et ces divers critères, mais de manière automatique, du fait que l’un des articles de la Charte de l’Organisation de l’Unité africaine à laquelle appartiennent ces Etats stipule que les membres de cette organisation adoptent une politique de non-alignement. Or, plusieurs de ces Etats africains admis au sein du mouvement, notamment les membres du groupe de Brazzaville liés étroitement à la France, sont loin de pratiquer une politique étrangère fondée sur l’indépendance à l’égard des grandes puissances.

  • 5 Voir à ce sujet les remarques de K.P. Saksena dans « Non-alignment and the United Nations ». Intern (...)
  • 6 Quant à la tentative de plusieurs pays arabes d’exclure l’Egypte du mouvement lors du sommet de La (...)

15Par ailleurs, on peut constater que, une fois qu’un pays est admis au sein du mouvement, son statut de non-aligné n’est pas remis en question, quels que soient les changements intervenus au cours des ans dans la politique étrangère de ce pays ou même dans son régime. Ainsi en est-il de l’Indonésie après le coup d’Etat pro-occidental de 1965, de l’Ethiopie après le renversement du Négus, de l’Afghanistan après le passage à un régime communiste et encore plus à la suite de l’invasion soviétique5. Seul le Chili s’est vu exclu de facto du mouvement après le coup d’Etat du général Pinochet6.

  • 7 Voir ci-dessus, p. 36.

16En raison du caractère très imprécis et général des objectifs et des critères attribués au non-alignement, il est quasiment impossible de donner de manière claire et non équivoque au concept de non-alignement un contenu permettant de l’identifier à un type de politique étrangère. Cela permet aux pays membres du mouvement de continuer à se prévaloir du non-alignement tout en ayant des politiques étrangères non seulement fort diverses mais encore parfois opposées et même dans certains cas alignées sur l’une ou l’autre des superpuissances (c’est le cas par exemple de Cuba, du Vietnam et de l’Arabie Saoudite). On ne peut donc identifier comme le font certains observateurs ou chercheurs7 le non-alignement à une orientation en matière de politique étrangère et encore moins à une politique étrangère donnée. Il y a, à la limite, autant de politiques étrangères que de pays non alignés. Négliger cette réalité c’est attribuer au non-alignement une nature et un contenu qui ne sont pas les siens.

  • 8 Ibid.

17La thèse de certains chercheurs selon laquelle le non-alignement serait avant tout un instrument de politique étrangère semble par contre beaucoup plus convaincante. Il ne suffit toutefois pas de se référer ici, comme l’ont fait certains8, au jeu de bascule entre l’Est et l’Ouest pratiqué par certains pays non alignés (par exemple l’Egypte de Nasser) afin de retirer le maximum d’avantages de la configuration bipolaire du système international, car ce type de diplomatie est loin d’être généralisé à l’intérieur du mouvement. En effet, seule la mise à jour des fonctions complexes remplies par le mouvement pourrait étayer cette hypothèse du rôle avant tout instrumental du non-alignement. Or, comme nous allons le voir, l’image qui est donnée des fonctions du non-alignement est, elle aussi, très insatisfaisante sans doute même plus encore que celle de la nature de ce phénomène.

Des fonctions quasi inexistantes

  • 9 Voir ci-dessus, p. 38.

18Un examen attentif et critique des diverses fonctions qui sont attribuées au non-alignement9 ne peut que susciter une profonde remise en question de l’image ainsi donnée du non-alignement.

19Pour ce qui est de la première de ces fonctions – l’atténuation de la structure bipolaire du système international et le passage à un système multipolaire – on ne peut certes nier que, par leur volonté d’échapper à l’emprise des blocs et l’affirmation de leur droit à une politique étrangère indépendante, les pays non alignés, ou pour le moins une partie d’entre eux, ont contribué à limiter et même à atténuer le degré de rigidité du système bipolaire mondial. En s’affirmant en dehors des grands systèmes d’alliance, les pays neutralistes, ainsi qu’on les désignait souvent à l’époque, ont sans doute freiné le développement des blocs et contribué à marquer une limite à la bipolarisation du système international. En refusant toutefois de constituer eux-mêmes un bloc – ce qu’ils n’auraient d’ailleurs pas pu faire de manière crédible en raison de leur faiblesse intrinsèque – les pays non alignés n’ont pas formé directement un nouveau pôle du système international qui aurait donné à ce dernier une structure multipolaire. Leur option en faveur du non-alignement et les politiques étrangères de nombre d’entre eux, loin de nier la bipolarité du système international, ont cherché à utiliser cette dernière pour en retirer le maximum de profit et à aménager à l’intérieur de celle-ci une zone de relative liberté.

20Si l’on peut parler aujourd’hui d’une certaine tendance à la multipolarité, ce n’est donc pas directement en raison de l’existence du mouvement des non-alignés en tant que tel, mais bien en raison d’une plus grande diffusion du pouvoir dans le système international, de l’importance prise par certaines puissances telles que la Chine, à la faveur notamment d’une indiscutable érosion des blocs et d’un certain relâchement des systèmes d’alliance, ainsi qu’en témoigne par exemple la politique du Général de Gaulle à l’égard de l’OTAN. Cette évolution n’empêche toutefois pas les deux superpuissances de continuer à marquer de manière déterminante de leur empreinte le système international, y compris dans sa périphérie. Il est donc peu réaliste d’attribuer aux pays non alignés une influence profonde et directe sur la structure du système international.

21De la même manière, on ne peut suivre les représentants des pays non alignés, de même que de nombreux observateurs politiques, lorsqu’ils attribuent au non-alignement une fonction d’instauration de la coexistence pacifique, et, à travers cette dernière, de la détente entre les blocs. Les pays non alignés ont certes, lors de leurs diverses réunions, à commencer par le sommet de Belgrade, appelé les superpuissances à l’adoption d’une politique de détente fondée sur la coexistence pacifique. On ne peut toutefois en conclure que le processus de détente entre les Etats-Unis et l’Union soviétique, qui s’amorce et se développe au cours des années soixante, est la conséquence de cet appel d’une vingtaine de pays non alignés, faibles et périphériques, en faveur de la coexistence pacifique. L’influence des pays non alignés sur le processus de détente a été très limitée voire quasi nulle. En effet, les déterminants de ce processus ne sont pas extérieurs aux superpuissances elles-mêmes, à leur évolution, à leurs intérêts. C’est l’instauration d’un certain équilibre stratégique entre les Etats-Unis et l’Union soviétique qui ouvre la voie à la détente. Par ailleurs, les risques d’un conflit majeur accidentel de même que les coûts toujours plus élevés de la course aux armements vont intervenir positivement dans ce processus. On doit également prendre en compte les besoins importants qu’a l’Union soviétique de technologie occidentale, ainsi que les espoirs occidentaux de voir s’ouvrir, à la faveur de la détente, de nouveaux et fructueux marchés à l’Est.

  • 10 Nouvel ordre international et non-alignement, op. cit., p. 101.

22Il faut par ailleurs constater que ce processus de détente s’est avant tout limité, dans ses manifestations positives, aux deux superpuissances et à leurs alliés directs en Europe. Il a par contre tendu à faire de plus en plus du Tiers Monde un enjeu et une zone d’affrontement indirect entre les superpuissances. Ce processus de détente a ainsi contribué à accroître les tensions et les conflits dans le Tiers Monde et à marginaliser encore plus ce dernier. C’est la perception de cette réalité qu’exprime la déclaration politique de la Conférence au sommet d’Alger en affirmant que la détente devrait tenir compte des intérêts des autres pays et en soulignant le caractère indivisible de la paix « qui ne saurait se réduire à un simple déplacement de la confrontation d’une région à une autre »10. Cette montée des conflits dans le Tiers Monde a d’ailleurs porté atteinte à la crédibilité du discours des non-alignés prônant la coexistence pacifique et la détente, cela d’autant plus que, dans de nombreux cas, les deux parties à un conflit sont membres du mouvement des pays non alignés.

23Quant au rôle d’intermédiaires, de médiateurs, de ponts jetés entre l’Etat et l’Ouest, rôle qu’auraient joué les pays non alignés dans le cadre de leur action en faveur de la détente et de la coexistence pacifique, il est, il faut en convenir, très limité, voire inexistant. Tout au plus peut-on relever, au cours des années cinquante, quelques rares situations de crise ayant permis l’intervention heureuse d’un pays non aligné. Ce fut le cas par exemple du rôle joué par l’Inde au terme du conflit de Corée, lorsqu’il s’agit de régler la question des prisonniers de guerre. On constate cependant que, dans des situations très tendues et d’intense confrontation, telle la crise des missiles de Cuba, les pays non alignés restent de simples spectateurs. L’instauration de la détente renforce encore la tendance des deux superpuissances à communiquer directement sans passer par une tierce partie.

24La troisième fonction attribuée au non-alignement, la préservation de la sécurité des pays non alignés par la détente, la coexistence pacifique et l’indépendance acquise à l’égard des blocs, doit être elle aussi mise en question. Il est certes difficile de faire la part de l’influence qu’a pu avoir le statut de non aligné dans les succès et les échecs des politiques de sécurité des divers pays membres du mouvement. On peut toutefois constater que des atteintes graves à la sécurité des pays non alignés on eu lieu sans que les autres membres du mouvement ne puissent intervenir efficacement.

  • 11 Voir à ce sujet les diverses déclarations sur l’océan Indien adoptées par les pays non alignés, cel (...)

25Tout d’abord, pour ce qui est de la sécurité des non-alignés à l’égard des super puissances, l’appartenance de l’Afghanistan au mouvement, cela dès sa création, n’a pas empêché l’Union soviétique d’envahir ce pays en décembre 1979 et d’y maintenir depuis lors d’importantes forces d’occupation. De même, les efforts des pays non alignés, en particulier de l’Inde, visant à empêcher l’intrusion des superpuissances dans l’océan Indien sont restés sans effets véritables.11.

26Ensuite, face à une grande puissance, en l’occurrence la Chine, l’Inde, membre fondateur du mouvement des non-alignés et, plus encore, pays à l’origine de l’idée de non-alignement, a vu sa politique de sécurité fondée sur le non-alignement sérieusement mise en question par le conflit de 1962, à tel point que Nehru s’est vu obligé de se tourner vers les Etats-Unis pour demander de l’aide. Qui plus est, les autres pays non alignés se sont montrés incapables ou non désireux de soutenir l’Inde, pays agressé, face à la Chine, ainsi qu’en témoignent les déclarations des représentants des six pays non alignés (Birmanie, Cambodge, Ceylan, Ghana, Indonésie, République arabe unie) réunis à Colombo en décembre 1962 en raison de ce conflit. En effet, ces pays, refusant de reconnaître la Chine comme agresseur, se limitèrent à appeler les deux parties au conflit à consolider le cessez-le-feu et à régler leur différend par la négociation.

27Enfin, la sécurité des pays non alignés a été à plusieurs reprises menacée et même gravement atteinte par d’autres pays du Tiers Monde, ces derniers étant dans plusieurs cas eux-mêmes membres du mouvement des pays non alignés. Ce fut par exemple le cas du Cambodge, envahi en 1978 par les troupes vietnamiennes qui y installèrent le régime de leur choix, ce qui divisa profondément le mouvement et empêcha le Cambodge d’occuper son siège lors des conférences au sommet de La Havane et de New Delhi. Auparavant, dès 1970, le Cambodge non aligné avait été pris dans la tourmente de la guerre du Vietnam sans que le mouvement des pays non alignés puisse intervenir d’une quelconque manière. On pourrait citer de nombreux autres conflits, celui du Congo, celui du Moyen-Orient, celui de la Corne de l’Afrique, celui du Sahara occidental, celui qui fait rage aujourd’hui encore entre l’Iran et l’Irak, conflits impliquant tous, à un titre ou à un autre, des pays non alignés.

  • 12 Voir à ce sujet Baral, J.K., « Role of the Non-aligned Countries in Crisis Management ». Internatio (...)

28Dans ces divers conflits, notamment ceux opposant entre eux des pays non alignés, le mouvement des non-alignés s’est montré incapable, malgré certains efforts entrepris, de jouer un rôle efficace de médiation12. Le conflit entre l’Iran et l’Irak est à cet égard révélateur. Les nombreuses missions de médiation créées par les non-alignés de même que les déclarations et résolutions des chefs d’Etat et de gouvernement du mouvement réunis en mars 1983 à New Delhi sont restées sans aucun effet.

29Ces échecs de la fonction de sécurité attribuée au non-alignement sont sans aucun doute dus à la faiblesse intrinsèque des pays non alignés, au fait que leur diplomatie, même collective, ne peut s’appuyer sur des moyens stratégiques importants. Ils sont dus également au manque de cohésion et de solidarité des pays non alignés qui se fait jour dès que des intérêts particuliers sont en cause.

30Pour ce qui est de la poursuite, de l’amplification et de l’accélération du processus de décolonisation, quatrième fonction attribuée au non-alignement, on ne peut nier que les non-alignés ont eu une influence positive sur ce processus, notamment par leur appui aux mouvements de libération et par les pressions qu’ils ont exercées, au sein des Nations Unies, en faveur de la décolonisation. Cependant, tout en reconnaissant cela, il convient de ne pas exagérer l’importance du rôle qu’ont pu jouer les pays non alignés à cet égard. En effet, la dynamique du processus de décolonisation ne prend pas sa source dans le mouvement des pays non alignés. Elle doit être rattachée aux divers mouvements anticolonialistes et nationalistes qui apparaissent et se développent bien avant la Seconde Guerre mondiale. Par ailleurs, elle trouve son origine directe dans la conjoncture internationale qui caractérise la période suivant immédiatement le second conflit mondial, conjoncture marquée par plusieurs facteurs : affaiblissement considérable des puissances coloniales européennes qui sortent exsangues de la guerre ; engagement des superpuissances en faveur de la décolonisation ; place importante occupée par le processus de décolonisation dans la stratégie de l’Union soviétique envers les pays occidentaux à l’époque de la Guerre froide, le Tiers Monde tendant à devenir un enjeu de ce conflit.

31On peut même dire que le non-alignement est en grande partie le produit de ce processus de décolonisation, car la plupart des pays membres du mouvement sont apparus sur la scène internationale à la faveur de la disparition du joug colonial. Lorsque le mouvement des non-alignés a vu le jour, la décolonisation de l’Asie était quasiment achevée et celle de l’Afrique bien engagée. Le mouvement a sans doute joué un rôle dans l’accélération du processus de décolonisation des territoires portugais en Afrique et il continue à être très actif à l’égard de la politique de l’Afrique du Sud. Cependant, son appui, notamment aux mouvements de libération nationale, s’inscrit à l’intérieur de limites bien précises. Il est avant tout déclamatoire, en raison de la faiblesse des moyens à la disposition des pays non alignés et surtout des divergences d’intérêts et de priorités qui existent à l’intérieur d’un mouvement couvrant quatre continents. Ainsi, par exemple, il eut été impensable de voir une entreprise telle que celle de l’intervention de Cuba en Angola cautionnée par l’ensemble du mouvement, notamment par des pays tels que l’Arabie Saoudite.

32Quant à la cinquième fonction, celle de démocratisation des relations internationales par l’appui donné au processus de décolonisation, par le refus de laisser les grandes puissances imposer, à travers notamment la constitution de blocs, leur volonté au reste du monde, par le renforcement incessant des Nations Unies, elle est, elle aussi, très discutable.

33On doit certes reconnaître qu’à travers l’adhésion des pays du Tiers Monde à l’ONU et grâce au rôle très actif que ces derniers ont joué dans cette organisation, en particulier à l’Assemblée générale, les pays nouveaux, bien que faibles et périphériques, ont pu participer plus pleinement à la diplomatie multilatérale, faire connaître leurs intérêts et revendications et marquer de leur empreinte le fonctionnement et les activités des Nations Unies. Ils ont en particulier réussi à influencer et à modifier l’agenda et les priorités de l’organisation mondiale, notamment à travers l’accent mis sur les questions du développement, ainsi qu’en témoigne par exemple la réunion de la CNUCED en 1964, puis l’institutionnalisation de cette dernière en tant qu’organe subsidiaire de l’Assemblée générale des Nations Unies. On pourrait faire la même constatation pour de nombreuses institutions spécialisées membres de la famille des Nations Unies telles que l’UNESCO, l’OMS, etc. Cette participation active et cette influence exercée par les pays non alignés, dans le cadre des structures de coopération universelles que constituent les organisations internationales du système des Nations Unies, peuvent être perçues comme relevant d’un processus de démocratisation du système international, pour autant que l’on accepte d’appliquer ce concept de démocratisation à la sphère des relations interétatiques.

34On doit toutefois demeurer attentif aux limites de cette participation des pays non alignés aux affaires mondiales. Tout d’abord, les Nations Unies demeurent, dans certaines de leurs structures, profondément marquées par le rôle que s’y sont attribuées les grandes puissances. Le Conseil de Sécurité consacre l’inégalité du pouvoir et des responsabilités entre les Etats, les grandes puissances y étant dotées d’un siège permanent et d’un droit de veto. L’opposition ferme et constante des pays non alignés à cette réalité institutionnelle est restée jusqu’à aujourd’hui sans effet. Ensuite, il faut bien constater que les décisions relatives aux problèmes les plus aigus et à ceux impliquant directement les intérêts des grandes puissances échappent en grande partie aux Nations Unies et à leurs institutions spécialisées. Elles se prennent le plus souvent dans des cadres plus restreints rassemblant les seules grandes puissances, voire uniquement les deux superpuissance, ou tout au plus l’ensemble des pays industrialisés. Les pays faibles et périphériques n’ont pas prise directe sur ces décisions et ne peuvent faire jouer la loi du nombre pour influencer leur élaboration.

35Par ailleurs, l’engagement des pays non alignés en faveur des Nations Unies ainsi que le rôle joué par ces pays dans le fonctionnement et les orientations de cette organisation universelle ne sont pas une expression spécifique du non-alignement. Il s’agit plutôt d’une réalité qui reflète l’émergence du Tiers Monde sur la scène internationale et caractérise la politique de la quasi totalité des pays faibles et périphériques qui cherchent, à travers les Nations Unies et leurs institutions spécialisées, d’une part une reconnaissance internationale en tant qu’Etats souverains participant de plein droit au jeu de la diplomatie multilatérale et, d’autre part, un moyen de faire entendre leur voix et de défendre leurs intérêts dans une organisation fondée sur l’égalité des droits de chaque Etat, et dans laquelle ces pays peuvent compenser leur faiblesse intrinsèque par la force de leur nombre. On trouve ainsi plusieurs pays du Tiers Monde qui, tout en n’ayant pas opté pour le non-alignement, ont constamment cherché à renforcer le rôle des Nations Unies et à utiliser le plus largement possible, à l’intérieur de cette organisation, le poids du nombre. Le mouvement des pays non alignés s’inscrit sans doute dans cette réalité, dans la mesure où il rassemble des pays faibles et périphériques, pour la plupart issus du processus de décolonisation. Il serait toutefois imprudent de considérer, comme on le fait trop souvent, cette réalité comme l’expression directe et propre du non-alignement.

36La dernière fonction attribuée au non-alignement, celle de la mise en cause de l’ordre économique international existant et de l’élaboration des principes devant présider à l’instauration d’un nouvel ordre économique international, est fondée sur un ensemble de faits qui sont indiscutables. On doit en effet reconnaître que, dès la Conférence de Lusaka, le mouvement des pays non alignés accorde une importance centrale aux problèmes économiques et s’insurge de plus en plus radicalement contre l’ordre économique international existant, en mettant notamment en question les règles du jeu qui président aux échanges internationaux, en particulier la division internationale du travail. Certes, le mouvement des pays non alignés n’a pas été seul à opérer cette remise en question. En effet, le Goupe des 77 a, notamment dans le cadre de la CNUCED, été un agent très actif de cette remise en cause de la structure du système économique mondial. Ce groupe a même été beaucoup plus directement engagé que le mouvement des pays non alignés dans les négociations visant à tracer les contours d’un nouvel ordre économique international.

37Cela n’enlève toutefois rien à l’importance du rôle joué par le mouvement des non-alignés dans cette remise en cause globale du système économique mondial. Même s’il n’a pas été le plus directement impliqué dans les négociations internationales appelées à débattre de cette question, le mouvement des pays non alignés a incontestablement contribué à formuler les grands principes sur lesquels repose cette remise en cause et à intégrer les différentes revendications en matière économique dans un projet qui se veut cohérent. En outre, en raison du niveau élevé, celui des chefs d’Etat ou de gouvernement, auquel se situent les principales rencontres des membres du mouvement, ce dernier a donné aux revendications du Tiers Monde une indiscutable caution politique.

38L’action du mouvement des non-alignés visant à la remise en cause de l’ordre économique international existant et à l’instauration d’un nouvel ordre a buté toutefois sur des obstacles qui se sont révélés insurmontables. Si les pays producteurs de pétrole ont pu, dès 1973, à la faveur d’une conjoncture exceptionnelle, bénéficier d’un important réajustement des termes de l’échange, leur action n’a pas pu porter ses fruits dans la durée, ainsi que le montre la situation actuelle de l’OPEP, et surtout elle n’a pas eu le caractère exemplaire espéré par les pays du Tiers Monde producteurs d’autres matières premières. Le nouvel ordre économique international, dont les grands principes ont pu être proclamés en 1974 à l’Assemblée générale des Nations Unies, est resté à l’état de projet en raison de l’opposition des pays industrialisés qui se sont rapidement ressaisis après le choc de 1973-1974. Il n’a donc pas été possible de donner un contenu à ce projet en traduisant dans les faits les grands principes sur lesquels il repose et en donnant satisfaction aux principales revendications des pays du Tiers Monde. Les négociations globales, demandées de façon incessante par ces derniers, n’ont, dans un avenir prévisible en tout cas, aucune chance de s’ouvrir réellement et d’aboutir. Le rapport des forces est en effet par trop défavorable aux pays du Tiers Monde, dès que l’on sort du cadre de l’Assemblée générale des Nations Unies, où ces pays disposent d’une majorité et que l’on vise à dépasser la simple adoption de déclarations pour prendre des décisions contraignantes. Cet échec des revendications relatives à l’instauration d’un nouvel ordre économique international est d’ailleurs très perceptible dans les déclarations adoptées par les représentants des pays non alignés lors des sommets de La Havane et de New Delhi et marquées par une évidente amertume. A part quelques résultats mineurs, la remise en question de l’ordre économique international n’a pas dépassé le stade du discours et de la proclamation de grands principes.

La part du mythe

39L’image donnée du non-alignement par les représentants du mouvement lui-même et reprise par la majorité des chercheurs et observateurs, que ce soit quant aux origines du mouvement, quant à sa nature et surtout quant à ses fonctions, ne reflète pas la réalité de ce phénomène. Certes, cette image est portée par un discours qui possède une certaine cohérence et semble capable de mobiliser, de rassembler les volontés autour d’une idée. Nous avons précisément là tous les éléments d’un mythe, dont la fonction est d’occulter une certaine réalité ou plutôt de reconstruire celle-ci différemment afin de permettre une mobilisation autour d’une certaine image et de fonder l’action sur un discours cohérent.

  • 13 Yves Lacoste relève avec raison, à propos de cette représentation tiers-mondiste, que « la vision g (...)

40On peut même penser que cette dimension mythique du non-alignement, telle qu’elle apparaît à travers l’image qui vient d’être examinée, se rattache au mythe du tiers-mondisme qui a si profondément marqué les sciences sociales au cours de ces dernières décennies et a également occupé une place centrale dans les organisations internationales confrontées au problème du sous-développement du Tiers Monde. On retrouve en effet dans cette image du non-alignement la représentation du Tiers Monde caractérisant le mythe tiers-mondiste et qui tend à occulter la profonde diversité des pays constituant cette partie du monde, en ne retenant que quelques éléments communs à ce vaste ensemble et en célébrant comme une réalité une unité politique qui n’est encore qu’un rêve.13

41Une fois mise en lumière cette part du mythe dans le discours sur le non-alignement, il reste à découvrir la dimension du non-alignement occultée par ce mythe, à faire ressortir le non-dit, le sous-jacent, ce qui constitue sans doute la réalité la plus profonde du non-alignement. En particulier, il s’agit de découvrir quelles fonctions le non-alignement remplit effectivement dans les relations internationales contemporaines. Comme nous venons de le relever, les fonctions qui lui sont attribuées généralement sont très discutables et, même si elles ne peuvent être totalement rejetées, elles sont trop marginales ou trop peu spécifiques pour pouvoir expliquer non seulement la survie mais aussi le remarquable développement de ce mouvement jusqu’à aujourd’hui. Or, sans remplir d’importantes fonctions, ce mouvement n’aurait de toute évidence pas pu connaître un tel développement, ne serait-ce qu’en raison des réticences de la plupart des grandes puissances à son égard et surtout de l’extraordinaire diversité et même hétérogénéité, politique, économique, culturelle, idéologique, sociale des divers pays qui y ont adhéré.

42Dans les deux prochains chapitres, nous allons tenter de mettre en évidence, au-delà du discours mythique, cette réalité occultée du non-alignement en montrant que ce dernier remplit une fonction complexe de légitimation, d’une part sur le plan interne, d’autre part sur le plan international. Cela permettra par la suite d’éclairer d’autres aspects de cette réalité cachée en proposant une réinterprétation du non-alignement visant notamment à mieux comprendre la nature de ce phénomène.

Notes

1 Sur cette absence de lien nécessaire entre anticolonialisme et non-alignement, on peut voir les remarques de Ernest W. Lefever dans « Nehru, Nasser and Nkrumah on Neutralism », op. cit., p. 94.

2 Voir à ce sujet les remarques très pertinentes de M.S. Rajan dans « Non-alignement : The Dichotomy between Theory and Practice in Perspective », op. cit., pp. 45 ss.

3 Voir ci-dessus, p. 40.

4 Sur la non-spécificité de la plupart des objectifs du non-alignement, voir Rajan, M.S., « The Concept of Non-alignment and the Basis of Membership of the Movement », in Misra, K.P., Narayanan, K.R., eds., Non-alignment in Contemporary International Relations. New Delhi, Vikas Publishing House, 1981, p. 232.

5 Voir à ce sujet les remarques de K.P. Saksena dans « Non-alignment and the United Nations ». International Studies, vol. 20, 1981, p. 101.

6 Quant à la tentative de plusieurs pays arabes d’exclure l’Egypte du mouvement lors du sommet de La Havane, elle doit être interprétée avant tout, ainsi que nous chercherons à le montrer par la suite, comme une manifestation de luttes intestines au monde arabe, dans le contexte du conflit proche-oriental.

7 Voir ci-dessus, p. 36.

8 Ibid.

9 Voir ci-dessus, p. 38.

10 Nouvel ordre international et non-alignement, op. cit., p. 101.

11 Voir à ce sujet les diverses déclarations sur l’océan Indien adoptées par les pays non alignés, cela dès le sommet de Lusaka.

12 Voir à ce sujet Baral, J.K., « Role of the Non-aligned Countries in Crisis Management ». International Studies, vol. 20, 1981, pp. 119-131.

13 Yves Lacoste relève avec raison, à propos de cette représentation tiers-mondiste, que « la vision globale du monde coupé en deux, l’opposition quasi métaphysique de deux catégories abstraites : les riches et les pauvres, la dénonciation passionnée de l’injustice, la volonté de prouver l’unité prométhéenne des trois quarts de l’humanité, tout cela conduit à considérer que des événements spectaculaires qui se produisent dans certains Etats du tiers monde sont les symptômes de ce qui se passe, en fait, dans la totalité de ce gigantesque ensemble : cent-vingt Etats, plus de trois milliards d’hommes. On ne veut prendre en compte que leurs caractéristiques communes et on fait abstraction des multiples aspects de leur diversité ». (Contre les anti-tiers-mondistes et contre certains tiers-mondistes. Paris, Editions de La Découverte, 1985, p. 37.)

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